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5.,
■ i
i
MEMOIRES
DE JEAN
SIRE DE JOINVILLE
M
MEMOIRES
DE JEAiN
SIRE DE JOINVILLE
Ol
HISTOIRE ET CHRONIQUE
W TRÈS-CHRÉTIEN ROI
SAINT LOUIS
PDBI.IK»
PAK M FRANCISQUE MICHEL
ConcsitonclHiH dr l' Institut de France, de l'Académie impériale de Vienne
lie l'Académie royale des Srirnrr» de Tarin
(l«-« Soriétés dm Antiquaires de Londrrs fl d'F>iis!tc
•^ PRÉCÉDÉS
DE DISSERTATIONS
PAR H. AHBR. riRHlN DIDOT
e
KT d'uNK notice
SUR LKS MANUSCRITS DU SIRE DE .fOINVILLfc:
PAR M. PAULIN PARIS
M KM* m DC L'iVSTtTVf"
PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMfN DIDOT FRÈRES, FILS ET C»'
IMPRIMEURS DE l'iNSTITUT, RUE JACOR, 50»
1859
< )
AVANT-PROPOS;
Joiuville est l'une des plus anciennes connaissances de
ma jeunesse ; j'échappais à peine aux bancs du collège,
que j'avais déjà entrepris d'en publier une édition meil-
leure que celles qui se trouvaient alors dans le commerce.
Le premier volume venait de paraître dans une collection
dirigée par M. Laurentie, lorsque la révolution de 1830
éclata et mit fin à cette entreprise, en même temps qu'au
gouvernement des fils de saint Louis. Le bon sénéchal
de Champagne rentra dans sa tombe, dont j'avais pieuse-
ment cherché à soulever la pierre , et n'en sortit sous sa
véritable physionomie, si longtemps altéi'ée, qu'en 1840,
par les soins de MM. Daunou et Naudet, les savants con-
tinuateurs du Recîieil des historiens des Gaules. Mais
cette édition, comme celle du Louvre, n'est guère accessible ;
et les autres, aussi peu communes, sont justement dé-
daignées par les lecteurs curieux de lire les Mémoires de
Joinville tels qu'il les a dictés à son secrétaire. MM. Fir-
min Didot, dont les services à la littérature ne s'arrêtent
point aux classiques grecs et latins, ayant songé à publier
un volume relatif à saint Louis, dans un format portatif
et d'un prix à la portée de tout le monde, voulurent bien
me charger du travail d'éditeur. ^ J'ai tâché de m'en ac-
quitter de mon mieux , en collationnant de nouveau le
a
b ÀYANT-PfiOPOS.
texte du premier volume de Tédition de 1830, et la copie
qui devait former le second, sur le manuscrit de la Bi-
bliothèque Impériale n^ 267, fonds du roi, également
connu sous le nom de Manuscrit de Bruxelles ^ qui rap-
pelle son long exil en Belgique, dans la Bibliothèque des
ducs de Bourgogne, jusqu^en 1744, où il nous revint dans
les bagages du Maréchal dé Saxe. Dans des notes , j*ai
expliqué de mon mieux les mots difflciles du texte , et
au-dessous J'ai tâché de Féclairer par une comparaison
avec celui d'un autre manuscrit du supplément an fonds
du roi n^ 306, généralement cité sous le nom de Manus-
crit deLucques, qui indique sa provenance, et par les va-
riantes des éditions précédentes.
A ce travail J'étais prêt à Joindre une notice sur Jean,
sire de Joinville , et sur ses éx^rits ; mais , informé par
M. Ambroise-Firmin Didot que, d'après le résultat des
recherches sur les écrits et la personne du sire de Join-
ville auxquelles il s'était livré pendant le cours de l'im-
pression de ses Mémoires, il comptait en faire le sujet de
plusieurs dissertations, je n'ai pas hésité à renoncer à ce
supplément de tâche. Je laisse au public le plaisir de se
rendre compte de la manière savante et consciencieuse dont
s'en est acquitté cet érudit typographe.
La relation de Jean-Pierre Sarrasin , qui vient après
celle de Joinville, avait déjà été donnée par MM. Michaud
et Poujoulat ; mais la copie qu'ils ont suivie, à défaut de
l'original , qui n'a pas été retrouvé , est si défectueuse,
que je n'ai pas balancé à restituer le texte, toutes les
fois que Je l'ai pu.
Celui du petit poème sur la bataille de Mansourah et
AVANT-PBOPOS. C
]a mort de Guillaume Longue-Épée^ peut sembler aussi
mauvais; mais il est conforme au français parlé en An-
gleterre à la fin du treizième siècle^ et la traduction que
j'ai cru devoir joindre à ce morceau, le fera comprendre.
Je n'ai plus qu'à dire un mot relativement à la pièce
de vers qui termine le volume ; on peut dire d'elle avec
plus de raison encore que dans la chanson citée par le
Misanthrope :
La rime n'est pas riche et le style en est vieux.
Mais l'œuvre est contemporaine de l'événement qu'elle
est destinée à déplorer, et, à ce titre, les Regrets de la
mort du roi Louis méritaient de prendre place à la suite
du principal monument élevé à sa gloire.
Franctsque-Michel.
I.
DE U VIE DE JOrS VILLE.
Jean, sire de Joinville , naquit en V224 , au château
de Joinvilie, dans le diocèse de Gliàlons-sur-Marne , de
Simon , sire de Joinville, et de Béatrix, fille d'Etienne II,
comte de Bourgogne. L'inscription placée sur son tombeau
indique qu'il est mort en 1 3 1 9 ; il aurait donc vécu quatre-
vingt-quinze ans. Sa famille, l'une des plus illustres et des
plus anciennes de la Champagne , descendait directement
de Guillaume, comte de Poitiers, de Boulogne, etc., en 940 ;
et, au même degré que Godefroy de Bouillon, elle était
alliée aux comtes de Châlon et de Bourgogne^ et aux dau-
phins de Viennois. La mère de Joinville était cousine ger-
maine de Fempereur d'Allemagne Frédéric II. Plusieurs
des ancêtres de Joinville s'étaient distingués aux croi*
sades.
L'aïeul du sire de Joinville, le sénéchal de Champagne,
Geoffroi lY, sui'nommé le Jeune, se signala dans les guerres
de son temps, et partit pour la croisade, en 1190, avec
ses deux fils Geoffroi dit Trouillard et Simon. Il mourut
l'année suivante sous les murs de Saint-J^n-d'Acre.
Geoffroi et Simon se distinguèrent tellement dans cette
croisade^ que Philippe- Auguste, lorsqu'il quitta la Terre-
Sainte, leur confia une partie de ses troupes qui, réunies à
JOINVILLE. v> I a
II DE LA VIE
celtes de Richard, roi d'Angleterre, firent la conquête de
plusieurs villes. Geoffroi mérita à tel point Testime de Ri-
chard, que ce roi, la terreur des Sarrasins, lui octroya
comme preuve éclatante de son amitié » le droit de partir
son écusson des armes d'Angleterre.
Les deux frères, après être restés cinq ans en Palestine,
revinrent en France ; mais l'aîné des deux , GeofTroi dit
Trouillard, sîre de Joinvilleet sénéchal de Champagne, re-
partit en 1201 pour la Terre-Sainte, où il mourut sans pos-
térité en 1204. Son frère Simon lui succéda dans tous ses
titres, droits et honneurs, et retourna en 1 2 1 8 dans la Terre-
Sainte ' avec Jean de Brienne; il aissista à la prise de Da-
miette et mourut en 1233 , laissant pour héritier son fils
Jean, le sire de Joinville, alors âgé de sept à huit ans.
Elevé à la cour élégante et littéraire des comtes de Cham-
pagne, Joinville fut attaché dès son enfance à son seigneur
le comte de Champagne, Thibaut IV, roi de Navarre, à
la fois poète et musicien. C'est au goût des lettres et à l'élé-
gance d'esprit et de manières qui régnaient à cette cour,
que l'on doit attribuer le développement des heureuses
qualités qui firent , jeune encore , distinguer Joinville par
saint Louis; c'est aussi à l'habitude qu'il y prit de bien
parler et de bien écrire que nous sommes redevables du pré-
cieux monument historique où il nous raconte la célèbre
et désastreuse croisade dans laquelle il se distingua. C'est
à ce même développement littéraire qu'on avait dû , un
siècle auparavant, le récit de la croisade dont le maréchal
de Champagne, Geoffroide Ville-Hardouin, fut le chef et
l'historien.
* Voir plus loin les actes : Tacte C, p. ex vu ; l'acte D, p. cxvm , ctrépi-
laplie, p. Lxxvi.
DE JOm VILLE. ni
£a 1 23 1 , à rage de sept ans y Joinville fut fiancé à Aiaïs
de Grand-Pré ; mais soit qu'une passion amoureuse lui ftt
préférer la fille du comte de Bar, soit que Joinville, devenu
titulaire et possesseur de la sénéchaussée de Champagne
par la mort de son frère, eût recherché un hy menée dans la
puissante famille du comte de Bar» il voulut renoncer à ses
fiançailles avec Alaïs de Grand-Pré ; mais son seigneur
Thibaut s'y opposa formellement, soit par suite d'une inî*
mitié survenue entre lui et le comte de Bar^ soit pour ne
point avoir en Joinville un vassal devenu trop puissant. Il
exigea donc de lui une renonciation solennelle par un
acte authentique auquel il fit intervenir Béatrix , la mère
de Joinville. On voit, par l'acte où le comte Thibaut donne
son consentement au mariage de Joinville et d' Alaïs, qu'elle
n'apporta en dot que trois cents livres (l'acte de juin porte
trois cents livrées de terre, monnaie de Paris). .
Joinville raconte qu'il assista à une grande cour tenue
par Louis IX à Saumur, et qu'à cette fête il tranchait '
devant le roi de Navarre son seigneur, mais qu'il n'a-
vait pas encore pris le haubert. Cette assemblée, selon
Guillaume de Nangis, auteur contemporain, eut lieu en
1241. Joinville aurait eu alors dix-sept ans. Il nous dit
qu'à la bataille de Taillebourg, en 1242, il ne put com-
battre , n'ayant pas encore haubert vestu *.
En 1 244 , une irruption d'Allemands menaçait le Mous-
tier de Mâthons. Le cousin de Joinville , Brançion y le vint
chercher ainsi que son frère : «Nous allâmes avec lui, dit
' Sur le droit de trancher, exercé en cette occasion, le manuscrit
de la Biblioth. impériale, suppl. fr. n® 1054, contient des détails intéres-
sants an chapitre intitulé : De la séneschaussée héréditaire de Cham-
pagne annexée à la baron ie de Joinville , p. 3&-43.
' On ne revêtait la cotte d'armes de cbevalier <|u'à vingt et un ans.
/
IV DE LA VIE
JoiDville, et leur courûmes sus les épées nues, et à grand
peine les chassâmes du Moustier^ Quand oe fut fait, le
prud*homme (Brandon) s*agenouilla devant l'autel et cria
à Nostre-Séigneur à haute voix : « Sire, je te prie de
« prendre pitié de moi et m'oster de ces guerres entre
« ckrestiénsj e* m'octroyer de mourir à ton service pour
ff pouvoir avoir ton règne en paradis ^ »
Son vœu fut exaucé plus tard.
En 1248, Joinville se croisa avec le roi saint Louis : «r A
« l'appel du roi de France, il vendit tous ses biens et
« équipa dix chevaliers , dont trois portaient bannière »
« luxe de suite considérable , mais non désintéressé. Be-
c( puis la prise de Constautinople , tous les chevaliers
<c comptaient devenir princes. A la foi qui entraînait les
« seigneurs en Orient , se mêlait un vague espoir de chan-
ce ger reçu de chevalier contre les armes impériales. Join-
a ville n'avait pas échappé à cette ambition '.
Cette même année, nous dit Joinville, il lui naquit un
fils, la veille de Pâques, Quelques jours après la naissance
de ce fils nommé Jean, Joinville, prêt à partir pour la
croisade , assembla ses vassaux et hommes d'armes , pour
leur annoncer son intention d^aller en terre sainte. C'était
* La maison ou monastère deMàtbons fondé par Geoffroi III, sire de
Joinville, bisaïeul du sire de Joinville.
^ Il méritait en efTet ce titre de prud'homme, Joinville, après avoir
raconté dans ses mémoires les prouesses de Brancion en Egypte et
celles qa^l fit la veille de là bataille de la Massoure, ajoute : « Et ainsi
eschappa le sire de Brancion; et de vingt chevaliers qu'il avoit avec
lui il en perdit douze sans ses aultres gens d'armes : Et lui-même fut
si maltraité que oncques ne put se tenir sur ses pieds et. mourut dd
cette blessure au service de Dieu. »
^ Désiré Nisard, Hlst, de la littérat française, 1. 1, p. 59.
?I DE Lk VIS
et pour so]Q épouse Alais; puis, le jour de son départ pour
la croisade , s'étant confessé à Tabbé de Cheminon , qui lui
ceignit Técharpe et lui donna le bourdon de pèlerin , il se
rendit en pèlerinage pieds nus et en langes (robe de bure), à
Blécourty à Saint-Urbain et aux lieux saints des environs.
Quand il repassa devant sa demeure, a je n*osai, dit-il
« dans son style naïf, oncques retourner mes yex vers Joiu-
cr ville , pource que le cuer ne me attrendrisist du biau
(( chastel que je laissois et de mes deux enfants. »
Joinville s'embarqua à Marseille en août 1 248 , avec ses
chevaliers et sa troupe, sur une nef qu'il loua de moitié avec
son cousin Jean , sire d'Aspremont. Après nous avoir ra-
conté en détail comment les chevaux furent embarqués et
comment les prières furent chantées à bord de son navire,
il nous dit : ce Aussitôt le vent se ferit dans les voiles et nous
cr déroba la yeue dé la terre , en sorte que nous ne vtmes
c< plus que le ciel et l'eau , et chaque jour le vent nous
a éloigna de plus en plus des pays où nous étions nés. Est
c( bien fol hardi , ajoute-t-il , celui qui s*ose mettre en
« tel péril avec le bien d'autrui ou en péché mortel I Car le
a soir on s*endort là, et on ne sait si on ne se trouvera
a point au fond de la mer. »
Ils arrivèrent en Chypre quand le roi y était déjà. L'ar-
gent manquant à Joinville , il se voyait près d'être aban-
donné de quelques-uns de ses chevaliers^ lorsque le roi lui
vint en aide en lui donnant huit cents livres. Il séjourna
en Chypre pendant Thiver de 1249 à 1250, et c'est là que
ses belles qualités appréciées du roi, firent naître les rela-
tions d*amitié, on peut dire paternelles, de saint Louis pour
Joinville, et du dévouement respectueux de Joinville pour
son roi. Ce fût alors, nous dit-il, que rimpératriccde Cons-
DE JOINYILLE. Yll
tantinople ' arrivaàBaphe (Paphos) et lui écrivitdery venir
chercher. Une tempête avait rompu les ancres de son navira
qui était parti à la dérive, en sorte qu'elle n*avait que la
robe dont elle était vêtue. CSDnduite par Joinvilleàlimassol ,
elle fut très-honorablement accueillie par le roi et la reine
et par tous les barons. Le lendemain , Joinville eut soin de
lui envoyer du drap et du cendcU (taffetas) pour fourrer
( doubler) 5a robe y et il nous dit que Tun des familiersdu roi»
Philippe de Nanteuil, ayant rencontré son écuyer porteur
de ces objets, s*empressa d*aller raconter au roi Taf front
que Joinville leur faisait de s'être avisé avant eux de cette
attention. Par ce petit détail on voit en Joinville un che-
valier courtois : la suite du récit nous le montre chevalier
aventureux.
C'était pour réclamer le secours du roi en faveur de son
époux, l'empereur Baudouin, que l'impératrice était venue
en Chypre. « Par ses instances elle obtint, dit Joinville, plus
de deux cents lettres , tant de moi que d'autres de nos amis,
dans lesquelles nous déclarions nous engager par serment,
si le roi ou les légats vouloieut envoyer trois cents cheva-
liers à Constantinople , de nous joindre à eux dès.le départ
du roi pour l'Egypte. Quand le moment fut venu, je requis
du roi, par devant le comte (d'Eu) dont j'ai la lettre, que
j'attendois pour me rendre à Constantinople qu'il disposât
des trois cents chevaliers; mais le roi me répondit qu'il
n'avoit pas de quoy^ et que il n'avoit si bon trésor dont
il ne feust à la lie. d
Au printemps la flotte leva l'ancre pour TÉgypte, «Le
a samedi fist le roy voile et tous les autres*vaisseaux aussi,
« que moult fut belle chose à voir; car il sembloit que toute
' xMarie de Brienne, femme de Baudouin II, de Gourtenaj.
Vni DE L4 YIB
a la mer, tant oomfne l'on pouvoit iroir à l'œil , fust cou-
ce verte de touaille des voiles des vaisseaux^ qui fbrent
a nombres à dix-liuit cents vaisseaux , que grans que
cr petits. »
Lorsqu'on débarqua devant Damiette, le lundi de Pâ-
ques 1250, la galère de Joinville se trouva placée à l'avant-
garde, et il descendit à terre un des premiers'. Par son in-
trépidité il maintint dans l'inaction un corps de six mille
Sarrasins qui n*osa venir l*attaquer, à la vue de la fière
contenance de sa troupe et des lances en arrêt comme pour
aller parmi les ventres, en, sorte qu'ils tournèrent le de-
vant derrière et s^enf outrent, Joinville rendit grâce à Dieu
de ce que Tarméedes émirs leur avait abandonné, presque
sans coup férir, la cité de Damiette.
Après plusieurs mois passés sous les murs de la ville
pour combattre et repousser les attaques des Arabes Bé-
douins et des Turcs , Farmée se dirigea vers Babylone (Ba-
boul près du vieux Caire), et Joinville fut chargé de la garde
des chastels destinés à protéger les travailleurs qui cons-
truisaient une chaussée. Sa positi(m était pénible : Jour et
nuit les Sarrasins lançaient contre les châteaux en bois le
feu grégeois gros comme un tonneau de verjus^ dit Join-
' Il avait quitté son navire pour monter snr cette galère qui avait
un moindre tirant d'eau : c'était une de ses cousines , Eschive de
Monlbéliard , dame de B^yrath, qui la lui avait envoyée pour faciliter
son débarquement.
Joinville nous raconte la manière dont il apaisa la querelle entre
deux mouU vaillants bacheliers de sa troupe, monseigneur Villaln
de Versey et monseigneur Guillaume de Dammarlin , qui s'étaient
entrepris par les ekeveux, en Morée. Il les réconcilia au moment
(le débarquer devant Damiette, en leur jurant par tous les saints que
ni lui ni eux ne descendraient à terre avant qu'ils n^eussent fait la
paii et ne se fussent embrassés.
DE JOINYILLE. IX
ville , avec une queue aussi longue qu'un glaive, et ressem-
blant à la foudre venue du ciel ; ii semblait voir un dragon
volant dans l'air. A son approche, Joinville et ses cheva-
liers se jetaient à genoux, et, les coudes appuyés à terre,
criaient merci à Notre-Seigneur, ^» qui est toute puis-
sance^. Mais, bien qu'il semble résulter de son récit que
les Sarrasins ne savaient pas encore bien diriger ce feu , sa
position et celle de sa troupe étaient des plus critiques ,
puisque, leur disait le bon chevalier Gautier de Gureuil , si
nom restons dans nos chaslelSy nous sommes perdus et
ars (brûlés), et si nous laissons nos défenses que l'on
nous a baillées à garder, nous sommes honnis : dont { donc)
nulz ne peut nous def fendre de cest péril fors que Dieu^
Dans cette plaine sablonneuse , le bras du Nil ayant été
franchi, les premiers succès furent suivis d'affreux dé-
sastres causés par la désobéissance et l'audace malheureuse
du comte d'Artois, qui périt dans la ville de Mansourah,
où il eut l'imprudence de poursuivre l'ennemi.
A cette bataille , où Joinville nous raconte comment il
tua un Sarrasin auquel il donna de son glaive par dessous
Vaisselle et le jet la mort à terre ^ six de ses chevaliers
périrent, parmi lesquels Hugues de Trîcastel , qui, ainsi
que Landricourt, tué la veille, étaient les seuls de ses
chevaliers qui portaient bannière *. <r Après la mort de
« Tricastel , nous dit Joinville, moi et mes chevaliers don.
a nàmes des espérons et allâmes au secours de monsei-
' « Toutes les fois que le saint roi oyoit qa*ils nous jettoient ie
feu grégeois , il se dressoit en son lict et tendoit ses mains vers
Nostre-Seigneur, et disoit en pleurant : « Bian sire Dien, gardez-moi
« ma gent. » Et je crois vraiement que ses prières nous servirent bien
au besoin, » ajoute Joinville.
X DB LA VIE
er gneur Raoal de Wanon , qui estoit avec moi et que les
« Sarrasins avoient abattu à terre. Quant je m'en reve-
cc nois, les Turcs m*appuyèrent de leurs glaives; mon
a cheval s'agenouilla par le faix qu'il en sentit, et Je en
« allai oultre parmi les oreilles du cheval^ et je me redressai
a mon escu à mon col et mon épéeà la main. » C'est là
que Joinville, aprèsavoirvaillammentcombattu» fut exposé
aux plus grands périls et de nouveau renversé de son
cheval.
Les sentiments chevaleresques manifestés en cette
circonstance par un de ses chevaliers , méritent d'être
signalé^ : a Monseigneur Érart de Siverey , dit Join ville , fut
percé d'une épée au visage, si que le nez lui cheoit sur la
lèvre, et me dit : — a Sire, se vous cuidies que moi ne mes
a hers (descendants). n'^^ston^ blâme^ je vous iroie querre
a secours au comte d'Anjou, que je vois là emmi les
a champs. » Et je lui dis : — a Messire Érart, il me semble
a que vous ferez vostre grand honneur, se vous nous alliez
«r querre aide pour nos vies sauver, car la vostre est bien en
a aventure. — Et je disais bien voir (vrai ), car il fut mort
a de cette blessure. Il demanda conseil à tous nos cheva-
a liers qui estoient là, et tous li louèrent ce que je li avoie
« loué'. »
L'arrivée du roi sur ces entrefaites, est admirablement
dépeinte par Join ville : a Làoù j'étois à pied avec mes che-
* (Test par ce même sentiment de Thonneur militaire et du respect
pour ropinion, qu'Hector rejette le conseil que lui donne Andro-
maque de choisir un poste moins périlleux. « Je redouterais, lui
répond-il, le blâme des Troyens et des Troyennes si je cherchais lâche-
ment de me soustraire aux périls de la guerre, moi qui, par ma nais-
sance, dois toujours être brave et toujours combattre au premier rang
des Troyens. »
DE JOTNYILLE. \\
a valiers, ainsi blessé comme je Tai dit deyant, vint le roi
cr avec toute sa bataille, à grand' fanfare et à grand brait
a de trompes et timballes , et il s'arrêta sar un cbemin
a élevé : plas Jamais si bel homme armé je ne vis, car il
« paraissoit au-dessus de tous ses gens , des épaules jus-
«r qu*à la tète, un heaume doré en son chef, uneépée d'Al-
« lemagne en sa main. »
Joinville frappait à grands coups d'épée les Sarrasins,
et dans le fort de la mêlée s'adressait à monseigiTeur saint
Jacques y pour qu'il le secourût en ce besoin. Il offrit au
connétable de raccompagner pour voler au secours du comte
d*Artois, dont îe péril venait d'être annoncé au roi ; mais,s'il
était trop tard peur le sauver, du moins Joinville contribua
à empêcher un plus grand désastre, en défendant toute la
Journée un petit pont avec le comte de Soissons, son cousin,
qui, tout en combattant à ses côtés, lui disait en se moquant
et avec cette galté chevaleresque qui s'est perpétuée dans
nos armées : a Laissons huer cette chienaille et^ par la coêfje
Dieu, encore parlerons-nous de cette journée es chambres
des dames. x> Dans cette grande bataille Joinville reçut cinq
blessures, et son cheval en eut dix-sept.
Pendant que le comte d'Artois succombait dans les mes
de Mansourah , où il avait pénétré , le roi , si digne par son
intrépidité et son calme d'être le chef de cette vaillante
chevalerie, obtenait quelques succès. A ceux qui l'en féli-
citaient, le roi, qui venait d'apprendre la mort de son fr^re,
répondit que Dieu fût adoré de ce qu'il lui donnait, et
lors, nous dit Joinville, des larmes luitombaient des yeux
mollit grosses.
, Au sujet de cette bataille , dont les détails sont racontés
si vivement par Joinville, M. Sainte-Beuve, avec cette
m DE LA YIS
justesse d'appréciation qu'où lui couuait , fait la réflexion
suivante : « On peut dire de cette bataille de saint Louis
« à la Massoure et des prodiges de valeur qu*y fit le noble
<c croisé , que ce fut le suprême épanouissement en sa per-
a sonne et comme le bouquet de la chevalerie sainte, de
a la chevalerie tout en vue de la croix. A partir de là , il y
a eut d'aussi beaux faits d*arroes, mais en vue de Thon-
ce neur et du los , en vue de la gloire humaine , et non
«plus dans la seule idée de Dieu. Cette chevalerie chré-
a tienne, inaugurée dès Gharlemagne, triomphant avec
« Godefroy de Bouillon , a ici sa dernière couronne avec
« saint Louis; et notez que tout à côté de saint Louis et ce
«Jour-là même, l'autre chevalerie chrétienne encore,
« mais déjà mondaine et profane, existe , et qu'elle a son
a expression jusque dans Joinville. Dans Froissart , nous
a ne trouverons plus que la seconde '. » *
On était alors en carême. L'armée, nourrie de pois-
sons souvent putréfiés , exposée aux feux d'un soleil sans
nuage, fut atteinte du scorbut, d.ont Joinville décrit les ter-
ribles effets ' ; lui-même , mal guéri des blessures qu'il
avait reçues dans la précédente bataille, rCavoit ni pis
ni mieux que les autres. Il souffrait des jambes et des
gencives et d'une fièvre quarte. Son prêtre, aussi malade,
lui chantait la messe devant son lit, mais à l'endroit du sa-
crement, Joinville le vit se pâmer et près de tomber à
* Causeries du lundis t. VIII, p. 412.
* Voici cette peinture des souffrances de Tarmée ; elle est effrayante
de vérité : « £t il yenoit tant de chair morte aux gencives à nos gens ,
<c qu^il convenoit que les barbiers l'enlevassent, pour leur permettre de
« mâcher et d'avaler. G^était grand' pitié d'ouyr crier dans farmée les
« gens à qui l'on coupoit les chairs; car ils crioient tout ainsF qu«
« femmes qui sont en travail d^enfant. »
DK JOTNYILLE. XIII
terre, ci Lors, nous dit-il, quand je \i que il vouloit cheoir,
a je, qui avoie ma cotte vestue, sailli dé mon lit tout des-
« chaux et Tembraçai, et lui dis qu'il feist tout bêlement
a son sacrement, que je ne le lerroîe tant que il Tauroit tout
a fait. Il revint à soi , et fist son sacrement et parclxanta sa
a messe entièrement, et oncques depuis ne la chanta '. »
Dans la retraite ou plutôt la déroute qui se lit par terre,
Joinville , que sa maladie empêchait de marcher, s'em-
barqua sur le Nil pendant la nuit; mais les embarcations
retenues par les vents contraires^ furent entourées de la
Hotte du Soudan ; la quantité de flèches et de feu grégeois
qu'islle lançait sur eux était telle, qu*il semblait que les
étoiles ehûssent du ciel. Les chrétiens qui se trouvaient
Btir les autres navires furent massacrés; celui que montait
Joinville était resté en arrière au milieu du fleuve lorsque
quatre galères du Soudan s'en approchèrent. Dans ce mo-
ment suprême le sénéchal consulta ses chevaliers ; un seul
de ses serviteurs [un mien celérier né à Doulevens) fui
à^xvis de se lesser tous tuer pour aller tous en paradis,
mais nous ne le creumes pas^ dit Joinville. Il jeta dans
le fleuve un coffret où étaient ses reliques et joyaux, et
croyait son dernier moment venu, lorsqu'un bon Sarrasin
le sauva en criant à ses compagnons : C'est le cousin du
roi! ne le tuez pas, c^est le cousin du roi '1 Joinville,
' Ce prêtre nommé Jean de Vassey, qui était un brave, fut tu^
quelque jours après. Joinville a consigné <lans ses mémoires un trait
de hardiesse txtraordinaire, qui, dit-il , le rendit Bien connu en Vosi,
où cliacun le montrant l^un à l'autre disait : Voici le preslre de
monseigneur de Jotnvi^/e, qui a les huit Sarrasins desconfits,
* C'était probablement quelque bon renégat. Les désastres suoeessifs
qu'éprouvèrent les chrétiens dans les diverses croisades occasionnèrent
souvent , malgré Tenthoasiasme religieux qui animait les croisés, dc^
XIT . DE- LA VIS
*
d*après son conseil , s'élançsi dans Tone des galères dont
les soldats étaient tons occupés an pillage de la sienne ,
et ce bon Sarrasin » qui ne i'aliandonna pas, le tenait em-
brasse, pour le préserver de leurs coups, a Porté ensuite à
« terre, ils mesaillirant sur le corps, dit Joinville, pour moy
«t couper la gorge; car cilz qui m*cust occis cuidast estre
cr honoré. Et ce Sarrasin me tenoit toujours embrassé et
« crioit : cousin du roi ! En telle manière me portèrent deux
« fois par terre et une a genouillons ; et lors je senti le coutei
« à la gorge. En cette persécution me salva Diex par l'aide
a du Sarrasin, lequel me mena jusqu'au chastel là où les çbe*
a vaUcrs Sarrasins cstoicnt. » Geux^, par la pitié qu'ils eu*
rent de lui , et le Toyant malade, le revêtirent du manteau
doublé d'bcrmine que lui avait donné madame sa mère
lorsqu'il partit pour la croisade. Alors, dit-il, fe commençai
à trembler bien fort^ et pour la paour que je avoie, et pour
la maladie aussi. Il demanda à boire; mais le mal qu'il
avait à la gorge était tel, que l'eau ne pouvait passer et lui
sortait par les narines. A cette vue , ses gens se mirent
nombreuses abjuraUons au moment suprême. Joinville nous rapporte
qu^un de ces renégats Tint un jour oITrir an roi un pot de lait et des
fleun, et que le roi étonné de Tentendre si bien parler français, ayant
appris de lui qu'il avait été chrétien , le renvoya sans lui parler. « Alors
« Je le pris à part , ajoute Joinville , et l'ayant interrogé, il me dit être
•c né à Provins et quMl était venu en Egypte avec le rui Jean de
<c Bricnne, quMl s'y était marié et était devenu riclie et puissant. -~
K Mais ne craignez- vous pas, lui dis- je, que si vous mourez en cet
« état, vous irez en enfer? — Oui, répondit-il (car il savait bien que
« la loi chrétienne est de toutes la meilleure) ; mais je crains , en reve-
« nant à vous , la pauvreté et le blâme; toujours on me dirait : Yoyes
le renégat ! Je préfère donc une vie riche et facile à celle que je pré-
« Yois. — Malgré tout ce qoe je pus lui dire sur le plus grand danger
qu'il devait redouter an jour du jugement dernier, mes belles paroli^
« furent sans effet. »
XVi DB LA. YIB
D'après Makrisi et Aboulmahassen, autre historien
arabe, la presque totalité des prisonniers aurait été massa-
crée. Tous deux portent le nombre des morts à trente mille ;
cinq cents des plus braves, dit Aboulmahassen , restés
auprès du roi se rendirent, et furent conduits à Mansourah '
par Teunuque Gémal-Eddin.
En lisant le récit que notre historien Jean Pierre Sar^
rasin, témoin oculaire, nous fait de la fureur fanatique
qui enflammait les chrétiens de l'armée de saint Louis, on
ne saurait s^étonner des représailles exercées par les Mu*
sulmans : ce Le comte d'Artois, dit cet historien^ ayant passé
a le gué , à la tète de son avant-garde , tous les Musul-
a mans qui se trouvoient en face de son' camp, furent
« déconfits et presque tous passés au fil de Tépée; nos
a gens se portoient dans les demeures des Turcs tuant tout
a sans épargner, ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni
a vieux, ni jeunes, grands ni petits, hauts ni bas, ni riches,
a ni pauvres, ils les découpoient, les tranchoient^ et les
a passoient tous au fil de l'épée. S'il se trou voit des vierges,
a des vieillards, des enfants qui se fussent cachés pour
a éviter la mort, ni cris, ni gémissements, ni prières,
(( n*obtenoîent merci ; tous étoient mis à mort. Là fut
* « En passant dans cette ville, en 1831 , dit M. Mîchaud, nous avons
« vii la maison où, selon latradition du pays, le roi de France fut enfermé,
« et celle qui servit de prison aux barons et autres captifs chrétiens. >»
Pour moi , j'avoue que lorsqu^en 1816, après avoir traversé la plaine
de sable qui entoure Mansourah, j'entrai dans les masures en ruine de
ce pauvre village, je ne crus pas quMl fut possible d^y obtenir le moindre
renseignement sur saint Louis et sa croisade. Je négligeai donc
de m'en enquérir auprès des rares et misérables fellahs , abrutis par
l'Ignorance, quf vivent au milieu de leurs huttes de terre, que do-
minent à riiorizon quelques fours à faire éclore les œufs, construits
eux-mêmes avec une boue desséchée au soIeiL
XVIII OB LA YÏE
a droieetgauchiroie, et pis nCen adviendroitje me signai;
a je m'agenoillai au pié deVun d^eulx, qui tenait une
c( hache a la main et di : Ainsi mourut sainte Agnès, d
En ce même moment le connétable de Chypre, Gui dlbelin,
à genoux , se confessait aussi à Joinvîtle, qui lui dit : Je
vous ahsols comme Dieu m*a donné de tel pouvoir; mais^
ajoute Joinviile, quand je me levai dHllee il ne me souvint
oncques de chose que il m^eust dite ne racontée.
£nQn, après bien des alternatives cruelles qui mirent à
chaque instant la vie des chrétiens en péril , le roi, par un
accommodement, obtint sa délivrance, ainsi que celle de ses
barons , en payant une forte rançon et en livrant Damiette.
Trente mille livres manquaient pour compléter la somme.
Joinville conseilla à saint Louis de les demander au com-
mandeur du Temple; mais celui-ci, s^étant refusé à les
donner, Joinville, du consentement du roi, revint les
exiger, et Dès que je fus descendu, dit-il, là où le trésor
« estoit, Je demandai au trésorier du Temple qu*il me baillast
« les clefs d'une huche qui estoit devant moy, et lui, qui me
il vit maigre et descharné de la maladie et en Thabit que
<r J'avois porté en prison, dit qu'il ne me les bailleroit nulles,
tf Lors ayant regardé une cognée qui gisoit illec, si la
a levai, et dis que Je en ferois la clef du roi. Ebahi de ma
a résolution , les clefs me furent alors données, b
Si, dans cette croisade, l'animosité des Musulmans fut
grande, etsi Tenthousiasme religieux fit de nombreuses vic-
times, le récit de Joinville et celui des historiens arabes
nous montrent cependant quelques traits de générosité et
d'humanité qui contrastent avec tant d'horreurs. C'est cç
que Voltaire a remarqué. « Le nouveau Soudan Almoadan,
dit-il, avait certainement de la grandeur d'àme; car le roi
XX DE Lk VJB
Cet historien arabe dit ailleurs que le roi ramena eu
France douze mille cent dix soldats chrétiens qui avaient
<^té retenus captifs au Caire. L'espoir d'obtenir une forte
rançon leur sauva probablement la vie.
On ne peut se dissimuler que les guerres en Orient eurent
toujours un caractère moins humain qu'en Europe. La vie
des hommes compte pour peu de chose dans l'Orient.
Aucun des grands conquérants qui ont marqué leur san-
glant passage dans le monde et dans Thistoire n'a été.
moins cruel que Napoléon , et cependant à Jaffa, après la
révolte de cette ville , les terribles nécessités de la guerre
Tobligèrent , vu le manque de vivres et de moyens de trans-
porter par mer les prisonniers, de les faire fusiller en grand
nombre *. Les Arabes qui m*onl montré, en 181 G, rem-
placement où ce massacre se fit, n'en témoignaient ni
douleur ni ressentiment. Les événements tout récents de
rinde et la vengeance exercée par les Anglais sur la po-
pulation de Delhi en sont une nouvelle preuve.
Joinville suivit le roi en Syrie, mais la maladie l'avait
tellement affaibli qu'en débarquant à Saint- Jean-d' Acre» il
pouvait à peine se tenir sur l'un des palefrois de la suite du
roi. Saint Louis l'envoyachercherpour dîner à sa table, où il
se rendit couvert de ce même et unique manteau que lui
avait donné sa mère et qu'il avait pu conserver pour tout
équipage. Le roi lui reprocha d'avoir tardé à le venir voir,
et lui commanda si chier comme favoie s*amour^ de seir
(s'asseoir) désormais à sa table soir et matin. Logé dans la
maison du curé de Saint-Michel à Saint-Jeau-d' Acre , sa
< On peut en lire le triste récit dans les Mémoires pour servir à
Vhistoire des expéditions en Egypte etenSyrie, parJ. Miot, 2^ édit;
Paris, Lenormant, 1814.
DE JOINYILLB. XXI
maladie empira; il n'avait personne pour le soigner, tous
ses gens étaient malades» et la mort, nous dit-il , était sans
cesse présente à ses yeux. Chaque Jour on apportait plus
de vingt morts au couvent, et, en entendant retentir à ses
oreilles le Libéra me. Domine, il se mettait à pleurer
priant Dieu de le sauver lui et sa §ent.
Rien de plus touchant que ces confessions naïves d*un
guerrier de grand cœur qui ne saurait farder la vérité. Join-
ville a cela de commun avec les héros d'Homère et avec tous
les hommes chez qui le naturel n'est pas encore comprimé
par ce qu'on appelle le sentiment des convenances '.. Il
nous fait assister à ses joies, à ses tristesses et aux mo-
ments de découragement qu'éprouve son âme au souvenir
de ceux qu'il a quittés , et qu'il craint de ne plus revoir.
Dans le conseil que le roi assembla pour décider s'il
devait retourner en France, ou prolonger son séjour en
•
Terre sainte, et où il exposa à ses barons avec une noble
simplicité les motifs pour et contre ce départ, Joinville ap-
puyant l'opinion du comte de Jaffa, soutenue aussi par
le maréchal de France, Guillaume de Beaumont, et par le
sire de Châtenay, s'opposa au départ, attendu que, selon
les paroles mêmes du roi , une fois le roi parti , les pauvres
prisonniers laissés en Egypte ne seraient jamaiê délivrés
et que chacun imitant son exemple^ la Terre sainte serait
■ *AYa9ol $* &p(Saxpusc £v8pe;, lei larmes prouvent la bonté du
cœur! Cet antique proverbe cité souvent par Eustathe au sujet des
liéros d^Homère ne saurait mieux s^appliquer qu^à Joinville ; le lecteur
est ému par ses larmes. Dans Virgile, dont la poésie est plutôt Tex-
pression de ]*époque où il écrit que celle des temps primitifs qu'il a
Toulu représenter, les larmes versées si abondamment par Énée ne
semblent plus assez héroïques aux peuples civilisés ; et cependant
Énée est contemporain d'Ulysse et d'Achille.
SXll X>B LA \1£
abandonnée. Joinville avait dit au légat que tout chevalier
pauvre ou riche seroit honni à son retour se il laissoiten la
main des Sarrasins le menu peuple de Nostre-Seigneur, en
laquelle compagnie il estoit allé. Les douze autres mem-
bres du conseil s'élevèrent contre Tavis de Joinville et le
déclarèrent insensé, le légat s'en montra même très-cour-
roucé , et l'anlmosité générale que'suscîta contre lui son
énergique résistance fat telle que le nom de poulain lui fut
donnée terme de mépris par lequel on désignait les chré-
tiens nés d'un sarrasin et d'une femme franque ^ Le roi
ayant gardé le silence , Joinville sortit tout triste du con-
seil et se vit l'objet de nouvelles attaques et de nou-
veaux sarcasmes. Au repas qui suivit, le roi, contre son ha-
bitude, ne lui parla pas tant comme le manger dura y ce qui y
* Il est trèS'probable qoe Joinville n'a jamais lu Homère; et rien ^
dans'ses écrits , ne semble indiquer la moindre velléité dMmltation ; mais
lorsque la simplicité des mœurs laisse encore aux sentiments humains
leur naïveté. primitive, la similitude des situations se reproduit tou-
jours la mftme en vivacité et en énergie d'expression. Le tablean que
nous a offert Joinville de Tapparition de saint Louis nous rappelle ,
soit Achille se montrant sur les remparts des Grecs , soit Ulysse
si bien dépeint par Hélène lorsqu'elle le signale au vieux Priam. Ici,
dans cette délibération où les chefs discutent, en présence du rot, s'it
convient de quitter ou non la Terre sainte, on croit assister à l'un de
ces conseils où, en pareille circonstance, Achille et Agamemnon ne s'é-
pargnent pas des injures qui ont blessé le goût délicat de Lamotte'et de
Perrault, quoiqu'elles ne dépassent pas en grossièreté celles des
chefs des croisés. Ainsi , dans son emportement pour quitter la Terre
sainte et retourner en France, Jean dé Beaumont, Poncle du roi, inter-
pellant son cousin Guillaume de Beaumont, qui, avec Joinville, s'opposait
à ce lâche départ, lui dit : « Orde longaigne (puante latrine, ou
sale excrément), que vaulez-vous dire? Raseiez vous tout quoy. »
Quant au mot de poulain , ce doit être la traduction do mot grée
nov^oç, fils, enfant de. C'est ainsi qu'on désigne en grec le fils d'un
Turc et d'une mère grecque par le nom de Tovpxoiro^Xoç.
DB JOINVILLE. XXIU
dit Join\ille , me fit cuider qu'il fust courroucé contre
moi. S'étant retiré, pendant que le roi disait ses grâces,
vers une fenêtre où, les mains passées dans les barreaux ,
triste et pensif, il songeait à aller demander du service à son
cousin le prince d' Antioche , tout à coup quelqu'un s*ap-
puyant sur ses épaules \int lui poser les deux mains sur
la tète. Il reconnut quec'était le roi^ à une émerùude qu'il
avoit en son doigt, et fut tout consolé quand il l'entendit
lui dire qu^il approuvait son conseil et lui savait gré d*avoir
eu le courage de le soutenir, qu'il le suivrait; mais il lui
défendit de parler de son départ.
Joinville accompagna ensuite le roi dans tous ses voya-
ges et dans ses expéditions en Palestine : à Gésarée, à
Jaffa, àTyretàSidon.
C'est après le départ des frères du roi ]^ur la France et
avant que saint Louis se rendit à Césarée, dont il releva les
remparts, que Joinville composa vers 1252 \eCredo qui
nous a été conservé et où il mentionne un des épisodes les
plus dramatiques de la funeste retraite versDamiette, après
la bataille de la Mlassoure. On y trouve aussi le résumé de
quelques-uns de ses entretiens avec le roi sur la religion '.
Cbargé par le roi d'uneexpédition dans FAnti-Liban près
de Tyr, Joinville courut un grand péril . Surpris dans un dé*
filé, il lui fallut mettre pied à terre pour encourager ses sol-
dats , et un de ses chevaliers périt à ses côtés. On le crut
mort, et il ne dut son salut qu'à un stratagème, en incen-
diant la plaine au moyen de joncs (cannes), qui, fendus à
l'un des bouts pour y placer des charbons allumés, et lancés
dans des meules de blé^ arrêtèrent la poursuite des ennemis.
En témoignage de sa satisfaction pour la bravoure et la
' Voyez la dissciialion n" XI sur le Credo de Joinville.
XXIV DE LA VIB
pradence dont Joinville lui avait donné tant de preuveà , le
roi lui conféra, par un acte daté du camp devant Joppé, en
avril 1252 , deux cents livres de rente annuelle réversibles
sur ses héritiers'.
Join ville nous fait connaître sa manière de vivre pendant
son séjour à Acre : chaque jour, ses deux chapelains lui
disaient ses heures et chantaient la messe Tun à Taube ,
Tautre quand tous les chevaliers étaient levés. Après la
messe, il se rendait près du roi et raccompagnait lorsqu'il
voulait ûJwvaucher. Gomme on attribuait les malheurs de
Tarmée à la corruption des mœurs, saint Louis punissait
avec sévérité les moindres désordres : aussi Joinviile, pour
se mettre à l'abri de tout soupçon , nous dit qu'il lit placer
son lit de telb?. manière qu'on ne pouvait entrer dans soa
pavillon sans voir tout ce qui s'y passait, et ce faisait^
il pour oster toute mescréanee de femmes. A l'approche
de l'hiver, les arrivages par une mer felonesce étant
rares et coûteux , il faisait provision de vivres, en grains ,
porcs , moutons et volailles. Il achetait cent tonneaux de
vin et faisait toujours boire le meilleur avant. Mêlé
abondamment d'eau pour les valets , il Tétait en moindre
quantité pour les écuyers; quant aux chevaliers, ils usaient
à leur convenance de grandes phioles de vin et de grandes
phioles d'eau placées sur la table. Le roi lui avait donné cin-
quante chevalliers à commander, et chaque jour dix d'entre
euxdtnaientâ latablede Join ville, assisàterre^selonl'usage
du pays, chacun d'eux tète à tête d'un des chevaliers d^
Joinviile; à toutes les grandes fétesannuelles il invitaità des
galas les riches hommes de Vost^ qui venaienten telle quan-
■ Dans V Histoire de la principauté deJoinvUle, ms. 1054, p. 6)«
il est dit que ces actes étaient k na plus secret ez arcliives de Join-
viile. » (Voir racle I. )
DE JOIirVILLE.
XW
titëquele roi était obligéd'en recevoir une partieà sa table.
Sa susceptibilité sur le point d'honneur, surtout en ce
qui concernait ses chevaliers et sa troupe , était extrême.
Bans une chasse aux gazelles où ses chevaliers avaient été
repoussés par les hospitaliers , il porta plainte au grand
maître, et raison lui fut rendue selon les usages de la Terre
sainte. Les hospitaliers durent donc manger à terre sur
leurs manteaux, en présence des chevaliers; mais Joinville
et ses chevaliers, satisfaits de leur voir accomplir cet acte
d'humilité, les firent diner avec eux à haute table'.
Joinville ayant appris l'arrivée de la reine à Sidon ,
alla au-devant d'elle, attention à laquelle le roi fut sen-
sible, et qui amena cette réflexion de Joinville : a Je vous
a rapporte ces choses, parce que depuis ciuq ans que
«r j'estois auprès de lui, il ne m'avoit encore parlé de la
cr reine ni de ses enfants, que je sache , ni à moi ni à per-
a sonne, et ce n'est pas bonne manière, comme il me
(T semble , d'estre estranger à sa femme et à ses enfants. »
Cependant le roi aimait tendrement la charmante et in-
trépide Marguerite qui par dévouement pour sou époux
avait voulu braver les périls de la croisade. Mais dans ces
graves et tristes circonstances , les devoirs de la royauté
faisaient taire les affections.
Sachant qu'en Joinville la bravoure s'unissait à la
conv\ohie et kleLprucThommie, le roi le chargeait volon-
tiers du soin d'accompagner la reine ; par son enjouement »
sa conversation et son habitude des cours qui le distin-
guaient des autres chevaliers, Joinville devait lui plaire :
il devint en quelque sorte son chevalier.
' Leyesqae de la Ravalière s^est mépris, ce me semble, sur le sens
de ce passage, Mém. de VAcad. des Insc, i. x\, p. 329.
ZXTI BB LA VIE
Le roi lai ayant donné Tordre de conduire la reine et
ses enfants à Tyr» a Je ne répliquai point, nous dit-il ,
« et cependant il y avoit grand péril, n'ayant alors ni
« paix ni trêve avecceux d'Egypte et de Damas ; mais grâce
a À Dieu» nous y parvînmes de nuit, quoiqu'il nous fallût
« deux fois descendre à terre dans le pays de nos ennemis. »
Joinville se plaît à rappeler la fermeté d'âme que montra
la reine au milieu des périls quand elleétalt renfermée à Da-
miette : « c'est alors, nous dit*il, que la reioe accoucha d'un
a fils qui eut nom Tristan, ainsi appelé pour la grande dou-
<r leur où il était né. d Le jour même de son accouchement
on loi vint dire que les Pisans, les Génois et autres vou-
laient lï'enfuir. Le lendemain elle les manda tous devant
son lit; la chambre en était remplie : « Seigneurs, pour
<r l'amour de Dieu, ne m'abandonnez pas dans cette ville,
« leur dit-elle; car vous vdyez que le roi et tous ceux qui
« spntfaits prisonniers seroient perdus, si la ville étaitprise;
a et s'il ne vous plaît, prenez du moins pitié de cette ché-
a tive créature ici couchée, et attendez que je sois re-
« levée. 9 — Et ils répondirent : « Dame, comment faire?
<r puisque nous mourons de faim dans cette ville. » — Et
« elle leur dit que la famine ne les en ferait pas sortir,
<r car je ferai acheter tout ce qui se trouve de vivres dans
c la ville, et désormais je vous retiens tous au service du
(ir roi.' — Ils se consultèrent et revinrent vers elle, lui
a octroyant de rester volontiers; et la reine , que Dieu l'ait
a en sa sainte garde I fit acheter toutes les provisions de la
(ir ville, qui lui coûtèrent plus de trois cent mille livres. 11
a loi fallut faire ses relevaiiles avant terme, parce que la
a ville dut être rendue aux Sarrasins. »
Lorsque saint Louis se décida à revenir en France, il fit
BB JOINYILLB. XXTll
embarqner Joinville sur son vaisseau , où était aussi la
reine Marguerite.
On lira avec intérêt dans son récit comment le plus
faible des vents ^ selon l*expression employée par saint
Louis, faillit noyer, près des rivages de Chypre^ le roi de
France avec toute sa famille. Un jour que la mer furieuse
menaçait de faire sombrer le navire, la reînè Marguerite fit
vœu à saint Nicolas de Varangeville d'une nef d'argent,
et Joinville s'engagea à porter lui-même cette offrande àpié
et deschaux dans Téglise du saint au diocèse de Toul ,
et même il s'en rendit pleige sur la demande de la reine '•
Avec lespérilsdelanavigation la piétéde Joinville semble
s'accrottre. Un écuyer tombe à la mer, et, sur le point de se
noyer, invoque Notre-Dame, qui le soutient par les épaules
et le ramène à bord, o En Tonneur de ce miracle, dit-il, je
Tay fait peindre à Joinville, en ma chapelle, et es verrières
de Blécourt. d Mais même dans les plus grands périls la
gatté gauloise ne l'abandonne pas; sur le point de sombrer
au fond de la mer, il raconte la naïveté d'un sien écuyer
qui lui jeta un manteau sur les épaules, dans la crainte
qu'il ne prît froid et s'enrhumât.
En 1254, après une absence de six ans, Joinville revit
enfin son château bien-aimé , sa femme Alaîs, et son fils âgé
alors de six ans. Il s'arrêta quelque teinps à Joinville pour
arranger ses affaires fort délabrées, ne s'étant réservé que
mille livres de revenu , lors de son départ pour la croisade,
d'où il revenait ayant tout perdu : il se rendit ensuite au-
près du roi à Soissons , a qui lui ftst si grantjoie que tous
ceux qui là estoient s*en émerveilloient. 9 Le roi lui donna
alors la terre de Germay à la charge de l'hommage lige.
' Il BccompUt ce vœu au mois de mai 1255*
XXVLII DB LA VTB
Un de ses premiers soins fut d*al]er visiter les tom-
beaux de ses aïeux à Clairvaux , et d*y faire inscrire les
épitaphes de ses prédécesseurs, seigneurs de Joinville, in-
humés au cimetière des nobles dans cette abbaye. Il
fit aussi placer dans l'église de Saint-Laurent, au-dessus
du tombeau de son oncle Geoffroy Trouillard, Vescusson
escartelé des armes d'Angleterre qu'il avait rapporté
de Saint-Jean-d*Acre. Il y fit apposer Tépitaphe qui nous
a été conservée et dont nous parlerons plus loin.
Au mois de mai 1257, le roi de Gastille, en récompense
des services que Joinville avait rendus à la foi chrétienne
durant la croisade, lui fit don de mille marcs d*argent au
grand marc : la patente authentique lui en fut envoyée
par rarctûdiacre de Maroc '.
Peu de mois après son retour, il négocia le mariage de
la fille du roi de France, Isabelle, avec son seigneur Thi-
baut y, comte de Champagne et roi de Navarre, qui venait
de succéder à son père. Des pièces déposées aux archives
indiquent qu*il reçut quelques possessions ajoutées à ses
fiefs, probablement en récompense de cette union.
Sa mère mourut en 1260. Il hérita d'elle de plusieurs
domaines, et, selon les lettres datées de 1261 , provenant
des archives du château de Joinville, il retint dans sa
mouvance ceux qui passèrent à son frère Geoffroy de
Vaucouleurs.
L'abbaye de Saint-Urbain , enclavée dans son domaine
de Joinville, se trouvant sans abbé par suite d'un conflit
entre plusieurs prétendants, Joinville s'en attribua la garde ;
ce qui occasionna un grant tribouil dans un parlement à
' HisL de la principauté de Joinville^ ma. de la Bibl. impér.,
1054, p. 62.
DB JOIRVIIU. XXIX.
Paris, entre Joinville» Tévèque Pierre de FUndre, la
comtesse Marguerite de Flandre, et l'archevêque de
Reims. A cette occasion Joinyiile fut excommunié par
révéque de Ghâlons. Les évèques intervinrent dans cedébat,
reprochant à saint Louis de proté^r les spoliateurs de
rÉglise; mais le roi les éconduisit par de bonnes paroles,
quoique avec un peu d'ironie, comme il fit à Farchevè-
qae deRdms. Quant à Tévèque de (Mlons, voici comment
le roi s'y prit : a L'évéque de Ghàlons, lui ayant dit :
a Sire, que ferez- vous du seigneur de Joinville, qui
a toit à ce pauvre moine l'abbaye de Saint-Urbain? —
« Stre évesque, fist le roy, entre vous avez estabji que
cr l'on ne doit oyr nul escommunié en cour laie , et j'ai
a vëues lettres scellées de trente-deux sceaux que vou»
a estes excommunié : donc je ne vous escouteray jusqucs
a à tant que vous soyez i^soutz. » C'est ainsi, ajoute
Joinvilie, que J7ar son sens, il le délivra de ce qu'il
avoit à faire.
^£n 1261 , Joinville épousa en secondes noces Alix, fille
de Gauthier, seigneur de Resnel en Basslgny, et par cette
alliance il réunit cette baronnie à celle de Joinville.
En 1262, il remplit un service de cour aux noces du
prince Philippe (depuis Philippe III le Hardi) et d'Isabelle
d'Aragon. Une lettre de Thibaut, son seigneur, contient
même à ce sujet un détail assez curieux : Joinville réclamait
à son profit la remise des écuettesqxkï avaient servi au repas,
comme un droit relevant de sa charge; mais sa demande
fut rejetée , attenda que ces écuelles étaient celles du roi de
France, dont Joinville n'était pas le vassal : ce qu'il n'aurait
pas dû oublier, puisqu'il avait refusé de prêter serm^t à
saint Louis lors de son départ pour la croisade, attendu
XXX 1>E LA VIS
qu'il était^omme lige de Thibaut, comte de ChaiDpagDe,
et non celui du roi de France '.
En 1269, la comtesse de Luxembourg» Marguerite, se
porta médiatrice entre Joinville et Milon, seigneur de Saint-
Âmand, et fit cesser les hostilités survenues entre eux.
Toutefois, on voit par les lettres conservées dans les ar-
chives de JoinTille, qn*il fut condamné à payer deux cents
livres tournois de dédommagement.
En 1270, il vint au château de la Fauche pour y rece-
voir un hommage qui lui était dû et que lui contestât le
seigneur de Ycrgi. Les clefs du château lui furent remises
par ce, seigneur, auquel Joinville les rendît après les avoir
fait garder par son écuyer pendant un jour entier. Trois ans
auparavant (en 1 267 ), Joinville avait dû rendre hommage
au comte de Bar pour la terre deMoutier-sur-Saulx.
En 1277, par un acte daté de mardi pwchain^ après la
décollation de saint Jean-Baptiste , Joinville fit un em-
prunt au chapitre de Saint-Laurent d'une somme de qua-
rante livres , et donna en gage pour garantie des chasuble^
aubes , ornements et reliques de sa chapelle.
Malgré le bonheur dont il jouissait auprès de sa fa-
mille, et le soin quMl apportaitau bien-être de ses vassaux,
Joinville quittait souvent son château pour se rendre au-
près du roi Louis IX, dont il admirait les vertus et qui
répondait à son dévouement par une véritable affection.
Souvent Joinville partageait avec monseigneur de Nesle
et Jean, comte de Boissons, le soin que le roi leur confiait
d'aller entendre lesplaids aux portes du palais, et de Tin-
former des affaires qui réclamaient sa présence ; il s'asseyait
même près du roi quand saint Louis rendait la justice,
■ Mémoires de VAcad, des Fnscr, et Belles- Lettres, t. XX, p. 789.
DE JOINYILLE. XXXI
soit au jardin de Paris \ soit sous le chêne du bois de
Vincennes,
Les largesses que le roi fit à Joinville ne furent point le
prix de la flatterie ou de Tobsession, et toujours Joinville
obtint justice du roi contre ses envieux ou ses calomniateurs.
a On admire, dans la vie de cet historien de saint Louis,
les sentiments d'affection qui l'unissent à celui dont il a
entrepris d'écrire la vie, et les harmonies, s'il est permis
d'employer ce mot, qui se répondent entre ces deux exis-
tences , Tune si bien faite pour comprendre et pour appré*
cier Tautre; le sujet loyal et dévoué près du roi héroïque
et sublime, le chevalier accompli près du saint. £n lisant
dans ces mémoires le récit de la vie privée du roi et ses
actions les plus simples, qui sont peut-être les plus admi-
' Sibié sur l'esplanade de la place Dauphine en face le palais de Jastice.
JoinTille noos donne un exemple de Ja sagesse des jugements de
saint Louis. « Je vis , dit-il, dans une charrette le corps de trois ser*
« gents qu'un clerc (ecclésiastique) avoit tués, mais après aToir été
« volé par eux : Sire clerc, fist le roi, tous avez perdu à estre prestre
« parvostre prouesse, et, pour vostre prouesse, je vous retieng à mes
« gages et venrez avec moy outremer. £t ceste chose vous foiz-je en*
ft core, pource que ma gent voyent que je ne les soustiendrai [en] nulles
« de leurs mauvesetiés. m Quand le peuple qui estoit là assemblé
« ouït cela, «goûte Joinville, ils se escrièrent à nostre Seigneur et le
« prièrent que Dieu li donnast bonne vie et longue. »
A son retour de la croisade, Joinville (ou du moins le chroniqueur
de Sunt-Denys, dont le récit complète celui de Joinville) nous fait un
triste tableau de Paris : « La prévpsté estoit lors vendue aux bourgeois
de Paris ou à aucuns ; et quand il advenoit que aucuns Teust acheptée,
si soustenoient leurs enfants et leurs neveux en leurs ontrages; car les
jonvenciaux avoient fiance en leurs parents et en leurs amis qui les
tenoient. Pour ceste chose estoit trop le menu peuple défoulé, ne se
pou voient avoir droit des riches homes, pour les grands présents et dons
qu'ils faisoient aux prévosts. Par les grands rapines qui estoient faites
en la prévosté, le menu peuple n*osoit demeurer en la terre da roi, ains
XXXn DB hJL VIE
râbles , on partage l'enthousiasme qne Tintimité accroissait
de jour en jour dans Tâme de Joinville , si bien faite pour
sentir et aimer la vertu. Il s'avoue un homme ordinaire
avec bien des faiblesses; mais les vertus de saint Louis ne
lui en paraissent que plus belles , et Ton dirait qu'il est heu-
reux d'insister sur son infériorité pour les faire encore
mieux ressortir. »
Vingt ans s'étalent écoulés depuis le retour d'Orient,
et Joinviile, lorsqu'il n'était pas à la cour, s'occupait dans
ses domaines à bâtir et réparer les églises; à faire rappeler
sur les vitraux de la chapelle de Joinville et de l'église de
Blécourt le Souvenir de ses voyages d'outre-mer et des périls
auxquels il avait eu le bonheur d'échapper, enûn à jouir des
charmes du foyer domestique, quand tout à coup, en 1 270,
il apprend que le roi mandait ses barons à Paris , et lui
même, sur une invitation pressante pour s'y rendre, quoi-
que malade de la lièvre quarte, ne peut résister aux ins-
alloient demoorer en aatres prévostés et seignenries, et estoît la terre
da roi si vague , que, quand il tenoit ses plaids, il n'y Yenoit pas plus
de dix personnes ou de douze. Avec ce , il y avoit tant de maulfeteurs
et de larrons à Paris, que tout le pays en estoit plein. Le roi, qui metoit
grand'diligence comment le menu peuple fust gardé, sut toute la vé-
rité; si ne voulut plus que la prévosté de Paris feust vendue; ains
donna gages bons et grands à «eux qui dès or en avant la garderoient ;
et toutes les mauvaises coustumes dont le peuple pouvoit estre grevé,
il abatlt, et fist faire enquerre par tout le royaume et par tout le pays
où l'on fist bonne justice et roide , qui n'épargnast plus le riche home
que le pauvre. Si lui fust indiqué Estienne Boileau , lequel maintint
et garda si bien la prévosté, que nul malfaiteur, ne liarre (larron) ni
meurtrier, n^osa demourer à Paris, qui tantost ne feust pendu ou détruit ;
ne parent, ne or, ne argent ne le pût garantir. La terre du roi com-
mença à amender, et le peuple y vint pour le bon droit que on y faisoit ;
si moulteplia tant et amenda, que les ventes, les saisinnes, les achats
e( les autres choses valpient à double que devant. » ^
XXXÎV DB hJL VIE
sion , fait présumer que la prédiction de son chapelain sur
le résultat de cette nouvelle croisade réveillant en lui Je
souvenir des malheurs et des périls de la précédente, le for-
tifia dans sa résolution : loin de l'approuver, je entendi,
dit-il , que tous ceuz firent péché mortel qui louèrent au
roi l'allée y etc.
Quelle douleur ne dût-il pas ressentir lorsqu'il apprit
les malheurs qui frappèrent dès le début cette imprudente
croisade, et la sainte mort de son roi, son ami, son frère
d*armés et l'objet de son culte!
a Précieuse chose, dit^l , et digne est de plorer le trespasse-
« ment de ce saint prince ^ qui si saintement et si loyale-
« ment garda son royaume et qui tant de belles aumosnes
« y ûst et qui tant de beaux establissements y mist. Et
« ainsi comme Tescrivain qui a fait son livre, et qui Ten-
(( lumine d'or et d*azur, enlumina ledit roy son royaume
c( de belles abbaïes qu*il y (ist, des mansions-Dieu , des
« Preescheurs, des Cordeliers, etc. h
Le fils de saint Louis, Philippe 111 (le Hardi), témoigna
à Joinville la même confiance que son père.
Un ancien cartulaire porte que Joinville fut une des cau-
tions que donna Henri, roi de Navarre, au roi de France,
Philippe III , pour une somme de 3,000 livres qu'il lui
devait; l'acte est daté de 1271.
Plusieurs jugements rendus par Joinville en 1283 et
«1294, comme sénéchal de Champagne, montrent qull
était dans ses domaines à cette époque \
Lorsque la reine de Navarre, Jeanne, en épousant Philippe
le Bel, transmit à la couronne de France, avec son titre à
' lis portent : « Ce fut jugîé par mbnsignor Jean de JoioTille,
qui lors'gardoit Champagne. «
\-
DB JOINYILLE.
X3LXV
cette royauté, celui des comtés de Champagne et'de Brie»
elle voulut donner à Join ville une nouvelle preuve de son af-
fection, en lui conférant la régence de ces deux comtés. C'est
donc comme gouverneur de Champagne, qu'en 1 285, pen<
dant Texpédition de Philippe le Hardi et de son fils * en Es-
pagne contre le roi d'Aragon, Joinville présida souvent aux
assises des grands jours de Troyesety prononça des arrêts.
Au commencement du règne de Philippe le Bel , Join-
ville eut le bonheur de voir s'ouvrir les enquêtes pour la
canonisation de celui dont il avait admiré de près la sainte
vie, ly sainct roi^ comme il se plait tant à rappeler. Dans
l'enquête préalable, qui eut lieu à Saint- Denis, en 1282
( du 1 2 août au 1 8 du même mois ], devant les évêques et les
cardinaux réunis, Joinville fut entendu comme témoin, et
Il déclara, sous serment, nous dit le Confesseur de la reine
Marguerite, a que pendant trente-quatre ans qu'il vécut
tf avec le benoît roi, il ne le vit ou ouit oncques dire à au-
« trui parole de détractation, ni homme plus atirempé
ff (modéré) ni de greigneur (plus grande) perfection, et
0 qu'il croit qu'il soit en paradis et quenostre sire Dieu
cr doit bien faire miracles pour lui ^. d
> Philippe, depuis Philippe IV dit le Bel.
* Le Gonfessear de la reine Marguerite, en rapportant le témoignage de
Joinville, indique ainsi son âge : « Monseigneur Jehan, sire de Join-
Tille, du diocèse de Chaalons, homme d'avisé aage et moult riche,
« seneschal de Champaigne , de cinquante ans ou envittm. »
Joinville, né en ^224, avait à cette époque cinquante-sept ans.
Le mot environ laisse, il est vrai, une certaine latitude , et peut-être le
Confesseur voulut-il flatter le guerrier en dissimulant ainsi son âge, ou
bien y a-t-il quelque erreur de chirfre? Si Joinville n'avait eu alors
que cinquante ans, il faudrait rapprocher la date de sa naissance de
sept années, c'est-à-dire le faire nattre en 1231 ; mais alors il n'auraîC
eu que neuf ans en i24l,lorsquUl tranchait devant le roi àSaumur, et
il se serait marié à huit ans.
;
XXXVl DB LA VIS
11 ei^t toutefois présumable qu'en cette drcoDstance
Joinville omit de rappeler une conversation remarquable
du roi avec les prélats et cardinaux; elle frappa tellement
Joinville, qu'il en a fait mention deux fois dans ses Mé-
moires'.Voici le premier de ces deux récits; le second
plus succinct n*en est que Tabrégé.
a Je revis une autre fois le roi à Paris, alors que tous les
prélats de France lui mandèrent qu*ils vouloient lui par-
ler ; le roi se rendit au palais pour les entendre. Là étoit
le fils de monseigneur Guillaume de Mello, Tévéque Guy
J* Auxerre , qui parla ainsi au roi : a Sire , ces seigneurs
r< ici présents, archevêques et évèques, m'ont chargé de
<c vous dire que la chrétienté périt en vos mains. » Le roi
se signa et dit : a Or, dites-moi comment cela peut-il être?
« — Sire, reprit Tévèque, c'est qu'on fait si peu de cas au-
« jourd'hui des excommunications, que les gens se laissent
« mourir excommuniés avant que de se faire absoudre, et
a ne veulent satisfaire à TÉglise. Ils vous requièrent, au
(r nom de Dieu et de votre devoir, que vous comman-
a diez à vos prévôts et baillis que tous ceux qui resteront
c( excommuniés un an et un jour soient contraints par la
(( saisie de leurs biens à se faire absoudre. » Le roi répondit
qu'il en donnerait volontiers l'ordre à tous ceux qu'on lui
prouverait être dans leur tort. L'évêque dit que l'Église
ne consentirait jamais à ce que lacourconnûtde semblables
matières, qui la concernaient seule; maisle roi répondit qu'il
ne ferait point autrement. Car ce serait cantre Dieu et
* Dans l'oraison funèbre de Louis IX, le. frère Jean Sainçois déclara
tenir de Joinville plusieurs traits de la vie de saint Louis, « que.ce
feal chevalier lui avait jurés estre vrais par serment ». Le ch. Artaud ,
Credo de Joinville, p. 5, Paris, Firmin Didot, 1837.
DE JOINYILLE. XXXVII
contre raison , s'il contraignait les gens à se faire absoudre
par les clercs, lorsque ce seraient les clercs qui leur au- \
raient fait tort, a Et à ce sujet, ajouta le roi, je vous don- \
a nerai pour exemple , entre autres, le comte de Pretagne,/
a qui a plaidé sept ans contre les prélats de Bretagne, tout\
a excommunié qu'il étoit, et a tant exploité, que le pape \
« les a condamné tous. Donc, si j'eusse contraint , dès la v
a première année, le comte de Bretagne à se faire absoudre,
a j'eusse méfait envers Dieu et envers lui. » Les prélats se
continrent, et depuis je n'ai jamais oiiï dire que de sem«
blables demandes aient été réitérées, d
Seize ans après , en 1 298 , la canonisation de saint Louis
ayant été prononcée par Boniface VIII, Joinville s'em-
pressa de faire bâtir dans sa chapelle un autel sous Tii^vo-
cation de son ancien maître et ami , dont il voulut par ce
monument éterniser la mémoire, mais c'est par ses écrits
qu'il l'a transmise bien plus sûrement aux siècles les plus
reculés.
Le souvenir de saint Louis resta toujours tellement pré-
sent au sire de Joinville, que, même en songe, il croyait le
voir encore et converser avec lui; il nous rapporte même
la réponse bienveillante que lui fit, dans l'un de ces songes,
le roi qui souvent lui semblait se plaire à apparaître au
château de Joinville.
<c Quand je me esveillaî, je m'apensai (réfléchis) et me
« sembloit que il plésoit à Dieu et à li que je le hébergeasse
(f en ma chapelle , et si je ai fait ; car je li ai establi un autel
« en rhonneur de Dieu et de li, et y a rente perpétuelle-
« ment establie pour le faire. Et ces choses airje ramentues
e (rappelées) à monseigneur le roi Looys (Hutin), qui
« est héritier de son nom ; et il me semble qu'il fera le gré
JOiNYLLLE. ■ a
XXXVIII DE LA VIE
(( Dieu et le gré nostpe saint roy Looys, s'il pourchassoit
(( (envoyait) des reliques le vrai corps saint (de son vrai
« corps ) et les envoyoit à laditte chapelle de saint Laurent
tf à Join ville; pourquoi cil qui viendront à son autel, y
(c auronJt plus grand dévotion. »
En 1287 , Joinville reçut du doyen et des chanoines de
réglisede Ghàlonsune lettre deremerciment avec l'acte de
la fondation d\ine messe commémorative , annuelle et per-
pétuelle, pour le don quMl leur avait fait d*un précieux re-
liquaire qui renfermait une partie du chef de saint Etienne,
patron de cette église.
Le caractère hautain de Philippe le Bel ne pouvait trou- '
ver chez Joinville aucune sympathie, et ses mesures ar-
â)itraires, dès son avènement au trône , rencontrèrent dans
•le sénéchal de Champagne un contradicteur et un adver-
saire : aussi en 1287 Joinville fut exclu des assemblées
de Champagne par Philippe le Bel, et n*y reparut
qu'en 1291 ; mais il n'y occupa plus que la sixième place.
Cependant , quoiqu'en défaveur, Joinville reçut du roi
en 1300 la mission de conduire en Allemagne sa sœur, qu'il
venait de marier au duc d'Autriche, et l'année suivante il
accompagna en Flandre le roi et la reine (du 28 avril au
mois de juillet) ; de tous les grands officiers de leur suite,
il fut le seul qui eût un écuyer '.
■ L*if inérfiire de ce voyage, inscrit sur des f ablettes enduites de cire,
se trouve à la Bibliothèque Impériale de Paris. L'écriture en est en-
core bien conservée. -^ (Voir le mémoire de Tabbé Lebenf, Mémoires
de PAcadémie des inscr. et belles-lettres , t. XX , p. 287).
Cet usage d'écrire sur des tablettes enduites de cire s'est long-
temps conservé même après remploi du papier. L*abbé Lebenf cons-
tate l'avoir vu encore pratiqué à Rouen en 1722, et M. Claude, dont
•cha<:un connaît Tobligeanoe, m'a montré celles que les facteurs
DE JOINVILLB. XXXIX
En f 803 j le roi, pour réparer le désastre de la bataille
de Gourtrai, convoqua la noblesse du royaume; Joinr
ville se rendit à Arras , où se réunissait celle de Champa-
gne, avec son neveu Gauthier de Yaucouleurs et Tun
de ses parents surnommé Trouillart.
En 1308, les religieux de Saint-Urbain, soit à Tinstiga-
tion du roi, soit enhardis par la disgrâce que Joinville avait
encourue par son opposition, obtinrent enfin d*étre placés
sous la garde de Philippe le Bel , et de se soustraire ainsi à
Tautoritéde Joinville, Voici ce qu'on lit dans un cartulaire :
a En 1308, une sentence du bailli de Ghaumont oblige
a Jean sire de Joinville à remettre la garde de Tabbaye de
g Saint-Urbain à Philippe le Bel, à cause de son comté de
a Champagne, les seigneurs de Joinville n'ayant pas dis-
a continué d,e vexer les religieux qui ne voulurent plus les
« reconnaître comme avoués. »
Il est à croirequ'en toute autre circonstance leur demande
eût été rejetée. Déjà plusieurs fois les religieux peu recon-
naissants de tout ce qu avaient fait en leur faveur Joinville
et ses ancêtres, avaient tenté de se soustraire à la domina-
tion de ces seigneurs ; mais ils avaient vu leurs prétentions
repoussées par saint Louis.
Ainsi, nous dit Joinville, <r Tabbé Geoffroi de Saint-
« Urbain, après ce que Je avois fait pour lui , me rendit le
« mal pour le bien y et appela contre moi , et fit entendre
u au saint roi qu'il estoit en sa garde et non en celle des
« seigneurs de Joinville. d Le roi^ après avoir écouté l'abbé
et le sire de Joinville , dit qu'il ferait examiner Taffaire
de la halle de Rouen employaiàit il y a encore quelques années.
M. de WaiUy prépare en ce moment une nouvelle édition des ta-
blettes du voyage de Philippe le Bel.
XL DE LA YfE
pour savoir la vérité; a et la vérité sue, il me délivra la
garde de l'abbaye et me baillases lettres d
En 1 307, Joinville At bâtir la vilte deMonthoil \ aa dio-
cèse de Toul , et y construisit une belle église dédiée à
la vierge Marie et à saint Jean-Baptiste, a à laquelle il as-
signa plusieurs belles rentes, o
En 1 3 1 1 , Philippe le Bel étant à Beaumont , Jean sire de
Joinville, comme sénéchal de Champagne, eut l'honneur
de le servir à table, et cette fois, conformément aux droits
attachés à sa charge, o il fut mis en possession des écuelles *. »
Le caractère de Joinville, son amour pourson pays,le sou-
venir de la loyauté et des vertus de saint Louis, ne lui permi-
rent pas de supporter plus longtemps les vexations fiscales,
l'altération des monnaies et les mesures violentes et tracas-
sières de Philippe le Bel . Des révoltes ayant éclaté, Joinville,
ensaqualitédesénéchalde Champagne, fitassembleren 1314
la noblesse du pays, et s'opposa énergiquement aux exac-
tions du roi ; toutefois ce qui fut décidé dans la conférence
resta sans exécution, le roi étant mort cette même année.
Dans ses Mémoires, en parlant de la colère de Dieu qui pour-
suit les mauvais princes, Joinville s'écrie : « que le roi qui
5 règne à présent y prenne garde; car s'il ne s'amende de ses
ce méfaits, Dieu ne manquera pas de le frapper cruellement
c( dans sa personne ou dans les intérêts de sa couronne. »
Mais dès que Louis te Hutin fut monté sur le tr6ne et
qu'il eut accueilli les plaintes de ses sujets, et signalé
son règne par la suppression des impôts créés par Phi-
lippe le Bel, Joinville cessa son opposition. Mandé par le
* Mons ocuH, selon le Gallia Christ, t Xlfl, col. 1143.
^ ChampolUoa-Figeac, Docum. hist., p. 62. — Généalogie dé Join-
ville^ iQs. 1 054, p. 40 et 4 1 . Voir au Ciiap. IX l'acte concemaat ce droit
DE iOlNVILLE. Xtl
roi pour venir se joindre à lui et marcher contre les Fla-
mands ré voltés^ il n* tiésita pas, quoique âgé de quatre-vingt-
quinze ans,à se rendre à son appel et vin t en 1 3 1 6 à Âuthie ' ,
prèsde Ghâlons-sur-Marne, avec un chevalier et six écuyers.
On a conservé la lettre qu'il écrivit au roi , dans laquelle il
lui annonce qu'il ira rejoindre son bon seigneur dès qu'il
aura réuni ses vassaux.
L'excuse auprès du roi de s'être servi du terme de bon sei-
gneur, expression familière dont il usait avec saint Louis,
dut être agréable à son arrière-petit-fils par le souvenir
que rappelait cette marque défection du vieux chevalier.
En 1 3 1 7, après avoir pris part à cette guerre, il était de
retour à Joinville et donnait la ceinture militaire à un ro«
turier; il en avait obtenu l'autorisation de Philippe V dit
le Long, qui succéda, en 1 3 i 6, à son frère Louis le Hutin.
Les rois ne laissaient plus aux barons le plein pouvoir de
conTérer la chevalerie.
La date de 1 31 9, indiquée pour la mort de Joinville dans
une épitaphe latine qu'on lisait sur son tombeau, prouve
qu'il a vécu quatre-vingt-quinze ans; il vit donc le règne
de six rois : Louis YIII, Louis IX, Philippe le Hardi,
Philippe le Bel, Louis le Hutin , et Philippe V, dit le Long,
L'ancien obituaire de Sain^Laurent (de Joinville) fixe au
1 1 juillet la date du décès de Joinville :
Obiit nobilis Johannes dominus de JoinTiUa,
£t uxor ejus et liberi ipsorum nobiâ dederunt
Quinque solidos capiendos ez arpeus de JoioTîUa (*),
^ Je ne vois aux environs de Châlons-snr-Marne que le village por-
tant le nom déAihiSf à 19 kilomètres de Cbâions, sur la route de ceti«
ville à Épernay en venant de Joinville vers Paris, et un autre village
• nommé OutineSj arrondissement de Vitry le Français.
(*} Document /, recueilli par M. Cbampollion-Figeac.
XUI DE JLA VIE DE JOINVILLS.
Mais il est regrettable que Tannée ne soit pas indiquée
sur cet obituaire.
11 résulte de divers actes que Je fils de Joinville, Ancel ,
Anceau ou Anselme était revêtu du titre de sénéchal avant
la fin de 1317, ce qui a donné lieu de croire que Joinville
mourut cette année même au retour de l'expédition contre
les Flamands; sa longue carrière se trouverait alors ré-
duite de deux années.
Joinville fut marié deux fois : la première à Alais de
Grand-Pré, dont les enfants mâles s'éteignirent sans pos-
térité ; la seconde à Alix de Resnel , qu'il avait épousée peu
après son retour de la première croisade de saint Louis.
Jean , né du premier mariage de Joinville à Tépoque
de son dCpart pour la Terre-Sainte, mourut avant son père,
sans laisser d'enfants.
Son autre fils Ancel , né de sa seconde femme Alix de
Resnel, épousa en secondes noces Tan 1322 Marguerite
fille de Henri, comte de Vaudemont: c'est ainsi que le
comté de Vaudemont se trouva réuni à la seigneurie de
Joinville.
Les compatriotes de Joinville, voulant éterniser par un
témoignage public une mémoire si nationale et que le
temps rend de plus en plus vénérable pour tous les Français,
ont, par une décision du conseil général de la Haute-
Marne (session d'août 1 853], voté Térection d'une statue de
bronze à la mémoire du sire de Joinville, dans la ville
qui porte son nom '.
' Membres de la commission : MM. de Froîdefond , préfet de ta
Haute-Marne, président, le baron de Lesperut, Chauchart, Tiiiberge,
Pellelereau de Villeneuve, Clerget de Vaucouleurs, Fériel, Roy.
IL
DES MÉMOIRES DE JOINVILLE
ET DE LEUR MÉRITE LITTÉRAIRE.
Dès le début de ses Mémoires, JoiDville nous dit que c'est
pour obéir aux instantes prières de Jeanne de Navarre, qui
moult Vaimoity qu'il a entrepris d'écrire Tbistoire de saint
Louis ; mais il ne la termina que quatre ans et demie après
la mort de cette princesse, qu'il recommande à Dieu : ce fut
donc à son fils Louis dit le Mutin, qu'il la dédia. Le texte
des manuscrits de l'histoire de Joinville porte : a Les
<c choses que j'ai oralement veues et oyes, ont été écrites
a l'an de grâce mille CGC et IX ^u mois d'octobre '. d
De même que Ville-Hardouin, son compatriote, Joinville
nous apprend qu'il a dicté ses Mémoires, probablement à
quelque écuyer ou à son chapelain. Les hommes de guerre
écrivaient peu ou même point alors : ils dictaient; écrire
était le fait des clercs , et non des chevaliers. Ces deux
gaerriers champenois , qui vécurent à un demi-siècle de dis*
tance , s'offrent chacun dans leurs écrits sous un aspect toat
particulier, qui nous retrace, comme dans un miroir,
leur nature si diverse. Ville-Hardouin, plus énergique, plus
positif, vadroit au but sans Jamais s'en détourner : c'est un
* La reine Jeanne de Navarre était morte dès 1304.
XLIU
XUV DES MÉMOIBBS
homme d*Etat; pour lui la Grèce, Athènes, Thèbes, le
Péloponèse, sont une proie présente et sans aucun souvenir.
Quand il parle de lui, c*est qu*il y est obligé comme chef de
l'armée , et c'est toujours à la troisième personne, ainsi que
César dans ses Commentaires. Joinvilie, plus civilisé , plus
aimable , plus curieux , s'informe de tout, s*intéresse à tout^
aime à raconter ses impressions et ce qu'il a entendu dire ;
comme il écrit pour une femme, pour une reine, qui l'avait
invité à lui faire le récit de ce qu'il avait vu, il s'y prête avec
la grâce d'un homme de cour, ami des dames et parfait che-
valier ; son style naturel et facile a tout le charme d*une
conversation ; on voit qu'il cherche à plaire.
La simplicité du récit , la naïveté des détails , la franchise
avec laquelle il nous parle de la grand^peur qu'il eût en
plusieurs occasions, prouvent qu'il n'a pas laissé altérer
la véracité de ses premières impressions.
Cet heureux naturel, cette clarté d'expression , cet esprit
chevaleresque et si éminemment français , cette générosité
de cœur, ce sentiment de l'honneur, auraient été gâtés ou
auraient disparu sous la rédaction pédantesque des clercs
de cette époque : tout indique donc que c'est Joinville lui-
même que nous entendons parler, lorsqu'il nous rapporte
cesjnerveilleuses histoires d* outre mer^ suivant qu'elles
s'offrent à son esprit et que sa mémoire lui rappelle Içs
faits dont il a été le témoin , ou qui lui ont été racontés ;
car de crainte que rien n'échappe à son souvenir, il entre-
mêle les anecdotes à la narration qu'elles interrompent
parfois brusquement, ce qui souvent l'oblige à dire : Or^
revenons à nostre matière et disons^ etc.
Dans ces Mémoires, qui sont l'un des monuments les| |
plus précieux des temps anciens et modernes , le chriétien\ l
DE JOINYILLE. XLV
dont la déyotion n'est pas toujours crédule , Thomme du
monde, le chevalier ami du roi, le naïf historien se mon-
trent avec un si grand naturel et une telle bonne foi , qu'on
peut pénétrer en quelque sorte dans le for intérieur de leur
auteur par le siihple récit qu'il nous fait, et sans même
qu'il y aj ou te aucune réflexion . Jamais le caractère et le style
ne se trouvèrent mieux d'accorii que dans Joinville; ses
Mémoires nous font voir en lui le courage uni à la modestie
et la véracité à la naïveté ; ces qualités y dominent par-
tout , même dans les moindres détails, où se manifeste une
sensibilité d'âme et quelquefois une lueur de philosophie
qui contraste avec la foi plus imperturbable de saint Louis.
Rien déplus curieux, de plus intéressant, de plus instructif,
et surtout qui nous fasse mieux connaître le caractère de
Join ville, que ses entretiens avec le roi, où, dans l'intimité,
se dévoile l'intérieur de leur 4me et de leur caractère.
C'est ainsi qu'il nous dit que dans les conseils de con-
duite que le roi lui donnait souvent, il l'engageait tantôt à
mettre de l'eau dans son vin , ce dont Join ville se défendait
par motif de santé et avec l'avis des médecins, tantôt à ne
Jamais prononcer le nom du diable, à tenir sa promesse en
toute chose, à n'émettre point d'opinions irréfléchies , à ne
jamais médire de son prochain , à ne pas se croire acquitté
de ses dettes même en faisant des dons à l'Église, à ne point
donner de démentis d*où résultent souvent des paroles
rudes et fâcheuses. De son côté , Joinville donnait aussi des
avertissements au roi ; un jour que l'abbé de Gluny adres-
sait à saint Louis une requête, qu'il avait fait précéder de
l'envoi de deux superbes palefrois, le sénéchal, voyant le
roi écouter longuement l'abbé à cause de ce beau présent,
le flt convenir du tort qu'il avait eu de raccepter. Le roi
\
\
XLVI DES MÉMOIBBS
le reconnut, et dès lors défendit à tous ses officiers de
jamais rien recevoir de ceux qui demanderaient justice.
Quoique bon chrétien, Joînviile n'affectait pas, afin de
plaire à saint Louis^ d*étre plus dévot qu'il ne Tétait réelle-
ment. Il fut même repris un jour pour avoir dit en pré-
sence du roi et de plusieurs évêques qu'il aimerait mieux
commettre trente péchés mortels que d'être ladre ou me-
seau. Mais la remontrance lui fut faite d*une manière toute
paternelle; le roi, par une délicatesse que Joinville a pris
soin de rappeler, Payant remise au lendemain pour qu'elle
fût le sujet d'un entretien particulier. Une autre fois le roi
lui ayant demandé s'il lavait les pieds des pauvres le jeudi
saint, il répondit que oncqties il ne laverait les pieds de
ces vilains ; ce qui scandalisa fort le roi, qui , pour réprimer
cet orgueil , lui cita l'exemple de Jésus-Christ , et l'exhorta
pour l'amour de Dieu d'abord, puis pour l'amitié qu'il lui
portait^ de s'accoutumer à les laver '.
Ces conversations avec saint Louis nous montrent Join-
ville bien moins soumis que le saint roi aux pratiques de
dévotion et beaucoup plus modéré dans son zèle, puisqu'il
se bornait à faire punir d'un soufflet ou d'un coup de poing
les jureurs et blasphémateurs. L'exemple suivant nous le
montre préoccupé des doutes qui, plus tard, inspireront
sainte Thérèse et troubleront Fénelon.
Le Soudan de Damas irrité de la mort de son cousin, as-
sassiné par les émirs d'Egypte , avait proposé au roi une
alliance , lui promettant de lui livrer le royaume de Jéru-
salem. Parmi les messagers que le roi envoya à Damas por-
' Dans un autre endroit de ses Mémoires, Joinville fait citer par
saint Louis Texemple du roi d^ Angleterre qui lavait les pieds aux me-
seaux ladres et les baisait*
DE JOINVILLE. XLYil
teurs de sa réponse était frèrelves, de Tordre desfrère«) prê-
cheurs, qai savait ie sarrasinois. Celui-ci, ayant rencontré
dans les mes de Damas une vieille femme, qui portait de
la main droite un vase plein de feu, et de la gauche une fiole
pleine d*eau, lui demanda : a Que veux-tu faire de cela? »
— Elle lui répondit : « Qu'avec le feu elle voulait brûler
le paradis, et avec l'eau éteindre l'enfer, pour qu'il n'y en
eût plus Jamais. » — Et il lui demanda, a Pourquoi veux
tu faire cela ? n — Parce que je veux que personne ne fasse
le bien pour avoir en récompense le paradis , ni pour la
peur de Tenfer, mais simplement pour Tamour de Dieu ,
qui tant vaut et qui tout le bien nous peut faire '. »
a Le saint roi, dit Joinville, se efforçoit de tout son
cr pooir ( pouvoir), par ses paroles , de moy faire croire fer-
«r moment en laloy chrestienne que Dieu nous a donnée,
or aussi (ainsi} que vous orrez ci-après. »
Après lui avoir démontré combien il fallait se garder
contre les tentations du doute , suggérées par Tennemî du
genre humain % le roi lui disait a que foy et créance es-
tf tolent une chose où nous devions bien croire fermement,
a encore n'en feussions-nous certains mez que par ouï-dire,
a Sus ce point ii mefîst une demande, comment mon père
■ Voici les deux tercets du célèbre sonnet espagnol composé en 1550
par sainte Tiiérèse {Crislo crucificado) et traduit par mon père dans
un vojage qn*!! fit en Espagne :
Le bonheur de t*aimer a pour moi tant d^appas,
Que je Saurais aimé si le ciel n'était pas;
S'il n'était pas d'enfer, je t'eusse aimé de même.
Ce cœur qui te client ne veut rien en retour :
Dans ta grâce, sans doute > est mon espoir suprême;
Mais, sans aucun espoir, j'aurais autant d'amour.
' «
Oncques ne Ii oi nommer le diable , » dit Joinville.
XLYIII DBS MBM01BS8
a avoit nom ; et je li diz que il avoit nom Simon. £t il me
a dit comment je iesavoie? etjelidizquejeencnidoieestre
« certain et le créoie fermement, pour ce que ma mère i*a-
a voit tesmoigné ' . — Donc vous devez croire fermement tous
a les articles delà foy, lesquiex les apostres tesmoignent,
8 aussicomme vousoezcbanteraudymanclieenlaCrdii^o. »
a Le roi m'appela un soir et me dist : je n'ose parler à
a vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche
a à Dieu; et pour ce ai- je apelé ces frères qui cy sont,.
« que je vous veil faire une demande. La demande fut
a telle : Seneschal, ilst-il, quelle chose est Dieu? — et je li
a diz : Sire^ ce est si bonne chose que meilleur ne peust
a estre. » — Vraiement, ûst-il, c*est bien respondre. i»
Joînville recevait aussi les confidences du légatdeRome,
et c'est par lui qu'il fut informé de la résolution que prit
le roi de quitter la Terre-Sainte. .
Alors, dit Joinville, a ce légat mit mes deux mains dans
or les siennes et commença à pleurer moult abondamment ;
a et, quand il put parier, il me dit : Sénéchal, je suis moult
a joyeux et j'en rends grâce à Dieu^ de ce que le roi et les
ff autres pèlerins échappent du grand péril , là où vous
« avez esté en cette terre ; mais je suis moult péné de ce
« qu'il me faudra laisser vos saintes compaignies et aller
a à la cour de Kome parmi ces déloyales gens qui y sont,
a Mais je vous dirai ce que je pense faire : je demeurerai
a ici un an après vous , et dépenserai tous mes deniers à
« fortifier la place d'Acre : par là je leur montrerai
* Simon étant mort en 1233, JoinYille, né en 1224, n^avait que huit
ans lorsqu'il perdit son père. Il pouvait même à la rigueur n^avoir que
sept ans.
DB JOINYILLE, XLIX
« tout dair cpie je n'emporte poiat d'argent, en sorte
« qu'ils me laisseront en paix ' . »
Le naturel du style et Tenjouement d'esprit de Joinville
conviennent si bien à sa narration, qu'on croit en lisant
ses mémoires,, assister en quelque sorte à ses entretiens avec
le roi> qui lui reconnaissant ^un soutil sens^ se plaisait
souvent à le mettre aux prises avec son confessear Robert
de Sorbon , le célèbre fondateur de la Sorbonne. Souvent
mémCy lorsque la discussion s'animait, le roi s'amusait à
prendre le parti de son confesseur, puis s'en excusait auprès
de Joinville^ avouant que son confesseur avait tort; mais
je levoyois si esbahi, lui disait le roi pour s'excuser, que
il 4ivoU bien mestier que je l'y aidasse. Voici comment
un jour Joinville confondit son pieux adversaire.
« Mestre Robert de Qerbon, dit Joinville, me prit par
mon mantel et me mena au roi, et tous les autres che-
valiers vinrent après nous. Lors je demandai à mestre
Robert: a Mestre Robert, que me voulez-vous?» Ëtmedist:
« Je vous veux demander, si le roi se seoit en cest pré et que
« vous alliez seoir sur son banc plus haut que lui, si on vous
« en devrait bien blasmer. » Et je lui dis que oui. Et il me
dit : a Donc faites-vous bien à blasmer, quand vous estes
plgs noblement vestu que le roy ; car vous vous vestez de
•
* Les plaintes contre Rome se rencontrent si ffé^emment dans
les auteurs de ce temps-là, dit du Cange, que Baronius et plusieurs
autres ont cru que les traits de médisance auraient été par^<emés avec
adresse par les hérétiques dans les livres qu'ils ont fait imprimer,
comme dans Mattliieu Paris et autres historiens; » mais, ajoute du
Cange, cela est peu probable, et il en cite des preuves. (Observât, sur
r histoire de saint Louis.)
Hardouin, dans ses Observât, sur Vhistoire de Joinville, p. 636,
(Opéra yaria, f° 1733) indique ce passage comme l'un de ceux qu^il croit
interpolés.
e
^ LES MEMOIRES
vair et de vert, ce que ie roi ne faist pas. » Et je lui dis :
« Mestre Robert^ salve votre grâce, Je ne fois mie à
« blasmer si je me vest de vair et de vert, car cest abit me
« lessa mon père et ma mère; mais vous faites à blasmer,
« car vous estes filz de vilain et de vilaine , et avez laissé
« l'abit de vostre père et vostre mère, et estesvestu de plus
« riche camelin que le roi n'est. » — Et lors je pris le pan
« de son surcot et du suroot du roi, et lui di : Ores esgar-
« dez ce je diz voir (vrai). Et le roi entreprist à défendre
« mestre Robert de paroles de tout son pooir (pouvoir). »
Cet autre récit n'a ni moins d'enjouement, ni moins de
charme.
« Ayant prié le roi de me permettre un pèlerinage
à Tortose, parce que c'est le premier autel qui oncques fût
fait en V honneur de la Mère de Dieu sur terre, et que Nostre«
Dame y faisoit grands miracles, le roi me donna congié
d'y aller et me dit de acheter cent camelins de diverses
couleurs pour donner aux Cordeliers quand nous viendrions
en France. Le prince de Tripoli (Roemond), que Dieu ab*
solve, nous fist grand' joie et aussi grand honneur qu'il
pût, et eust donné à moi et à mes chevaliers grands dons;
mais nous ne voulsismes rien prendre , si ce n'est des reli-
ques, lesquelles j'apportai au roi avec les camelins que je
lui avois achetés.
a renvoyai à Madame la royne quatre camelins, et le
chevalier qui les porta , les porta entortillés en une toile
blanche. Quand la Royn&.-le vit entrer dans sa chambre,
où elle estoit , si s'agenoilla contre lui , et le chevalier se ra-
genoilla contre elle aussi, et la royne lui dit : « Levez*vous,
« sire chevalier; vous ne vous devez pas agenouiller, qui
« portez lei) reliques. » Mais le bon chevalier dit : « Dames,
DE JOIKVILLB, Ll
<K ce ne sont pas reliques , mais bien camelins qoe mon sei-
a gneur vous envoyé, d Quand la royne ouït cela et ses
demoiselles, si commencèrent à rire; et la royne dit au
chevalier : Dites à vostre seigneur que mal jour lui soit
donné , quand il m'a fait agenollier contre ses camelins. o
Malgré toute sa déférence et tout son dévouement pour
le roi, Join ville, quand il était dans son droit, ne crai-
gnait pas de lui résister, et dans une circonstance où Thon-
neur de sa troupe était engagé , il osa menacer le roi de
quitter son service, si Justice ne lui était pas rendue. Voici
son récit :
a Un sergent du roi, qui avoit nom GoulUy mit la main
a sur un chevalier de ma bataille ; je m'en allay plaindre
il au roy. Le roi me dlst que je m'en pouvois bien souffrir,
« que son sergent n'avoit fait que bouter (pousser) mon che^
a valier, et je lui dis que je ne m'en souffrirois jà; et s'il
9 ne me faisoit droite je lerrois son service, puisque ses ser»
a gens batteroient mes chevaliers. Il me iist faire droit ,
<ç et le droit fut tel, selon les usages du pays, que le sergent
« vint en ma héberge (quartier) déchaux et en braies, sans
<r plus, une espée toute nue à la main, et s'agenoilla de*
« vant le chevalier, et lui dist : a Sire, Je vous amende ce
a que je mis main à vous; et vous ai apporté oeste espée,
<x pour ce que vous me coupiez le poing, se il vous plaist. h
a Et je priai au chevalier que il lui pardonuast son mal-
a talent, et si fit-il. » ^
Joinville se plaît à raconter les beaux faits d'armes, mais
sans exagération, et ne vante Jamais les siens, dont il parle
simplement, et presque malgré lui. Dire du mal d'autrui ,
n'est pas dans sa nature. C'est ainsi que, dans le rédt de la
LU DES HéMOIBBS
bataille de la Massoure , il dit : « Il y eut moult de gens
a de grand bobant (étalage), qui s*en vinrent moult honteu-
(( sèment fuyant parmi le poncel (le petit pont défendu si
« courageusement par lui et par le comte de Soissons), et
a s'enfuirent effréément; neoncquesn*en pûmes nul arrêter
c( delez (près) de nous , dont j'en nommeroie bien , desquels
« Je me soufiferai (ne me permettrai) , car morts sont. »
/ Parmi les prouesses de nos cbevaliers dans cette désas-
treuse expédition, où les occasions de signaler leur courage
ne manquèrent pas, les plus beaux exemples de dévoue-
ment et de bravoure héroïque et désespérée sont racontés
par Joînville avec une telle simplicité qu'il semble que ce
soit chose toute naturelle à ces braves chevaliers.
« Le roy me conta, dit Joinville, que le jour où il fut pris,
il étoit monté sur un petit cheval couvert d'une housse
de soie, et me dit que derrière lui ne demeura de tous che-
valiers ni de tous sergens que Messire Gébffroy de Sar-
gines, lequel amena le roy jusques à Casai , là où le roy fut
pris, et que Geoffroy de Sargines le défendoit des Sarra-
zins de même qu'un bon serviteur défend des mouches le
hanap ( la coupe ) de son seigneur; car toutes les fois que
les Sarrazins l'approchoient , il prenoit son espée , qu'il
avoit mise entre lui et Tarçon de sa selle, et la mettoit
sous son aisselle, et leur recouroit sus et les chassoit hors
du roy. Et ainsi mena le roi jusques à Casai , et le descen-
dirent en une maison, et le couchèrent au giron d'une bour-
geoise de Paris comme déjà mort , et cuidoient que il ne
deustja veoir le soir, »
î Ailleurs, il nous dépeint Chàtillon gardant seul une rue
! et s'élançant V espée au poing toute nue sur les Turcs, et,
\ après les avoir repoussés, revenant pour ôter les flèches dont
DE JOINVILLE. LUI
il était couvert; a puis, se redressant sur ses estriers, il es'-
« tendoit les bras atout Tespée et crioit : Chatillon l che-
a vaHers! où sont mi prud^ hommes ! et quand il se retour*
a noit^t il voiéoit que les Turcs estoient entrés par l'autre
« chief (l'autre bout de la rue ), il leur recouroit sus Tespée
a au poing et les en chassoit , et ainsi par trois fois en la
a manière susdite, jusqu'à ce que la gorge lui fust coupée. »
Mais rinsoudancedu péril, le mépris de la mort, ces ver-
tus des chevaliers, ne sont rien aux yeux de Joinville dès qu'il
y voit de la dureté de cœur ; ce récit nous en offre la preuve.
« La veille de cette grande bataille (celle de Mans-
sourah), fut mis en terre, nousdit-il, monseigneurde Lan-
dricourt, l'ttn de mes chevaliers à bannière. Là où il estoit,
dans sa bière dans ma chapelle % six de mes chevaliers
estoient, appuyez sur plusieurs sacs pleins d'orge, et, pour
ce qu'ils parloient haut et que ils faisoient noise (trouble)
au prestre , je leur allai dire qu'ils se teussent et leur dis
que vilaine chose estoit de chevaliers et de gentllz hommes
qui parloient tandis que Ton chantoit la messe. Et ils me
commencèrent à rire, et me dirent en riant que ils lui re*
marloîent sa femme; « je les enchoisonai (gourmandai) et
« leur dis que telles paroles n'estoient ne belles ne bonnes,
« et que tost avoient oublié leur compaignon. Et Dieu en
<( fist telle vengeance, ajoute Joinville, que le lendemain fut
(f la grande bataille du caresme-prenant, dont ils furent
« morts ou navrés à mort, par quoi il convint de leurs
tf femmes remarier toutes six *. d
Je ne sais si je me trompe, mais en lisant Joinville, l'ab-
' Sa fente où son chapelain disait la messe des morts.
' Cette réflexion et la simplicité de ce récit rappellent au souvenir
La Fontaine et sa fable du vieillard et des tr(fis jeunes hommes.
e.
LIY DES MiMOIBES
sence totale die cet art qui se laisse souvent entrevoir même
parmi les plus admirables beautés des cbefs-d*œuvre de la
Grèce et de Rome, me semble bien rachetée par une aussi
noble simplicité qui n'ôte rien à la grandeur des .faits.
Quelques exemples justifieront, je pense, cette opinion, et
feront mieux apprécier le mérite littéraire de Joinviiie.
Tel est entre autres ce récit.
<c Or avez ouï ci -devant les grandes persécutions que le
roy et nous, nous souffrîmes, auxquelles persécutions là
royne n*eschappa pas, si comme vous orrez ci après; car
trois jours devant qu'elle accouchast, lui vint la nouvelle
que le roy estoit prins, de laquelle nouvelle elle fu si effa-
rée, que toutes les fols que elle s'endormoit dani son lit, il
lui sembloit que toute la chambre estoit pleine de Sarra-
zins,et s'escrioit : Â Taide, àraide ! Etpour qnerenfantdont
elle estoit grosse ne périst point, elle faisoit gésir (coucher)
devant son lit un vieux chevalier de quatre-vingts ans, qui
la tenoit par la main , et toutes les fois que la royne s*é*
criolt, il disoit : « Dame, n'ayez crainte , car je suis ici. o
^ant qu'elle fust accouchée, elle fist vider hors toute sa
chambre, fors que le chevalier; et s'agenouilla devant lui et
lui requit un don , et le chevalier le lui octroya par son
serment; et elle lui dist : a Je vous demande, ûst-»elie, par
« la foi que vous m'avez baillée, que si les Sarrazins pren-
(( nent ceste ville, que vous me coupiez la teste avant qu'ils
a me prennent. » £t lechevalier respondist : Soyez certaine
il que je le feray volontiers; car je l'avoye jà bien enpensé
a que je vous occiroie, avant qu'ils nous eussent pris. i>
On n'est pas moins ému en lisant cet autre récit aussi
touchant par sa simplicité que par la tristesse qu'inspire
DE JOlNVItLE. LV
en nous un acte d'héroïsme inconnu de Tantiquité grec*
que et romaine.
tf II y avoit en Tarmée un moult vaillant homme qui
a avoit nom monseigneur Jacques de Castel , évesque de
8 Soissons. Quand il vit que nos gens s*en revenoi^t de-
a vers Bamiette, lui qui avoit grand désir d'aller à Dieu ,
a ne s'en voulut pas revenir en la terre ou il estoit né,
a mais se hâta d*aller avec Dieu ; et férit des esperons^t
a se lança aux Turcs tous seul, qui de leurs espées Toc*
a cirent et le mirent en la compagnie de Dieu au nombre
a des martyrs '. »
Les âmes mélancoliques des peuples du nord sont seules
capables d'un tel sacrifice volontaire, où le sentiment reli-
gieux sanctifie le suicide*
Ses descriptions sont d'autant plus remarquables qu'à
eette époque les historiens et les chro^iîqueurs n'en offrent
que de rares exemples. J'en citerai une seule.
« Quand nous arrivâmes en Chypre, où déjà le roi était
arrivé, tes provisions qu'il avait faites étaient tellement à
foison, c'est-à-savoir, les celliers, l'argent monnayé, les gre-
niers , que les celliers formaient de grands amas de tonneaux
entassés dans la campagne au bord de la mer à une telle
hauteur qu'on les eût pris pour des granges. Les gens du
roi avaient acheté cette provision deux ans avant son
firrivée; les froments et les orges formaient des monceaux
^ Ces exemples d'ecelésiastiqnes combattant avec les j^erriers se
rencontrent sourent au moyen âge. Anne Comnène et les Grecs repro-
oliaient aux Latins que leurs ecclésiastiques, à peine araient-ils obtenu
la prêtrise, endossaient le bamais militaire, s'armaient de la lance el de
répée et allaient à la j^erre ; ce qui était expressément défendu aux
€«recs. (Du Gange, Dissert, sur /oinville.)
LVI DES MEMOIBBS
dans la campagne et semblaient être des montagnes, d'au-
tant que les blés battus dès longtemps par la pluie s'étaient
recouverts d'un herbe verte, qu'elle avait fait germer '•
Or, quand on voulut les transporter en Egypte, oh enleva
toute cette herbe verte formant une croûte , et l'on trouva
le froment aussi frais que si on l'eût battu à l'instant. »
Ses observations sur un grand nombre de faits et d^usages
montrent dans Joinville un esprit observateur, qui compare
et juge avec sagacité. Excepté l'erreur qu'il commet au su-
jet de la source du Nil, laquelle nous est encore ignorée*,
la description qu'il donne de ce fleuve miraculeux est aussi
exacte que curieuse. Après avoir décrit l'inondation du Nil,
couvrant les campagnes et les sept branches par lesquelles
s'écoule ce fleuve, qui, au contraire des autres, ne reçoit
dans son cours aucune rivière, il nous montre les habitants
' « La végétation est si rapide en Chypre que deux jours après un
[ « violent orage, jetant le» yeux des fenêtres de la maison du consulat,
I «■ située dans la partie la plus élevée de Larnaca, sur cette ville aux
: « toits plats et poudreux, elle me parut avoir disparu sous des tapis
« de verdure. La pluie en si peu de temps avait fait germer Therbe
« sur toutes ces terrasses , qui , comme les murs des maisons , sont
« construites en terre mêlée avec de la paille. » {l'fotes (tun voyage
fait dans le Levant en 1816 et 1817. )
' Joinville rapporte que « on disoit en Egypte que maintes fois le
Soudan av.oil essayé d'où le fleuve venoit, et que les gens qu^il avoît
envoyés rapportoient que ils avoient cherché le fleuve et qu'ils estoient
venus à un grand tertre de roches taillées (à pic), là ou nulz n'avoit
pu monter ; de ce tertre cheoit le fleuve. »
Si Joinville fait découler le Nil du paradis, il n'est en cela que Técko
des chroniqueurs, des légats et des prélaU, qui n'étaient pas plus ins-
truits que lui sur ce sujet, ou qui voulaient peut-être frapper rima«
gination du vulgaire. On voit du reste Pierre Sarrasin, dans sa lettre
sur la croisade de saint Louis, parler de même de Babylone et du
Jlxtm de paradis que on apele le A't/.
DB JOIN VILLE. LVII
labourant la terre ayec une charme sans roues, et foisant
produire au sol du froment , de Forge ^ du cumin et du riz,
qui poussent si merveilleusement qu'une telle abondance
ne sauroU venir que de Dieu, car autrement tout périrait
dans cette contrée par la grande ardeur du soleil gui brû-
leroit tout, vu qu'il ne pleut jamais. L'eau du fleuve est
toujours trouble;maisceux du pays^avantde la boire, pren-
nent ie soir quatre amandes , ou fèves, qu'ils écrasent , et
le lendemain l'eau est si bone à boire que rien n'y fault.
a Cette eau est de telle nature que lorsque nous la suspen-
dions aux cordes de nos tentes dans des pots en terre
blanche que l'on fabrique aupays, elle devenait , au plus
chaud du jour, aussi fraîche que de l'eau de source, d etc.
Ces détails sont parfaitement exacts. Il en est de même
de ce qu'il nous dit au sujet des Mameluks^ du Vieux de la
Montagne, des Assassins et autres sujets qui of&ent aussi un
grand intérêt. Bornons-nous à ce qui concerne les Bédouins.
et Quant aux Bédouins, ils n'habitent ni les villes, ni les
cités, ni les châteaux, mais couchent toujours aux champs ;
leur ménage, leurs femmes et leurs enfants campent la
nuit, et le jour, quand il fait mauvais temps, en des sortes
de tentes qu'ils font avec dès cercles de tonneaux liés à
des perches comme sont les chars de ces femmes , et sur
ces cercles ils jettent des peaux de mouton qu'on appelle
peaux de Damas, corroyées à Talun. Les Bédouins s*en
font aussi de grandes pelisses, qui leur couvrent tout le
corps, les jambes et les pieds. Quand il pleut, le soir^ et
qu'il fait mauvais temps, la nuit, ils s'enveloppentdans leurs
pelisses, êtent le frein à leurs chevaux et les laissent paitre
près d'eux. Quand vient le lendemain, ils étendent leurs
pelisses au soleil, et il ne parait plus qu'elles aient été
LVIII DBS MÉMOIBBS
mouillées le soir. Ils ont une telle croyanee que nul ne
peut mourir qu*à son jour, qu'ils dédaignent de s*armer,
et y pour maudire leurs enfants y ils disent : a Ainsi sois-tu
maudit comme le Franc qui s^arme par peur de la mort. »
En guerre, ils ne portent rien que Tépée et le glaive. Pres-
que tous sont vêtus de surplis, comme les prêtres ; leur tête
est entortillée de toiles, qui leur vont sous le menton. Ce
sont laides gents et hideuses à regarder, car leurs cheveux
et leur barbe sont tout noirs. Ils vivent du lait de leurs
troupeaux, et achètent aux riches les herbages de leurs
prairies pour nourrir leurs bêtes. Nul ne saurait dire quel
est leur nombre; car il y en a au royaume d'Egypte, au
royaume de Jérusalem, dans tous les autres pays des Sar-
rasfns et des mécréants auxquels ils payent chaque année
de granâsl:ributs.
a A mon retour d*outremer, ajoute JoinviUe, J'ai vu dans
notre pays, des chrétiens déloyaux qui suivaient la loi des
Bédouins et disaient que nul ne peut mourir qu*à son jour,
et cette créance est si déloyale qu'autant vaudrait dire
que Dieu n'a pouvoir de nous secourir; car ils seraient
fous ceux qui serviraient Dieu , si nous pensions qu'il n'a
pouvoir de prolonger notre vie et de nous garder de mal
et de mauvaises chances, et devons-nous croire qu'il a pou-
voir pour toutes choses faire. »
Les informations rapportées à saint Louis par les messa-*
gers que le roi avait envoyés, avec des présents, au puissant
souverain des Tartares , offrent un grand intérêt et don-
nent matière à de sérieuses réflexions. Il y a sans doute
quelques erreurs dans le récit de Joinville ; mais les foits
princioaux ne sauraient être niés.
tX DES MEMOIRES
pote, qui n'accepta le pouvoir qu'après avoir fait Jurer aux
Tnrtares a par celui qui a fait le ciel et la terre, oliéissance à
ses oominandements; et tous Jurèrent de ne point ravir le
bien à aucun d'entre eux , ni de se frapper, sous pdne d V
voir le poîng coupé , ni d'attenter aux femmes ou aux filles»
sous peine de perdre le poing ou la vie. Quant à nos en-
nemis, leur dit-il, si nous les déconfisons, que le massacre
dure trois Jours et trois nuits, que nul n'ose toucher au
gain , mais ne songe qu'à gens occire ; quand nous aurons
vaincu , je vous départirai le gain. »
Les Tartares, après avoir défait et chassé le roi de Perse^
qui s'en vint en fuyant jusqu'à Jérusalem, firent prisonnier
l'empereur de Gonstantinople Gautier de Brienne, et pro-
clamèrent comme leur tributaire le roi de France, ensdrte
que saint Louis se repentit fort de leur avoir envoyé une
ambassade avec des présents.
Il résulte de ce récit que les Tartares étaient faibles et
méprisés, mais que les outrages et l'injustice les révoltè-
rent : ce qui causa cette grande invasion qui dévasta l'Asie
et mit l'Europe en péril.
Les Chinois, ce peuple inoffensif que l'Europe attaque
et méprise , et envers qui l'Angleterre chrétienne enfreint
les lois de l'équité et de l^umanité, ne pourraient-ils pas
aussi sortir de leur apathie ?
Ils sont industrieux , ils ne craignent pas la mort; leur
pK>pulation, toujours croissante, est de quatre cents mil-
lions : qu'un chef, un Gengls-Khan , un Napoléon se mette
à leur tète, qu'il fanatise le pays au nom de la religion,
jde la liberté , de la nationalité, drapeaux au-dessous des-
quels fermentent les passions humaines , que les arts meur-
triers de l'Europe remplacent les antiques usages auxquels
OPINIONS DIYEBSBS SDB JOINTILLE. LXIII
a ennemi, qui ne connaît ni leur langue ni leurs liiœurs,
ff qui déteste leur religion et qui ne peut être regardé par
a eux que comme un chef de brigands étrangers , on verra
cr que Joinville n*a rapporté qu'un discours populaire. On
a sait combien dans un camp, dans une maison , on est
c mal informé des feits particuliers qui se passent dans un
a camp voisin , dans une maison prochaine. Dire fidèle-
a ment ce qu'on a entendu dirie^ c*est souvent rapporter
a de bonne foi des choses au moins suspectes, b
En effet, aucun historien arabe ne parle d'un fait aussi
extraordinaire ; mais il est très-possible que quelque inter-
prète sarrasin , pour flatter le roi, même dans llnfortune,
ou pour se donner de l'importance , ait imaginé cette fable ,
dont la réalisation pouvait d'ailleurs ne pas sembler im-
possible aux chrétiens récemment convertis à Tislamisme
et incorporés parmi les troupes musulmanes. On voit, en
effet, que lors de la croisade de Louis le Jeune ^ après la
défaite de son armée à Laodicée en 1148, trois mille
bommes furent laissés par lui à Satalie dans Tespoir qu'ils
pourraient s'y embarquer et venir le rejoindre à Acre;
a mais les vaisseaux qu'avaient promis les Grecs n'ayant
a point paru , ils durent se hasarder par terre et furent
« entourés par les Sarrasins; qui leur offrirent^ s'ils vou-
a laient changer de religion, de les recevoir parmi eux.
ff Ils acceptèrent ce parti, plutôt que de se voir réduits à
a l'esclavage '. o
' Hist. de saint Louis, par Bury, t. II, p. 369. Les chrétiens tentèrent
aassi de conTertir les prisonniers musulmans. Lors de la prise de Saint-
Jean d'Acre par Philippe- Auguste et Richard en li91 , « on distribua
« les prisonniers dans des maisons particulières, et on leur fit dire qtie
« ceux d'entre eux qui voudraient recevoir le baptême, seraient remis
« en liberté. Plusieurs le reçurent; mais la plupart, aussitôt après, se
LXIV OPIlflONS BIVSB8BS
yold le jugement qu'ont porté sur Joinville les trois
éminents critiques dont la France s'honore aujourd'hui et
dont les arrêts pleins de goût et de savoir seront confirmés
par la postérité'.
ce L'esprit de Join ville, dit M. Yillemain, est crédule,,
a ignorant et fertile. Tout est nouveau , tout est extraor-
a dinaire pour lui : le Caire, c'est Babylone; le Nil, c'est un^
a fleuve qui prend sa source dans le Paradis. Il a de ces
a notions particulières sur beaucoup de choses; mais, quant
a aux faits véritables, on ne saurait trouver plus naïf
a témoin. On dirait que les objets sont nés dans le monde
a le jour où il les a vus.
<rLe style de Joinville est très-remarquable pour l'é*
a poque où il écrivait; et, si on le compare avec celui de
a Yille-Hardouin, on s'aperçoit des progrès de la langue
a et de la narration ; on semble voir en lui une autre race
a d'hommes. »
« fauvèrent au camp de Saladin , pour faire de nouveau profession de
« niahométîsme et combattre contre les chrétiens, ce qui fit qu'on
« n*en reçut plus aucun au baptême. » Bury, t. II, p. 413.
' Dans V Histoire de la principauté de Joinville escriite en 1632,
manuscrit 1054, p. 61, on trouve ce jugement, te plus ancien de tous
sur JoinTille :
« Pour reyenir à notre historiographe Jean sire de Joinville, il est
« à douter si sa plume lui auroit acquis plus d'honneur que son espép.
« Chevalier excellent et en armes et en lois, comme on parloit en ce
« temps-là :
Par ingenium castrisque togœqtte»
« Dans son histoire, il a fait comme le sculpteur Phidias qui s'encliâssa
« destrementdans les replis de la robe de Minerve ; car il est à doubler
« s'il a plus escrit la vie de saint Louis que la sienne, y estant, à
« vray dire, enchâssé comme en chose inséparable. Il escrit de soy-
« même, et le doit-on croire pour sa noble ingénuité, comme d'autant
« éloigné d'ostentation »
SUB IOINVIU.B. LIT
a Joluvitte , dit M. Nisitrd , est on e^rit plus libre , pins
a curieux, plus animé que Ville-Hardoniu. Il mtie quelques
« Jugements à ses récits. A la différeoce du maréchal de
a Giampagne, qui va toujours eu avant où les évéuemeuts
o le raënent, ne se recueillant pas no moment pour les
a prévoir ou pour les juger, Jolnville s'est qudquefois ia-
« terrogé sur les bommes et sur les choses; c'est là un
o progrès. yille-HardouIn ne décrit pas. Toutes les ri-
« chesses de Constanticople, tant d'or et d'argent que n'é-
« puisa pas un pillage de quatre jours , toute cette magni-
a licence raffinée de l'empire grec oe loi tirent que quel-
d qoes exclamations banales.
0 C'est à peine, si, cent ans après , te plus s^éable des
0 chroniqueurs du quatorzième siècle, Frolssart, égale
a Jolnville par la, naïveté, la gr&ce, la propriété dans le
a chotx des termes , l'heureux accord entre l'expression et
(1 la pensée; quant à cette éloquence du cœur, qui émeut ^
et mais qui tient peut-être à son sujet, Froissart n'y atteint
e jamais, s
M. Sainte-Beuve , après avoir slgoalé en Jolnville cet
ensemble de qualités jeunes, aimables, Ingénues, qui ne
se retrouveront plus an même degré, termine par ces
réflexions la notice remarquable qu'il a consacrée à Join-
vllle.
R II est le représentant le plus agréable , le plus fomilier
o etieplusexpressifdecetdge que nous aimonsànous re-
« présenterdeloin comme l'âged'or du bon vieux temps. Si
« ce beau règne exista quelque temps dans' le passé, ce fut
a certes SOQS saint Louis, durant ces quinze années de paix,
0 à l'ombre du chêne de Vinceones; et c'est par la plume
LXTi opinions divebsbs
a de Joinville qu'il nous a légué sa plus attrayante image,
a On croyait alors à son roi, on croyait surtout à son Dieu ;
cr on y croyait, non pas en général et de cette manière tou-
i< jours un peu vague et abstraite, dans ce lointain où la
d science moderne, si on u*y prend garde, le fait de plus
« en plus reculer, mais dans une pratique continuelle et
(( comme si Dieu était présent, même physiquement, dans
(( les moindres occurrences de la vie. Le monde alors était
c< semé à chaque pas d^obscurités et d*embûches; Tin-
c( connu était partout ; partout aussi était le protecteur
(( invisible et le soutien ; à chaque souffle qui frémissait, on
a croyait le sentir comme derrière le rideau. Le ciel au*
or dessus était ouvert, peuplé en chaque p<nnt de figures
« vivantes, de patrons attentifs et manifestes, d'une invo-
a cation directe, et faciles à intéresser; le plus Intrépide
ce guerrier marchait dans ce mélange habituel de crainte
« et de confiance comme un tout petit enfant. A cette
« vue, les esprits les plus émancipés d'aujourd'hui ne sau-
a raient s'empêcher de dire , en tempérant leur sourire par
a le respect : Sancta simpiicitas! Le bon sens, certes,
<x ne manquait pas, et il avait ses retours , ses contradic-
«[ tions piquantes au milieu de ce réseau de croyances et,
« pour tout dire , de crédulités. L*esprit naturel avait ses
« saillies, ses échappées d'enjouement, ses subtilités et ses
a hardiesses toujours renaissantes ; mais tout cela ne jouait
cr encore que dans le cercle tracé, et venait s'arrêter à
c( temps devant tout objet vénéré et redoutable. Le mot
c( de prud'homie comprenait toutes les vertus , la sagesse ,
a la prudence et le courage , l'habileté au sein de la foi ,
a Fhonnèteté civile, et le comme il fatU, tel que l'enten-
(t dait cette race des vieux chrétiens^ dont Joinville est
SUB JOINVILLB. iXVlI
a pour nous le rejeton le plus fleuri ; et Ton définirait bien
<v cet ami de saint Louis, qui resta un vieillard si jeune
tt de cœur et si frais de souvenirs , en disant qu*il fut le
c( plus gracieux et le plus souriant des prud'hommes
«f d*alors ^ »
A ces témoignages il convient d'ajouter ce qu*a dit
M. Michaud aine, de TAcadémie française, dans la notice
qu'on lit en tète des Mémoires de Joinville :
a Si les Mémoires de Joinville, dit l'historien des croi«
<c sades , avaient été rédigés par une autre que lui, il est pro*
« bablequ'on aurait parlé de la vie et des actions du sénéchal
a avec moins de simplicité et de réserve qu*il ne le fait lui-
a même. Lorsqu'il nous raconte les périls qu'il a courus,
« les grands combats auxquels il a pris part, il rend tou«
a jours grâce à Dieu et à menseigneur saint Jacques de
a ravoir sauvé ; dans son récit de la grande bataille de Man«
cr sourah, ilndhs dit seulement qu'il a reçu Qinq blessures ,
ff et que son cheval en a reçu dix-sept. Le bon sénéchal, qui
tf avait fait tant de prodiges de bravoure, avoue qu'en plu-
«r sieurs occasions il a eu grande peur, ce qu'il n'aurait pas
a laissé dire à un autre. Lorsqu'on lit Joinville , il semble
(T qu'on l'écoute et qu'on soit rangé en cercle autour de lui
or pour l'entendre ; la bonne foi respire dans tout ce qu'il nous
a dit ; cette bonne foi est chez lui comme une espèce de verve,
« comme une inspiration poétique qui anime ses paroles et
« lui fait presque toujours rencontrer l'expression la plus
(( vraie et la plus pittoresque. Lors même qu'il n'aurait pas
a appris de saint Louis à haïr le mensonge, on voit que son
* Sainte-Beuve, Causeries du Lundi 12 septembre 1853.
LXVIII OPINIONS DIYEBSBS
a bon naturel Taorait empêché démentir, tous ses lecteurs
cr sont bien persuadés qu'il ne mentirait pas, même pour jus-
ce tiiier et pour faire valoir le héros qu'il aime et qu'il veut
a nous faire aimer.
a La franchise n*est pas la seule qualité de Thistorien ; ou
a retrouve partout, dans son livre, les manières polies et le
a caractère d*un homme aimable et bon. L'amour de sol ,
« la haine d'autrui, l'esprit de jalousie qui ont inspiré tant
a d'auteurs de mémoires^ ne se montrent point dans Join-
c( ville ; sans cesser d'être véridique, il ditrarement du mal de
a ceux avecqui il a vécu ; il a quelque légère rancune contre
« les Templiers, qui lui avaient nié un dépôt, mais c'est un
c( tort qu'il parait avoir oublié en le racontant; il avait vu
« à Mansourah beaucoup de gens du bel air qui fuyaient
« commedesbobanSy mais il ne les nomme point, parce qu'ils
c( sont morts et qu'il respecte la mémoire des trépassés. Ses
« récits ne laissent jamais voir cette humeur chagrine qui
c( n'est que trop^ commune à ceux qui, dans vth âge avancé,
a racontent l^histoire des temps qu'ils ont vus. Il ne se rè-
(( porte au temps de sa jeunesse que pour prendre les cou-
ci leurs vives et la naïve simplicitédu premier âge de la vie ;
(c on peut dire qu'il n'y a rien de si animée de si vif, de si
(( jeune, en un mot, que le style et la manière de raconter
«jclu sire de Joinville.Le langage naïf de son temps donne
c( sans doute beaucoup d'intérêt à sa narration, mais ce lan-
(( gage même reçoit aussi quelque charme de la tournure de
c( son esprit et de son caractère enjoué.
a Les Mémoires de Joinville ne sont pas seulement un
« précieux monument pour l'histoire nationale; mais ils se
« rattachent aussià l'histoire de notre littérature. La langue
a que parlait le sénéchal est mieux connue qu'elle ne l'était
SUB JOmVILLB. LXIX
a il y a tm siècle ; on doit regretter néanmoins qu'elle soit
<f moins étudiée sous le rapport littéraire que sous le rapport
« historique. Je regrette que les études des derniers temps
« ne se soient pas portées sur le génie et le caractère de cette
« langue^ qui a aussi ses finesses et ses beautés, qu'il faut
« connaître; ses règles, sa logique, sa poésie, qu'il faudrait
a montrer à la jeunesse. Nous avons des cours pour toutes
c( les langues mortes, pour toutes les langues vivantes; et
a la langue que parlaient nos aïeux , personne n'est chargé de
« renseigner. L'Italie a une chaire spécialement consacrée
c( à expliquer le Dante : pourquoi n'en aurions-nous pas
cr une pour expliquer nos vieux poètes et nos vieux histo-
tt riens?»
€e vœu avait été déjà exprimé par Guillaume de La*
perière dès la première édition des Mémoires de Join ville,
en 1547, où il témoigne son étonnement de voir ainsi dé-
laissées nos histoires originaires.
Dansson Histoire des révolutions du langage en France,
M. Francis Wey entre dans des considérations sur le mé-
rite de nos trois premiers historiens. Je croîs devoir les re-
produire^ parce que l'estimable ouvrage de M. Francis
Wey n'est pas aussi connu qu'il devrait l'être.
« Prosateur nerveux et assez concis, Ville-Hardouin est
a parfaitement original, parce que l'érudition ne lui fournit
« aucun moyen de ne l'être pas. Il n'est ni clerc ni doc-
a teur ; son langage n'en est que plus franc, que mieux dc-
a pouillé de cette recherche littéraire, qui , louée au temps
a où elle a cours, devient souvent plus tard un type du
a mauvais goût, et donne de bonne heure, à un écrit, une
LXX OPINIONS DIYKBSES
« physionomie surannée. La langue de Ville-Hardouin a
if passé; mais la simplicité, le naturel, qualités de son
« style, n'ont pas vieilli.
« Tout le dessein de Ville-Hardouin se résume en ces
o mots : retracer avec fidélité et brièvement, sans emphase
a et sans désordre, des événements à la conduite desquels il
a a participé. Xénophon, Thucydide, César, n'ont pas fait
a autre chose ; ils avaient seulement à leur disposition une
<f langue parvenue à sa belle maturité ; le chroniqueur fran-
« çais, lui, maniait avec une voix virile un parler encore à
« sou enfonce. Son ton est tout militaire ; il ne cherche au-
« cùn effet de style , et son récit est sobre, comme celui
« d'un officier qui rédige un bulletin d'armée, avec une
« pleine intelligence du sujet. Nous observerons souvent
« que les meilleurs monuments de notre langue se sont
o construits de la sorte, en dehors de toute prétention litté-
<c raire;ce qui est tout simple : l'érudition autrefois copiait
« le latin, et s'alimentait à4es sources étrangères. Ce n'est
c( point de ce côté que le génie des Français pouvait rece-
(ir voit son caractère foncièrement national. Il ne sera pas
« inutile d'étudier la contexture de ce premier échantillon
c( de la prose française.
(( Beaucoup de simplicité , une sobriété rare en matière
c( d'ornements et de métaphores , une clarté continuelle et
« une rapidité remarquable, telles sont les qualités qui re^
(f commandent l'ouvrage de Ville-Hardouip. En vain on y
« chercherait la moiodre paillette ou même la plus légère
« trace du mauvais goût d'une époque reculée. Toute cette
« chronique est exécutée avec une sévérité magistrale. C'est
c( une œuvre de vrai soldat qui ne quitte Jamais sa place,
« et fait sans fracas son devoir à son rang.
SnB JOCfYlIXE. LXXl
« Jamais le maréchal de Champagne ne trahit le senti-
er ment de son individualité ; il parle de lui comme il ferait
cr d'un autre, et avec une égale indifférence. S'il rapporte
c( un discours quMl fut chargé de tenir, il n'y ajoute pas la
« moindre fioriture ; il dédaigne de se gratifier d'une sentence
« piquante, d'une période bien tournée, ou d'un grain de
(( cette érudition si fort prisée par ses contemporains. Ce
(c mépris du métier de beau parleur fut de tout temps , en
6 France, un des traits saillants de notre esprit militaire.
a Cette vertu d'abstinence à l'égard des vanités , des se-
ce ductions de la divagation phraséologique, témoigne d'une
it grande supériorité. En effet, au langage près , qui restait
cr dur et peu souple, Yille-Hardouin possède toute la vîgou-
cr reuse dignité d'qn livre classique. Il n'est jamais trivial,
cr ce qui fut le défaut du moyen âge, auquel il fait seul ex-
<r ception.
a Yille-Hardouin, chroniqueur simple et sincère, emploie
ce un langage où l'on signale déjà nombre de gallicismes,
a et certaines allures propres au français des époques posté-
« rieures
a Join ville e0t plus familier, plus prolixe, plus foncière-
cr ment français de caractère que Yille-Hardouin. V Histoire
ix de saint Louis contient, à proprement parler, les Mé-
« moires de l'auteur. C'est un grand seigneur qui se délasse
« à conter, se souciant peu démultiplier les digressions, se
cr laissant dériver à son caprice, et s'iimusant parmi les dé-
cr tails d'une foule de souvenirs. Son langage, plus verbeux,
0 moins précis, court à l'abandon, et n'est pas toujours
« clair. Si un mot facétieux s'offre à la pensée de Joinville ,
« au milieu d'une situation sérieuse ou pathétique, ce sera
LXXII OPIHIONS BIYBBSBS
et tant pis poar la gravité de cette situation ; le mot plaisant
e passera. De même se glisse parfois, dans les bas-reliefs du
c( temps, quelque petite gargouille qui rit, à travers un
«r groupe d*anges ou de saints en prière.
« Joinville est très-amusant , très*di versifié : on Taccom-
ff pagne avec plaisir ; on se voit vivre de sa vie, et quand
« OH a voyagé quinze Jours avec lui , on se sent devenu son
« ancien ami, tant on croit le bien connaître. Son style ,
(( son langage, ont à un baut degré la saveur du moyen âge;
u il ne rappelle du tout plus Tantiquité , genre de mérite
« fortuitementpropreauxéerivainsinstructifsd'unepériode
<( primitive. Le sénécbal de saint Louis est un bon seigneur
i< très-civilisé et d'un esprit assez retors. Il posséda l'art
c( de railler sournoisement, avec une feinte bonhomie, et
a en se faisant passer pour naif : une manière de déguiser le
a trait sous Tapparence de la candeur. Cette disposition
a d'esprit est très-française; on la trouve surtout chez les
<x soi-disant bonnes gens des campagnes. C'est dans une
a foule de petites anecdotes, et non dans les récits^ inévita*
« blement entremêlés de mêmes propos et d'incidients, qu'il
a convient de chercher Joinville, et d'y saisir ce goût de
i( terroir y pour ainsi dire , qui le distingue et. le recom-
(( mande.
(( C'est en descendant aux moindres détails des choses ,
(c que Joinville attache, qu'il rend ses tableaux vivants , et
a satisfait sa fantaisie. C'est aussi par là qu'il se sépare de
c( la ligne ferme et sévère qui doit guider, un historien. Son
« goût n'est point pur, ni son style élevé ; tout ce qui est
« vrai lui parait également bon à dire; la vulgarité forcée
a de l'expression ne le rebute Jamais. Il transmet y à propos
Q des coliques du roi et de ses propres maladies, des rensel-
SU£ JOINVILLS. LXXIII
a gnements peu héroïques. Ses causeries, peu retenues, res-
« semblent parfois à des chroniques de bivouacs, telles que
a les vieux grenadiers en débitaient, sous TEmpire, aux
« jeunes soldats. Joinville parle au profit de ceux qui Tont
cciconnu, et qui s'intéressent à lui ou à son mattre ; il n*a
c( souci des autres, etonreconnattqu'ii ne songea point aux
a lois delà rhétorique ni aux règles de la littérature, telles
c( qu'on les puisait dans les livres de Tantiquité. Il allait de-
a vaut lui, se plaisant en ses histoires, au jour le jour de sa
et pensée.
a Quant à Froissart , chroniquer est pour lui une pro*
a fession dont ils*acquitte avec habileté : moins élevé peut-
a être que ses devanciers, mais orné d'une teinte légère des
a lettres antiques ; décrivant complaisamment , se contentant
« parfois de la vraisemblance, recherchant Teffet; de son
a récit, il ignore Tart d'émouvoir, parce qu'il ne s'émeut
a jamais. Il peint avec vérité, mais petitement, comme les
a enlumineurs des miniatures de ses manuscrits, et rend la
a forme extérieure des choses, au moyen d'un langage par-
ce fois diffus, toujours un peu lourd , rarement élégant , et
rr rebelle d'ordinaire à Toriginalité de l'auteur. Il arrivait
c( trop tard ou trop tôt pour exploiter, au profit de sa gloire
a littéraire, un idiome dur, mais^robuste, ou un parler
(( froid , mais plus souple.
« Ces trois hommes , à des époques diverses, transmirent
« au français des allures différentes, et certains moyens
a nouveaux de dépeindre les idées. Ils enseignèrent à souder
a ensemble plusieurs membres de phrase; ils donnèrent du
« soufQe à la période, du mouvement et de la concentration
a à la pensée.
« Le mieux servi par le langage, c'est le premier. Son
9
tXXiy OPINIONS DIVBBSES SUB JOINYILLE.
(( style est le plus nerveux , mais son vocabulaire , assez
«r restreint, le cède en richesse et en précision à celui de
a JoinviUe, le plus foncièrement français des trois. Ces
c( chroniqueurs sont dépourvus de méthode ; la philosophie
c( est étrangère aux deux premiers, ce qui les subordonne
a aux véritables historiens; mais elle ne les égare pas,
« comme il arrive au plus moderne, et la nature les dirige
« sûrement, surtout Ville- Hardouin, qui n'a pas d'autre
« guide. D
IV.
TOMBEAU ET ÉPITAPHES.
Joinville fut inhumé dans la chapelle qu*il avait fondée
en 1263 dans l'église de Saint-Laurent de Joinville, atte-
nante au château.
Vers 1 629 , Ionique le chapitre de Saint-Laurent de Join-
ville fit reconstruire le chœur de cette église^ ou retrouva
au milieu d'anciennes constructions le mausolée de Join-
ville.
Longtemps on n'avait eu que des transcriptions infidèles
de répitaphe que Joinville fit placer en 1311 sur la tombe
de Geoffroy, son grand-père; c'est seulement en 1739 que
le père Merlin, Jésuite, l'a lue et transcrite lettre à lettre,
après avoir fait fondre avec de l'eau chaude et enlevé avec
une éponge la cire ou le mastic qui remplissait le creux
des lettres ^ Ce monument, contemporain de Joinville,
puisqu'il n'est postérieur que de deux années à l'époque
où il écrivit ses mémoires, rédigés en 1309, nous donne
un exemple du style et de l'orthographe d'alors ; mais
comme la copie du P. Merlin diffère en quelques endroits
' Observations historiques et critiques sur l'abbaye de Clair-
vaux, par le P. Merlin, jésuite. (Mémoires de Trévoux pour le vnois
d^août 1739, seconde partie, p. 18S5.)
LXXVl TOMBEAU
de celle qu'a donnée Ménard (p. 282), a qui la dut, nous
« dit-il, À Tobligation du sieur Gamusat, chanoine de
« Troyes, qui la lui a communiquée avec quelques autres
a titres anciens de la maison de Joinville, » je les place
toutes deux en regard :
Copie du P. Merlin. Copie de Ménabdi
« Diex sires tous poossans , je Dlex sires tons poissaos , Je vous
vous proie qae*TOtts faioes faone pri qae vous faciez honne mercy
mercy à Jofroy, signour de Join- àJoffroy, seigoor Joioville, quicy-
ville, qai ci gist, cai'vous dooastes gist : cui vous doonastes taot de
tant de grâce en ce inonde, qai vous grâce en ce inonde, qui vos fiinda
fonda et fit plusours 'esglises de son plusours églises de son temps. Pre-
tans : c'est à sçavoir, Yabie de Cuire', miers, l*abbaye de TEscuTe, de l'or*
de l*ordre de Cilés ; ilem l*abie de dre de Cistiaulx. Item l'abl)aye de
Jauviliier, de Premontrei ; item , la Joinuille , de I*ordre de Premons-
maison de Maacon, de i*ordre de tré. Item la Raison deMAoon, de
Grantmont; item, la Prioulel,doa Tordre de Grantmont. Item la pri-
vai de Onne > , de Moleimes ; ilem , ousté, dou Val Doune de Molesmes.
Tesglise de Saint-Lorans dou cbaa- Item Feglise de Saint-Lorent doa
tel de Joioville ; dont tuit cil qui cbastel de loinuiUe. Dont tuit
sont issu de ly doivent avoir espe- ciiz qui sont issus de li , doibvent
rance en Deu, que Deus l*a mis en sa auoir espérance que Dlex l'a mis
compaignie , pour ce que U saint té- ■ en sa compagnie; quar 11 sains tes*
moignent qui fait la maison Deu en moignent, qui fait maison Diex
terre^ àioûe la 9exïe(édi/le la sienne) en terre, il acquier prope maison
propre maison en ciel. Il fut cheval- ou cil. U fut cheualiers U milurs
liere li meudres de son tans, et ceste de son temps. Et ce apparut par
choze aparu es grans frais (sic) qu'il les grands fais qu'il fit deçà la
fit de sa mer et de là, et pour ce mer et delà. Et pour cela senes-
la séneschaucie de Champaigne fut calcie de Champaigoe en fut donnée
douée à lui et à ses hoirs, qui des- à li et à ses hoirs , qui depuis l'ont
put l'ont tenue de lui. Issi^ Jofroy tenue de lui. llcilz Joffroy, qui fut
qui fut sires de Joioville, qui oist sires de Joinuille, qui fut en Acre,
* yabbaye d'Escurey.
=* Le prieuré des filles de Yaldonne, dépendant de Tabbaye de Mo-
leimes, transféré depuis à Charenton.
^ Une note du P. Merlin dans le manuscrit du doyen des chanoines
de Joinville dit que issi a la même signification que le mot latin inde,
e*est-à-dire que GeofTroi lY était issu de Geoffroi III.
ET EPITAPHES. LXXVll
(était) en Acre, liquex fût peire à fut pères à Galllaume, qai gist «fii
Guillaume qui gist en la tombe eu- la tumbe couuerte de plomb, qui fut
verte de plomb, qui fut évesques de euesque de Langres, puis archeues-
Laogres, puis arcevesques de Rains, que de Reins , et frères germains
et freires germains Simont, qui fut Simon , qui fut sires de Joinuille,
sires de Joinville et seneschaus de et séneschals de Cbampaigne : et
Champaigne, liquex refut dou nom- fut du nombre des bons chevaliers,
bre des l)ons ctievaiiers pour les pour les grands prix d'armes qui
grans prié d^armes ouït de sa mer et ont deçà la mer et delà. Et fut auec
de là, et fut avec le roi Jehan d'Acre* le roy Jean à prendre Damiette.
à panreDamiette'. Icis Simous fut Ilcilz Simons fut pères à Jehan,
peire de Jehan, signour de Joinville segnour de Joinuille et séneschai de
et seneschaus de Champaigne, qui Champaigne, qui encore vit et feist
encor vit, liquex fit faire cest es- faire cetescrit Tan milCCC et XI,
crit ( Pan mil trois cens unze ' }, auquel Diex doint salut à Tame, et
auquel Deos doint ce qu'il seit que saintey au corps. Idlz Simons re-
besoin U est à l'àme et au cors! fut frères à Joff roy Troulart , qui
Iscis Simons refu freires à Jofroy refut sires de Joinuille et sénes-
Troullard, qui refu sires de Joinville chalz de Cbampaigne. Llqaeix Trou-
ât seneschaus de Champaigne, il- lart, pour les grands fais qu'il fit
quex , par les grains fais qu'il fit deçà la mer et delà , refut au nom-
de sa mer et de là, refu en nombre bre des bons cbeuallers. Et pour ce
des bons chevaliers ; et pour ce qu'il qu'il trespassa en la terre, sans hoirs
trespassa en la Terre Sainte sans de son corps, pour ce que redonnée
hoir de son cors , pour ce que sa ne périst, en apourta Jehan cilz
renomée ne périst , en aporta Jehan sires de Joinville son esco, après ce
sires de Joinville, qui ancor vit, son qu'il demeure ou seruice dou saint
escu , après ce qu'il out demoré en roy de France Loys, outre mer, Tes-
service dévot de le saint roy outre- pace de sept ans. Liquelx rois fit
merpacédesixans*: liquex Roysfist audict signour mont de biens. Ly-
audit signour mont [sic) de biens. ' dis sires de Joinuille mit son escu
Lydis sires de Joinville mistl'escu à Saint-Lorent, afin que on priât
à Sainct-Lorans , pour ce qu'on pour iy. Ouquel escu apert la
' Jean de Brienne, roi de Jérusalem.
^ Il résulte de cette épitaphe que Simon de Joinville , père de
Jean, assista à la prise de Damiette par Jean de Brienne, roi de Jéru-
salem en 1219. La fin de Pacte, du mois de juin 1218 (lettre G), nous
apprend, en effet, qu'il était sur le point d'entreprendre ce voyage
d'outre-mer, et l'acte D prouve qu'il était déjà parti, au commence-
ment du mois de juillet de ladite année 1218.
3 Cette date est omise dans l'imprimé; elle se trouve dans les copies
manuscrites , et elle est généralement adoptée.
* Le texte donné par Ménard porte sept ans.
9'
LXXVIII
TOMBEAU
proit pour lui , enquel ecu apert la prouesse qu'il fist , et Toonou r
prouesse doudit Jofroi en Tonneur que li rois Richard d'Angleterre \y
que li roi Richard d'Aiogleterre ly fist, en ce que il party ses armes à
list en ce qu'il parti ses armes À ceulx.
seues. Icis Jofroi trespassa de ce
siècle , en l*an de grâce mil six vins
rt dou^e', en mois d'aoust. Icis
Jefroi , quiescat in pace. »
« Cette épitaphe *, dit le P. Merlin , était sur une pierre
de trois pieds et demi enchâssée dans un mur. x> Si le style
lui parut beaucoup plus conforme à celui de la lettre du
sire de Join\ille rapportée par du Gange qu'au texte des
Mémoires de Joinville, il faut rappeler que le P. Merlin ne
connaissait alors que le texte des Mémoires donné par Mé-
nard d'après des manuscrits moins anciens que celui que
nous possédons aujourd'hui. Cette différence de style et
d'orthographe lui paraîtrait maintenant beaucoup moins
sensible.
De cette épitaphe résulte la généalogie suivante :
Geoffroy (IV), mort en 1132 '.
I
Geoffroy (V) Troullard , Simon , ( Guy,
mort en la Terre-Sainte y qui alla à seigneur
Guillaume,
évêque
en 1204. Damiette. de Sailly.) de Langres.
Jean,
historien de saint Louis.
»
Selon le P. Merlin ^, on ne lisait avant Tannée 131 u
' Il devait y avoir mil C lïll** et douze (1192).
2 Mémoires de Trévoux, août 1739.
3 Cette date résulte en effet de l^épitaplie ; mais elle est fausse et
prouve que cette épitaphe a suhi des altérations.
* Page 1888.'
ET EPITAPHES. LXXIX
sur la tombe de Geoffroy III que cette courte épitaphe :
Hic jacet nobilisvir Gaufridus y Dû. de Joinvilla.
Jean , sire de Joinville, fut enterré dans l'église de Saint-
Laurent , fondée par son bisaïeul Geoffroi III, au onzième
siècle. Son mausolée était à main droite en entrant dans
la fllapelle Saint-Joseph'.
a C'est le premier des sires de Joinville qui ait été in-
a humé dans Téglise Saint- Laurent. Il y est au chœur,
a sous les reliques où se Yoit un homme couché de son
a long et eslevé de terre de deux coudées. On garde son
« chef et sa mâchoire en ladite église comme un saint re-
« liqualre ; et c'est pour en dire comme fait T Ecclésiastique
« du valeureux Galeb (chap. 46, v. 11 et 12). Dominus
a dédit ipsi fortitudinem et usque in senectutem perman-
ce sit illi virtus ut ascenderet in excelsum; ut vidèrent
« omnes quia bonum est ohsequi sancto Deo ^.
A cette époque un dessin en fut fait par M. Paiilet, doyen
de ladite église de Saint-Laurent, ainsi que des tombeaux
de Anselme et de ses deux femmes ^ ; de Ferry P' et de Mar-
guerite de Joinville, son épouse; de Ferry II et de lolande
d'Anjou , rdne de Sicile, de Naples et de Jérusalem ; de
' Manuscrit de M. Pailliet, doyen de Saint-Laurent, extrait de pièces
sur l'église collégiale Saint-Laurent, en la possession de M. Lemoine.
* Histoire inédite de la principauté de JoînTille par Fissenx, 1633.
' Ces dessins provenant des papiers de M. Henri Cornet » maire-
adjoint.de Joinville, ont été donnés par lui à M. Lemoine. Malgré leur
étatrde vétusté, on a pu les restaurer.
4 Cette sépulture estjbâtie en forme de chapelle, voûtée, à piliers et
colonnes, où se voyaient les armoiries dudit seigneur sans inscription
ni épitaphe. (Hist. de la principauté de Joinville par Fissenx.) Au-des-
sous de ce mausolée était le caveau d'Anselme et de ses deux femmes.
En ouvrant ledit caveau le 13 mars 1638, on n'y trouva que des frag-
ments de bois de chêne et trois têtes de mort.
LXXX TOMBEAU
Henri de Lorraine, évèque de Metz et de Téroaenne;
de Claude de Lorraine ' et d* Antoinette de -Bourbon.
cr Ce mausolée étoit très-grossièrement scaipté; le siear
a de Joinviile y paraissait couché les mains Jointes sur sa
« poitrine. Il semblait être revêtu d'un capuce de béné-
cr dictin ; il avait son écu, sur lequel était gravé les arAoi-
« ries de Joinviile : ses pieds étaient tournés à TOrient ; on
cr ne le voyait pas aisément, attendu qu'une boiserie de la
a chapelle qui en séparait le chœur en dérobait une partie,
a et que d'ailleurs à dix-huit pouces environ au-dessus du-
cr dit mausolée on avait immédiatement construit une ar-
« moirie dans laquelle était renfermé le précieux trésor
« du chapitre. Au reste, ce mausolée est le seul de tous
' Au pied et an-devant du mausolée était le caveau de la Maison de
de Guise : on y descendait par neuf marches. Le procès-verbal, fait en
1638, dit qu^on trouva dans ce caveau,- au-dessons du vieux pavé, Imit
cercueils en plomb, un en cuivre , et un cœur en plomb. Sur celui
de Claude de Lorraine J^épitaphe qui relate Ténumération de ses titres
et dignités porte : « Claade.. lequel trespassa à Joinviile par poison,
le douzième jour d'avril Tan 1550. » Une autre épitapUe concerne
«I Louis de Lorraine , duc de Joyeuse et d'Angoulème, prince de Join-
viile, sénéchal héréditaire de Champagne, etc., blessé au bras droit en
venant au secours d'Arras, et mort à Paris le 27 septembre 1654, âgé de
trente-deux ans huit mois et quatorze jours. »^ Les épitaphes suivantes
concernent : Henri II de Lorraine , fils de Charles de Lorraine , duc de
Guise, de Joinviile, etc., mort le 2 juin 1664, — Louis-Joseph de Lor-
raine, duc de Guise, de joyeuse, d^Angoulème, prince de Joinviile, etc.,
mort de la petite vérole le 30 juillet 1671, âgé de vingt et un ans. — Une
épitaphe séparée, mais placée à c6té du troisième cercueil, porte Pindi-
cation suivante : Franciscus a Loiheringia, Joinviile princeps,
Caroli ducis Guisiâe et Henridx Catharinx a Joyeusa, œtatis stug
vigesifno septimo Florentix die septimo mensis novembris mille»
simo trigesimo nono. On croit que le tombeau placé à côté de celui
de Claude de Lorraine est celui de Charles de Lorraine, fils de Henri
le Balafré ( ms. des pièces appartenant à M. Lemoine).
ET £PITAPB£S. tXXXI
« ceux de notre église qui n'ait pas été violé au mois de
« novembre 1792, lors de l'irruption sacrilège dont je
« parlerai ci-dessous , attendu qu'il ne fut jamais possible
« de découvrir son ouverture '. »
Suit la description dudit trésor où était renfermée, dans
un vase d'argent doré, la ceinture de saint Joseph, époux
de la sainte Vierge, rapportée de la Terre-Sainte par le sire
de Joinville. Cette ceinture était enveloppée dans un étui
d'étoffe d'argent brodée par les religieuses ursulines dé
Celles en Berry. Le père Dom Pierre Masson , dit de Sainte-
Catherine, religieux, et visiteur de ^' ordre des Feuillants,
en fit présent à l'église de Saint- Laurent *.
En 1639, on trouva Tépitaphe suivante placée, dit-on,
sur la tombe du sire de Joinville, près du grand autel.
Elle est inscrite sur TObituaire de l'église collégiale de
Saint-Laurent , et 'j'en dois une copie à l'obligeance de
M. Lemoine. Le texte de l'Obituaire qui la précède est
écrit en caractère gothique dont la forme semble indiquer
une époque contemporaine à celle où vivait Joinville :
Decembris.
Obiit nobilis doniis dominus Johannes de Joinvilla et doua
Aelidis ejus uxor, dna de RinellOj qui dederunt nobis pro eorum
anniversario hac die annuatim celebrari duodecim sextarios avene
' ProcèS'VerbaU
» Cette ceinture existe encore dans Téglise Notre-Dame de Join-
ville. On vient de la renfermer dans un reliquaire gothique en cuivre
doré, donné par M. Lemoine, horloger à Joinville. Je possède unç
copie de la lettre écrite par le père Masson , dit de SalnterCatheiine,
datée de Joinville 19 septembre 1667, constatant la remise d'un ou»
vrage très-beau et très-riche pour mettre et enehéisser la relique
de la ceinture de saint Joseph , laquelle repose au trésor de l'é-
glise Saint-Laurent,
LXXXII TOMBSAU
singulis amis capiendos in terragiis de FerrariU, Ilem, idem
dnus dédit nobis immortales tabulas cum quibusdam Reliquiis
quas apportavit de Terra^Sancta,
Une main beaucoup plus moderne a ajouté ce qui suit
à rObituaire :
Prxsertim zona sancti Joseph quas in nostra JScclesia summa
celebritate ac veneratione coliiur,
D. O. M.
Quisquis es , aut dm , ant Tiator,
Adsta f ut lugeas , ut legas ;
Nosti quem nunquain Tidisti ,
Terris datum anno Dni 1214 (1224) ; cœlo natum 1319 :
Nomine, yirtute, scriptis , fama nondum mortuiun :
Polo utiquc immortalem et solo,
Dominum D. Joannem de Joniuilla,
Magnum olim Canipaniae senescallum ;
In bello (ortissimuin , in pace aequissimum,
In utroque maximum : *
Nunc ossa et cineres.
Les lignes suivantes rapportées par le père Merlin ne
se trouvent point à i'Obituaire :
Tanti Yiri animam in cœlis viventem Immortales amant.
Corpus in terra superstites mortales colunt >
Ingenium candidum , affabile et amabile,
LudoTico régi sanctissimo gratissimum , ^rincipibus laudatissimum ,
Galiiœ utilissimum , patri» suae perhonorificentissimum ,
Immortales amant , mortales colunt , omnes honorant.
Nos Zona sancti Josephi e Terra-Sancta asportata ab eo féliciter donati,
Domino subditiv aves nostrati , amici munerario»
Indytis corporis ejus exuviis , cinerumque reliquiis
Ruitunim nunquam amotis fidelissimi, amantissimœque fîdei monu-
roentum.
MM : LL : PP S.
Plura ne explora, sed plora et ora, ac abi obituru^.
Requiescat in pace.
ET EP1TAPHES. tlXXlII
Quoique les bénédictins, en insérant dans VÀrt de vérifier
les dates cette inscription déclamatoire, n'aient élevé ancun
doute sur son authenticité, les éditeurs du Recueil des His-
foriens des Gaules la regardent comme fabriquée postérieure-
ment, et, suivant toute apparence, en 1 639, à Tépoque même
où elle fut publiée. On l'attribue au P. Marteau.
Maintenant , d'après cet Obituaire, on peut établir une dis-
tinction entre les deux parties de l'épîtaphe. La première doit
être considérée comme ancienne ; la rédaction de la seconde
peut étire attribuée au P. Marteau.
Ces tombeaux et ceux des princes de Lorraine, qui avaient
succédé aux sires de Joinviile, furent respectés jusqu'à l'époque
de la Révolution. « Lorsqu'on jetait au vent à Saint-Denis les
cendres de saint Louis, celles de son ûdèle serviteur devaient
éprouver le même sort. » Dans la nuit du 19 au 20 novembre
1792, par ordre du ministre de la guerre Bouchotte ' , le di«
rectoire du district fit ouvrir les caveaux de l'église de Saint-
Laurent, arracha les cadavres de leurs cercueils en plomb, et,
pendant la nuit^ les fit jeter dans une fosse commune. Dès que
le peuple apprit ce sacrilège, il manifesta son indignation par
un soulèvement général y il se porta en foule à la maison
conmiune; plusieurs courageux citoyens^ Fabre menuisier à
leur tête, osèrent reprocher aux membres du Directoire « d'a-
Yoir exhumé secrètement et sans appareil de religion les osse-
ments des princes de JoinviHe, et fait déposer les dits ossements
dans le cimetière au rang de simples particuliers; ils deman-
dèrent impérieusement qu'on procédât sans retard à une autre
exhumation , qu'elle se Ht avec pompe , avec un détachement
de garde nationale >. »
Une réunion générale des membres de la commune fut
1 « L'intention àe nos législateors , en ordonnant le renversement des
tombeaux de nos anciens tyrans, a été de détruire toute superstition aris-
tocraUque ; votre patriotisme vous fera un devoir d'en user de même à
l'égard des monuments de cette espèce dans votre département , et Je
me repose sur votre vigUance pour la prompte exécution de ces mesures*
— BODCHOTTE. »
•^ Procès-verbal du 20 nov. 1792. M. Fériel, Notice tur le sire de JoinvUle,
I<^XXIV TOMBEAU ET BPITÀPHES.
convoquée ; mais Tirritation populaire ne fit qu'augmenter et
la garde nationale en armes pénétra dans la salle. L'agitation^
parvenue à son comble , ne comjnença à s'apaiser que quand
on eut obtempéré à toutes les demandes. Le 27 novembre,
l'exhumation se fit avec respect et décence ; un convoi nom-
breux accompagna ces restes des bienfaiteurs du pays à
l'église Notre-Dame où un service funèbre fut célébré ; les
ossements furent ensuite déposés dans le cimetière paroissial.
La pierre funéraire qui était placée sur le mausolée de
Joinville le représente de grandeur naturelle , à ce que Ton
croit, et alors il aurait eu près de six pieds de haut ; les osse-
ments trouvés dans son tombeau en 1626, selon un manuscrit
du milieu du dernier siècle, indiquent que sa tête était fort
grosse , et que sa taille avait près de six pieds. D'après le
dessin qui a pani pour la première fois en 1807 dans l'édi-
tion de la traduction anglaise des Mémoires de Joinville, il
est représenté couvert de la tête aux pieds d'une cotte de
mailles, par-dessus laquelle on voit une tunique sans manches;
le casque aussi est à mailles ; son épée est attachée à son
ceinturon, et à son hras gauche est suspendu son écu aux
armes de Joinville; ses deux mains jointes indiquent la prière,
et ses pieds chaussés de l'éperon reposent sur un chien, em-
blème de la fidélité. A droite et à gauche de sa tête sont deux
anges ailés, tenant, l'un, des plumes et un cahier à écrire,
Tautre, une écritoire et un livre relié.
Quoique nous possédions une copie de ce dessin à la Bi-
bliothèque impériale de Paris^ j'avoue que je n'ai pas une en-
tière confiance dans son exactitude rigoureuse , surtout en ce
qui concerne les accessoires. Si dans les manuscrits , même
anciens^ on voit souvent l'aigle (attribut de saint Jean) tenant
dans son bec une éoritoire, et saint Jean un calamus ou une
plume à la main ; ces mêmes attributs, placés entre les mains
d'anges qui tiennent en outre un livre à la main , ne me pa-
raissent pas d'accord avec les représentations figurées au com-
mencement du quatorzième siècle , et ne pourraient qu'indi-
quer une sculpture exécutée postérieurement.
m
n
lÊ)
V.
CHATEAU DE JOINVILLE.
Le château n^existe plus ; les buissons et les ronces
couvrent maintenant la colline que dominait le manoir
féodal des sires de Joinville.
Le dessin c[ui s'en est conservé nous en donne une exacte
représentation ; et cette vue accroît les regrets, quand on
pense que la destruction de ce beau château qui s'était
conservé huit cents ans, ne date que d'un demi-siècle.
Le château de Joinville fut fondé au onzième siècle par
le comte Ëstienne, qui vivait sous le règne de Robert, flls
de Hugues Gapet. On lit dans la Chronique d'Albéric
des Trois-Fontaines , à Tannée 1055 : Ipse Stephamis
primus casirum de Jovevilla inchoavit^. Un acte posté-
rieur à Tan de 1028 qualifie cet Estienne de haut et puis-
sant seigneur; un autre, de vir valentiœ potentiœ.
En l'an 1035 le château fut reconstruit , et en 1090
Geoffroi II contribua à son embellissement.
Ses successeurs, et surtout Jean sire de Joinville, en ac-
crurent les fortifications; ils y ajoutèrent de nouvelles
constructions, ainsi que la chapelle attenante au château.
' Voir r Essai sur la généalogie du sire de Joinville, ms. 1054.
LXXIY h
IXXXVI CHATEAU DE JOINVILLE.
En 1360, le château de Join ville fut pillé par l'armée
des Tard-Venus ou Malandrins % composée des gens de
guerre qui s'étaient débandés après la paix de Brétigny.
En 1364, Brocard de Fenestranges, mécontent de la
solde qu'il avait reçue au service du roi de France, ravagea
la Champagne. Son parent, le comte de Vaudemont, le fit
prisonnier et le retint dans le château de Joînville. C'est
alors qu'un incendie détruisit la chapelle du château , où
étaient déposées les chartes de l'église. Deux cartulaires
de l'église collégiale de Saint-Laurent furent anéantis :
l'un remontait à l'année 1260; l'autre commençait à
Tannée 1364.
En 1546, le duc de (ruise reçut à Joinville le roi Fran-
çois I^', qui y passa les fêtes de la Toussaint.
Le 30 juin 1554, la ville fut incendiée par Charles-
Quint, soit pour venger la niort du prince d'Orange, tué
au siège de Saint-Dizier d'un coup de couleuvrine qu'ua
prêtre lui tira de la totir de l'église , soit par haine contre
François^ duc de Lorraine, qui l'avait forcé de lever le
siège de Metz. Le château résista, mais l'église de Saint-
Laurent fut incendiée, et l'écusson de Geoffroy, surnommé
Trouillard^ que son neveu le sire de Joinville y avait
placé après l'avoir rapporté de Saint-Jean d'Acre , fut en-
levé par Charles-Quint.
; Pour réparer les calamités de la guerre, Claude de
Lorraine, sire de Joinville , obtint l'exemption de tailles
' Dans la Description de Joinville en V Estât oà on la voit à
présent ftûB. 1054, p. 106, il est ditqu^après la paix deBrétiguy, parmi
les bandes qni dévastèrent le pays, celle qui fat nommée Tard-Venus
Vempara de la ville de Joinville, où tous ceax du pays avaient déposé
leurs richesses, et que le butin fut de plus de cent mille livres; ils
extorquèrent en outre vingt mille livres pour sortir du pays.
CHATEAU DE JOINYILLE. LXXXYII
et dMmpôts, et il abandonna pendant la première année la
totalité de ses revenus, dépassant 30,000 livres ; la moitié
pendant la seconde année, et le tiers pendant la troisième.
« En 1639, le ] 9 août, Louis XIII passa à Joinville avec
« le cardinal de Bichelieu. Celui-ci monta au château ,
« admira les mausolées et tombeaux des princes , les reli-
« ques de l'église Saint-Laurent, notamment la ceinture
« de saint Joseph , le chef de Jean de Joinville et une table
« en plate peinture, qui est une des belles pièces que l'on
« puisse voir. Le roi et le cardinal furent fort contents, et
« le témoignèrent S »
Plus tard , les anciennes constructions du château, celles
de réglise de Saint-Laurent et les fortifications, furent ré-
tablies, et s'étaient conservées jusqu'en 1747, presque en-
tièrement les mêmes qu'au temps de Joinville. On en peut
juger par le plan dressé à cette époque pour les archives
de la maison d'Orléans. Nous le reproduisons d'après le
dessin qui est au cabinet des estampes de la Bibliothèque
impériale.
Le 27 avril 1791, le duc d'Orléans (Philippe-Egalité)
fit vendre les bâtiments du château , à la condition qu'ils
seraient démolis '. Cet ordre à jamais regrettable fut exé-
cuté, et le biau castel si cher au cœur de Joinville s'écroula
sous des mains sacrilèges. Parmi nos monuments histori-
ques , aucun n'aurait mieux mérité d'être conservé avec
un pieux respect.
' Extrait du livre-jonmal dans le recueil appartenant à M. Lemoine.
* Son mandataire était M. de Boncerf. Le château fut adjugé aux ci-
toyens Berger et Passerat, au prix de 6,000 livres pour les matériaux
et 1,500 livres pour le terrain (acte du 27 avrU 1791 ).
VI.
DES MANUSCRITS DES HÉMOIRES
DE JOINVILLE.
Les manuscrits de Joinville et ceux de YilleHardouin
sont peu nombreux , tandis que les Chroniques de Frois-
sarty quoique beaucoup plus volumineuses, se sont multi-
pliées, embellies de miniatures 9 et forment encore aujour-
d'hui le plus bel ornement de nos bibliothèques : ce qui
prouve que les récits de ce chroniqueur) par cela peut-être
qu'ils sont moins vrais et moins sérieux, étaient préférés
par nos pères à ceux plus sévères des deux historiens cham-
penois. Cependant Tidiome de Ville-flardouin et de Join-
ville est celui que Ton parlait alors à la cour de France:
et les grands événements que nous retracent leurs histoires
ne le cèdent en intérêt, ni aux narrations un peu fardées
de Froissart, ni aux fictions des romans de chevalerie.
Le plus ancien manuscrit des Mémoires de Joinville dont
il soit fait mention est celui qui est désigné dans l'inven-
taire de la Bibliothèque du roi de France Charles V, inven-
taùre dressé en 1 373 par son valet de chambre , Gilles Mal-
let, garde de sa librairie. Ce manuscrit était donc anté-
rieur à la date authentique que porte l'inventaire , où il
est ainsi désigné :
LXXXTIII
D£S M.ANUSCR1TS DE JOINVILLE. LXXXIX
a Une grande partie de la vie et des feiz de monsieur
a saint Loys , que fit faire le sire de Joinville , très-bien es-
« cript et historié^ couvert de cuir rouge à emprains, à
€c fermoires d'argent. x>
Le roi René de Sicile, au quinzième siècle, possédait un
manuscrit des mémoires de Join ville, qui fut transporté à
Beaufort-en-Yallée , petite ville d'Anjou » où il se trouvait
encore au seizième siècle. C'est ce manuscrit qui servit à
rédition première imprimée à Poitiers en 1547 , par Jehan
et Enguilbert de Mamef frères. Antoine Pierre de Rieux
en fot réditeur.
Auparavant, en 1540, la duchesse de Guise, Antoinette
de Bourbon, fille de François de Bourbon, comte de Yen-
dôme, mariée» en 1513, à Claude de Lorraine, premier
duc de Guise et seigneur de Joinville, avait communiqué
à Louis Lasseréy chanoine de Saint-Martin de Tours, et
proviseur de la maison de Navarre , un manuscrit de This-
toire de Join ville, dont Lasseré donna en 1541 un abrégé
concernant Thistoire de saint Louis '.
En 1584 , Lacroix du Maine possédait une copie de
a ce manuscrit, laquelle, dit-il, nous avons par devers nous
en langage françois usité pour lors * , » c'est-à-dire en un
langage qu'il supposait conforme à celui du temps de saint
Louis.
En 1616 j un autre manuscrit fut découvert à Laval
parmi des papiers appartenant à un ministre calviniste.
Ce manuscrit est mentionné par Menard dans la préface
de son édition àe Joinville.
Dans Taddition à sa dissertation, M. Bimard de la Bastie
* Il fait suite à Thistoire de saint Jérôme.
^ Biblioth./ranç., t. II, p. 522.
h»
IG DES MANUSGfilTS DES MÉHOIBES
mentionne un manuscrit découvert à Lucques par Sainte-
Palaye. Gomme il avait appartenu à la famille des Guises ,
il en concevait de grandes espéranees. La Bibliothèque
Royale en fit l'acquisition trois ans après (en 1741), au
prix bien modique de 300 livres; mais ce manuscrit % dont
la couverture portait les armes d'Antoinette de Bourbon,
parait être le même que celui dont cette duchesse donna
communication à Lasseré; il ne remonte pas au delà de
1500. Le style est conforme à celui de Tépoque de Fran-
çois l^', et plusieurs termes, usités dans le seizième siècle ,>
servent d'interprétation à d'autres plus anciens en usbge
au temps de saint Louis, ce qui'prouve que ce manuscrit
doit être une copie modifiée, quant au style et à l'orthogra-*
phe, d'après un plus ancien texte. La première partie con-
tient l'histoire de Joinville , la seconde, celle de Philippe-
Auguste. L'écriture en est très-belle, et la précieuse
miniature qui occupe en entier la première page, représente
Joinville offrant son livre à Louis le Hutin entouré de sa
cour. Six autres belles miniatures renrichissent.
Le plus précieux de tous est le manuscrit que possède
notre Bibliothèque Impériale (n® 2016 du Supplément fran-
çais } qui fut rapporté de Bruxelles par le maréchal de Saxe.
L'écriture , l'orthographe et le style de la miniature qui
est en tète, ont fait croire aux savants éditeurs du Recueil
des Historiens dé France qu'il pourrait être Toriginal
lui-même. La date consignée à la fin porte : a Ce fu
escript en l'an de grâce milccc et ix ( 1309], ou moys
doctoure. »
« Ce livre, disent-ils, tom. XX, p. 305, n'est pas seu-
* Coté n? 206 , Supplément français.
DE JOINVILLB. XCI
a lement Ton des plus précieux monuments de notre his-
a toîre, il est aussi, dans la plus ancienne copie qu'on en
« possède, Tun des monuments les q^lus instructifs de la
c( languefrançaise, tant parlée qu'écrite, à la fin du treizième
a siècle ou à l'entrée du quatorzième. »
Nous n*osons pas aitlrmer que ce manuscrit remonte à
une antiquité aussi reculée ; mais, à en juger par récriture ,
par le style de la miniature et par les différences assez
sensibles entre le langage et l'orthographe , lorsqu'on les
compare aux documents authentiques de la même époque ,
on peut affirmer que tout concourt à lui assigner une date
qui né saurait être postérieure à la fin du quatorzième siècle.
Il serait à désirer qu'un fac simile exécuté par la pho-r
tographie, ou par l'habileté des calligraphes qui savent re-
produire les anciens manuscrits, à s'y méprendre^ mit à
l'abri d'un accident ce monument unique et si précieux.
Sa perte serait irréparable et nous mériterait les justes
reproches de la postérité.
VIL
DES ÉDITIONS DES MÉMOIRES
DE JOINVILLE.
La première édition de la Vie de saint Louis par Joinville
fut imprimée à Poitiers, en 154 6, par Jean et Enguilbertde
Marnef, de format petit in-4** ; elle est dédiée à François P*",
et le privilège est daté de 1545. L'éditeur, Antoine Pierre
de Bieux , dit qu'ayant visité, en 1 542^ dans le pays
d* Anjou y quelques vieux registres du roi René de Sicile,
cuidant y rencontrer quelque antiquité dont il avoit été
amateur, il trouva parmi les manuscrits la Chronique
du roi Louis y escripte par un seigneur de Joinville , se-
néchal de Champagne, qui estoit de ce temps-là et avoit
accompagné ledit saint Louis en toutes ses guerres; mais
parce que l'histoire étoit un peu mal ordonnée et mise en
langage assez rude,.*,ay icelle veue, au moins mal qu'il
nCa été possible^ et l'ayant polie et dressée en meilleur ordre
qu'elle n' estoit auparavant, pour donner grande cognois-
sance des grands et vertueux faits de la très-chrestienne
maison de France, ay icelle voulu mettre en lumière '•
' Dans ravis au lecteur, Guillaume de Laperrière s'étonne « qne nous
soyons si curieux de nous enquérir si soigneusement délire les histoires
. xcii
DES EDITIOJNS DE JOIN VILLE. XCIII
Ainsi, paruDe sorte d'aberration d'esprit et par an funeste
désir d'améliorer les Mémoires de Joinville, le style et
Tordre de la narration ont été détériorés dans cette première
édition ; et, après plus deux cents ans, i'éditear crut rendre
service au public et à Fauteur en rajeunissant ce qu'il
croyait être un peu mal ordonné et mis en langage assez
rude. C'est ainsi que jusqu'au commencement de ce siècle
nous avons vu tant de beaux édifices du moyen Âge dé-
figurés par de malencontreux architectes pour les rendre
plus élégants.
C'est d'après cette édition qu'Ëstienne Pasquier cite
deux passages concernant Join ville; l'un d'eux , évidem-
ment interpolé , n'a plus été reproduit dans les éditions
postérieures.
des nations estrapges, grecques , latines et iNirbares, et négligeons de
lire nos histoires domestiques de notre dimat et nature. En quoy nous
faisons grand fauite : d'autant que tout ainsy (comme dit Cicero) quMl
est folie et réprouvée curiosité , d'aller acquérir honneur en pays es<
trange, quand on le peut acquérir en sa cité ou république* semhlable-
ment est. chose superflue chercher les exemples estranges, quand
nous en avons des nostres à suffisance. Attendu mesmement que les
exemples plus proclutms ont en nous plus d'énergie et d'efficace que
les loingtains. Oultre que la mémoire des nostres et domestiques,
porte plus de contentement à nostre esprit, que celle des estranges
et forains. Tant de raisons ne peuvent encore suffire , que nous ne
délaissions nos histoires originaires pour lire les aultres. »
Après avoir énuméré des hauts faits de nos rois et princes, et les avoir
eomparés à ceux des Grecs et des Romains, Antoine de Rienx signale
les vertus de saint Louis , et recommande au lecteur ce/ui gui le pre-
mier mit en champ de publication V Histoire de saint Louys par
Joinville, pour le profit et utilité publique. « Ce n'est pas, dit-il,
moindre louange de bien polir un diamant ou ung aultre pierre fine que
delà trouver toute brute, pareillement ne doibz pas attribuer moindre
louange au présent autheur, d'avoir réduit en bon ordre et élégant style,
la présente histoire , qu'à celui qui en fut premier compositeur. »
XCIV DES ÉDITIONS DES MEMOIBRS '
En 1 609, le libraire Guillemot donna une autreédition des
mémoires de Joinville, mais qui ne vaut guère mieux que
celle de Poitiers, dont elle est la reproduction. Deux réim«
pressions en furent fedtes à Genève en 1595 et 1596, in-l2«
Qnquante ans après la première édition, parut la se-
conde édition de THistoire de saint Louis par Joinville)
en 1617, format in-4^. Le nouvel éditeur, Claude Menard^
lieutenant en la prévôté d'Angers , dit qu'ayant trouvé à
Laval un ramas de vieux papiers échappés des ravages
que les protestants avaient faits dans quelques monastères
de l' Anjou ^W compara cespaperaces (c'est ainsi qu'il les
nomme) avec l'édition d'Antoine Pierre de Rieux, et s'a-
perçut bientôt par la différence du style, bieaucoup plus
ancien dans son manuscrit, combien l'éditeur, son prédéces-
seur, avait changé l'ancienne manière d'écrire de Join ville.
Menard promit donc de donner un texte tout autre
que celui d* Antoine Pierre de Rieux ^ et de rendre à Vhis^
toire de Joinville son premier étatj proclamant d'ailleurs
que rendre méconnaissable un auteur par les altérations
qu'on ose y apporter, c'est un attentât. Malheureusement,
il parait que ces paperasses n'étaient que des copies plus
ou moins imparfaites, et déjà revues et rajeunies, à en
juger du moins par le style, a Toutefois on doit beau-
ce coup de reconnaissance à Menard de nous avoir fait
« connaître ou d'avoir indiqué d'anciens et importants
a monuments pour l'histoire de saint-Louis. Nous lui
A sommes redevables de la première ébauche qui ait été
u tracée de la descendance du sire de Joinville, de la Vie de
« saint Louis par Geoffroy de Beaulieu , des actes de sa
c canonisation , et de la déclaration qui en fut faite au
a monde chrétien. »
DE J0INV1LLE. XCV
En 1657, une traduction espagnole , faite par Jacques
Ledei , parut à Tolède in-folio. Elle fut réimprimée in-4'' à
Madrid, en 1794.
*
La traduction latine du père Stiiting est insérée dans la
collection des Bollandistes*.
En 1668, du Gange donna une troisième édition de Join-
ville. Au moyen de pièces historiques qu'il compulsa à la
Chambre des comptes, il put éclaîrcir, dans ses dissertations,
bien des points relatifs à saint Louis et à Thistoire de Join-
ville; mais malgré toutes ses recherches , dans lesquelles il
fut secondé par M. Dupuy, garde de la Bibliothèque du Roi,
il n^en put découvrir aucun manuscrit. Il dut donc se
borner à composer son texte de la réunion des deux édi-
tions précédentes, en le rapprochant le plus possible, au
moyen des deux textes^ de celui que Ton pouvait supposer
avoir été la rédaction originale de Joinville.
D'après Tordre de Louis XV, le soin de publier une nou-^
yelle édition de Joinville fut confié à Melot par M. Bi-
gnon, bibliothécaire du roi. La mort de ce savant^ arrivée
en 1759, interrompit son travail, qui fut remis à Tabbé
Sallier, érudit et littérateur non moins habile; mais, après
deux ans de travaux, la mort vint encore arrêter la con-
tinuation de Touvrage , qui fut enfin achevé par Cap-
peronnier.
Dans cette édition, qui parut en 1761, le précieux ma-
nuscrit de notre Bibliothèque a été religieusement res-
' Une petite édition in-12 a été publiée en 1666 chez Manger; c'est
une compilation de l'histoire de saint Louis et des mémoires de Join-
ville. Une partie de l'édition porle le nom de Jacques Cottier.
XCYI DES EDITIONS DES MÉMOIEES
pecté. C'est ce texte qui a été suivi depuis dans les réim-
pressions faites, soit séparément, soit dans* les différents
recueils de Mémoires relatifs à Thistoire de France' pu-
bliées par Boucher, par Buchon, et par Michaud et Pou-
joulat *.
Une traduction anglaise par Th. Johnes parut à Londres
en 1807, 2 vol. grand in-4'*. Le traducteur annonce qu'il
a cru devoir préférer le texte de l'édition de du Gange à
celui de Capperonnier, attendu, dit-il, que la première jouît
d'une plus grande réputation et que le style est d'une lec-
ture beaucoup plus facile que Tautre, qu'il déclare presque
inintelligible. En ajouté à la fin du texte sont les passages
qui ne se trouvent point dans l'édition de du Gange. Gette
édition, qui n'offre aucune nouvelle recherche, est une sim-
ple traduction des Mémoires de Joinville, des dissertations
de du Gange, des extraits de manuscrits arabes que Gar-
donne a donnés dans l'édition de 17G1, des mémoires de
Bimard de la Bastio et de ceux de Le vesque de la Bavalièrew
Dans cette édition la gravure qui représente la statue
de Joinville couchée sur un tombeau est conforme au des-
sin livré postérieurement à la Bibliothèque impériale par
M. Ghampollion-Figeac, qui en a aussi donné une repré-
sentation dans ses dissertations sur Joinville.
* M. Petitot « tout en étant convaincu que le texte donné par
MM. Melot, Sallier et Capperonnier se rapproclie le plus de l'original, »
a cru cependant devoir préférer le texte donné par du Cange comme
étant d'une lecture plus facile.
^ 11 convient de signaler, comme addition à Terrata de cette édition
une lacune à la page 231, colonne 1", afin d'éviter qu'elle ne soit re*
produite dans d'autresréimpressions. Au lieu de: « eschappa le sire de
« Crancion {sic). En perdidouze » etc., il faut lire : « escbappa le sire de
Brancion du meschief de celle Journée; que de XX chevaliers que
il avoil entour H, il en perdi douze, » etc.
DE JOIN VILLE. XCVII
Eu ISSOy M. Francisque Michel avait commencé une
édition critique de Joinville; elle resta inachevée \
En 1840, les savants éditeurs du Recueil des Historiens
des Gaules et de la France, tout en suivant avec la même
exactitude que l'avait fait Jean Capperonnier, le manuscrit
n® 2016, y ont joint en note un plus grand nombre de va-
riantes extraites du manuscrit n^ 206. Ils en ont même
introduit quelques-unes dans leur texte, lorsqu'elles leur
ont paru offrir la véritable leçon ; mais alors ils ont eu soin
de consigner en note la leçon du manuscrit 2016 , qu'ils
avaient rejetée de leur texte.
^ M. Francisque Michel , dont chacun connaît le savoir, le zèle et
Pexactitude , a bien voulu donner le texte de cette nouvelle édition
quMl a revue sur le manuscrit 2016. Les notes et les explications qu^il
y a jointes rendront la lecture des Mémoires de Joinville aussi facile
qu'instructive.
VIII.
SOURCES A CONSULTER.
Après avoir indiqué les diverses éditions des Mémoires de
Joinville publiées jusqu'à ce jour, il peut être utile de faire
connaître les sources et les principales dissertations historiques
et littéraires qui se rattachent à Joiuville et à son histoire.
I. yie de saint Louis, par le Confesseur de la reine Marguerite.
La Bibliothèque impériale de Paris possède deux manuscrits
de cette vie , écrite par le Confesseur de la reine Marguerite, à la
demande de Blanche, fille de saint Louis.
Le manuscrit n"* 35t , disent les éditeurs du tome XX du
Recueil des Historiens des Gaules (MM. Daunou et Naudet) ,
peut remonter aux années 1310 à 1320 ; et en effet le style des
deux miniatures , récriture et l'orthographe, confirment cette
opinion'.
D'après ce document, dont l'authenticité est incontestable ,
je crois devoir reproduire les passages qui concernent Joinville ,
d'abord comme preuve sur laquelle s'appuye avec raison Bimard
de la Bastie pour réfiiter le paradoxe du P. Hardouin , et aussi
comme exemple du style et de l'orthographe de cette époque ,
puisque ce manuscrit (n® 351) remonte au temps où vivait
■ Il porte maintenaot le n* io,3ii A; Tautre maDUScrit, moins aodeD »
quoique cependant antérieur à Tan I400 , est coté io,309.
XCVIII
SOUBGES À CONSULTES. XCIX
Joinville. On pourra donc établir une comparaison, pour le style
et l'orthographe, entre ce manuscrit de la Fie de saint Louis et
le manuscrit n° 2016 des Mémoires de Joinville , qui, s'il n'est
pas l'original , ne saurait être postérieur à Joinville que d*un
demi-siècle ou un siècle, au plus.
A l'occasion de la canonisation de saint Louis, le Confesseur
de la reine Marguerite qualifie ainsi Joinville , qui comparut
comme témoin dans l'enquête faite alors :
« Monseigneur Jehan, seigneur de Jeenville, cheyalia du
« dyocesede Chaalons, home d'avisé aageet moût riche, sénes^
« chai de Ghampaigne, de cinquante ans ou environ *. »
Ce qui suit est conforme en grande partie à ce qu'on lit dans
les Mémoires de Joinville.
« Et aussi il enseigna à noble chevalier monseigneur Jehan
« de Joinville^ sénescbal de Ghampaigne, moût de bons essam-
« pies, qui fu avecques lui en sa court assez priveement et de
« son hostel par vingt-quatre anz et plus *, et il enseignoît
« moût sovent les bons essamples , si com il est desus dit. £t une
« fois avint einsi que li sainz rois demanda audit chevalier
« lequel il vodroit miex , ou avoir fait un péchié mortel ou estré
« mesel (lépreux ) ; et li chevaliers respondi que il vodroit miex
« avoir fet trente péchiez mortex, que ce que il fust mesel.
« Et, donques li sainz rois le blasma moût, et li dist et moustra
« que miex vaudroit estre mesel ; car péchié mortel est mese-
' Recueil des Histor. des Gaules; t. XX, p. 62, A..
'Les Jeta Sanctorum, des Bollandistes , t- V, d^août, p. 591, 609^
fixent également à vingt-quatre ans la <}urée de ces rapports famiUersii
tandis que le récit de Joinville les limite à vingt-deux ans. Cesi ce que
constate le eommen taire des Acta, qui font commencer cette intimité à
l'arrivée de Joinville en Ctiypre, en 1248, et la font cesser au départ de
saint Lx>uîs pour sa dernière croisade, en 1270. Si en I24i Joinville servit
le roi à table à Saumur, c'est seulement en Chypre que ses rapports d'a-
mitié commencèrent avec le roi.
Q SOUaCES A CO^St'LIfiA.
/ « lerie (la lèpre) de Tame; de laquele horae ne set comment
\ « il ea poist estre guéri, car il ne set quant il doit mourir; et
> « se il muert sans droite contridon et sans vraie confession*
^ « que il ne set se il porra avoir, comme celé chose dépende et
/ « yiegne de là grâce Dieu, Tame remaindra touzjors mesele
« se il muert en péchié mortel, et semblable au deable; mes
« de la meselerie du cors doit estre chascun certain que il en
« doit estre guéri par la mort corporele : pourquoi li sainz rois
« disoit que de trop loing il valt miex à homme estre mesel ,
« que ce que il soit en péchié mortel. £t aucunes foiz avec ce
« li benoiez rois dist audit chevalier ces paroles : Voudriez-vos
« avoir enseignement tel , par quoi vos eussiez enneur en ce
« monde et pleussiez as hommes, et eussiez la grâce de Dieu
« et si eussiez gloire en tens avenir? Et li chevaliers respondi
« que il vodroit bien avoir tel enseignement; et lors li dist
j « li benoiez rois : Ne fêtes chose ne ne dites que , se tout li
« mondes savoit ce , nonporquant vos ne le leriez mie a fere '.
« Et avecques tout ce li benoiez rois entroduisoit {disposait)
« le chevalier à ce que il hantast Téglisc , meesmement es festes
« des sainz sollempnex, et à ennorer les sainz; et li disoit que
« il esteinsî, par similitude, des sainz en paradis, com il est des
« conseilliers des rois en terre ; car qui a afere devant un roi
« terrien, il demande qui est bien de lui {en faveur auprès
« de lui) et qui le puet prier seurement, et lequel li rois doit
« oir ; et lors quant il set liquex ce est, il va à lui et le prie que
« il prît {prie) pour lui envers le roi : aussi est-il des sainz de
a paradis , qui sont privez de Nostre-Seigneur et ses familiers,
« et le pueent seurement prier, car il les oy. Et por ce devez-
« vous venir à l'église as jours de leurs festes, et ennorer-les
« et prier que il prient pour nous envers Nostre*Seignèur. De
« rechief, li sainz rois disoit au chevalier que aucuns nobles
« hommes sont qui ont vergoigne de bien fere, c'est à savoir,
< Qne vous ne laisseriez pàa de faire, qaand tout le monde devrait en
avoir connaissance.
SOURCES A CONSULTER. CI
« aler a l'église et oïr le servise Dieu, et fere autres œvres de
« pitié (pieté); et doutent {craignent) non pas vaine gloire,
« mes vaine vergoigne , et que l'en ne die que il soient pa-
« pelarz; et c'est trop meilleur chose que vaine gloire. Aussi
« comme cest pire chose que une meson chiee {tombée) pour
« un petit vent ou sanz nul vent, que celé qui est dehurtée de
« fort vent ' * • •
Le récit du confesseur de la reine Marguerite offre plus de
détails qu'on n'en trouve dans le récit de Joinville sur le
fait qui honore la mémoire de saint Louis. 11 constate encore
mieux la loyauté et la probité du saint roi à remplir ses enga-
gements même envers les Sarrasins.
« Et comme les deus cenz mile livres furent paiées , U benoiez
« rois demanda tout maintenant se ladite monnoie estoit toute
« paièe; et l'en li respondi : oil; mes monseigneur Phelipe de
« Nemox * , chevalier du beuoiet roy,. li dist adonques : La
« somme d'argent est toute paiée ; mes nous avons déceu les
« Sarrazins el pois de largent, en dix mile livres. Et quant li
«i benoiez rois oy celé parole, il fut moût coroucié et xlist t
« Sachiez, je voil que les deus cens mile livres soient paiées
« ehtièrement ; car je leur promis , et je voil que il n'en faille
« rien. Et adonques li séneschax de Ghampaigne marcha en
« repost(en secret) sus le pié du dit monseigneur Phelipe, et
« li fist signe de Fueil, et dist au benoiet roi : Sire, creez-vos
« monseigneur Phelipe? Cest un trufeeur {railleur). Et quant
« monseigneur Phelipe entendi la voiz du séneschal et il li sou-
« vint de la très-grant vérité du benoiet roi et de l'estableté
« {de sa fermeté). Il reprist adonques la parole et dist :
« iSire, monseigneur li séneschax dit voir {vrai)-^ je ne dîz celé
« parole fors en jouant et par trufe , et pource que je seusse
• Recueil desHistor, des Gaules, t. XX, p. 87, 8«.
» Selon le rédtde JoiDvUle, ce ne serait pas Philippe de Nemours, mais
Philippe de Damoes.
\
eu SOURCES A CONSULTEB.
« que vous diriez. Et H benoiez rois respondi : Vos aiez maies
« grâces de cest gieu et de cest essaiement ( de ce jeu et de cet
«• essai)\ mes gardez que la somme d'argent soit bien paiée
« toute entièrement. Et donques tuit cil qui furent ilecques
« environ , affermèrent que toute la monnoie estoit paiée en-
« tièrement «
Le passage suivant nous reproduit la déclaration apportée
par Joinviile , comme témoin dans Penquéte relative à la cano-
nisation de saint Louis.
« Monseigneur Jehan de Joinviile, chevalier, homme de
« meeur aage et moût riche , qui fu avecques le benoiet roy
« par trente-quatre anz et plus, assez privéement et de sa
« mesniée, par son serement afferma que il ne vit onques ne
« n*oy que li benoiez rois deist à aucun ^'autrui parole de
« mesdit ne de détraction en mauvèse manière ou en blâme de
« lui ; ne onques il ne vit home plus atempré ne de greigneur
« perfection de tôt ce qui pooit estre veu' en homme, que li
« benoiez rois fu; et que il croit que il soit en paradis pour
« pluseurs biens que il fist; et croit que il fu de si grant mé-
« rite, que Nostre-Sires doit bien fère miracles pour lui *. . .
IL Le cahier intitulé : Joinviile^ qui se trouve au cabinet des
titres de la Bibliothèque hnpériale.
A ce cahier, qui contient diverses listes généalogiques manus-
crites concernant les membres de la famille de Joinviile, est
annexé un grand tableau généalogique dressé par le P. Sainte*
Catherine et imprimé à Paris chez Georges Josse en 1667.
Ce tableau commence à Tannée 940 et s'arrête à l'année \ 667.
HL Le père Anselme. — Histoire généalogique de la maU
* Recueil des Uisior. des Gaules^i, XX, p. 110 A.
'/6i(l..p. JiaD.
SOUBCES À CONSULTEB. CIII
son royale de France, 3« éd., 1730 ; t. VI, p. 69Î. Elle com-
mence à Estiemie, père de Geoffroi I•^
IV. JeanHabdouin. — Quelques Observations sur thistoire
cfeJoinville^àaïisle volume de ses Opéra varia, 1733, in-f»,
p. 634 et sq.
Le P. Hardouin, si connu par ses inventions, qui souvent
même sont de véritables hallucinations, ne connnaissait que
les éditions imparfaites publiées alors ; s'il avait eu sous les yeux,
le manuscrit que nous possédons aujourd'hui , il est probable^
qu'on n'eût pas trouvé dans ses papiers le paradoxe auquel il
s'est livré dans son écrit posthume , qui doit être aujourd'hui
considéré comme un jeu d'esprit, motivé peut-être par le dé-
plaisir de rencontrer dans les Mémoires de Joinville quelques
passages qui pouvaient déplaire au clergé. Cinq ans après sa pu-
blication , cet écrit fut réfuté par l'académicien Bimard de la
Bastie (t. XV", p. 692 et sq.), bien qu*alors il n'eût pas con-
naissance du manuscrit n<* 2016, qui réduit à néant la prin-
cipale objection sur laquelle Hardouin s'appuie pour ne voir
qu'un roman 4ans l'histoire de Joinville. D'après le texte im^
parfait imprimé par Pierre de Rieux , il résulterait, en effet, que
l'histoire de Joinville aurait été écrite à la requête de la reine
Marguerite, épouse de saint Louis ^ morte en 1285, tandis que
Joinville déclare à la fin de ses mémoires quMls furent terminés
en 1315 ; mais le texte du manuscrit 2016 prouve que ce n'est
pas sur la demande de Marguerite, femme de saint Louis, que
Joinville a écrit son histoire, mais à la demande de Jeanne de
Navarre, qui mouU Caimoit^ et que c'est à son fils Louis dit le
Uutin qu'il la dédia, ne l'ayant terminée que dix ans après la
mort de cette princesse.
Quant aux différences d'orthographe que signale Hardouin
entre la lettre écrite par Joinville à Louis le Hutin en 1315 , où
on MlDimangCy Dex , séneschaux de Champaigne, au lieu de
Cl Y SOUBGfiS A CONSULTEE.
Dimench^i Dieu^ sénéchal de Champagne, que porte Tédition
des Mémoires de Joinville imprimée par Pierre de Rieux, ces
objections ont peu de valeur^ puisqu*on ne saurait prétendre
posséder le texte original ni même contemporain de Joinville.
Le manuscrit 20t6, bien plus ancien que ceux que Ton
connaissait alors , se rapproche beaucoup de l'orthographe des
monuments contemporains , laquelle , du reste , comme on le
sait, varie selon le caprice ou l'instruction du scribe et selon la
province où le manuscrit est copié. « S'il y eut un bon livre com-
« posé par nos ancêtres, dit Estienne Pasquier {Recherches de
• la France, liv. VIII, c. 3), lorsqu'il fut question de le traduire
« (transcrire), les copistes le copioient, non selon la naîfve
« langue de l'auteur, ains (mais) selon la leur. »
Toutefois, on peut admettre que plusieurs des observations
du P. Hardouin, relativement aux interpolations, sont fondées ;
mais ces interpolations remontent à une époque reculée , et
celles que l'on pourrait signaler dans le manuscrit n*" 2016 ne
sauraient être postérieures de plus d'un siècle à l'époque où Joîn*
ville écrivait. Les autres peuvent provenir d*autres textes qui
nous sont inconnus, ou sont des réminiscences de traditions
anciennes^ plus ou moins exactes.
V. BiMAAD DB LA Bastie. — DUscrtations sur Joinville,
suivies d'un appendice > 28 octobre 1738, insérées aux J^é-
moires de V Académie des inscriptions et belles-lettres,
t. XV, p. 692 et sq.
Le but principal de ces deux dissertations est de réfuter le
paradoxe du P. Hardouin , démenti par l'antiquité des manus-
crits, par les. preuves contemporaines, enfin par l'œuvre elle-
même. Bimard de la Bastie répond avec autant de soin que de
talent au P. Hardouin dont les savants éditeurs du Recueil
des Historiens de France n'ont pas cru devoir réfuter les objec-
tions. Dans ses dissertations , Bimard de là Bastie montre beau-
SOUBGES À COTfSULTEB. CY
coup de sagacité , dépourvu qu*U était alors de la connaissanos
du manuscrit 2016 '.
VI. Observations hUtoriqties et critiques sur t abbaye de
Clairvaux, par le P. Merlin, jésuite; Mémoires de Tté-
vouxy août 1 739 , seconde partie , p. 1885 et sq.
L^auteur donnePépitaphe de Joinville (Voir plus haut p. lxxxii)
et discute ce qui concerne la généalogie de Geoffroi III et Geof-
firoi IV, etc.
YH. Levesque delà RivÀLiiBE. — He dusire de Joinville^
2 juin 1744, insérée aux Mémoires de V Académie des ins-
criptions et beltes'lettreSy t. XX, p. 310 et sq.
On voit par le manuscrit de Levesque de la Ravalière dé-
posé à la Bibliothèque, n° 4551 (Suppl. fr.}, et par les divers do-
cuments qui raccompagnent, le soin apporté par ce conscien-
cieux académicien dans ses travaux sur Joinville. Plusieurs
des actes insérés ci-après sont extraits de ce manuscrit.
VIII. Du GieNGB. — Dissertations sur Joinville,
Dans ces dissertations ', véritables che&-d*œuvre d*érudition,
du Gange s'est plus occupé de recherches d'érudition relatives
aux mœurs et coutumes du moyen âge que de la partie histo-
rique et littéraire des Mémoires de Joinville. La généalogie qu'il
donne des diverses branches de la famille de Joinville est le r6>
sultat de profondes recherches.
IX. M. Paulin Pàbis. — Nouvelles Recherches sur les ma-
nuscrits des sires de Joinville^ mémoire lu à l'Académie des
inscriptions et belles-lettres, et publié à Paris eu 1839.
' Voy. le Recueil desHht. des Gaules, t. XX, p. 191 et la préface.
> Nous les avons reproduites daos notre édition da Glossarium mediœ
*A infima latinitatis.
CVI SOUBGBS ▲ CONSULTE».
il m*a été longtemps impossible de prendre connaissance de
ce mémoire, qui ne se trouve ni à la Bibliothèque impériale m
aux autres bibliothèques , bien qu'il ait été lu dans une séance
publique de Tlnstitut. L'auteur n'en possédait plus un seul
exemplaire; ses démarches et les miennes avaient été inutiles.
Le savoir et le soin que M. Paulin Paris apporte à ses recher-
ches sur nos anciens nwnuments historiques et littérales ren-
daient cette perte très-regrettable. Heureusement, mais lorsque
mon travail était terminé, M. Lacabane à pu me le procurer;
on sera charmé d'en prendre connaissance à la On de ces dis-
sertations.
X. Documents inédits relatifs à Jean, sire de JoinviUe,
historien de saint Louis , recueillis et publiés par M. Cham-
ppUion-Figeac dans fa Collection deê Documents inédits sur
l'histoire de France, publiés par le Ministère de l'instruo-
tion publique ; Paris, Didot, 1841, t. I^ in-4®.
Ces documents sont extraits de manuscrits déposés à la Bi-
bliothèque impériale , où ils sont réunis en un seul recueil ,
sous le n» 1054 du Supplément français. Ces manuscrits , qui
ne remontent pas très-haut , sont en général des copies de plus
anciens documents; en voici le détail :
W® 1. Abrégé de r histoire des anciens sires de Joînville.
11 forme les feuillets 61 à 73 du recueil manuscrit n*" 1054 du
Supplément, et s'arrête à la date de 1662. 11 est intitulé : De la
Maison de JoinviUe.
N« 2^ Cartulaires de Féglise collégiale de Saint-Laurent
de JoinviUe, Ces deux copies forment les deux premières pièces
du recueil n^ 1054 du Supplément français ; l'écriture en est
peu lisible.
N® 3. Généalogie des barons de JoinviUe.
D*après cette généalogie, qui forme les feuillets 1 1 2 à 1 42 du
reeueil f054, et qui s'arrête à la fin de décembre 1588, il n'y
SOURCES ▲ CONSULTEB. CVll
aurait eu que quatre Godefroy ou Geoffroi. Le quatrième et
dernier serait Geoffroy Trouillard.
N»4. Hisioiredela principauté de Joinville, escriteen 1632,
ei transcrite d'ung manuscrit trouvé par hazard en 1693 , et
transcrit en 1697. Collationn. par moy à l'originaL
Cette histoire, qui ne forme pas moins de cent feuillets d*une
belle écriture, est dédiée à monseigneur le duc de Guise ; mais
le style en e.st tellement pédantesque , qu*on y trouve beaucoup
plus de phrases que de faits. — Elle est suivie d'une Descrip-
tion de JoinvUie en restât qu'on la voit à présent. On y lit
à la Gn : Achevé à faire le 24 at?ri/ 1632 '.
N<* 5. Épitaphes des sires de Joinville, inhumée en t église
Saint' Laurent y au château dudit Joinville.
£lles forment les feuillets 139 à 152. La dernière date qu'on
y lit est de 1628.
N<» 6. Lettre de ^archiviste du château de Joinville,
Cette lettre fut lue à l'Académie des inscriptions et belles-let-
tres le 20 janvier 1739, par M. de la Bastie, ainsi que le constate
le {>rocès-verbal à cette date ; elle est a la Bibliothèque impériale.
N» 7. Tombeau de Jean ^ sire de Joinville.
Plusieurs inscriptions y sont relatives; et le dessin repré-
sentant Joinville couché sur la tombe qui recouvrait son
cercueil , y est reproduit.
N° 8. Fw du château de Joinville, fondé au onzième siècle.
Cette Yue est la copie d'un dessin exécuté en 1747.
XI. Outre ces documents que M. Cbampollion a extraits en
partie du manuscrit 1054, on y trouve encore diverses pièces,
telles que :
Fondation de l'abbaye d'Escurey, et autres fondations. —
' J'ai eu commanicaUon d'one copie d'un msDascrit semblable qae pos-
sède M. Lemolne; il est inUluIé : Hisloire de la principauté de Joinville.
La dédicace, à très-haut^ très-puissant et très-illustre monseigneur due
de Guise, est dalée de 1032, et signée A. Fisseau.
CVIII SOURCES A GONSULTFB.
Énumération de la succession des abbés. — Règlement tou»
chant rhôpital Saint Jean. — Noms des procureurs et pr^
vôts dudit Joinyiile. — Règlement sur la police en Joinville.
— Sentence par laquelle les garçons de Joinville ont été main-
tenus en droit de bien-yenue et colliage contre les jeunes hom-
mes tant de la ville que forains venant prendre femme en la
ville de Joinville. — Abolition de la mauvaise coustume de
monter sur Tasne au mois de mars en la ville de Joinville >.
— Baronnie et prévosterie Sailly , avec la généalogie des barons
dudit lieu, tirés tant de Jean, sire de Joinville, que des obser-
vations de M. Claude Mesnard.
XII. Recueils divers en la possession de M. Lemoine, hor-
loger à Joinville; ils consistent en :
1^ « Mémoire historique et chronologique en forme dejour-
« nal qui contient principalement ce qui a rapport à la ville et
« au château de Joinville , au chapitre de Saint-Laurent et
« aux seigneurs et princes dudit Joinville et quelques faits inté-
« ressauts ou curieux sur des titres, enseignements et mémoires
« authentiques qui sont cités à la fin des articles. »
Ms. in-4<> d'environ 240 feuillets ; il se compose d'extraits :
1<* du journal de Royot, chanoine de Féglise Saint-Laurent en
1607; 2° de Fissieux, lieutenant du baillage de Joinville, écrit
par M. Palliet, chanoine de Saint-Laurent; les derniers articles
portent la date de 1787, époque où a été écrit ce manuscrit.
2<* Histoire de JoinviUe , composée par le P. Sainte-Catherine,
feuillant, par ordre de mademoiselle de Guise. (M. Lemoine ne
possède qu'une partie de ce ms.)
3® Mémoire sur la chapelle de Saint-Laurent du château de
JoinviUe, par Blugel, chanoine de Joinville.
40 Histoire de la principauté de Joinville (1632), par Fis-
seau (voir la note à la page précédente). A la suite de cette his-
* Cétatt une panition infligée aa plas proche voisin da mari qui
avait batta sa femme dans le mois de mai.
SOOAGES A CONSULTBfi. CIX
toire est la desorîption des caveaux qui sont dans Téglise Saint-
Laurent au château de Joinville , dans une chapelle appelée la
Chapelle des Princes.
Cest le procès-verbal de Touverture de ce caveau, le 10 mars
1 738, après la messe dite à cet effet, et qui fut dressé en présence
de MM. les chanoines et doyens du chapitre de ladite église de
Saint'Laurent et de MM. les officiers du Prince.
XIII. Notice sur Joinville ^ en tête de la Collection des Mé-
moires relatifs à rhistoire de France, par Petitot, t. II,
formant 12 pages.
XIV. Notice sur Joinville, par MM. Michaud et Poujoulat, en
tête des Mémoires de Joinville, t. I" de la Collection des
Mémoires, etc., Paris, 1836, formant 12 pages.
XV. Notes historiques sur la vUle et les seigneurs de Join^
ville, par M. J. Fériel; Paris, Ladrange, 1835, in-8^ de
214 pages.
XVI. Pièces historiques concernant la sépulture des anciens
seigneurs de Joinville, par J. Fériel ; Ghaumont, imp. de
Miot, 1844, in-8<> de 44 pages.
XVII. Notice sur Jean de Joinville, par F. Fériel ; Ghaumont,
Veuve Miot, 1853, m-S" de 24 pages.
XVIII. Notes et documents pour servir à t histoire de Join»
ville, par J. Fériel, avec portrait, sceaux, médailles et fac
simile; Joinville, chez Lepoix, 1856, in-8<' de 76 pages.
XIX. Notice historique sur Jean sire de Joinville^ par A.
Chezjean; Ghaumont, chez Gavaniol, 1853. Gette brochure
n'offre rien de nouveau.
XX. Notice historique sur le château de Joinville, par Per-
not; Paris, Deracbe, 1857, in-8<* de 16 pages.
XXI. Sainte-Beuve, ïïoticesur Joinville. Causeries du lundi.
XXII. Tablettes historiques de Joinville, par M. J. GoUin,
employé aa chemin de fer. 1857, in- 8® de 252 pages.
J
IX.
ACTES ET DOCUMENTS
CONCERNANT LES SIRES DE JOINVILLE.
Acte d'août 1214 par lequel Simon, maréchal de Champagne^/ait
hommage à la comtesse Blanche du sénéchalat de Champagne
jusqu^aujour de la maiorité de sonfils Thibaut, époque oii celui-
ci devra confirmer Simon dans son titre de sénéchal, sinon celui-
ci entend conserver tous ses droits et prétentions à ce titre, que
lui contestait la comtesse Blanche, Simon ne s*en reconnaît pas
moins Phomme lige du comte Thibaut, envers et contre tous, et
particulièrement contre les fils du comte Henri,
Ego SymoD de JoinviUa, Campanie Marescallus, notum facio uni-
Tersis présentes lilteras inspectum quod de senescallia Campanie
homagium feci karissime Dne mee Blanche Comitisse, sicutde Ballio,
usquedum karissimns Dnus meus C!ome8 Theobaldus, filius ejiis, com-
ple?erit Yioesimom primom annum. Si ipse voluerit, invesliet me se-
neaealia illa ; sin autem , remanebo in illo piincto de eadem senescalia
in qno eram anteqoam Dna mea me invesliret, salvo jure Comitis et
meo. Clamabam enim in illa senescalia jns liereditariam , quod Dna
comitiftsamichinegabat etconlradicebat. Juravi siquidem dicte Dne mee
quod fiiium suum Comitein Theobaldum bona fîde juvabo contra filias
Comitis Henrici et contra omnem creaturam qua^ possît vivere et raori,
iisque dum compleverit Ticcsimum primum annum. Pr<Ttcrea feci
prcdicto Dno meo Comiti Theobaldo homagium ligium de feodo
mco de Join villa et de alia terra qiiam teneo de ipso , et su m homo
ftuus ligius contra omnem creaturam qu» possit vivere et mori. Tn
ex
ACTES COfICEBIfANT LES SIBBS DE JOINVILLE. C\I
cttjus rel testimonium fed prasenles littaras fieii ftigilli mei muni-
mine roboretas. Actom Trecis {à Troffeê) annograti» UCCXllII,
mense Aogosto.
Tiré d'un cartulaire de Champagne conservé à la Bibliothèfiue
du roi , et coté 5992.
B
Ex libro Principum \7M,junio mense.
Acte de juin 1218, par lequel la comtesse Blanche et le comte Thh
baut, pour faire cesser toutes les discussions survenues au sujet
dusénéchalat de Champagne , reconnaissent que la possession
en appartient à Simon et à ses héritiers. Par les présentes le
comte Thibaut s'engage , aussitôt sa majorité , à en revêtir
Geojfroi y fils de Simon ^ du vivant de son père ^ auquel tous
droits sont réservés.
Blancha Comitissa et Th.y filius ejus , côncedunt Simoni Dno
Joinvillx f senescaliam Campanix, jure perpetuo possidendam.
Ego BI|tncba,Ck>niitiS8a Campaniœ, Trecensis Palalina, et Th. cognes
Campanîœ et Brie palatinus, ^nirersis présentes litteras inspecturis
Dotutnfacimasquod comSymun, Dnus JoinTille^senescallusCampaniey
discordiam haberet erga me et lilium meum super senescallia Cam-
panie, quam ipse et beredes ejus jure Uereditario petebant, ego et
lilius meus recognosceremus esse verum hoc , pro bono pacis et ut
ipsum ad araorem nostrum reduceremus, senescantiam sibi et bere-
dibas 8018 jure bereditario concessimus babendam , et totam beredita-
tem soam quam saisieramus, itatamen quod si non possemus reduccre
feodum de Fiscainmanum suam, nos concessimus eidem feoduro S.
Dni Borlimontis, feodum H. de Ijandricuria, feodum Diîi A. de Bi-
nello et feodum Jof ridi de Cyreis ; et omnia feoda ista teneret quous-
que predictum feodum de Fisca ad predictum Symonem reduceremus
in faU statu In quo erat prius quam illud saisissemus ; et quam cilo
feoduoi de Fisca ad eundem Symonem redierit , quatuor predicta
feoda ad me et ad filium meum revertentur. Et sciendum quod quam
dto ego Tb. veniam ad œtatem vigenli onius annoruin , sicut ego et
mater mea modo cognoscimus, ita ego tune recognoscam et litteras
meas patentes dicto Symoni sub eadem forma tradam (credam, Afen.)»
cl filium ejusdem Symonis , videlicet Jofridum, statim debemus rêve-
Btire de senescantia et in homiaern aceipére (reaccipere, Aie».)» ^^^o
ex II ACTES ET DOCUMENTS
Jure dieti Symonis qtunidia Tixerit, éL ti forte , qaod absit, Ego
Tlieob. de recognitioiie senescâiiUtt el de ttlteris super hoc fM^teodis
vellem resdtre, idem Symon non tenebitor nobb de bomegpo nec de
feodo, quoosque predicte conTeationes adimplerentor. Qaod ut ntum
permaneat et inconcusaum , presenlet paginas sigillorum nostrorum
fecimiis roborari. Actumanni grati» 1218,inen8ejonio.
Tiré d'un eartul. de Champagne de laBM, inip., eoié &992.
Ménard a aussi donné cet acte, pag. 286.
Acte de juin 1218 , par lequel Simon reeomuUt que la comtesse
Blanche et le comte Thibaut^ pour faire cesser toute discussion
au svjet du sénéchalat de Champagne ^ le lui ont concédé pour
en jouir, lui et ses héritiers. Simon s'engage à leur venir en aide
pourcombattre Érard de Brienne et Philippe^son épouse^ et les
descendants du comte Henri,
Quod Th., Cornes Campanix, el Blaneha^ mater ejus^ eoneesserunt
Simoni de Joinvilla et heredibus suis in perpétua habendam ,
senescaliam Campanix, super qua diseordia erat inter ipsos.
Ego Symon, Dnus de JoinTilla, Campante senescallos, notiim facio
uni versîs présentes litteras inspecturis, quod cum diseordia esset inter
me, ex una parte, et Dnam fil. Comitissam Trecensem, et Theobal-
dum Comitem, natum ejus, ex altéra, super eo quod pelebaro ab eis
senescalliam Campanîe ad me et ad herdes meos jure hereditario per-
tinere, quod ipsi^on recognoscebant/ tandem inter nos talis concordia
interyenit , yidelicet quod pro bono pacis, dicli Ck>miti98a et Cornes,
qualicumque modo fuisset inter nos litigatum, senescalliam Campa^
nie mihi et heredibus meis concesserunt Jure hereditario possidendam.
Ego autem redii ad fidelitatem eorum et ad bomagîom eorum....
Juravi quod malum non eveniet eis , aut terre eorum , per me vel per
homines meos , et ipsos juvabo contra omnem oreaturam qu» possit
Tivere et mori, et precipue contra Erardum de Brena et Pliiiip-
pam, uxorem ejus, et contra omnes heredes Henrici, quondam Comi-
tis Campanie, et eorum coadjutores, occasione guerre quam movet
Erardus de Brena contra Comitissam et filium ejus.... Pro bis itaque
conventionibus firmiter observandis ego posui in mana Comitisse et
CONCEBNANT LES SISES DB JOINVILLB. CXITf
Coraitls feodom meum de la Fauche.... ^ taM modo, qnod ai non
obserrarem prœdictas conventiones, et snbmonitua înfra quadraginti
dîes non emendarem, feodum de la Fauche Yeniret in manimi co-
mitisse et Comîtis , aut feoda illa quœ ipsi Comîtisaa et Cornes posne*
runt in manu mea pro feodo de la Fauche, Tiddieet feodam Pétri de
Borlammonty feodum Hogonis de Landricort» feodum Ganfridi de
Ceris et feodum Ârnulphi de Risnello, et ea tenerent Gomitissa et
Cornes usque dum esset emendatum ; et postquam esset emendatum»
feodum de la Fauche , aut illa quatuor feoda ad me reTerterentor.
Adjunctum est quod si non emendarem infra dnas qnarentenaSy
postquamessem super hoc requîsitus, ego prœdicCam senescaliam [per-
derem], ita auod nec ego , nec lieredes mei in ipsa possemos aliqnid
de caefèro reclamare. Tradidi etiam eis , propter hoc , in ostagiom Gao*
fridum f filium meum , et posoi in manu Dnt Episeopi Lingonens.
fratris met castrum meum de Joinvilla , eoncedens et Toleos qnod, si
deficerem in predictisconventionibus..., ipse frater meas^iscopnsCo-
mitisse et Comiti traderet dictum castmm tenendom usque d«m plenins
emendassem.... Cura autem rediero de partibos transmarinis, ego
securitatem faciam Comitisse et Comiti qiiandocttmqoe Toluerint de
praBdictis conventionibus obserfandis. Tel eis tradam castrum menm.
Quod ut notum permaneat, et firmum teneatur, litteris annotatum
sigillimei munimine roboravi.
Actum anno gratiae MCC octavo decimo, mense jnnio, die JoTis
post Pentacosten.
Tiré d'un caiitUaire de Champagne de la Bihh imp,^ coté 5992.
D
Acte de juillet 12 f 8, par lequel la dame de Montesclairfait abandon
de son douaire^ c'est-à-dire de la moitié de la propriété de Join*
ville^ appartenant à son mari Simon de Joinville , pour laquelle
ladite dame a fait hommage à la comtesse Blanche, se réser-
vant tous ses autres droits; m>ais si son fils Geoffroi, quand il
aura Cdge de quinze ans, les exigeait, elle les lui céderait ^ et
rentrerait alors dans son douaire '.
t On lit en tète de ce cartnlaire le sommaire suivant i
Çttod relicta Symonis de Joinvilta , senetealH Campaniœ^ guittavit do-
talicium tùum , sctlivei medietatem terrœ dicti Symonis, qvondam pm-
riti mi , pro caêtcUania f^allis-colore.
Le mot relicta pourrait faire croire que la dame de Monlesclalr, épouse
ex IV ACTfib SI l>0€liM£NT8
Ego Dna Montit-cliri DOtum fado... quod ego acqoito dot»
lieiuro meum, videlîeet medieUtem tote terre Dôi mei Symonis Dùi
JoUiYille, sêoescaUi Campanie, de qoa dotata eram et pro qua Dhe
mee Blancbe» Gomitisse Campaoie, Trecensi Palatine, homagiuin fece-
ranif si post deoeMum mariti mei, videlieet SymoDis predicti , me
coDtiogeret maritale; et istud consiUo amicorum meorum et amico-
ram Dâi mal acquitavi : itaqaod sepedicta» Doas meas me dotavit
de ValUoolorey et de CasteUenia Valliftcolore, et de Moustier saper
Tout, et de Ona, aioe silvis et oemoribus predictarnm villaram, ita
quod bomines earandem in predictis nemoribus et in rébus aliis
babebuDt talem usuarium qualem babebant antequam ville dicte
iiiibi jMsent in dotalicio meo assignate , ad boc etiam quod quamdiu
sine marito Tolam esse. Innotesco quod ego totam quam Dnus
mens antea possidebat post solutionem debitonim sepe dicti Dni pos-
sidebo, eieepto Castro Joinville, quod bomines et fidèles ipsius
cutri obscrrabunt Et sciendum quod cam Gaufridus filius meus
prknogBBilos erit in «tate qnindedm annorum, al forte velU a me
recédera, ego totam terram que Jnre bereditario ad ipsum pertinet ,
eidem reliaqnam, et ad proprium redibo dotalidum.
Actum anno gratin 1218, mensi jolio. Datum in octava apostolonim
Pétri et PaoU.
Cartul. de Champagne^ 1218, Juillet.
TRÀDUCTIOir.
Moi... dame de Montesclair, fais savoir... que je fais altandon démon
douaire, c'est-à-dice de la moitié de toutes les terres de mon seigneur
Simon, sire de Joinville, sénécbal de Champagne, dont j'avais été do-
t^, et pour lesquelles j*avais fait hommage à ma souveraine Blanche,
comtesse de Champagne, palatine de Troyes , au cas où il me convien-
drait de me marier après le décès de mou mari ledit Simon; alrandon
que j'ai fait d'après le conseil de mes amis et de ceux de mon sei<
gneur. En sorte que mondit seigneur me constitua en dot les terres
de Simon, était veuve; car ce mot au moyen âge ace sens : c'est une erreur
commise par celui qui, lisant la teneur de l'acte, a cru en devoir conclure
qu'elle éUit veuve alors ; à moins qu'on n'ait voulu indiquer par le mot
relictu que Simon étant alors en Palestine, la comtesse sa fetome se trou-
vait ainsi délaissée par lui. Les mots qmndam mariU auU aloatés. attestent
vne erreoT qu'il convient de signaler.
GONGEENAIfT LES SIBES DE aOINVIIXS. GXV
de Vancouleon et de la cliâtellenfe de Vaacouleurs, et de Hoostier
sur Tout^ et de Ona, sans les forêts et bois, à la condition que l'on
poarra jouir, dans ces bois et en autres choses, des usages en posses-
sion , avant que lesdits domaines me fussent assignés en douaire, tant
que je resterais sans me remarier. £t de plus je fais savoir que je
posséderai la totalité de ce que, après payement des dettes dudit sei-
gneur, il possédait, excepté le château de Joinviile, que garderont les
hommes d'armes et les fidèles de ce château. Et je fais savoir que quand
mon fils atné GeofTroi aura atteint Tâge de quinze ans, s^il veut se sé-
parer de moi , je lui remettrai tous les domaines qui lui reviennent à
titre héréditaire, et je rentrerai dans mon propre douaire.
Passé Fan de grâce 1218, au mois de juillet, et signé à l'octave de
SainMierre et de Samt-Paul.
E
Acte de juin 1231 , par lequel Thibaut , comte de Champagne, ap-
prouve le mariage du fils atné de Simon , Jean^ sire de Joinville,
avec Alix fille du comte de Grand Pré.
Theobaldus cornes laudat conventiones matrinumii faeiendi inter
filiam Comitis Grandis Prati et Johannem de Joinvilla.
ïgo Theobaidns , Camp, et Brie Comes Palat., notum facio qood
taies ooBTentiones facte sont, coram me, inter Symonem Dnam Join-
▼îUe, senescallum Camp., etMariam, Gomitissam Grandis Prati, qnod
creantaverunt facere matrimonium înler Johannem, primogenitum
Dni Symoni8,etuxoris sue B., filie Comitis Stephani de Ultra-Saona,
et Alaidim filiam dicte Comitisse, tali videlicet conditione quod dicta
Çomilissa et Henricas, filius ejus , dabunt in dicto maritagio Johanni
et Âlaidi filie sue trecentas libratas terre P&r. mont' te : ita tamen
qnod prœdicti Johannes et Alaidis adversus Comitissam et Henricuni,.
filium ejus, de hereditate, tam eX parte patris, quam ex parte mail ris
provenienfe, nîchil amplins poterunt reclamare. Et si casu contingeret
qnod matrimonium non fieret , prœdicta Alaidis jam dicte Comitisse
Tel Henrico , fralri suo , libéra et in loco salvo reddetur, et diclus Jo-
hannes dictam Alaidem ad usum et consuetudinem Caropanie dotare
tenetur. Preterea Dnus Symon de Joinville débet facere quod Dîius
Gaufridus, filius ejus, diffinilivam sentenliam divorcii inter ipsum et
dictam comitissam Grandis Prati, per venerabilem Patrem Remenseni
archiepiseopam latam , approbabit et recognoscet coram J. dicto Pa-
CXVI ACTBS ET DOCUHBlfTS
Terel archid., cancellar. et Gregorium , Canon. Par. jadidbas a Dno
papa delegatis, se sentenlie dicti archiepiscopi consentire ; et si dictus
Gaufridus coram jiidicibiis personaliter non posset comparere mittet
ad id raciendum , procuratorem com litteris suis patentQ)as et conti-
nentibus approbatîonem sentenlie Dni Reniensis archiepiscopi super
dicto diTorcio, sicut superius est expressum. De omnibus vero debitis
quod dictus Gaufridus débet, si aliqiiis dictam comitissam vel Hen-
ricum filium ejus inquietaret, supra dictus Symon» dominus Joinville ,
débet eos facere quitari et legitimam portarc garantiam. Et ego
Tlieob., Cornes Campaniœ et Brie, ad petitionem partinm creantavi
quod tam Dnus faciam bona fide supradicta teneri. Quod ut ratum
permaneat, etc. Datum Dni 1231» mense junio.
Traduction.
Moi Thibaut., comte de Cliampagne , et de Brie comte palatin, je
fais savoir que telles consentions ont été faites en ma présence,
entre Simon, seigneur de Joinville, sénéchal de Champagne, et Marie,
comtesse de Grand pré, qui se sont engagés au mariage de Jean , fils
atné de Simon et de son épouse B , fille du comte d'Estienne
d^Outre-Saône, avec Alaïs, fille de ladite comtesse, à la condition que la-
dite comtesse et son fils Henri donneront en faveur dudit mariage, ^
Jean et à Alaïs , sa fille , trois cent livrées de terre , valeur en moonaio
de Paris, en sorte que les prénommés Jean et Alaïa ne pourront dé-
sormais rien réclamer ni dans Phéritage de leur père ni dans celui de
leur mère. Et dans le cas où il arriverait que le mariage ne se ferait
pas, ladite Alaïs serait rendue en lieu sûr et libre à ladite comtesse et
à Henri son fils. Et ledit Jean est tenu de doter ladite Alaïs selon
les us et coutumes de Champagne. En outre ledit Simon de Join-
ville devra faire en sorte que son fils Geoffroi approuvera et reconnais
tra la sentence définitive de divorce prononcée par révérend père
Tarchevêquede Rhelms , entre lui et ladite comtesse de Grandpré.
Acte du i^^ mai 1239, par lequel Jean de Joinville s'engage à 7t«
point épouser la fille du comte de Bar.
Je Jehans, sire de Joinville , séneschaux de Champaîgne , fas à savoir
h tous cels qui ces lettres verront , que je jure mon très-chier signor
Thicbanlx, par la grâce de Dieu roi de Navarre, conte palatin deCham-
CONGEHNANT LES SIB£S DB JOINYILLB. CXYII
paigne et de Brie , et créante comme à mon signer lige , snr la foi que
je li dois , que je ne m*alierai au comte de Bar ne par mariage ne par
antre chose, ne à luy ne à aotrj encontre luy» et noméement je ne
prendrai à feme la fille du conte de Bar, se par l'otroy de nK>n signor
devant dit non, et li seray aidans encontre toutes gens qui puissent
Yiyre et morir ; et se je alloye encontre ces convenances devant dites,
messires li rois devant diz porroit asseoir, sans soi meffaire, à tout le
fié que je tieng de luy, et le porroit tenir tant que je ly eusse amraandé
le méfait à Fégard de sa cort. En témoignage de ceste chose, j'ai fait
ces lettres sceller, en Tan delMncamation de Nostre4Signor Jésus-Christ
HCC et xxxix , le premier jour de may.
Cet acte publié par la Ravalière, est au Trésor des chartes. (Ar*
chives de l'Empire.)
G
Acte du f mai 1239, par lequel Béatrix , mère de Joinville^
dame de Yaucouleurs, déclare que son fils est engagé à ne pas
s'allier par mariage au comte de Bar,
Je Béatrix, dame de Valcolor, fas assavoir à tous oels qui ces lettres
Terront, que Jehans mes fils, sires de Joinville, seneschaus de Cliam-
paigne, a pardevant moy fecognu que il a juré à mon très-chier signor
Tliibaut, par la grâce de Dieu roi de Navarre , comte palatin de Champ,
el de Brie, et créante corn à son signor lige, pour la foy que il 11
doit , que il ne s^alliera au comte de Bar ne par mariage , ne par aultre
chose, ne à lui, ne à autruy encontre lui, et nommément que il ne
prendra à feme la fille du comte de Bar, se par te roi mon signor
devant dit non , et se li fera aidans encontre toutes gens qui puissent
vivre ne morir Et je à la requeste de Jehans, mes fils devant dit,
sut pleige vers mon signor le roi devant dit , de ces convenances faire
tenir à bonne foi ; et toutes ces convenances devant d. a-il juré par-
devant moi à tenir. Ce fu fait en l'an de l'incam. Nostre-Signor J.-C.
1239, le 1*' mal.
J*ai trouvé cet acte dans le recueil de docutnents réunis par 1.6-
vesque de la Ravalière, à la suite du manuscrit original de son mé-
moire lu à TAcadémie des inscriptions et belles-lettres.
CXVIII ACTIS £i: DOCUMENTS
' Lettre de 1242, par laquelle le comte Thibaut expose que la
réclamation de Joinville d'être mis en possession des éeuelles du
roi y n*est pas admissible.
Nos, Tliibauz, par la grâce de Dieu, roy de Navarre, de Cham-
paigne et de Bries caenz palatins , faisons 4 sçayoir à tous ceulx qui
œs lettres verront et orront, que quant nous fismes servir nostre
amé et féal Jehan, signor de Joinville, senescbaus de Cbaropaigne,
devant nous de Tescuelle, à noces monsignor Philippe, ainsné fins
le roi de France , et à la chevalerie dudit Philippe , li séneschauz
dessus nommé nos requist que nos li feissions son assez es es-
cuelles de quoi il avoit servi devant nos, lesquelles dévoient estre
siennes, si comme il disoit ; et nos H repondismes lors que les escnelies
estoient le roy de France, et toutefois nos ne volons pas que ces choses
dessus dictes puissent grever à nostre séneschauz dessus nommé, par
\à raison que nous ou nostre hoir commanderons audit séneschaus
ou à ses hoirs que ils servent dou mangié devant nos, que touttea
leurs droictures leur soient sauves par la raison de la séneschaucliiée,
ainsi comme devant. Et en tesmoin de cette chose, nous avons fait scel-
ler les présentes lettres de nostre scel , qui furent faites par Nos à
Biaune, le lundi prochien après les octaves de Pasques, en Tan de grftce
M.CG.XLII.
Acte du mois d'avril 1 2S0, daté du camp de Jappé^ par lequel saint
Louis fait dotation à Joinville d'une rente annuelle de deux
cents livres.
Ludovicus, Dei gratia Francorum rex, notum facimus quod obtenla
gratis accepti servitii, quod dilectus et fidelis noster Johannes dominns
de Joinvilla, seneschalus Campapiae, nobis eibibuit in partibus Terras
Sanctœ, dedimus et concessimus eidem et heredibus suis, ex uxore
«aa desponsata, qni protempore tenebunt dominium de Janviila, dn-
CQOtas libras turonens. anni redditus in feodum et homagium ligium
et nobis et heredibus nostris percipiendas annuatim, in festo Omnium
Sanctorum, in cofTris nostris, et de hoc homagium ligium nobis fedt con-
tra omnes bomines qui possuntvivereautmori, salva fidelitate comitis
Campaniae et comitis Barri, et hoc similiter heredes ipsius predlcti fa-
cere tenebuntur nobis et heredibus nostris. Quod ut ratum et stabile
CONCEBNÀNT LES STRES DE JOmVILLE. CXlt
permaneat, presentem paginam sigilli nostri fecimiis impressione muniri.
Actum in Castro juxta Joppem, anno Domioi M» CCo Lo secundo ,
tncnse aprili.
Tiré du mantucrlt n° 1054 de la Biblioth. impériale^ p, 127.
K
lettre de Jean, sire de Joinville, au roi Louis X, juin 1315.
A s5n bon seigneur Loys, par la grâce de Deu, roy de France et
de Navarre, Jelians sires de Joinville, ses sénescbaux de Cliampaigne,
salut et son service apparilié*
Chiers sires, il est bien voira, ainsi commes mandey le m*avez,
que on disoit que vous estiez appaisiés as Flammans, et por ce, sire>
que nous cuidiens que voirs fust , nous n'aviens feit point d*apparoyl
pour aleir à vostre mandement. Et de ce, sire, que vous m'avez
m'endey que tous serés à Arras pour tous addrecier den torts que li
Flammeints (Flamainc) vous font, il moy semble, sire, que vous
faites bien , et Dex vous en soit en aiide. Et de ce que vous m^avez
mandey que ge et ma gent fussiens à Otbie à la moiennetey doo mois
de joing, sire , savoir vous fas que ce ne pnet estre bonnement , quant
(quar) vos lettres me vinrent le secont dimange de joing; et vinrent
huit joars .devant la recepte de vos lettres. Et plus tost que je poiraf
(pourray), ma gent seront apparilié pour aleir où il vous plaira.
Sire, ne vous desplaise de oe que je, au premier parloir (parloir),
ne vous ay appeley que bon signour, quant (quar) autrement ne l'ay-
je fait à mes signours les autres Roys qui ont esté devant vous , coi
(cuy) Dex absoille (absoyle). Nostres sires soit garde de vous. •
« Donney le second dimange don mois de joing, que vostre lettre me
fust appourté, Tan mil trois cens et quinze. »
Du Gange a publié cette lettre en 1668 d'après l'original, ou diaprés
une copie authentique que lui avait communiquée Vyon d'Herouval.
Cette lettre si précieuse, dont on peut voir roriginal à la Bibliothèque
impériale (section des autographes), a été retrouvée par M. La Cabane
dans le fonds de Dom Yillevleille. Elle porte cette suscription : « A son
bon amey seigneur le roy de France et de Navarre, » et en ajouté : « Le
sceau de cette lettre (en ctre jaune, dit du Cange, de la grandeur d*un
grand escn d\>r), est encore tout entier, dans lequel se voit empreinte
la figure de nostre sire de Joinville , sur on ebeval caparassoné de ses
armes, avec une bordure de (leurs de lys à Tenfour. «
CXX ACTES EX DOCUMENTS
APPENDICE.
Rapport de la Chambre des Comptes^ daté du mois de mai
1381^ relativement aux droits afférents aux sires de Join-
ville lorsqu'ils étaient à la cour '.
« Cest la response que les gens des comptes firent au roy , le
Beizième jour de may 1331, sur les droicts que le seigneur
de Joinville demandoit à court pour cause de la sénesdiausséo
de Champaigne. »
Inquisitio facta per gentes compotorum cîrca jura qus se-
nescalltts Gampaniae sibi deberi contendebat in hospitio régis.
Très-puissant et très-redoubté seigneur, vous nous avez
mandé que nous veissions une information qui a esté faicte de
Tostre commandement par monsieur Estienne de Moumay et
monsieur Guillaume de Noë , dievallier, sur les droicts que le
sieur de Gienville {Joinville) demande à avoir en vostre hostel,
tant comme séneschal de Champaigne et par raison de sa sénes-
chaussée. Sy vous signiffions , très-cher seigneur, que nous
avons veue ladicte information et les escripts de vostre chambre
de vos comptes le plus diligemment que nous avons peu , et
pour ce que ne trouvons point qu'il doye prendre aucun droict,
quel qu'il soit, sur vous, excepté vingt sols tournois, lesquels
son père et luy ont bien accoustumé prendre chaque jour, sous
le nom de séneschal de Champaigne , quant il estoient en leurs
« Od doit à H. Francisque Michel la connaissance de cette pièce insérée
par lui au Bulletin des sciences historiques^ de M. le baron de Fénu-
sac, t. XVIII, p. 390, 391.
Cette pièce et la suivante, ajoutées ici en appendice^ me sont parvenoet
trop tard pour être rangées à leur ordre ciironologique.
GONGEBNAIIT LES SIBES DE JOinVILLE. CXXI
peiw>mie8 ès hostiex de VOS prédécesseun ; et aussy avoDS gardé
es tables des deq[>eD8 de vos prédécesseurs, et trouvons par
ioelles de quarante-huict ans à passé , c'est assavoir avant que
le roy Philippes, vostre oncle, nostre tout cher seigneur, ne
prenoit que dix sols tournois par jour, sous le nom de séneschal
de Champaigne; mais depuis trente ans çà , il a bien pris sous
le nom de sénesdial de Champaigne vingt sols tournois pour
chacun jour qu'il estoit à la cour en sa personne, et quant à
l'article de vaisselle d'argent qu'il demande avoir aux festes an-
nuelles , très-cher seigneur, nous n'en trouvons riens, fors tant
que nostre cher seigneur le roy Philippes-le-Long, vostre cousin,
que Dieu absolve, fut une fois à la Toussaints mil trois cents
dix-neuf, à Romay en Champaigne , à laquelle feste ledict sire
de Gienville eut bien six escuelles et deux plats d'argent
(soixante et une livres parisis), et les donna à Estienne et Eve*
rart , vos gens , et manda le roy à la chambre que l'on leur en
rendist la vallue, et trouve l'on bien que lesdicts gens eurent
lesdictes soixante et une livre parisis , pour le coinpte de vostre
trésorier de la Sainct-Jean mille trois cent vingt et un, mais pour
que la chambre ne trouvoit pas que il appartinssent audict
seigneur pour cause de sadicte séneschaussée , ne que oncques
mais luy ou ses prédécesseurs en eussent rien prins qui appa-
roisse, l'on les mit en debtes à recouvrer sur luy, et pour ce
qu'il fut advis aux gens de la chambre que se il vouloit ensai*
Biner de tiers dons qu'il ne apert pas qu'il en eust autrefois eus,
la chambre en advisa ledict roy Philippe le Long , li suspendi
tous les droicts qu'U demandoit; et quant est des pièces de
cbair, vin , chandelles et autres choses qu'U demande pour cause
de sadicte séneschaussée, nous n'en trouvons riens, ni ne pou-
vons en trouver en la chambre; car telles choses ne se trouvent
pas particulièrement par le compte, ainçoys sont entre les des-
pens de l'hostel en général , se estre y doyvent; néantmoins es
tables de l'hostel , que nous avons pour ce veues , n'en est faid
nulle mention.
h
CXin ACTES ET DOCUMENTS
Sur ce, très-cher seigneur, si faictes et ordonnez ce qu'if
TOUS plaira. Nostre-Seigneur vous veuille garder l'âme et le
corps. Escript à Paris , le seizième jour de may, l'an treize cent
vingt et un > .
( Tiré dû recueil de la Chambre des comptes de la Bibliotlièque du
Roi,reg. B., fol. 2, et recadl de M. Montmerqué^t V, p. 70.)
Pièce extraite du premier cartulaire de Vabbaye de Mon,'
iier^en^Der (Dervensis), par laquelle Dudon, premier
abbé de cette abbaye^ constate qu^ Engelbert , comte de
Brienne, donne sa sœur en mariage à Es tienne de Join»
ville. Vacte n*est pas signé y mais il doit être de tannée
1025 ou 1027.
' Notum fieri volumus omnibus Christi fidelibus , quodniam
ego Dudo 9 licet indignus, abbas Dervensis (Montier^n-Der)
breviarium studui facere de territorio Blesensi, quod est san-
ctorumapostolorum Pétri et Pauli, et venerandi roartiris Christi
Bercharii , qualiter, ad defendendum et bene ab hostibus custo-
diendum, Stéphane de Juncivilla commissum sit. Quapropter
Eogelbertus, comes fireonensis, habens quandam sororem,
nidlius adhunc junctam connubio, cupiensque eam tradere aln
cujus valentie potentieque viro^ placituminde habuit cum supra
memorato Stéphane , copulans eam illî vinculo maritali. Hac
itaque ratione, idem Stephanus, peroptans ab ipso aliquod ex*
torquere proGcuum , sicut a tali ac tanto domino , quesivit et
impetravit illud tantillum advocarie Blesensi pagi , quod conk-
«
■ La date de 1331 est exacte et ne doit point être changée. C*est, en efret»
â Philippe de Valois, qui régnait en 1331 , que la Chambre des comptes a
envoyé eé rapport, et non à Philippe le Long, dontil n^est parlé dans
cette réponse que comme d'un roi mort, et cousin de celui à qui elle est
adressée.
CQNCSBNàNT' LES S1H£S DE JOINYILLE. ÇXXIII
nussuin fiierat Engelberto, preooiniiiato eomiti. Yerum quia
sibi param proveniebat bec talis adToearia , venit ad me ultro ,
promittens Deo et sancto Petro et mibi , coram fratribus et
multis aliis « se deinceps melius defensurum terram illam no-
stram, si sibi gratis aliquid concederemus. Gujus confisi promis-
sionibus , annuimus ei per annum de pertinentiis ad eandem
advoeariam quadragenta arietes, ettotidem porcas, sex pran-
dia et carropera ad palos virgasque ferendas ad opus castri sui ,
hoc modo ut mane euntia in vesperîs reverterentur. Conces-
fsimus etiam sibi de operariis ad laudem suorum et nostrorum
hominum. £o tamen tenore bec omnia sibi iDJunximus , ut
nibil aliud acciperet ibi ; si autem in aliquo deviaret , amplius
nullum ibi dominium ipse née ejus posteri haberent.
Signum Dudonis abbatîs , Signum Vuidonis comitis ;
Signum Milonis monacbi ; Signum Tecelini ;
Signum Vuandelgebi monacbi ; Signum Richeri ;
Signum Engelbebti comitis ; Signum Engelbebti.
La présente copie a été extraite littéralement du premier cartiilaire
fie Tabbaye de Montier-en-Der, folio 35, verso. (Archives de la Haute-
Marne. )
Traduction.
Noas voulons faire savoir à tous les serviteurs du Christ, que moi,
Dodon, abk)é'de Der, quoique indigne, je me suis occupé de faire
dresser le Registre du territoire de la Biaise, qui est sous la protection
de samt Pierre et de saint Paul et du vénérable martyr en Jésus-Christ,
Bercbaire, et que la défense en aété confiéeà Estienne de Joinville, pour
qu'il soit bien gardé et bien défendu contre les ennemis. A cet effet,
Engelbert, comte de Brieime, ayant une sœnr non encore mariée, qu*ii
désirait foire éponser à quelque honmie vaillant et puissant, fut charmé
de la donner en légitime mariage à cet Estienne. Par la même rai-
son Estienne, désirant, de son côté, obtenir quelque avantage d'un sei-
gneur aussi puissant, demanda et obtint Tadveuerie de la contrée du
Bourg de la Biaise , qui avait été confiée au^sosnommé Engelbert Mais
Ctlir ACTES CONCEBNANT LES SIABS DB POINTILLE.
eomme oettaadTouerie était d'un mince rapport, il vint me trooTer,
promettant à Dieu» à saint Pierre el à moi, en présence de nos frères
et del)eaocoap d'autres, qall défendrait mieax désormais notre terre,
si nous loi accordions gratuitement quelque cliose. Confiant en ses
promesses, nous lui allouons , annuellement, sur ce qui appartient
à cette adTooerie, quarante béliers, et autant de truies, six repas, et
des cliariots propres à transporter des pieux et des fascines pour l'en-
tretien de son château, ponnm que, partant le matin, ils puissent
revenir le soir même. Nous lui concédons aussi des ouvriers à la
convenance de ses liommes et des nôtres. Mais toutes ces concessions
sont à la condition qu*il n'aura rien de plus, et que s*il s'écartait en quoi
que ce soit de ces prescriptions, ni lui ni ses héritiers n'auront plus
rien à prétendre.
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X.
ESSAI SUR LA GÉNÉALOGIE
DES SIRES DE JOINVILLE.
L'importance historique des possesseurs de la baronnie
et principauté de Joinville mérite de fixer l'attention de
nos savants membres de Flnstitut , de FÉcole des chartes
et des diverses académies, afin que par leurs soins les docu-
ments contenus au manuscrit n^ 1054, les généalogies du
cabinet des titres de la Bibliothèque impériale, les indica-
tions qu'on trouve dans Wassebourg, dans Desrosiers, et
dans l'édition de Ménard^ enfin dans les généalogies dres-
sées par le P. âainte-Catherineetpar le P. Anselme, soient
mieux coordonnés. Signaler les différences qu'offrent ces
documents m'entraînerait trop loin ; il résulte toutefois , de
Fexamen auquel je me suis livré, que le^travail du P. Sainte-
Catherine me parait le plus près de la vérité. Dans le résumé
que j'offre commeun simpleessai, on peut suivre la parenté
entre Godefroi de Bouillon, roi de Jérusalem , et Geoffroi r%
sire de Joinville , ainsi que la filiation des membres de
cette illustre Êimille jusqu'à ces derniers temps.
Quelques documents du manuscrit n** 10S4 fontremonter
Torigine de la famille de Joinville à Gharlemagne, et celle
de la ville et du château de Joinville au consul Jovin , qui »
selon le récit d* Ammien Marcellin ' , remporta sur les Ger-
mains une bataille près de la ville de Châlons-sur-Mame ;
mais le chroniqueur Albéric des Trois-Fontaines et du Gange
attribuent l'origine du nom de Joinville à celui de Joigny,
ville que Etienne I^^père deGeoffroi 1®% apporta en héritage,
* L. XXVII, ch. Il, édit. de 1681, ÎQ-foUo, p. 476.
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CXXVI
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DES SIAES DE JOINYILLE. CXXVIf
11 résulte de ce tableau qu^Eustadie II ', père de Godefroi de
Bouillon , et Étienue, fondateur de Joinville et père de Geof-
froiP', étaieDtarrîère-peti^fiIs de Guillaume comte dePonthieu.
Mai^ le tableau généalogique du père Sainte-Catherine et les
documents qui composent le recueil manuscrit 1054 ne sont
pas toujours complètement d'accord; ils reconnaissent cepen«
dant comme :
I*' Baron de Joinville, Estienne.
Etienne, dit de Vaux (de f^aUibus); il est ainsi désigné dans
quelques pièces^ de Joncivilla de FailUms, Selon Tacte de Tabbé
* D'après plasiean pièces insérées aa manascrit 1054 , et d'après l'his-
toire inédite delà prindpaatéde JoinvUle par Fisseax * (1632), cet Eusta-
che II aurait eu un quatrième fils nommé Guillaume ^ lequel forme con-
fusion avec Geoffroi» premier du nom, qu'il remplace, dans plusieurs
généalogies où on ne trouve que quatre Geoffroi, parmi lesquels Geoffroi
Trouillard ne figure plus qu'au quatrième rang, au lieu du cinquième
qu'il occupe dans la table du P. Sainte-Catherine.
Cette histoire inédite de la principauté de JoinvUle par Fisseux, datée de
1632, dont M. Lemoine possède une copie, dit que Godefroi de Bouillon
aurait eu un troisième frère, nommé Guillaume, qui fut baron de Joinville
et gouverneur de Lorraine en l'absence de ses frères en Terre-Sainte,
c'est de ce Guillaume que Geoffroi l*' serait oé.
Suivant la généalogie établie d'après les pièces insérées au recueil
n^ 1054, et selon l'histoire inédite de Fissenx, ce Guillaume (ou Geofflroi 1«')
aurait épousé Mathilde, fille de Gérard, duc de Mosellane , dont il aurait
eu trois fils : l'ainé, Thierry, qui devint duc de Lorraine par la mort de
son oncle Baudouin , roi de Jérusalem ; le second, qui, d'après ce recueil ,
serait Geoffroi I*', et aurait eu en partage la baronnie de Joinville, dont 11
Aurait hérité de son onWe Baudouin ; le troisième, Henri, qui s'embarqua
^ Marseille en iiio, pour aller voir son frère Geoffroi et son oncle Bau.
douin, qui était alors roi de Jérusalem. Une tempête Tayant fait aborder
en Galicie, il fut bien accueilli par Alphonse Yl, que son frère avait
chassé de son trône , et il coml>attit si vaillamment les Sarrasins et les
Maures, qu'Alphonse lui fit épouser sa fille naturelle Thérèse , et lui
donna en dot le royaume de Portugal. Dans une pièce du recueil manus-
crit 1054, intitulée Spitaphes, figure un autre frère appelé baron de Join^
ville , qui se serait fait religieux et serait mort en 1132.
* Avocat en la cour, lientenant général au baillage de Joinvillf , conseiller es consrils
de Bionicignettr le due de Gutse, et auditeur ea la eoor des comptes.
CXXVIII S88ÀI SUB LÀ GÉNiÀLOGIB
Dudon, il épousa Adélaïde, comtesse de Brlenne, soeur du
comte Engelbert II de Briemié. Il eut pour fils et successeur :
IP Baron de Joinvilie, Geofjroi 7*'.
Geoffroil*^, dîtle F^ieil, comte de Joiguy, seigneur de JoîiiTiUe
et de Vaucouleurs. Il fonda le prieuré de Joigny en 1060, et
mourut le 25 janvier 1080. Selon du Gange , il épousa , en 1 100,
Blanche... Selon Ménard , il aurait épousé Jeanne, comtesse de
Harécourt. Selon d'autres documents, ce Geoffroi I*', dit le Vieil,
aurait épousé Mantfride, comtessede Joigny, fille de Fromont,
sire de Joigny, et de Gerberge de Roud, Teuve de Fromont, belle-
fille du comte Engelbert de Brienne-sur- Aube. Il eut pour fils :
III"» Baron de JoinpUle, Geqffroi IL
Geoffroi II , sire de Joinvilie et de Vaucouleurs. Par des
actes de 1 104 et 1 105 , on voit que dès cette époque le titre de
sénéchal de Champagne était concédé aux seigneurs de Join-
vilie '. Geofïroi épousa Hodieme de Gourtenay, ou, selon Mé-
nard, la fille de Gérard de Vaudémont. Son fils Roger lui
succéda dans ses deux baronnies. Une de ses filles , Hadevede
de Joigny, devint dame d'Aspr^nont en Tan 1110, selon la
Chronique d'Albéric. Il mourut en 1128.
IV" Baron de Joinvilie, Roger.
Roger * épousa en 1 110 Aldegsurde ou Adélaïde de Vignorray,
et mourut vers 1130. Il eut deux fils, Guy de Joinvilie 3, qui fut
■ Voyez la Vie du sire de Joinvilie, par Levesqnede la Ravalière. {Mém.
de l'Ac. det Iturc. et beiles-lettres, t. XX, p. 311.)
3 Dans le manuscrit n** 1064» Roger ne figure point parmi les seigneurs
de Joinvilie.
* Dans la généalogie de Joinvilie , ms. 1054, fol. 120- 122, on lit, dans
un catalogue des évéques de Chèlons , que ce Guy ou Guido fit de gran-
des aumônes dans son diocèse , qui souffrait d'une grande sécheresse, et
qu'il fil le voyage de Jérusalem. 11 y mourut, et son corps fut inhumé
dans la vallée de Josaphat. « Avant son partement pour faire ledit voyage,
faisant conscience de conférer les bénéfices de son évescbé, il céda la
DSS 8IBB8 DB JOiNTILIA. CacXIX
évéque de (MUms en Champagne, en 1163, et qui institua
deux chanomes à Téglise Saint-Laurent de JoinTille, en 1179.
Son autre fils fut :
yo Baron de JoinvUie, Geof/roi IIL
Geoffroi III, dit le Gros ou k Gras , seigneur de Joinville et
sénéchal de Champagne.
En reconnaissance de ses services, Henri 1^', comte de Cham-
pagne, lui donna la charge de sénéchal de Champagne, trans-
missible à ses héritiers. Le P. Anselme dit que dès 1154 on
voit quelques titres souscrits par lui , et quHI fut le fondateur
des abbayes d'Ëscurey , de Tordre de Cîteaux, en 1 1 44 ; de Saint-
Urbain ; de Janvillers, de Tordre de Prémontré, en 1168 ; de la
maison de Mathons, ordre de Grand-Mont; du prieuré des
filles dit de Faldonne^ dépendant de Tabbaye de Molesme ,
fondée également par lui , par sa femme et son fils , en 1140.
11 fonda aussi Téglise collégiale de Saint-Laurent et autres
édifices religieux. Il épousa Félicité de Brienne* fille de Simon
de Broyés laquelle avait un frère appel^ Hugues de Broyés et
de Brienne (selon Ménard, il aurait épousé Jeanne de Kayne).
11 mourut en U84 , et fut enterré à Oairvaux.
VI« Baron de Joinville y Geoffroi ir.
Geoffroi IV, sire de Joinville et sénéchal de Champagne ,
appelé le Jeune pour le distinguer de son père. La Chronique
oollatton des prébeodes de ChâloDs h ceax da ChapUre, et fit d'autres dis-
posiUons , doDt les évesques ses successeurs u'ont été contents. »
> D*aprës le même manuscrit, ce Geoffroi III aurait épousé Jeanne,
fille de Guillaume, baron de Rins et de Vaucouleurs ; il parUt pour la croi-
sade avec Louis dit le Pitettx^ qui, pour le récompenser de ses services, le
nomma sénéchal héréditaire de Champagne, avec droit de transmission à
ses héritiers. A son retour de la croisade, il s'adonna tout entier à la piété;
il fonda , édifia et dota dans retendue et aux environs de sa baronnie
plusieurs monastères et églises, telles que l'abbaye d*Escurey ; celle de lan-
villiers, de l'ordre de Prémontré; la maison Dieu de Mathons, de Tordre
de Grand-Mont; le prieuré de VaUdHDnne, ordre de Moleane, et fit eons-
Uuiro l'église Saint-Laurent au château de Joiovilte. Userait morten laoo.
GXXX BttAI lUm LA. 6illiA.L06IB
d'Albéric (à Tamiée 1190) dît qu*U était immnmiié k Faslet
(c'est-à*dire éeuyer) avant d'avoir reçu Tordre de dievalerie.
Il se distingua dans les guerres du temps, et partit pour la croi*
sade en 1100, avec ses deux fils GeofTroi etSioKMi. Il assista au
siège de Saint- Jean d'Acre, et mourut Tannée suivante, sous
les murs de cette place. 11 (ut considéré comme le meilleur
chevaUer deion temps, ainsi que le sire Jean de Joinville Ta
constaté dans Tinscription qu'il fit placer sur le tombeau de son
aïeul.
11 épousa Hehide de Damf ierre ', et eut pour fils :
1° Guillaume de Joinville, évéque de Langres en 1208,
puis archevêque de Reims et légat du saint-siége, qui mourut
en 1226 dans la guerre contre les Albigeois.
2^ Robert de Joinville , mort dans la Potiille , avec son cou-
sin Gautier de Brieime, qui s'était rendu avec d'autres cheva-
liers champenois pour conquérir le pays qui appartenait à la
femme de Gautier, fille de Tancrède (La Fouille). GeofTroi de
Ville-Hardouin rapporte qu'il rencontra près du mont Cenis
Robert de Joinville et ces chevaliers, qui Itu tinrent ce discours :
« Vous voyez comme nous avons pris déjà les devants. Quand
« vous arriverez à Venise (rendez-vous pour l'embarquement de
« Tarmée), vous nous trouverez tout prêts pour nous joindre
« à vous; mais, ajoute Ville-Hardouin , il en advint des aven-
« tares comme il plaît à Dieu , et il ne fut plus en leur pouvoir
« de rejoindre Tarmée. Ce fut grand dommage , car ils étoieut
« tous pieux et vaillants. C'est ainsi qu'ils se départirent , tirant
« chacun de son côté. » Robert de Joinville mourut dans cette
expédition.
3** Gèoffiroi V, dit Trouillard.
4'» Simon, qui fut père de l'auteur des Mémoires.
5® André de Joinville , chevalier du Temple , selon du Gange.
* HénavddMkgesss) dit qa'U eut pour femme Helayt « eommeU ap-
port, dlHI , par Utn de r«n MCXCL
DB& SIRBS DB JOIIIYIU.B. CXXXI
II fiit le dief de la brandie des Joinville seigneurs de Sailly et
de Juillly.
6*" Guy de Joinville, seigneur de SaîUy Tan 1208 > , et deux
sœurs : Yolande, seconde femme de Raoul, comte de Sois-
sons, et Félicité.
VII* Baron de Joinville, Ceoffroi T, dit TrauUlard.
Geoffroi Y, surnommé rrot/l/Zard , seigneur de Joinville
et sénéchal de Champagne, se rendit en Terre-Sainte, en
1191 , avec son frère Simon. Us s'embarquèrent à Gènes avec
Philippe- Auguste ; et, quand le roi de France eut quitté la
Terre-Sainte, tous deux y restèrent cinq années. Richard, roi
d'Angleterre, qui était venu rejoindre Philippe-Auguste à
Messine , témom de la bravoure que lés deux frères déployè-
rent en toute occasion , leur concéda le droit de partir leurs
armes de celles d'Angleterre.
Notre poëte français Guyot de Provins * contemporain de
Louis YII et de Philippe-Auguste , après nous avoir dit quil
prit part à la croisade , non parmi les guerriers, mais comme
clerc ou ménestrel , parle ainsi de GeofTroi dans sa Bible , com-
posée en 1203 :
Jofrolz de Joinville
Meillor chevalier par saint Gille,
ITavoit de lui de çà le Far '.
Vers 472-477.
: Geoffroi Trouillard et son frère Robert prirent part à la
croisade de 1199, ainsi que le dit Ville-Hardouin, qui les cite
tous deux parmi les chevaliers de la Champagne qui se croi-
sèrent les premiers, lorsqu'on 1 198 Foulques de Neuilly prêcha
: 1 Sa tombe, retrouvée dans Pabbaye d'Escurey, prés Montier-sar-Saax, est
maintenant an musée de Bar-le-Duc. Son petit fils, Guy de Joinville, avait
fondé en I303 le prieuré de Boucheraumont, sous la règle de Saint-François.
. ^ Je trouve ce renseignement dans l'excellent article Guyot rédigé par
M. Alexandre Pey et inséré dans la Biographie générale,
^ En deçà du Phare de Messine, c*est-à-dire de toute la chrétienté.
CXIXII ESSAI SUB LA GÉfliàLOOIB
la croisade. Ville- Hardooin rapporte que Geoflroi se rendit arec
Matthieu de Montmorency, Simon de Montfort et le maréchal
GeoCfroî de Yille-Hardouin , auprès d*Odon, duc de Bour-
gogne, pour lui demander de succéder dans le commande-
ment de Tannée à son cousin Thibaut, comte de Champa-
gne, dont VOle-Hardouin raconte la mort, et que, sur le re-
fus d'Odon, GeofTroi de Joinville fut chargé par les au-
tres députés de £aire la même offre à Thibaut, comte de
Bar-Ie*Duc, autre cousin du feu comte de Champagne, qui
refusa aussi cet honneur que ViUe-Hardouin dut enfin accep-
ter, mais Geofifroi de Joinville ne suivit pas Yille-Hardouin
dans sa conquête de Constantinople >.
L'origine du surnom de TrouiUard est ahisi rapportée dans
le manuscrit 10S4 : Un pirate génois nommé Tromllard était
venu incendier, le soir, des barques appartenant aux croisés.
Geoffroi, qui péchait au bord de la mer, s'en aperçut, et, s'élan-
çant sur lui , le tua d'un coup de trouble^ instrument de pêche
qu'il tenait à la main.
Le nom Tronillard lui fut Ion imposé
Pour un patron génois dit TrouiUard ,
Pirate estoit, lequel fut si osé
D*ardre les naus des chresUens sur le tard.
Geoffroi pescbant et estant à Tescart,
La trahison du pirate aperçut,
Et d'un trouble qu*il tenoit le tua :
Dont par ce fait le nom lui est échu.
GeofTroi TrouiUard étant mort près d'Acre en 1204, sans
postérité, son frère Simon revînt en France, et lui succéda àatos
la baronnie de Joinville et de Vaucouleurs.
VIII" Baron de Joinville, Simon.
I^mon, sire de Joinville et de Vaucouleurs, sénéchal de
Champagne, frère puîné de Geoffroi TrouiUard, lui succéda dans
la baronnie de Joinville , et aussi comme sénéchal héréditaire de
> Quelques-uns des faits attribuées à Geoffroi lY, le sont & Geoffroi T
dans du Cange , et vice vena pour Geoffroi Y*
DES SIRS8 DE JOINYILLE. CXXXm
Champagne. En 1214 , il fit hommage du sénéchalat de Cham-
pagne à la comtesse Blanche et à son fils Thibaut, mineur,
qu'il jura de défendre, comme étaht son homme lige, contre lés
fils du comte Henri et contre toute (Nature morte ou vivante.
L'acte s'en est conservé ; il est daté d'août 1214. (Voir la pièce A.)
Cet engagement ne devait être valable que jusqu'au jour de
la majorité de Thibaut; car la comtesse Blanche se refusait à
reconnaître les prétentions de Simon au droit héréditaire
sur le sénéchalat de Champagne, quoique concédé depuis long-
temps à la famille des sires de Joinville.
Diaprés cet acte, cette prétention devait rester en suspens
jusqu'au moment oii Thibaut, devenu majeur, en déciderait;
néanmoins, et sauf cette réserve, Simon fit hommage à Thibaut
de la baronnie de Joinville et des fiefs qui en relevaient.
Mais il parait que Blanche et son fils Thibaut ne voulurent
pas reconnaître ce droit sur le sénéchalat de Champagne , et
que , sans égard aux conventions qui établissaient le statu quo^
ils avaient saisi les fiefs de Simon. En effet , l'acte de juin 1218
( voy . la pièce B ) nous apprend qu'enfin , par amour de la paix
et par bienveillance pour Simon , la comtesse Blanche et son
fils Thibaut lui concèdent le droit sur le sénéchalat de Cham-
pagne , pour lui et ses héritiers , déclarant lui rendre les fiefs
saisis et lui donner en garantie , pour l'un de ses fiefs qu'ils
ne pouvaient lui rendre immédiatement , quatre autres fiefs ,
jusqu'au jour où la restitution deviendrait possible.
Dans cet acte , Thibaut et sa mère prennent l'engagement
suivant : « Dès que Thibaut aura atteint sa vingt et unième
année, il donnera à Simon, par lettres patentes, l'investiture
du sénéchalat de Champagne , transmissible à Geoffroi son fils,
pour en jouir après la mort du père ; déclarant dès à présent
Simon délié de tout hommage et de tout droit féodal , si Thi-
l>aut ( ce dont Dieu le garde! ) voulait annuler les présentes et
violer cet engagement. »
Lorsque Philippe- Auguste quitta la Terre-Sainte, il confia à
CXXXIT SSSAI 8CB LA GÉNÉALOGIE
Geof&oî et à Simon une partie de son armée, qui, réunie à celle
de Richard, conquit les villes de Gaïphas, Gaza, Ascaion,
Emmaûs et autres places maritimes.
Après être resté cinq ans en Terre-Sainte, où mourut son frère
Geoffroi en 1204, Simon revint en France ; mais on ignore l'épo-
que de son retour. En 1218 il repartit de nouveau pour la croi-
sade avec Jean de Brienne, et en 1219 il contribua à la prise de
Damiette'.
Par un acte de juillet 1218 , la dame de Montesclair (l'épouse
de Simon de Joinville , sénéchal de Champagne) fait abandon de
son douaire, c'est-à-dire de la moitié des propriétés dudit Simon,
son mari , en échange de la châtellenie de Vaucouleurs. ( Voy.
la pièce D. ) Par cet acte , il est dit que le château dé Joinville ,
gardé par des hommes d'armes , devra être remis à Geoffroi,
son fils aîné, dès qu'il aura atteint sa majorité, et qu'alors , si
son fils veut se séparer d'elle , tous les domaines seront remis
à son fils ; mais dans ce cas le douaire sera restitué à la mère *.
En 1229, Simon était de retour de la Terre-Sainte , puisque
cette année il fît lever le siège de Troyes, en pénétrant dans
icette ville, assiégée par les ducs de Bourgogne et de Bretagne ,
qui voulaient substituer la reine de Chypre à Thibaut dans la
souveraineté de Champagne.
Un des pères de l'abbaye de Samt-Urbain ayant été tué
par les officiers de Simon, dans la forêt, dite du Pavillon^
Simon dut, pour apaiser l'abbé et ses religieux , leur dcmner
cette forêt tout entière. L'acte de donation exprime les re-
grets et le repentir de Simon , qui , pour se concilier l'amitié
des religieux , fit diverses largesses à la maison de dairvaux.
Simon décéda en 1233, et fut inhumé dans Ysbh^ye de
* Personne n*a parlé de oe second voyage de Simon en Tene-Sainte en
I2I8. Il résulte cependant de Tacte de Juin I2I8 (voy» lettre C), et de 1*6-
pitaphe dressée par le sire de Joinville.
3 Voyez cet acte, dejaillet 12 18 (lettre D);il fait partie de ceux queLeves-
•quedela Ravalière a rassemblés à la suite de son mémoire manuscrit.
DES SIBES DE JOINYUXE* CXXXV
Claîrvaux , près du tombeau de son père GeofTroi et de son frère
Guillaume. Il avait épousé Ërmangarde de Montesctaîr' ; il se
remaria ensuite avec Béatrix de Bourgogne , dame de Mamay.
Son fils aîné GeofTroi étant mort avant hii, il laissa, pour lui
succéder dans sa baronnie de Joinville et dans son titre de sé-
néchal de Champagne, son Ois Jean, le célèbre sire de Joinville.
L'auteur du manuscrit de 1632 , cité par M. J. Fériel , fait
ainsi Téioge de Simon ' :
a Le sang généreux de ses ancêtres bouillant en lui pour
« lui faire acquérir la gloire des armes , le poussa dès le vivant
« de son père à entreprendre avec Geoffroi , son frère , le
« voyage de la Terre-Sainte , Fan 1 191 , à la suite de notre
« Philippe-Auguste et de son embarquement à Gênes. La
« tempête l'ayant jeté avec son dit père dans Tlle de Sardaigne ^
« ils y combattirent les infidèles à outrance, et , parle moyen
« de leurs victoires, y gagnèrent terres, villes et châteaux.
« Du depuis , s*étant embarqués sous une bonace plus sûre ,
« à force de voguer, ils rencontrèrent le roi Pliilippe à Mes-
« sine , en Sicile, auquel se joignit Richard, roi d'Angleterre,
n lequel , par ^preuves journalières des beaux exploits qu'ils
a firent devant la ville , assiégée par les chrétiens , les prit en
« telle affection , que, pour leur en donner témoignage asseuré ,
« il leur escartela et donna partie de ses armes royales
(K d'Angleterre, qui est moitié d'un lion saillant, lequel il
« voulut estre posé à l'écusson de ceux de Joinville , au-des»
« sus de trois broyés de champ d'azur, ainsi que l'cfn voit de
« présent es anciennes armoiries de Joinville ; et le blason
« s'en trouve dans ces vers faits à l'antique :
Six ans durant, eo ceste sainte terre,
* Dans le diocèse de Trêves, Notes $t documenté pour servir à l'histoirg
de Joinville ^ pat J. Fériel. Joinville, 1856, p. 55.
> Selon le manuscrit 1054, Simon serait resté dnq ans avec son frère
GeofCroi, ditTrouiUard, en Palestine après le départ de Philippe- Auguste,
et il aurait mérité, comme son frère, l'estime de Richard d'Angleterre,
ainsi que la même /aveur pour son écussoo.
CXXXVI BSSÀl SUB LA GBNBALOGIB
T deniearèrent gagnons ville etobasteaux.
Pour lors estoit Richard roi d'Angleterre,
Qai lit honneur aax deax frères loyaux ,
Car il partit de ses armes royaux ,
L*escu des frères pour estre en partie leur ;
Lequel escu par aucuns leur féaulx ,
Vint à Joinville au moustier Saint-Laurent.
« Laquelle armoirie , quoiqu'honorable , ayant été délaissée
« par les successeurs de la terre de Joinville , aurott été néan-
« moins retenue et conservée par les habitants dudit lieu , en
« mémoire de leurs anciens seigneurs, avec leur devise :
« Omnia tuta Urne '. »
Les écrivains héraldiques n'ont pas laissé passer inaperçue
cette particularité : « Une des plus anciennes concessions
« d'armoiries, dit la €ume de Saint-Palaye , est celle de Ri-
« chard d'Angleterre en faveur de Geoffroi Troulart, sire de
« Joinville , rapportée par le P. Menestrier. Au lieu de la re-
« garder comme le gage d'ime fraternité d'armes , ainsi qu'il
« l'avance sans en donner de preuve , je serois porté à croire
« que le sire de Joinville avoit mérité d'être fait chevalier de
« la main de Richard, qui en même temps Hti avoit donné
« ses armes ; et que ce seigneur en avoit parti son écu en les
« joignant à celles de sa famille. »
Simon eut d'Ermangarde , sa première femme, Geoffroi de
Joinville et de Vaucouleurs, qui épousa Marie de Garlande,
fille de Guillaume de Garlande et d'Alix de Chastillon, pour
lors veuve de Henri comte de Grandpré. Le comte Thibaut, qui
assista à ce mariage, se porta garant envers la comtesse de
Grandpré pour les conventions du douaire. Ce mariage fut dissous
par l'archevêque de Reims, ainsi qu'il est dit dans les lettres et
conventions de mariage arrêtées entre Jean de Joinville^ frère
de Geoffroi et Alix^ fille de cette Marie de Garlande et de Henri
comte de Grandpré, son premier mari, iesqudles lettres obligent
t MaooMrit I0ft4, fol. 58, verra.
DES SIBBS DB JOINYILLB. CXXXVII
Simon, seigneur de Joinville , de faire ratifier ces conventions
par Geoiïroi son fils. — Simon eat de Béatrix, Jean, seigneur
de Joinville, Geoffroi, seigneur de Vaucouleurs s Simon de
Joinville, seigneur de Gex et de Mamay * et Guillaume de Join
ville, archidiacre de Salins et doyen de Besançon. — Simon eut
en outre quatre filles : deux du premier lit, Isabeau de Joinville
et Béatrix de Joinville, et du second lit Simonette et Marie.
IX® Baron, Jean, sire de Joinville,
Jean , sire de Joinville , le célèbre auteur de l'histoire et
des mémoires de saint Louis, né en 1224, mort le 28 décembre
1319. 11 fut enterré dans Téglise Saint-Laurent, à gauche du
grand autel, au-dessous des reliques. Cest le premier des sei-
gneurs de Joinville qui ait été inhumé dans cette église.
Il hérita du comté de Joinville, du faitde sonfrère Geoffroi, fils
d'Ermangardede Monteselair, qui mourut jeune^ avant Tannée
1239. Geof&oi avait épousé Marie de Garlande , comtesse de
Grandpré, dont H fut séparé par la sentence de divorce pronon-
cée avant le mois de juin 1231 par Tarchevéque de Reims. (Voir
la pièce £.) Jean, sire de Joinville, épousa en premières noces
Alix ou Alaïde ou Adélaïde de Grandpré, qui mourut en 1260 '.
Levesque de la Ravalière dit que ce mariage avait été arrêté
entre les parents dès Tan 1281, et il cite à ce sujet le Traité des
fiefs, par Chantereau, t. F', p. 213. Les divisions qui trou-
blaient les deux familles furent éteintes par ce mariage. Le
sire de Joinville eut d'Adélaïde de Grandpré trois fils : Jean,
seigneur d'Ancerville^ né la veille de Pâques 1248, Geoffroi
deBrequenay, André, seigneur de Bonnet^ et deux filles.
' Ce Geoffroi fat le chef de la branche des Joinville, seigneurs de Yau-
couleursel de-Mery.
> Selon Fisseux , U était seigneur de Doi^eux.
* Lt père Anselme dit que Joinville épousa en premières noces Ordtl ou
Adélaïde de Grandpré, fille de Henri V comte de Grandpré, par contrat
passé le Jeudi avant TÂssomption , u août l'iSI. Dans Tacte de juin I23i
qui précéda ce mariage, elle est nommée Alals. (Voir Pacte £, p. cxx.)
* Il épousa Isabelle de Bonnet ; sa descendance s'éteignit promptaraesl.
CXXXVIII ESSAI SDH LA GENÉALOOIB
En secondes noces, fl épousa Alix de Risnel , fille de monsei-
gneor Gautier, seigneur de Risnel. Il eut d'elle deux fils : Jean^
seigneur de Risnel, Anselme qui succéda à son frère Jean, et une
fille Alix, mariée en secondes noces à Henri de Lancastre '• Alix
de Risnel mourut en 1288.
Bans le mandement du roi Philippe le Rel , donné à Lorris en
avril 1303 , qui convoque les nobles de Champagne pour quMIs
se rendent en armes à Lagny, il est fait mention des deux fils
de Joinville : Jean (seigneur d'Ancerville) et Anseau (Anselme)
de Joinville. Dans ce mandement il n'est point fait mention de
Jean, seigneur de Risnel. £n effet celui-ci s'était attaché à
la maison d'Anjou, dans le royaume de Naples, et étaitdevenu le
chef de la branche des Joinville dont du Gange donne l'historique
jusqu'à l'année 1444. Ce serait, d'après le P. Sainte-Catherine ,
ce Jean de Risnel qui, sur Tobituaire de Saint-Laurent de
Joinville, serait inscrit à la date du 31 novembre, avec le sur-
nom de Boutefeu,
Ce qui confirmerait cette opinion, c'est qu'on lit dans l'his-
toire inécUte de Fisseux, que, par arrangement avec la fa-
mille de sa mère, Jean remit ladite seigneurie de Risnel entre
les mains de son beau-père, qui en reprit la jouissance, comme
on le voit, dit-il, par la charte d'homologation faite au conseil
du comte de Champagne roi de Navarre, en 1290, à la fête de
saint Marc TÉvangéliste. Ce serait donc vers cette époque que
Jean de Risnel se serait rendu à Naples.
A la mort de ce Jean, qui ne laissa pas de postérité, la sei-
^eune de Risnel revint à son frère puiné Ancel , né comme
lui du second mariage du sire de Joinville avec Alix de Risnel.
En 1 aoo, le sire de Joinville maria sa fille Alix avec le seigneur
d'Arcis-sur-Aube, et, d'accord ave« ses fils, Jean, seigneur
d'Ancerville et Ancel, ou Anselme, il donna en dot à sa fille
* La sour de monseignear Gaafier, seignear de RisDel, était nièi;e de
le«n de Brietine, roi de Jérusalem.
DES STB£S DB JOIRYILLB. CXXXIX
800 livres de rente en terre et trois mille livres tournois. On
lit dans 16 manuscrit Pailliet ce passage du P. Sainte-Ca-
therine : « Jean, sire de Joinvilie , séneschal de Champagne^
ayant demandé à ses bourgeois de JoinviUe de l'aider à marier
sa fille, Alix de Joinville, dame d'Arcis, et , pour la raison du
cinquantième que le roi lui avait accordé de lever sur eux , le
maire etlesécbevins et les bourgeois lui accordèrent deux cents,
livres de petit tournois. »
Il avait succédé à Geoffroi, son aïeul, pour la garde de
Saint-Urbain '. En faisant don à cette abbaye de huit cents
arpents de bois en la contrée Vitramont ou Yibraumont, Jean,
sire de JoinviUe, se réserva le droit de justice et le droit d*y
mettre sergens >.
« Il étaitseigneur à titre héréditaire de Montiers-sur-Saulx ;
« mais, faute d'en avmr rendu foi et hommage à Edouard, comte
« de Bar, îceluy comte lui en fist après guerre et rasa le château
D'après un extrait des papiers du chapitre de Saint-Laurent
(en possession deM.Lemoine), ce serait en 1262 que « Joinville
fonda, dans l'intérieur de son château, une chapelle sous l'invo-
cation de saint Louis. » Joinville dit en effet, dans ses Mémoires,
« qu'il li avoit establi un autel à l'honneur de Dieu et de li
(saint Louis ). » Si cette date (1262 ), était exacte^ il en résulterait
que Joinville aurait érigé cette chapelle en l'honneur du roi
longtemps avant sa mort et sa canonisation, puisqu'elle ne fut
proclamée qu'en 1298. Dans l'histoire inédite de la principauté
de Joinville , écrite en 1632 par Fisseux , je lis : « Elle ne se
trouve plus en nature, encore que le chapitre de Saint-Laurent
de Joinville y eût prêlé consentement par titre de l'an 1308. »
Jean , sire de Joinville , fonda aussi une chapelle à l'hôpital
Saint- Jean. Selon le manuscrit Pailliet, on trouve au cartulaire^
* Fisseux , Hist, de Joinville.
» Idem. — 3 Idem.
CXL ESSAI SUfi LA GiNSALOGIB
fol. 19 et 20, une lettre du sire de Joinville de Tan 1318 qui
confirme les biens donnés par lui et ses prédécesseurs.
D'après la pièce intitulée : ÈpUaphes des seigneurs de
Joinoille inhumés à réglise Saint-Laurent au château de
JoinvUlBy fol. 139-147 du recueil manuscrit n° 1054, on peut
établir ainsi la suite des personnages à qui la baronnie de
Joinville échut successivement :
X* Baron de JoinviUe^ Ancel*
Ancel, Anselme ou Anceau, sire de Joinville et de Risnel,
fils aîné du second mariage du sire de Joinville, devint comte
de Vaudemont par sa seconde femme, Marguerite de Vaude-
mont , sœur et héritière de Henri III ', comte de Vaudemont,
qu'il épousa vers 1322, et dont il eut onze enfmts. Ancel avait
près de cinquante ans quand il succéda, en 1319, à son père,
dans la baronnie de Joinville et dans la charge de sénéchal hé*
réditaire de Champagne, et aussi comme seigneur de Yaucou-
leurs, d'Anccrville, Risnel, etc. Les services qu'il rendit, sous
les rois de France Louis le Hutin, Philippe le Bel, Philippe le
Long, Charles le Bel et Philippe de Valois sont énumérés par du
Cange *. Il devint maréchal de France en 1338 '. Après avoir
rendu les derniers devoirs à son père, il retourna à la cour de
Philippe le Long, qui séjournait à Vincennes. Il mourut le
3 janvier 1349, et fut inhumé dans la chapelle attenante à Té*
giise de Saint-Laurent et fondée par lui en 1328 ; il y était re*
présenté couché entre ses deux femmes. Ancel avait épousé en
premières noces, en Tan 1309, Laure de Sarrebrusche , qui
mourut sans enfants.
* Cet Henri, comte de Vaademont, fut taé à la bataille de Crécy, en IS40.
* Généalogie de la maison de Joinville, p. 25.
3 II arrêta Brocard de Fenestrange « qai, dit Froissard, fit avec ses
« gens plos de dommage et de vilains faits au pays de Champagne, que
« oncqoes les Anglois ni les Navarrois ne firent ; ne laissant rien à leur
« département que tout ne fust arts et broui. »
Enfermé dans le château de Joinville, il y mit le feu, et parvint aussi
à s'échapper. Les titres du chapitre furent brûlés dans cet incendie.
BSS SIBES DE JOINYILLE. CXLÎ
XI* Baron de Joinvtlle, Henri de f^audemont.
L'aîné des fils d'Ancel , Henri, quatrième du nom ' , épousa
Marie de Luxembourg *.
Ce Henri IV, comte de Yaudemont , baron de Joinville , de
Vauoouleurs et d'AncerviUe, seigneur de Bonnet et Rivel, séné-
chal héréditaire de Champagne, se distingua àla bataille de Poi-
tiers, où il fut fait prisonnier avec le roi Je^m, en 1356. £n 1 363 il
gagna contre Jean duc de Lorraine , le duc de Bar et autres sei-
gneurs , la bataille de Saint-Belin, quoiqu'il n'eût que des sol-
dats qui s'étaient débandés après la défaite de Poitiers. Il assista
au sacre de Charles V, le 19 mai 1364, et mourut en 1374 3.
Pans la généalogie de Joinville ( manuscrit 1054, fol. 38
verso ) il est dit qu'il coupait d'un seul coup la tête d'un san-
glier, d'un taureau ou d'un honmie armé. 11 mourut sans
enfants mâles.
De son mariage avec Marie de Luxembourg il eut une fille
nommée Marguerite, laquelle eut trois maris 4. Son troisième
mari fut Fery de Lorraine, seigneur de Rumigny , fils puîné du
duc Jean ^. C'est ainsi que la seigneurie de Joinville se trouva
transportée dans la maison de Lorraine.
' II est connu sous le nom de Henri, quatrième comte de Yaudemont , ce.
comté ayant été réuni à la seigneurie de Joinville dès 1346, lors de la mort
de son oncle.
3 Fille de Jean de Luxembourg et d'Alix de Flandres, son épouse, les-
quels donnèrent à leur fille 17,000 livres en argent et mille livres de
rente. Suivant Tinven taire des titres des chartes de Joinville, un arrêt
du parlement de Paris porte homologation du traité de mariage, (ilf anu«-
cfU Pailliet, en possession de M. Lemoine. }
* Selon le P. Sainte-Catherine, il serait mort en 1413.
* Elle avait épousé en premières noces Jean de Bourgogne, seigneur de
Montagu; et en secondes noces le comte de Genève, frère du pape Clé-
ment VIL
* « Charles de Lorraine la voulait épouser ; il l'envoya demander par
son frère Ferry, seigneur de Rumigny ; mais celui-ci Joua à son frère le
même tour que Philippe de Valois à Jean son fils : Ferry parla pour lui,
et fiit agréé par cette veuve. t> {Sianuscrit de Fissieux.)
CXLII ESSAI DE LA GENEALOGIE
XII* Baron de JoinvUle^ Fery /»*.
Fery P'^ comte de Vaudemont , seigneur de Bouc et de
Rumigny, second fils de Jean, dix-neurième duc de Lorraine^
devint baron de Joinville par son mariage ayec Marguerite de
Joinville, fille héritière de Henri, comte de Vaudemont et de
Guise ; il se distingua à la bataille d*Azinoourt, où il fut blessé.
Il mourut le 25 octobre 1415.
XIIP Baron de Joinville , Antoine,
•
Antoine de Lorraine, leur fils, comte de Vaudemont, sei-
gneur de Joinville et de Rumigny, sénéchal de Champagne ,
leur succéda , et épousa Marie ou Marguerite d'Harcourt. Il
voulut enlever à Isabeau, fille de Charles, le duché de Lorraine,
prétendant qu*il ne devait pas tomber en quenouille. Le mari
d'Isabeau , René d'Anjou fut fait prisonnier et la paix fut conclue
par le mariage de lolande , fille aînée de René d'Anjou et d'I*
sabeau , avec Fery, le fils d'Antoine, L'histoire inédite de Fis-
sieux signale sept guerres ou expéditions dans lesquelles il se
distingua. Il fut excommunié, et le service divin fut mterrompu
pendant douze ans dans ses domaines , parce qu'il avait fait
saisir des acquisitions faites par les chanoines de Saint-Laurent
sans les en avoir averti. Aussi, dans les titres de Saint-Laurent
-est* il qualifié de mau ou mauvais. Ce différend fut enfin vidé
par un arrêt du parlement en 1455. Il mourut en 1457 '.
XIV* Baron de Joinville , Fery IL
Fery II de Lorraine, fils d'Antoine et de Marie d'Harcourt,
leur succéda; il épousa en 1436 lolande d'Anjou, et mourut
< On ut dans le manuscrii PaUHel, à Tan 14X3, cet extrait de Royot,
fol. 56 verso. « Jas(|a*à celte année les chanoines avoient porté des aa-
« musses en pean d'écorenil, et comme elles n*éloient ni propres ni de
« darée, ils obtinrent de Charles, évéqae de Cfaaalons, permission d*en
« porter de peUt gris, ^rriita, autrement d'hermine. La lettre est du
« la octobre uis. »
DBS SIBSS DB JOmVIIXB. CXLIII
vers 1470. La sépulture d'Antoine et de Marie d'Harcourt est
au oiilieu du chœur de Téglise Saint-Laurent, ainsi que leur
éfritaphe ; on y lit Ténumération suivante de leurs titres :
Fery de Lorraine, second du nom, comte de Vaudemont,
baron de Joinville, seigneur de Bouc, Rumigny, Aumale,
Mayenne, Elbeuf , Harcoinrt, et autres terres et dépendances.
lolande d'Anjou, fille de René duc d'Anjou, duchesse de Lor-
raine en Tan 1473 ; par la mort de son neveu, Nicolas d'Anjou,
mort sans postérité , ladite dame porta de son vivant les titres
et armoiries du royaume de Jérusalem, Sicile, Naples et Ar-
ragon; des dudiés d'Anjou , de Lorraine et de Bar ; de comtesse
de Provence , de Guise , enfin de marquise duPont-à-Mousson«
Tous deux dans leurs testaments , celui de Fery daté d'août
1470, et celui d'Iolande du 22 février 1483, consacrât des
sommes considérables pour la reconstruction de l'hôpital '.
XV* Baron de Joinville , Henri de Lorraine,
Henri de Lorraine , évêque de Metz et de Hiérouanne , frère
de Fery, lui succéda dans son titre de baron de Joinville. 11
hérita de tous les royaumes, duchés, comtés, marquisats,
baronnies et autres seigneuries dont les princes des maisons
d'Anjou et de Lorraine avaient joui ou qui lui étaient dévolus,
à savoir : de quatre royaumes, quatre duchés, six comtés, un
marquisat, quatre baronnies, sept seigneurfes, et de plusieurs
autres terres dépendant d'icelle. Ce révérend père en Dieu,
Henri , avait fait construire le tombeau de son frère et de sa
belle-sœur, ainsi que le sien, dans la chapelle au bas de l'église ,
où il fut inhumé le 20 octobre 1505.
XYP Baron de JoinviUe , René,
René, son neveu , fils héritier de Fery II et d'iôlande d'An-
jou, fille du roi de Sicile et de Naples, duc de Cakbre, de
' Voir, pour les actes, Fériel, p 4.
CXL1V ESS4I SUR LA. G^ÉÀIOGTE
Lorraine et de Bar, comte de Vaudemont et de Provenoe , de-
vint le seizième baron de Joinville. Il épousa Philippe de
Gueldres, après avoir répudié Jeanne d'Harcourt pour cause
de stérilité. Il se distingua aux fameuses journées de Granson
«t de Morat, et il fit hommage de la baronnie de Joinville au
roi Charles VIII. Il mourut en 1508.
René et son fils aîné , duc de Lorraine , sont inhumés à Nancy,
■àsDS réglise des Cordeliers.
XVII* Baron de Joinville, Claude de Lon*aine,
Claude de Lorraine , second fils de René , premier duc de
Guise, comte d'Aumale^ baron de Joinville et sénéchal de
Champa^e, épousa Antoinette de Bourbon, du sang royal,
fille de François de Bourbon, comte de Vendôme, et de
Marie de Luxembourg*. Son épitaphe rappelle la longue série
de ses titres et de ses services , vertus et prouesses , qui lui ac-
quirent le nom de bon duc, prince et père de la patrie. En
1515, âgé seulemiént de dix-huit ans, il se distingua à la bataille
de Marignan, où il fut grièvement blessé. Avec son frère le duc
de Lorraine, il gagna Fontarabie sur les Espagnols, en 1522,
et fit lever le siège de Péronne en 1536, etc., etc. « Il fut
empoisonné à Fontainebleau et tost après extainct par une
mort violente et trop soudaine en son chasteau de Join*
ville « au grand regret et douleur des gens de bien, le 12 avril
1550, ayant vescu cinquante-quatre ans 5 mois et 26 jours *. »
C'est lui qui fit construire le ehâteau qui subsiste encore au-
jourd'hui avec quelques modifications. Sur la porte est gravé
le millésime 1545, et sur les pilastres on lit les devises : Tovtes
POVB VNE. — LA ET NON PLvs. Lcs lettres C. A., initiales de
Claude de Lorraine et d'Antoinette de Bourbon, y sont sotiVent
reproduites en sculpture. Voici l'origine de cette devise :
■ Elle était tante da roi de France Henri IV.
' Manascrit n*> 1054. François de Guise, son lils, dit dans ses mémoires
quHI fut empoisonné.
DES SIBES DE JOINVILLK. OLV
« Claude de Lorraine , quoique marié à Antoinette de Bour-
bon, avait remarqué dans la baronnie de Joinville une humble
beauté , qu'il visitait secrètement, et près de laquelle il oubliait,
dit la chronique , le luxe de son palais et le rang élevé de son
épouse. Celle-ci ne tarda pas à découvrir les faiblesses de son
mari , et résolut de Ten faire repentir ; mais un noble cœur ne
peut recourir qu'à une généreuse vengeance. La jeune fille
était pauvre , simple dans ses atours et modestement logée ; la
duchesse changea tout à coup cette misère en ridiesse; à Tinsu
de son époux , elle fit porter à sa rivale brillante parure et
somptueux ameublement. Touché de ce procédé , Claude de
Lorraine abjura, dit-on, ses erreurs, et résolut d'être désor-
mais un modèle de fidélité conjugale. En mémoire de cette dé-
termination , il fit élever le château du grand jardin , sur les
murs duquel on grava par son ordre les devises : tovtes povr
VNE, faisant allusion à la foi donnée; la et non plvs, indi-
quant qu'un repos champêtre sera désormais son seul plaisir. »
Il mourut dans le château de Joinville en avril 1550 <.
Il fut inhumé dans la grande chapelle de l'église Saint-Lau-
rent, laissant d'Antoinette de Bourbon six enfants mâles, savoir :
François, l'aîné, duc de Guise ; Charles , cardinal de Lorraine ;
Claude, duc d'Aumale; Louis, cardinal de Guise ; François,
grand prieur de France ; et René, marquis d'Ëlbeuf , et quatre
filles, dont Tune'épousa en premières noces le duc de Longue-
ville, et en secondes noces le roi d'Ecosse; une autre épousa
le prince de Chimai , les deux dernières se firent religieuses.
Sa femme, Antoinette de Bourbon , que ses vertus ont rendue
si célèbre , mourut au château de Joinville le 23 janvier 1583 ,
Agée de plus de quatre-vingt-huit ans , et le même manuscrit
ajoute « que ce fut entre les mains de ses deux médecins , dont
« M. Pierre Fissieux était l'un. » On lui doit, ainsi qu'à son fils,
* Le manuscrit inédit porle: «Il nioarat entre les mains de son cliirargiea
« Jean Fissieux. •
JOINVILLE. m
CXLYI ESSAI SUB LA GENEALOGIE
\e célèbre cardinal de Lorraine , la fondation , faite en d^mbre
1570^ de rhôpital Sainte-Croix.
Ses flls leur élevèrent une rich^ et artificielle séptUture en
la grande chapelle de Saint-Laurent.
Son Gis aîné lui succéda.
Claude eut pour frère Antoine , duc de Lorraine , qui épousa
Renée de Bourbon.
XYIIF Baron de Joînville et I'^ prince de Joinvilhy François
due de Guhe,
L'épitaphe de François de Lorraine , duc de Guise, lui donne
le titre d'invaincu, de foudre de guerre^ de fléau des héré-
tiques^ et de soutien de la religion catholique. Elle donne la
longue série de ses exploits. Ce prince, né en 1519, fut assassiné
près d'Orléans par Poltrot, le 18 février 1562,
Son corps , rapporté à Joinville , fut inhumé au sépulcre pa-
ternel, derrière lemattre-autel, entre quatre colonnes de marbre
noir. Son neveu , François de Lorraine, abbé de Saint-Urbain,
qui avait posé la première pierre de cette sépulture, y fut le pre-
mier enterré , « au grand regret de son oncle , qui fondait sur lui
de grandes espérances. » Son cœur, sur la demande des habitants
de Paris , fut déposé à IXbtre-Dame de Paris.
Il eut pour fils Henri, qui lui suecéda, et Charles, duc du
Maine.
C'est en faveur de François de Lorraine, duc de Guise, et de
Jeanne d'Est, son épouse, que le roi Henri H érigea , par lettres
patentes du mois d'avril 1551 ■ , la terre de Jomviile en prin-
cipauté.
« Le 17 octobre 1641, par ordre de Richelieu, les armes de
« François de Guise qui étaient au poteau de la place publique
« de Joinville furent rompues et cassées , ainsi que celles de
I Journal inédit de Fissietix. Ce journal entre dans de plus grands dé*
t»ils à ce sujet. La pièce est insérée au recueil 455l,Supp1. fr.
B£S SIB£S DE JOIN VILLE. CXLYIl
« Henri de Lorraine, son fils , et de Cçttherine de Clèvcs, qui
« étaient au-dessus du grand portail de Téglise paroissiale de
« Joinville du côté du marché. Celles qui étaient dans Téglise
« paroissiale en dedans et au dehors furent noircies. Il en fut
« de même de celles de Claude et d'Antoinette. Ces armes fu-
« rent remplacées par celles du roi . »
XIX*. Duc de Joinville^ Henri de Lorraine,
Henri de Lorraine, dit le Balafré^ fils aine de François, hérita
de ses seigneuries autant que de ses talents ; il fut assassiné à
Blois, le 23 décembre 15S8, par la plus abominable barbarie^
ingrate trahison qui Just oncques exécutée^ comme dit la
généalogie manuscrite n® 1054 de la Bibliothèque impériale.
Il épousa Catherine de Clèves , comtesse d*Eu , fille du duc
de Tfevers, et de ce mariage naquirent quinze enfants, dont
huit mâles.
XX*. Charles j duc de Lorraine,
Le fils aîné de Henri , Charles , né à Joinville le 20 août 157 1 ,
lui succéda au duché de Guise et principauté de Joinville. Il
épousa Henriette -Catherine de Joyeuse, veuve de Henri de
Bourbon, duc de Montpensier'. En 1634, le 28 novembre,
elle partit de Joinville pour aller rejoindre son mari , exilé
à Florence, où il mourut le 30 septembre 1640, ainsi que ses
deux fils le prince de Joinville et le duc de Joyeuse. Leurs corps
rapportés à Joinville , furent inhumés en grande pompe dans
réglise Saint-Laurent, le 18 août 1641 ^.
L'auteur de la généalogie manuscrite leur souhaite toute
prospérité, ce qui prouve qu'il s'arrêta à cette époque (fin
* Elle moarat le 28 février I65«, et fut enterrée aax Capucins de Paris;
elle portait l'habit de cet ordre.
2 Le Journal inédit de Fissieux entre dans de grands détails au so^et de
cette cérémonie. Le cercueil de Charles de Lorraine était en cuivre rou{!<'.
C'est le seul qui fût en cette maUëre; tous les autres étaient en plomb.
ClLLYIIl ESSAI SUB LA GÉNÉÂLOeiB
du seizième siècle } '. Dans tout ce qu'il écrit on voit uu ser-
viteur dévoué aux intérêts de la maison des Guises.
XXI*. Henri de Lorraine ^ //* du nom.
Le fils pulué de Charles de Lorraine, duc de Guise, priDoe
de Joinville, pair et grand chambellan de France, naquit à Paris,
le 4 avril 1614. Destiné à Tétat ecclésiastique, il quitta à la
mort de son frère Tarchevéché de Reims, par amour pour la
princesse de Mantoue avec laquelle il se retira à Cologne pour
se soustraire à la haine de Richelieu qui voulait s'opposer à
cette union. Ambitieux et incapable de repos , il s'unit avec
l'Espagne contre Richelieu, fîit condamné par contumace en
J 641 ; et , le 7 octobre 1641 , par ordre du roi, partout où
les armes et devise de Henri se voyaient à Joinville, elles furent
noircies, ses biens furent vendus, les prières pour la famille des
Guises furent interdites, et leurs armoiries effacées et brisées * ;
la justice fut rendue au nom du roi. Alors il se ligua contre
l'Espagne et se mit à la tête de l'insurrection de Naples. Trahi
par un de ses confidents , une des portes de la ville fut livrée.
Pris et conduit à Madrid, il y resta quatre ans prisonnier. Il
nous a laissé le récit de cette expédition chevaleresque ; il mou-
rut à Paris en 1664. On soupçonna qu'il avait été empoisonné.
Le corps de Henri fut rapporté de Paris à Saint-Laurent.
XXn^. Lauis de Lorrain^, duc de Joyeuse.
Par un traité, Henri abandonna ses droits à sa mère Cathe-
rine de Joyeuse, qui fut rétablie dans la principauté de Joinville
1 II dit qae cette géDéalogie fut rédigée d*après Nieolas-Gilles Naa-
clive, CarioD, Munster, Charles Estienne, Wasbourg, Belieforest, du TU-
let, et autres historiens, par M. Ovre ou Urel Laurent, Bourbonols, né
en 1547, d*abord secrétaire de M. Delascheval, abl)é de Beljaigue, puis
précepteur de mademoiselle Louise, et en I&80 chanoine de Tégiise collé-
giale de Saint-Laurent, au château de Joinville; et qu'après avoir reçu
les ordres en 1684, il fut, en 1587, chapelain et attaché au service de la
princesse, qu'il appelle même La Reine.
2 On n'en excepta que les écussons de Téglise Saint-Laurent , de Thô-
pilai et des couvents; les armes des sires de Joinville furent remplacées
par uo cachet aux armes du roi, et on subsUlua des fleurs de lys aux
àleriofM de Lorraine.
DES SIBES DE lOINYILLB. CXLIX
en 1642 , par Louis XIII , et dans la possession de ses biens
dont elle 6t transmission en 1654 à Louis de Lorraine, son
quatrième fils, né en 1022; mais il mourut quelques mois
après cette donation (le 27 septembre 1654 ) d*une blessure
qu'il reçut au siège d*Arras, et fut inhumé à Saint-Laurent.
XXUI^. LouiS'Joseph de Lorraine,
Fils unique du précédent, né le 16 août 1650, duc de Guise, de
Joyeuse et d'Angouléme, prince de Joinville, et pair de France,
fils de Louis de Lorraine, duc de Joyeuse, pair et grand cham-
bellan de France, etde Françoise-Marie de Valois- Angouléme. Il
mourut de la petite vérole, le jeudi 30 juillet 1671, et fut inhumé
à Joinville dans le tombeau de ses ancêtres. 11 laissa d'Elisabeth
d'Orléans, duchesse d' Alençon, seconde fille de Gaston de France,
duc d'Orléans, et de Marguerite de Lorraine, le fils qui suit :
XXIV*. FrançoiS'Joseph de Lorraine,
Duc d'Alençon, de Guise, de Joyeuse et d* Angouléme, puis
de France, prince de Joinville, né à Paris, le 28 août 1670,
mort le 16 mars 1675. Son corps fut porté à Joinville. Il fut
le dernier de cette illustre famille des Guises, « auprès desquels,
disait le maréchal deRetz, les autresprinces paraissent peuple »•
Il eut pour successeur sa grande tante.
XXV®. Marie de Lorraine,
Née le 15 août 1615. Elle était fille de Charles de Lorraine,
duc de Guise, prince de Joinville, pair et grand maître de
France et d'Henriette-Catherine, duchesse de Joyeuse. Elle suc-
céda à son petit-neveu François-Joseph de Lorraine, dans les
duchés de Guise, de Joyeuse, d' Angouléme et dans la princi-
pauté de Joinville, en 1675. Cette princesse, connue sous le
nom de mademoiselle de Guise, mourut à Paris, dans son hôtel,
le 3 mars 1688.
De Marie de Lorraine, dite mademoiselle de Guises qui
testa en 1686, la principauté de Joinville passa successivement
à mademoiselle d'Oriéans , à Philippe de France, frère unique
de Louis XIV, au duc d'Oriéans, régent, et à sa descendance,
m
XI.
DISSERTATION
SUR LE CREDO DE JOIN VILLE.
Panai les manuscrits de notre Bibliothèque impériale»
M. Paulin Paris a signalé celui qui, sous les numéros
1446-7857 » contient une Profession de foi^ ou Credo, ac-
compagnée de réflexions en forme de commentaires.
M. le chevalier Artaud', qui le premier nous a donné
un fac simile de ce précieux manuscrit, dit que Tusage de
composer de semblables Credo était fréquent au moyen
âge , et il en cite plusieurs exemples. Grégoire de Tours,
qui écrivait au sixième siècle, nous en a laissé un où il
expose ainsi sa croyance :
a Je crois en un Dieu , le père tout-puissant ; je crois en
Jésus-Christ, etc.
« Le Dante également a dit : .
lo 8crissi d'amor plu volte rime
Quando •
* Mélanges publiés par la Société des Biblit^kiles français, Paris,
Firmin Didot, 1S37. Imprimé seulement à vingt-cinq exemplaires.
SUR LE CKSDO DB JOIlfVILLB. CU
Da qoesto fliiso amor ornai la mano
A ficriver piu di lui io to ritrare ,
£ ragionar di Dio, corne Cristiano.
Io cre€U> in Dio padre , che puo fare
Tutte le cose , e da hii tutti i béni
Procodon sempre di bel operare ;
Délia cui grazia terra e ciel sou pieni ,
£ da lui foron fatti di tiiente
Perfetti, buoni lucidi e sereni.
In Chrîsto ,
unico figliaol di Dio, nalo
£lemidmen(e., e Dio di Dio nsclo.
« Pétrarque^ vers l'an 1 3G9 , composait sa xux* can-
zone adressée à la Vierge Marie. C'est aussi une sorte de
Credo y où sont développés les principaux points de notro
croyance.
« II existe une foule de professions de foi semblables
dans les ouvrages du quatorzième siècle et des siècles
suivants. »
MM. Paulin Paris et Artaud ont attribué ce Credo à
Joinville, et il y a tout lieu de croire que c'est avec raison.
Le manuscrit, à en juger par la forme de récriture et par
ie dessin des miniatures dont il est orné, date évidem-
ment de l'époque où vivait Joinviile» et, d'un autre côté,
le style de Fauteur et l'orthographe sont plus anciens que
le manuscrit des Mémoires de Joinville (n® 2016} que
possède notre Bibliothèque impériale, et qu'on s'accorde
à regarder comme postérieur d'un demi-siède à roriginal.
Ce qui prouve enfin qu'il appartient à l'époque que nous
signalons, c'est le fac simile qu'a donné M. le chevalier
CL11 DI8S1BTATIOII
Artaud, document prédeux et qui, revu avec le plus
grand soin par M. Paulin Paris, reproduit le manuscrit
original avec une rigoureuse exactitude.
La date de Tannée et le lieu où fut écrit ce Credo s'y
trouvent ainsi indiqués : •
«.,... Or y a mil deux œot quatre-vingt-flept ans »
(Page IG, dernière ligne;)
« Je fis d*abord faire cette dictée en Acre ce après que II
« frères du roy en furent partis, et avant que le roy allast
« fortifier la ville de Gésarée en Palestine. » (Pag. 3, lign. 17
ftlSO
^oin ville en effet rapporte dans ses Mémoires , que lors-
que le comte de Poitiers et le comte d'Aiyou, frères du roi ,
furent partis d'Acre, saint Louis se rendit à Césarée, dont
U répara les fortifications, et Joinvlile ajoute que lui-même ,
dans cette expédition 9 accompagnait le roi \
L'auteur de ce Credo, à en juger par certaines locutions,
doit avoir été un laïque et même un militaire.
Le motif qui le lui a fait écrire , c'est, dit-il, que :
« Comme nus ( nui ) ne pooit estre sans (sauvé) s^ il ne S2k
voit son Credo, il a fait cet œuvre pour esmouvoir les gens à
croire ce de quoi ils ne se poolent soffrir. » (Pag. 2, lign. 15
et 16.)
Le récit que Joinville fait dans ses. Mémoires d'un des
* Le départ des frères du roi est à la date de 1251. La première
rédadion du Credo dstdone antérieure de cinquante-huit ans à Tépoqiie
eu loiBviile nous dit qu'il écrivit ses Mémoires, en octobre 1309. •
SUE LB CBXDO DB JOIRVILLE. CLIII
épisodes les plus dramatiques de la retraite des croisés
après la bataille de Mansourah, lorsque sa vie et celle des
prisonniers chrétiens furent en si grand péril , se retrouve
également dans le Credo; Tauteur dit qu'il assistait en
personne à cette terrible scène : il était donc un de ces
prisonniers.
Et comment douter que ce soit Joinville lui-même/
quand dans plusieurs endroits du Credo on voit les mêmes
preuves qu'il a déjà données de sop intime familiarité
avec le roi, et que de plus les raisons pour établir la vérité
de ce Credo et pour exhorter ses compagnons à y croire
sont précisément celles dont se servait le roi pour le con-
vaincre des vérités de la religion.
Dans ses Mémoires Joinville nous dit :
•
« Le saint roi se efforçoit de tout son pooir, par ses pa-
« rôles , de moi faire croire fermement en la loi chrestienne
« que Dieu nous a donnée , ainsi que vous orrez ci-après. »
(Pag. 13, 1. 5 etsuiv.)
Et Fauteur du Credo s'exprime ainsi :
« Je le fis (ce Credo) pour engager les gens à croire ce dont
« ils ne pouvoient se contenter (pooient soffrir).» (Pag. 2, 1. 16
et 17.)
r^'est-il pas naturel même de supposer que Joinville^
dont Tesprit était un peu ondoyant et assez ergoteur sur
plusieurs points de la religion , aura rédigé ce Credo à la
demande de saint Louis, afin de rendre à d'autres le ser-
CLIV BISSERTATIOir
\ice que lui avait rendu le roi dans ces pieux entretiens
pour fortifier sa foi? y
On peut même croire, en lisant ces paroles ' dans le
Credo :
« Le roi Louis (que Dieu absoille ! ) me répéta cette tiaute pa-
« rôle, »
que ce sont les expressions mêmes de saint Louis que
JoinvIUe nous a transmises, et que nous connaissons
ainsi la manière de raisonner du roi sur divers points de la
religion.
Autre ressemblance singulière avec les Mémoires de
Joiuville et qui s'offre dès le commencement da Credo :
« Or disons donc que foiz est une vertuz qui fait croire fer-
« mement ce que bons ne voit ne ne set, mais que pour voir
« dire ensi que nous créons nos pères et nos mères de ce
« que il dient que nous sûmes lor fil et si n'avons autre cer-
« taineté, et donc devons-nous croire plus fermement que
« nule autre chose terriene les poins et les artic4es li quel
« nous sont tesmoigné et enseingnié de la bouche del Tout-
« Poissant par tous les sainz dou Vieil Testament et dou No-
« vel». » (P. 1,1.8.)
* Page 1, 1. 15^ et page 2, 1. 1 et 1. 4.
' Voici, dans les Mémoires de JoinYille, le passage où se trouTe ie
même raisonnement :
« Le saint roi se eiïorçoit de tout son poor ( pouvoir ), par ses pa
« roies, de moy faire croire fermement en la loy chrestienne que
« Dieu nous a donnée, aussi (ainsi) que vous orrez ci-après II di-
te soit que foy et créance estoit une cliose où nous devions bien croire
ft fermement, encore n'en feussiens-nous certains mez que par oïr
sua I.B CBEDO BE JûmVIUE. CLV
Au troisième, alinéa de la première page da Credo se
trouve cet autre passage :
« Decroîre ce que l*an ne voit , me dist li rois Loys ( que Diex
a assoille ! ) une haute parole que li cuens de Montfort , cil qui
« fu pères ma dame de Neele , avoit dite as Briois ( aux Albi-
«. geois ). Cil dou pais vindrent à lui et li distrent qu'il venist
« veoir le cors Nostre-Seigneur qui estoit venuz en char et en
« sanc ; et il lor dist : Alez le veoir qui ne le créez, car endroit
« de moi le croi-je bien desouz le pain et dessouz le vin , ausinc
« corne sainte Église le m'enseigne. Et il li demandèrent que
« il i perdroit se il le venoit veoir; et il lor dit que se il le
« veoit face à face et il le creoit, point de guerredon n'en au-
« roit; et dist que se il creoit ce que Diex et li sains li ense-
« gneroient, que il atendoit plus grant guerredon et plus grant
« corone ou ciel , que de toutes autres bones œuvres que il
« pourroit faire en ceste mortel vie ' . »
R dire. Sus ce point , il me fist une demande : comment mon père
« avoit non (nom), et je 11 dis que il avoit non Simon. Et U me dit com-
« ment je le savoie; et Je li diz que je en cuidois estre certein et le
« crcoie fermement^ pour ce que ma mère Tavoit tesrooigné. Donc
« devez-vous croire fermement tous les articles de la foi , lesquiex
« les apostres tesmoignent, ainâl comme vous oez chanter au diman-
« che en la Credo. » (Mém. de Join ville, p. 13.)
* « On lit de même dans les Mémoires de JoinvîUe , p. 15, 1. f 4 et
suivantes :
. « Li saint roy me conta que pluseurs gent des Aubijois vindrent au
« conte de Montfort, qui lors gardoitïa terre des Aubijois pour le roy,
« et li distrent que il venist veoh* le cors Nostre-Seigneur qui estoit
« devenuz en sanc et en char entre les mains au prestre; et leur dist :
« Allez le veoir, vous qui ne le créez ; car je le croi fermement, aussi
« comme sainte Esglise nous raconte le sacrement de Tautel. Et savez-
tt vous ce que Je y gaignerai, fist le conte, de ce que je le croy en
CLYI DISSBATÀTION
Parmi les instructions religieuses que saint Louis don-
nait k Joinville (voy. ci^dessus, p. c), et qui sont rap-
portées par le confesseur de la reine Marguerite, auteur
de la Vie de saint Louis , il en est une qui s^accorde
parfaitement avec ce qui est dit et dans les Mémoires de
Joinville et dans le Credo. L'analogie entre ces trois do-
cuments est d'autant plus frappante, que le manuscrit du
confesseur de la reine Marguerite que nous possédons re-
monte très-certainement par son antiquité à Tépoque où
Tauteur écrivait.
Voici les paroles que Joinville, à la page 1 et 2 du Credo,
met dans la bouche du roi :
« Or veons donc que deus choses sont que nous convient à
« nous sauvier, ce est à savoir bones œuvres faire et fermement
« croire. £n bones œuvres faire m*aprist li roi Loys que je ne
« feîsse ne ne deisse chose se tout li mondes le savoit, que je
« ne l'osasse bien faire et di^e ; et me dist que ce soffisoit à l'o-
« nor dou cors et au sauvement de l'arme (l'âme) '. »
« cette mortel vie , aussi comme sainte Esglise le nous renseigne? Je
« en aurai one corone es ciez plus que les angres qui le Teoient face
n à face; par quoi il convient que il le croient. »
* Voici ce même passage , tel que le rapporte le confesseur de la
reine Marguerite :
«c Et aucunes foiz avec ce li benoiez rois dist audit chevalier ces
«c paroles : Voudriez-vos avoir enseignement tel , par quoi vos eussiez
« ennenr en cest monde et pleussiez as hommes, et eussiez la grâce
« de Dieu et si eussiez gloire en tens avenir ? Et li chevalier respondi
« que il vodroit bien avoir tel enseignement ; et lors li dist li benoiez
« rois : Ne fêtes chose ne ne dites que, se tout li mondes savoit ce,
« nonpourqnant vos ne le lèriez mie fère. ( Vie de saint Louis f^, 335,
éd. de Capperonnier, in-fol.; Imp. royale, 1761,)
SUB tB CBBDO DS JOINYItLB. CLYH
Cet autre passage du Credo « page 3, se retrouve à peu
près le même dans les Mémoires de Joinville :
«... de croire fermement me dist li rois que li enemis {le diable)
« s*efforce tant que il puet à cous giter de ferme créance ; et
« me enseigna que quant li enemis m'envoieroit aucune tempta-
« tion dou sacrement de l'autel ou d'aucun autre point de la foi ,
« que je deisse : Enemis, ne te vaut; que jà, à l'aide de Dieu ,
« de la foi crestienne tu ne me esteras, nés se tu me feisse touz
« les membres tranchier >. Et me dist li rois que ce estoit la
« ferme créance, laquel créance Diex a ennorée de son nom ;
« car de Grist somes appelé crestien; laquele Diex a fait profe-
« tisier et tesmoignier as creans et as mecreanz, ce que onques
« autre loi ne fu : ensi come il dit en un livre, au sainz. as saiges
Ce même passage est ainsi rapporté dans les Mémoires de Joinvilie,
p. 6, 1. 22 :
« Le roi Loys me demanda si je voulole estre honorez en ce siècle
• et avoir paradis à la mort , et je li dis : « Oyl. » Et il me dist :
« Donqiies vous gardez que vous ne faites ne ne dites à Yostre es-
« dent nulle riens que se tout le monde le savoit que vous ne peus-
«c siez congnoistre, je ai ce fait, je ai ce dit. »
* On lit à la page 13, 1. 10 et suivantes, des Mémoires de Joinvilie :
« Et disoit que Tennemi est si soutilz , que quant les gens se meu-
« rent , il se travaille tant comme il peut que il les puisse faire
« morir en aucune doutance des poins de la foy ; car il voit que les
« bones œuvres que Pomme a faites ne li peut-il tollir, et veoit que il
« Fa perdu, se il meurt m vray foy ; et pour ce se doit garder, et en
« tel manière défendre de cest agait , que en die à l'enemi , quand il
« envoyé telle temptacion : Va-t'en ; HoU on dire à l'enemi : Tu ne me
« tempteras jà à ce que je ne croie fermement tous les articles de la
« foy; mes se tu me fesoies tous les membres trenchîer, si vieîHe
« vivre et morir en cesti point. Et qui ainsi le fait, il valut renemi
« de son baston et de ses espées dont l'enemi le vouloit occire. »
n
ÇLTin DISSBBTATIOIf
• au rois, fist Diex porter son tesmoing, as gens de diverses lois>
« que nuz n*en puet douteir. »
11 y a encore d'autres preuves de l'authenfieité de ce
Credo.
Dans le commentaire dont il accompagne son texte ,
Tauteur, arrivé au passage du Credo qui concerne la ré>
surrection^ nous fait le récit du péril auquel lui et les
autres prisonaiers échappèrent par la grâce de Dieu. Or
ce récit, si Ton en excepte quelques différences, est exac-
tement le même que celui de Joinville dans ses Mémoires ;
c'est le même péril auquel a échappé le sénéchal de Cham-
pagne. Les deux ouvrages sont donc de Iqi et on en sera
convaincu si Ton remarque que la miniature qui , dans le
manuscrit du Credo, accompagne le récit nous offre
Timàge de Joînville parmi les prisonniers désarmés et me-
nacés par les Sarrasins représentés Tépée nue à la main.
L'usage ingénieux d'expliquer le texte des manuscrits
par des représentations figurées ne remontant guère en
Europe qu'à Tépoque des croisades, on peut supposer
que Joinville fut Tun des premiers qui Tintroduisit en
France. On peut juger par le petit nombre des beaux ma-
nuscrits byzantins échappés au ravage du temps et des
barbares, et dont quelques-uns se conservent encore dans
les monastères du mont Athos, de i'étonnement que les
croisés durent éprouver à la vue d*un luxe auquel ils n'é-
taient pkw accoutumés , et qui faisait resplendir d'or, de
pourpre et d'azur ces beaux livres. Joinville surtout dut
SUB LE CftSDO DE JOINVILLE. GLIX
ea être émerveillé^ lui qai, élevé à la cour du comte de
Champagne» Q*était pas étranger au sentiment «des arts,
comme le prouve le soin qu'il prit d*orner ses chapelles et
verrières de Blécourt de beaux vitraux , où il faisait re-
présenter soit des sujets pieux , .soit des faits historiques
relatifs aux croisades '. Aussi voit-on avec plaisir, à une
époque où Tamourdes beaux-arts était si rare parmi toute
cette noblesse qui ne semblait vivre que pour la guerre»
Joinville comparer à Téclat des miniatures où Vor et
Pazur enluminaient les manuscrits, la splendeur dont
saint Louis fit briller son royaume ^.
- > Avant même son départ pour la Terre Sainte» Joinville avait décoré
relise de Blécourt d'autres vitraux où était peinte l'histoire de la
sainte Vierge. « On en voit encore des cestesdans le presbytère, t dit
Baugier dans ses Mémoires historiques de la province de Cham-
pagne. Gh&lons, 1721, t i^% p. 342.
^ Cette comparaison, joste en elle-même sous le rapport matériel»
n'est pas moins juste sous le rapport moral. En effet»
Si parva licet componere magnis^
c^t avec on dévouement et un enthousiasme égal à celui dont saint
Louis était animé pour garder si saintement et loyalement son
royaume et Vomer de tant de beaux establissements ^ que les re*
ligieux séculiers ou laïques se dévouaient à la pénible fonction do
scribes pour reproduire les Saintes Ecritures» dont ils faisaient des chefs-
d'œuvre de patience et d'art. Aussi, quand il les pouvaient achever,
c'était par des actions de grâces qu'ils remerciaient Dieu d*avoir pro-
longé leur carrière jusqu'à l'achèvement de l'œuvre à laquelle ils avaient
dévoué leur vie. Voici celle que je lis à la fin d'une Bible écrite tout
entière en caractères microscopiques, dont la perfection surpasse les
pins beaux produits de l'art typographique et dout les miniatures jus-
tifient ra<Vniration de Joinville : Benedictus Dominus Deus qui scri-
bendo Amulphum de Campaàng usque hue perduMt, AmênUi
CUL D1S8BBTÀTI0II
MaiheureQsement nous avons perda ces précleoses pein^
tures ; mais, du molDS, dans le manuscrit da Credo se re-
lroa?e la plus importante de tontes. Elle est placée an-
dessous de ces paroles :
Et au troisième jeur resnueUa des morts.
L'intérêt qu'elle offre est d'autant plus grand que parmi
les personnages qui y sont représentés je crois pou-
voir affirmer qu'on y voit figurer Joinville lui-même '•
Quant au récit qui l'accompagne, il est plus complet et
plus détaillé que celui que Joinville nous a donné dans ses
Mémoires ; Il en diffère même sur plusieurs points. Sous le
rapport historique et littéraire , nous ne possédons rien
de plus remarquable.
Voici ce récit tel quMI est inséré dans le Credo :
« De la résurrection vous dirai-je que Je en oi à la
prison ou diemenche après ce que nous fusmes pris et ot-
on mis en un paveiUon les riches homes et les che-
valiers portanz bannière pareus {pareille). Nous oîmes
un grand cri de gent ; nous demandâmes ce que estoit ,
fallait, en effet, un dévouement presque surhumain pour oser entre-
prendre un tel labeur.
> L'artiste qui peignit «ette miniature est peut-être ce même clerc
que Joinville avait emmené avec lui à la croisade et qui fit à Saint-
Jean d'Acre, en 1251, la première rédaction du Credo *. On peut
aussi lui attribuer le dessin des vitraux qui dans les diverses chapelles
de Joinville représentaient les faits relatifs aux croisades. On sait
combien à cette époque le style des peintures des vitraux et celui des
manuscrits est semblable.
Lb d<rBiftre(««U« qw mom powMoii») fbt r«|»ro4alM av«e addltiM to laS?.
SCB LB CBEDO DB ^OINVILLB. CtXI
et on nous dist que oe estoient nostre gent que om met-
toi»t eu un grant pare tout clos de mur de terre. Geus
qui ne se voloient renioer Tan lesoccioit; ceus qui se
reuioient, on les laissoit en icelle grant paour de mort ou
nous estions. Yindrent à nous jusques à treize ou quatorze
dou consoii dou Soudan , trop richement appareillié de
dras d*or et de soie , et nous firent demander, par un frère
de l'Ospital qui savoit sarazinois, de par le Soudan, se nous
vorriens estre délivre » et nous deimes que oil (mi), et ce
pooient-il bien savoir; et nous distrent se nous donrîens
nus des cbastîaus dou Temple ne de TOspital pour nostre
délivrance; et 11 bons cuens Pierres de Bretaigne lour ré-
pond! que ce ne pooit estre, pour ce que il cbastelain juroient
seur sainz, quant om les i metoit, que pour délivrance de
cors dômes ne les renderoient. Et il nous demandèrent
après se nous lor donriens nus des chastiaux que baron
tenoient ou reaume de Iherusalem, pour nostre délivrance ;
et li cuens dé Bretaingne dist que nanil [nenni] , que li
chastel n'estoient pas du fié dou roi de France.
« Quant il oirent ce , il nous dirent que puisque nous ne
voiiens faire ne Tun ne i* autre , il s^an iroient et nous
amenroient ceus qui jueroient à nous des espées ; et li
cuens de Bretaigne lor djst que legîere chose estoit de
occire celui que on tient eu sa prison '.
a Quant il s'en furent aie , une grant foison de jeunes
gens sairazinz entrèrent ou clos là où le nous tenoit pris,
les espées traites , des quiex je cuidai vraiement qui ve-
* Cette noble réponse du comte Pierre de Bretagne ne se trduTe
pas dans le r^it fait par JolnTille dans ses Mémoires.
n.
CLIII DISSSBTATIOIV
Hissent por nous occlrre, mais non fesoient; ançois nous
anvoia Diex nostre confort entre ans; car II amenèrent
un petit home si Tiel par samblant comme home poist
estre; et le tenoient par samblant, celle jeune gent, pour
fol. Et distrent au conte de Bretaigne qui le feissent oir,
ce que c'estoit uns des plus prodome de lor loi. Et lors
s*apoia le viex petit hom sor sa croce et atout sa barlie
et les treces chenues; et dist au conte que il avoit en-
tendu que li crestien creoient un Dieu qui avoit esté pris
pour aus , batus pour aus, mors pour aus , et au tiérz jour
estoit resuscitez. Et tout ce li otroia ii cuens, et lors redit li
viex hom : a Que donc ne vous devez-vous mie plain-
a dre se vous avez esté pris pour li, batuz por li, navrez por
« li, car ausi avoit-il esté pour vous; ne ancore B*avez pas
a la mort sofTerte pour li ausi corne il avoit feit pour vous.»
Et après nous dist cr que si votre Dieu avoit eu pooir
«( de lui resusciter, et donc vous avoit-il bien pooir de dé-
« livrer quand li plairoit. x> Et vraiement encore croi-je
que Diex le nous anvoya, car il tarda molt pou après ce
que s* en fa aies , que li consaus le soudan revint , qui nous
dist que nous envoissiens quatre de nous parler au roi,
liquiex nous avoit par la grâce que Diex lui avoit don-
née, touz sens {tout seul) pourchasié nostre délivrance. Et
sachiez que voirs estoit; car aussi sagement Tavoit pour-
chasiée 11 rois parla grâce Dieu, corn se il eust tout le con-
seil de la crestienté avec lui \ d
Cest à Teadroit le plus dramatique de ce récit et au-
* Yoyes, poar la comparaison de ce récit avec celui que Joinville
fait daos ses Mémoires, les pages iOl et 102 de notre é<}|tioR.
SUB LS CStDO DB JOlNVItU. CLMlt
dessus de ces mots : Les espées traites det quUx je cui-
dai gui venistent por rw»s occire , qu'est placée la mi-
niature doDt nous doQDODs la reprodacUon dans la gran-
denr mime de rorlgfnal :
CLKIT DISSIBTATIOR
De toutes les misiatures représentant des sujets relatifs
au texte du Credo (elles sont au nombre de quinze pe-
tites et diX'sept grandes )« ceile-ei est la seule qui soit his*
torique et qui nous offre une scène des croisades. Toutes
les autres sont bibliques et relatives à des sujets de l'An-
cien et du Nouveau Testament.
C'est en examinant cette miniature et en la comparant
avec celle qui se trouve en tète du manuscrit n® 2016 des
Mémoires de Joinville, que j^ai été frappé d'une circons-
tance qui m'a encore confirmé dans l'opinion que Join-
ville est l'auteur de ce Credo.
On y voit^ en effet, d'un côté, les guerriers sarrasins ayant
tous l'épée hors du fourreau, précédés par un petit vieillard
appuyé sur ses béquilles et par l'un des Sarrasins, qui inter-
pelle les prisonniers chrétiens ; de l'autre côté, on remarque
parmi les prisonniers chrétiens désarmés deux qui sont
placés au premier rang. Le plus avancé est le comte de
Bretagne, qui répond au guerrier sarrasin , et le second
[le seul des chevaliers chrétiens qui soit coiffé d'un capu-
chon] ne peut être autre que Join ville ; car, par un singu-
lier hasard^ il a la tète couverte d'un capuchon ou cha-
peron , et c'est aussi d'un chaperon qu'est couverte la
tête du chevalier représenté sur la première feuille du
manuscrit n^ 2016, dont nous avons donné la reproduc-
tion très-exacte; or, ce chevalier auteur du livre qu'il
offre à Louis Hutin est évidemment Joinville : ce dont on
ne saurait douter à la vue des broies qui recouvrent son
manteau , et qui sont les armoiries de Joinville.
Ce capuchon faisait donc partie de son costume ordi-
SUB LE GRBOO DE JOUfTlLLE. CLXV
naire* En effet, le procès-verbal dressé lors de l'ouver-
tare du caveaa contenant les restes du sire de Jdn*
ville (voy. ci-dessus Disserf. /?, p. lxxx) dit qu'il était
représenté sur son tombeau « couché y les mains jointes^
« et semblait revêtu dun capuce de bénédictin , etc. »
Enfin la certitude devient complète lorsqu'on lit dans
les Mémoires, un peu avant le passage emprunté au
Credo , que Témir cbez lequel on le conduisit quand il
fut fait prisonnier lui permit de se revêtir d'une couver-
ture que lui avait donnée madame sa mère, et d'un cha-
peron que quelqu'un alla lui chercher '. Or, parmi les
chrétiens prisonniers que représente la miniature , un seul
est revêtu de ce chaperon ; il est donc impossible de ne
pas reconnaître à ce signe l'intention qu'eut Joinville de
se faire distinguer au milieu des prisonniers par tous
ceux qui liraient le Credo '.
Dans le manuscrit, chaque mot du Credo est écrit en rouge
et les commentaires sont écrits en noir, conformément à Tins-
truction qu'il en avait donnée au rubricateùr :
« Vons qui regardez cest livre troverez le Credo en letres vermeil*
« les, et les prophéties par euvres et par les paroles en lettres noires. »
Conformément à cette prescription, lespr^nières paroles du
Credo :
« Je erois en Diea le père tout- poissant,
« Le Creator du del et de la terre, a
sont écrites en lettres vermeilles.
* Voyez page 98 de notre édition.
' Telle est aussi Popinlon de M. Paulin Paris; et il a bien voulu
me la conârmer dans sa lettre du 1 1 mai.
•
Lecommentaire qui lesexpHque estacoompagné d'une grande
miniature représentant Dieu le Père assis sur sou trône, tenant
le globe du monde en main; il accueille les bonnes âmes qui
s'avancent vers lui, et précipite les mauvaises, qui tombent du
ciel la tête en bas.
VcHci le commencement du commentaire, écrit en lettres
noires :
« Sa grande poissanee poes veoir en la ereation du monde que vons
« veez ci«aprè8 pointe, car il n'est nus qui poist faire la plus petite de
« tontes ces créatures; creerres en cil qui fait de noieut aucunes
« choses, etc. »
La suite du Credo est accompagnée d'un grand nombre
de miniatures de diverses grandeurs. Au-dessous de ces mots
du Credo, écrits en rouge : etjut enseveU, on voit représenté
Jonas à moitié avalé psff un gros poisson; et le commentaire
ajoute :
« La profesie de Tœuvre de ce qu*U fut mis an sépulchre , si est de
« lonas que vous veez ci point, qui fu mis on ventre de la baleine ;
« car autretant corne Jonas fu ou ventre de la baleine , tant fu li filz
« Dieu ou sépulchre. »
Ailleurs, deux miniatures représentent, Tune cinq femmes
qui s'avancent joyeuses tenant une lampe de la main droite^
et une coupe dans la main gauche.
L'autre miniature nous montre cinq autres femmes dont le
visage et l'attitude annoncent la tristesse ; elles n'ont point de
lampe et tiennent leur coupe renversée.
Enfin, au-dessous de ces mots par lesquels le Credo se ter-
mine : et la vie perdurable, Amen, on lit ces paroles :
« Nous devons croire fermement que li saint et les saintes qui très»
« passés sont, et li prodhome et les prodefemmes , auront vie et joie
SUB Lfi GEBOO DE JOIUVILLE. GLXYII
« perdorable es cieax et seront à la table de No^tre-Selgneur, laquelle
« joie TOUS Terrez point ci-après on petit (un peu ), selonc ce que
« Tapocalipse le devise. »
Nous nous boraeroDS à ces iDdications sur le Credo de Joîn-
ville. Nous aurions désiré reproduire en entier ce monument
littéraire, qui offre un véritable intérêt sous plusieurs rapports ;
mais le format de notre édition s'opposait à la représentation
figurée des miniatures , qui ne sauraient être séparées du texte
qu'elles accompagnent et expliquent.
XII.
m
NOUVELLES RECHERCHES
SUR LES
MANUSCRITS DU SIRE DE JOINVILLE,
PAR PAULIN PARIS,
MEMBRE DE L*ACADÉH1E DES INSCRIPTIONS ET BELLES- LETTRES.
Dans les premières années du XIV® siècle, un chevalier
de la province de Champagne écarté depuis longtemps
du mouvement des cours, mais dont les anciens faits
d*armes et de prud'homie n*étaient pas oubliés de la gé-
nération nouvelle ^ prit une résolution qui devait immor-
taliser son nom. Il avait joui de la familiarité de saint
Louis; et saint Louis était demeuré pour lui l'objet d'une
affection respectueuse , que Tassentiment universel de la
grande république chrétienne avait encore exaltée; il avait
suivi le roi dans ses dangers extrêmes, et toujours il était
resté le témoin de sa vertu, de son courage héroïque : il
crut donc c^roir le droit d'adresser aux enfants de son
ancien maître le récit de tout ce qu'il savait mieux que
CLXTllI
SUB LES MANUSGBITS DB JOIMYILLE. CLXIX
«
personne d'an prince honneur éternel de leur race. Mais
pour exécuter ce projet, combien d'obstacles à surmonter!
Un demi-siècle avait passé sur les événements auxquels il
avait pris part. Il fallait écrire ou pour le moins dictei
une narration suivie, et la langue latine, en ce temps-là
consacrée aux œuvres sérieuses, ne lui était pas familière.
Sa première éducation , excellente sous le point de vue
chevaleresque, offrait, il faut l'avouer, sous le point de
vue littéraire, un cachet moins marqué de perfection.
Gomine la plupart^des grands seigneurs du XIIP siècle,
il connaissait la liturgie de l'Église ; il avait même, comme
nous le prouverons tout à l'heure, judicieusement apprécié
l'esprit de nos dogmes sacrés ; souvent il avait entendu les
grandes épopées déclamées par les jongleurs, ces rap-
sodes des époques féodales; peut-être encore autrefois
le sire de Join ville, dans mainte chanson légère à en-
tendre , avait-il marché sur les traces de ses nobles amis
Thibaut de Champagne et le châtelain de Goucy, et
comme eux vanté jusqu'à l'exagération la douceur du
printemps et les rigueurs de sa maltresse : mais, loin de
connaître les admirables récits des historiens de l'anti-
quité , il ignorait même ceux des chroniqueurs qui plus
nouvellement avaient apporté le pénible tribut de leurs
souvenirs au trésor de Saint-Denis, et les noms d'Éginhart
et de Suger, ces précédents biographes dont son œuvre
allait faire pâlir la renommée , n'avaient jamais été pro-
noncés devant lui.
Rien cependant n'eut la force de le détourner du projet
qu'il avait formé. Il fit écrire en français les bonnes pa«
rôles dont le retentissement vibrait incessamment dans
u
CLXX SUB LBS MANOSCftlTS.
son cœar; il raconta les premières années, il décrivit la
doulourense croisade de saint Louis : en un mot, il rap-
pela tons les événements dont le vrai caractère poavait
être éclairé par son témoignage , et dans lesquels il eût
réclamé sans doute une plus grande part de gloire, s'il
eût bien senti toute l'importance de ce mot de gloire; sur*
tout , s'il n'eût pas fait de saint Louis le centre de ses
pensées et , pour ainsi dire , le foyer de son égoïsme. Telle
est chez un petit nombre d'âmes tendres et désintéres-
sées la force des premières impressions d'admiration et
de reconnaissance. Elles peuvent transporter le sentiment
du moi dans un autre nous*mème; et quand la destinée
nous sépare de cet objet de respectueuse prédilection^ notre
cœur se reprend uniquement à tout ce qui le rappelle ,
et suit encore longtemps la trace de son nom, de sa voix
et de la moindre de ses habitudes.
Depuis que Joinville avait vu descendre la dépouille
mortelle de Louis IX dans les caveaux de Saint-Denis ,
deux grandes occupations partageaient ses journées : il
assistait au service divin, alors beaucoup plus long que de
notre temps; il rendait la justice à ses vassaux comme
autrefois le saint roi sous les arbres de Vincennes. Mais
il restait dominé par un grand souvenir, par le profond
regret d'avoir perdu saint Louis, par la vive espérance de
le retrouver dans un autre monde. Le jour, la nuit, sa
pensée demeurait fidèle au grand roi qu'il avait tant aimé,
et Ton' en voit la preuve touchante dans les dernières
lignes de son ouvrage. Après avoir longuement raconté
le beau service que l'on fit à sa dépouille mortelle; après
avoir, suivant l'usage , souhaité la vie éternelle à ses lec-
DE JOIN VILLE. CL\\\
teurs, il semble qu'il n*ait plus un mot à dicter : « En-
« core veuil-je dire, » ajoQte%t-il cepeudant, « aucunes
« choses qui seront à son honneur. G*est assavoir que je
« fis un songe, et il me sembloit en mon songe que Je le
«* véoie devant ma chapelle à Joinvîlle, et estoit, si comme
« il me sembloit , merveilleusement aaisé de cuer ; et je
« meismes estoie moult aaisé, pour ce que Je le véoie en
« mon chastel ; et 11 disoie : « Sire , quant vous partirés
« de ci* je vous hébergerai en une moie ville qui a nom
« Chcvillon. Et il me respondi en riant : Sire de Join-
« ville, sire de Joinville , foi que vous doi , je ne bée mie
« sitost à partir de cil Et quant je me esveillai, si me
« sembla que il plesoit à Dieu que je le .hébergeasse en
« une chapelle; et ensi l'ai fait. »
Mais qui n'a pas lu cette vie de saint Louis , à laquelle
nous devons au moins de bien connaître les mœurs du
XIIP siècle? Le nom du roi , personnage principal de
cette époque singulière , nous rappelle nécessairement le
nom de Joinville; et tel est même le* caractère du bîo«
graphe, qu'il est assez difficile de démêler auquel du
héros ou de l'historien nouç avons voué le plus d'affection.
Je ne m'arrêterai pas à louer ici ce que tout le monde a
loué : rappeler la gracieuse naïveté du bon sénéchal , ne
serait-ce pas, en effet, ainsi que Ta dit le tragique Anglais,
essayer de dorer l'or ou de blanchir les fleurs de lis? Je
demanderai seulement comment il s'est fait qu'un monu-
ment historique aussi précieux soit demeuré si longtemps
inconnu. Nul de ces nombreux écrivains qui depuis saint
Louis Jusqu'aux limites du moyen âge oDt transcrit,
abrégé, dépecé les sources originales, n'a donné la plus
CLXXII SUA LES MANUSCBITS
légère attention au plus important de tons les récits; ni
Guillaome Guyart , l'auteur de la Branche aux royaux
lignages y ni Godefroi de Paris auquel on attribue la
Chronique métrique, ni Jacques de Guise, ni Jean Le-
febvre , ni les patients compilateurs de Tobscur Miroir
historialj de la lourde Somme, de la profonde Mer des
histoires ^ ni Gaguin, Paul-Emile ou tout autre chroni-
queur universel, n'ont soupçonné Texistence des Mémoires
du sire de Joinville. Admirable expression du moyen
âge, répoque de larenaissance a seule eu le pouvoir de la
mettre en lumière. Une pareille destinée a vraiment droit
à notre surprise, et peut-être sera-t-il de quelque intérêt
d'en chercher, surtout d'en trouver la cause. C'est là ce
que Je vais rapidement tenter.
La première de ces causes doit sans doute avoir été le
petit nombre des copies que Ton en répandit en France
pendant la vie de l'auteur. Le sénéchal de Champagne
avait rédigé ses Mémoires moins pour entretenir le monde
de la renommée du saint roi que pour donner une direc-
tion régulière à la source unique de ses pensées. Il ne
s'occupa donc pas avec le zèle ordinaire aux auteurs de
son temps comme à ceux du nôtre d'en faire exécuter un
grand nombre de copies. Peut-être même il se sera con-
tenté d'en envoyer un exemplaire au roi de Navarre, alors
comte de Champagne et plus tard roi de France sous le
nom de Louis le Hutin. Ce prince, en 1309, avait vingt
ans : faible et mal élevé, sans doute il ne prenait pas à la
mémoire de saint Louis un intérêt qui devait être assez
peu de saison à la cour de son père. Louis IX et Philippe
le Bel, quel contraste en effet! L'un avat isecouru les pè-
DE JOINVILLE. «LXXIU
lerins d'outre-mer, leur avait donné ses trésors, ses guer-
riers, sa vie; l'autre avait exterminé leurs plus hardis dé-
fenseurs pour s'emparer de leurs richesses. Louis IX le
grand justicier, Philippe lY le grand spoliateur? Il est
donc possible que les Mémoires de saint Louis p'aient
pas captivé Tattention du prince auquel ils étaient adres-
sés , et que Join ville n'ait pas cru devoir réclamer contre
une telle insouciance. Semblable au duc de Sully après la
mort de Henri IV, si le vieux sénéchal eût reparu dans
le palais des rois, c'eût été pour y gourmander une géné-
ration qui ne comprenait pas la foi, la simplicité» ni les
autres vertus du siècle précédent. On trouve la preuve
des sentiments que nous lui attribuons , dans une lettre
qu'il écrivit peu de temps avant sa mort au roi Louis le
Hutin à Toccasion de la guerre de Flandre. La voici :
(( A sou bon seigneur Loys, par la grâce de Dieu, roy
a de France et de Navarre, Jehans, sire de Join vil le ses
« seneschaus de Champagne : Ghier sire, il est bien voirs,
«r ensi com mandé le m'avés , que l'en disolt que vous es-
A tiés apaisiés aus Flamans. Et por ce, sire, que nos cui-
« diens que voirs fust, nous n'aviens fait point d'apareil
a por aler à vostre mandement. Et de ce, sire, que vous
a m'avés mandé que vous sériés à Arras pour edrecier les
« tors, que li Flamenc vous font , il moy semble , sire ,
a que vous faites bien, et Diex vos en soit en aide... Et
« plutost que je pourrai ma gent seront appareillé por aler
a où il. vous plera. Sire^ ne vous desplaise de ce que, au
a premier parler, ne vous ai appelé que bon seigneur,
a quar autrement ne Tat-je fait à mes seigneurs les autres
CLXXIV SUB LES MA1IU8GB1TS
«t roys qui ont esté devant vous, que Diex absoille. Nostre
a sire soit garde de vous. »
La lettre est datée da mois de juin 1316; mais déjà
cette f(frmule de bon seigneur, que le roi sans doute esti-
mait d*une extrême familiarité, se trouvait en tète de la
Vie de saint Louis qu'on lui avait envoyée quelques an-
nées auparavant; et ne doit-on pas admettre que le roi
de Navarre avait accueilli froidement un ouvrage dont
les premiers mots présentaient à ses yeux une inconve-
nance?
Ainsi, les gens de son hôtel auront consigné la Vie de
saint Louis parmi les volumes les plus rarement soulevés :
et ces volumes, disséminés suivant l^usage après la mort
du. roi, auront vainement changé de mattre; TouvTage
de Joinville n'aura pas une seule fois attiré Tattention de
ceux que le hasard en faisait les indignes possesseurs.
Pour démontrer la rareté des premières leçons de la
Vie de saint Louis, parcourons rapidement les anciens
Inventaires des livres de nos rois : chose singulière! on ne
la retrouve déjà plus dans les vingt-neuf volumes déposés
dans les appartements de Louis le Hutin après làa mort.
Le cinquième article porte bien : Quatre caiers de saint
Looys, mais non pas l'histoire de saint Looys; et nous
ne saurions prendre ici le change. Comment le sénéchal
de Champagne n'aurait -il pas eu Tattention de réunir en
un seul volume les Mémoires qu'il destinait au flis du roi?
Le notaire a donc plutôt indiqué quatre cahiers dictés ou
même écrits par le saint roi, ceux peut-être que le con-
fesseur Geoffroi de Beaulieu a de son côté mentionnés :
DE JOINYILLE. CLXXy
a Avant sa dernière maladie, » nous dit-ii, « il écrivit
a de sa main en français des episeignements salutaires :
a je m'en suis procuré une copie avant sa mort, et Je me
a suis empressé de les traduire de françois en latin. »
Félicitons, en passant, le sire de Joinville d'avoir échappé
à Tattention de Geoffroi de Beaulieu. U aurait aussi cru
peuirétre' de son devoir de traduire son livre de françois
en latin, et cette version, aussitôt multipliée, aurait sans
doute empêché d'exécuter une seule copie de la rédaction
originale.
La reine Clémence , veuve de Louis le flutin, reeueillit
quarante et un volumes; Jeanne d'Évreux^ veuve de
Charles le Bel, en laissa vingt après sa mort. Mais dans
les inventaires de leurs meubles, on ne voit pas un ar--
ticle qui puisse le moins du monde se rapporter aux
Mémoires du sénéchal de Champagne.
Le sage roi Charles Y fut plus curieux de la vie de
saint Louis. On la reconnaît pour la première fois au
milieu de ses livres dans la mention suivante : a La vie
« saint Lo3's , et les fois de son voyage d'outre-mer. b
Puis sur la marge du catalogue, on lit encore : « Le
(( roy l'a par devers soy. » Or le roi Teut si longtemps par
devers soy, qu'à i»a mort elle n'était pas encore rentrée
dans la première salle du Louvre, où sa place était mar*
quée. Mais enfin , après vingt ans , elle reparut dans la
bibliothèque, et l'Inventaire de Charles Vï, dressé eaUU,
la désigne clairement ainsi : a Une grant partie de la vie
« et des fais monseigneur saint Loys que fist faire le sei-
« gneur de Januville; très-bien escript et historié. Cou*
a vert de cuir rouge à empreintes, à deux fermoirs d'ar-
CLXXVl SUR LES MANDSGRITS
ff gent. Escript de lettres de forme en francois à deux
d coulombes; oomençant au deuxième folio et porceque,
a et au derrenier : en iele manière. »
i C'est avec cet inventaire que nous perdons la trace du
roannscrit original de Joinville. Car le soin recomman-
dable qu'eut le bibliothécaire de Charles YI de rappeler
les premiers et les derniers mots du volume, nous défend
de le confondre avec le manuscrit actuel de la Biblio-
thèque royale. Celui-ci, d'une conservation irréprochable,
n'offre que deux petites miniatures , et ces ornements ne
Justifieraient pas les mots très-bien historié de l'inven-
taire : les grands seigneurs du XIY® siècle demandant
beaucoup mieux au talent et surtout à la fécondité de
leurs enlumineurs.
Maintenant , si Ton veut chercher d'autres causes de
l'oubli dans lequel celte excellente production est si long-
temps demeurée, nous les trouverons dans Tétat des
études historiques à cette époque, et surtout dans le grand
nombre de livres déjà composés avant celui de Joinville,
sur rhistoire et le règne de saint Louis.
A partir du XIP siècle, les moines de Saint-Denis,
gardiens de la tombe des rois et déjà dépositaires de l'o-
riflamme, avaient encore été chargés de former un nou-
veau corps d'histoire de France. Dans cette vue, ils avaient
choisi, parmi tous les anciens documents, les ouvrages les
plus authentiques et ceux qui leur semblaient assez édi-
fiants pour avoir un besoin moins rigoureux de preuves
décisives. C'est ainsi que furent admis dans la grande col-
lection nationale les récits de Gr^oire de Tours, de ses
continuateurs anonymes, d'Ëginhart, du faux archevêque
DB JOINTILLE. ÇLXXYlt
Turpin, de Nithard et de Guillaome de Jumiéges. Mais à
compter des dernières années de Philippe l"^ Tabbaye,
plus religieusement visitée et plus fréquemment con-
sultée par nos rois, dont la \ille de Laon avait cessé
d'être la résidence habituelle, n^aila plus demander à des
annalistes qui lui étaient étrangers la continuation des
Chroniques de France; elle transmit elle-même le récit
des événements contemporains. La vie de Louis le Gros
par Tabbé Suger fut suivie de celle de Louis le Jeune;
puis Rigord et Guillaume de Nangis poursuivirent This-
toire de leurs successeurs jusque par delà le règne de
saint Louis.
Guillaume de Nangis mourut vers 1302 , et déjà sa Vie
de Louis IX avait pris place dans les Chroniques de Saint-
Denis, comme la tombe du saint roi au milieu des tombes
royales. Partout cette histoire était déjà répandue quand
le sire de Joinville se mit à dicter la sienne. C'était arriver
un peu tard. Des historiographes yt^res ayant avancé leur
dernier knot sur cette haute matière, durent accueillir
avec assez peu de bienveillance la tentative d'un vieux
chevalier qui, sans avoir jamais été mis aux lettres ,
comme on disait alors , voulait trancher du chroniqueur
et raconter ce qu'il savait d'un roi possesseur de la céleste
béatitude , d'un roi à la gloire duquel on ne pouvait rien
ajouter^ sinon le récit de beaux et nombreux miracles. Si
le livre de Joinville eût été plus tôt répandu , on ne doit
pas douter que la substance n'en eût fortifié le récit des
Grandes Chroniques; les écrivains de Saint-Denis mon-
traient dans les questions générales trop de bonne foi
pour n'avoir pas mis à contribution les souvenirs d'un
1
CLXXYtlI SUB LES MANUSCBITS
personnage aussi grave que le sénéchal de Champagne.
Mais après la rédaction des gestes de saint Louis, et après
la mort de Guillaume de Nangis , il était malaisé d'ac-
corder à Joinville une importance qui devait ébiUnler
d'autant celle du mdne historiographe. Ajoutons que la
relation la phis nouvelle était aussi la mohis complète,
Joinville s'étant contenté de raconter ce qu'il savait bien,
même sans trop plier sa mémoire aux rigueurs de la chro-
nologie. Or, dans un siècle où la critique historique était
encore loin de sortir de Tenfance, tout le monde devait
préférer le chroniqueur du règne entier à l'historien de
quelques années.
On pourrait objecter ici que les Grandes Chroniques
présentaient une lacune que le livre de Joinville, consacré
particulièrement . à l'expédition d'Egypte, donnait les
moyens de remplir; mais en général les croisades tenaient
fort peu de place dans les Chroniques de Saint-Denis. On
eût dit que les religieux de Tabbaye , admettant le plan
suivi plus tard par les savants bénédictins, compilateurs
de la Collection des Historiens de France ^ avaient, et
même avec plus de raison , senti l'opportunité de renvoyer
à un ouvrage spécial le récit détaillé de toutes les guerres
saintes. Pourquoi longuement arrêter l'attention sur la
suite de ces événements, quand le livre de Guillaume de
Tyr, aussitôt traduit en français que rédigé en latin, était
encore plus répandu que les Grandes Chroniques de
France? Or, pour les compilateurs des guerres d'Orient,
Joinville encore était venu trop tard : la croisade à laquelle
il avait pris part comptait dans les continuateurs de l'ar-
chevêque de Tyr des historiens dont les lumières et \a
DB JOINYUXE. CLXXIX
véracité n'étaient [mui contestées, pecsonne,aa XlV^ siècle»
ne sentant la nécessité de comparer entre eux chacun des
récits de la même iiistoire, et de modifler un seul passage
dans la narration la plus ancienne.
On ne doit pas non plus oublier qu'une fois Louis IX
admis au rang des saints, tout ce qui se rapportait à son
histoire toml>ait naturellement dans le domaine des légen-
daires; et dès ce moment, le récit des théologiens qui Ta-
vaient connu devait prendre une autorité pour le moins
comparable à celle dont les Chroniqties de Saint- Denis
se trouvaient en possession de leur côté. Nous avons con-
servé trois vies pieuses de saint Louis : celle de Geoffroi
de Beaulieu, son confesseur; celle de GuiHaume de Char-
tres, son chapelain ; la troisième est l'ouvrage d'un ano-
nyme, confesseur de la princesse Blanche, sa fille. Or, ces
personnages, racontant les perfections toutes célestes du
roi, Joignant à leurs éloges la mention des nombreux mi-
racles attribués à son intervention, réunissaient toutes les
conditions pour captiver Tattention des auditeurs et des
lecteurs du XIY® siècle. Joinville, au contraire, après tant
d'ardents apologistes, devait paraître ^ien froid, bien dé-
coloré, bien dépourvu d'édification. Cependant TÉglise de
France avait cru devoir lui adresser un message quand
elle fut chargée de réunir les éléments de Tenquéte exigée
pour la canonisation. On. demanda au «ire de Joinville si
le roi, dans sa conviction, avait mérité le paradis. Noos ci-
terons la réponse conservée par le confesseur de la prin-
cesse Blanche; c'est la seule parole du vieux sénéchal
dont ses contemporains croyaient nécessaire de garder le
souvenir, a Monseigneur Jehan de Joinville , éhevalliei*^
CLXXX SUB LES MAIfUSCBlTS
u home de âge meur, qui fu aveoqtie le benoit roy par
(c treute quatre ans et plus assés privéeinent, par son se-
« rement afferma que il ne vit onques né n*oI que li be-
a nois rois déist à aucun parole de mesdit, en blàme de
a lui. Né onques il ne vit home plus atrempé né de plus
c( grant perfection, et que il croit qu*il soit en paradis pour
« plusieurs biens que il fist. »
Cette réponse vraie, naturelle ^et digne en tout du sé-
néchal de Champagne, ne pouvait faire cependant que ses
Mémoires fussent toujours exactement en rapport avec les
récits des légendaires. Joinville ramenait trop sur la terre
le saint roi; surtout on pouvait Taccuser de porter quel-
quefois atteinte à la réputation de la reine Blanche, dont
la mémoire, chère à toute la France, était surtout vénérée
des hommes de religion. Pour n'en citer que de rares
exemples, quand le roi tombe malade à Pontoise, Join-
ville nous raconte qu'il recouvra naturellement la santé :
mais, suivant les confesseurs et même suivant Guillaume
de Nangis, ce fut l'effet d*un éclatant miracle. Plus loin ,
les confesseurs déclarent que la reine Blanche applaudît
au vœu formé pa^son fils de prendre la croix; mais, sui-
vant Joinville : a Quant la ro3aie oï dire que la parole li
tf estoit revenue, ele en fist si grant joie corne ele put;
0 et quant elle sceust que il se fust croisié , ainsi come
« il meisme le contoit , ele mena aussi grant deuil come se
« ele le véist mort. »
Poursuivons : La reine Blanche, au rapport des légen-
daires, méritait surtout de grandes louanges pour le soin
^qu'elle avait mis à garantir son fils de toute idée d'im-
pureté. Mais Joinville va plus loin, et cette attention
DE JOINVILLE. CLXXXl
vertueuse devient une excessive obsession et dégénère en
inquiète tyrannie. Je regrette ici de ne pouvoir traduire
un curieux passage de Geoffroi de Beaulieu : rapprochées
de l'extrême continence objet de l'admiration du bon con-
fesseur dans le roi, les expressions quil emploie pour-
raient ne pas sembler assez édifiantes. Il suffît de rappeler
que, d'après son récit, Louis et Marguerite s'accordaient
merveilleusement à rechercher toutes les occasions de
pratiquer, dans chacune de leurs relations conjugales, la
mortification la» plus absolue.
Mais Joinviiie traite encore le même sujet d'une ma-
nière un peu différente, et lui du moins nous pouvoir le
citer. Quand il eut donc appris par les larmes de saint
Louis la mort de la reine Blanche , cette incomparable
princesse que peut-être il ne regrettait pas assez, il aHa
trouver Marguerite. « Quand je vins là, je trouvai que la
a royne pleuroit, et je U di que sage fait celui qui dit :
a Len ne doit mie femme croire y car ce^stoit la femme
a que vous plus haiez, et vous en menés tel duel. Et de
a me distque ce n'estoit pas por elle que elle pleuroit,
« mais por la mesaize que le roy avoit du duel que il
« menolt ; et pour sa fille qui puis fu royne de Navarre,
« qui estoit demourée en la garde des hommes.
a Les durtés que la royne Blanche fist à la royne Mar-
(( guérite furent tiex^ que la royne Blanche ne vouloit
a soufdr à son povoir que son fils féust en la compaignie
« sa femme, mes que le soir quand il aloit au repos avec
(( eie. L^ hostels là on il plesoit miex à demourer c'estoiti
a à Pontoise entre le roy et la royne , pour ce que la
a diambre le roy estoit xlesus et la charnière de la roync;
JOINVILLE. 0
CLXXXII SUB LES MÀNlJi3GfiITS
ff eBtoit desous. Et avoient ainsi acordé leur affaire , que
« il tendent leur parlement en une viz qui deseendoit de
a Tune chambre en l'autre , et avoient leur besoignes si
cr atirées que quant les huissiers veoient venir la royne
«r en la chambre le roy son fils, il battoient les huis de
<t leur verges, et le roy s*en venoit courant en sa chambre,
a pour ce que sa mère m Vi trouvast. Et ainsi refesoient
«t les huissiers de la chambre la royne Marguerite quant la
<r royne Blanche y venoit, pource qu'ele y trouvast la royne
fit Marguerite. Une fois, estoit le roy d'encoste la royuQ sa
<r femme, laquele estoit en trop grand péril de mort ,
«t pour ce qu'ele estoit bledée d'un enfant qu'aie avoit
« eu. Là vint la royne Blanche et prinst son fils par la
tf main et li dit : Venés^vos en , vous ne faites riens ei,
a Quant la royne Marguerite vit que la mère emmenoit le
€ roy, ele s'escria : Hélas! vous ne me lairrez veoir mon
0 seigneur né morte né vive. Et lors ele se pasma et
<t cuida-ren qu*ele fust morte. Et le roy qui cuida que
a ele se mourust se retourna, et à grant peine la remist-
a l'en à point. »
Il est difOdie de trouver dans un ancien rédt plus
d'intérêt et, comme on dit aujourd'hui volontiers , plus
de couleur locale^ mais on n'en conviendra pas moins
qu'il y a loin de là aux témoignages de Geoffroi de Beau-
lieu et de ses frères en religion.
Yoilà donc comme on peut expliquer Toubli dans lequel
plusieurs sièdes laissèrent les mémoires du sénéchal de
Champagne. Tandis qu'une foule de copies ont transmis
Jusqu'à nous les légendes de saint Louis composées par les
conibœears de la famille royale, tandis que les leçons des
DR JOTNVILLE. CLXXXin
Chroniqaes de Saint-Denis et de la vie particulière de
Louis IX rédigées par Nangîs sont innombrables, il nous
reste du monument le plus précieux de notre histoire un
seul manuscrit ancien : encore ce manuscrit est-il posté-
rieur à Joinvilie de plus d'un demi-siècle.
Mais un autre travail du fidèle compagnon de saint
Louis, c'est la paraphrase du Credo, dont M. le chevalier
Artaud, en nous en révélant Texistence, vient de publier
et le texte complet en fac-similé et la traduction naïve et
correcte. Dans la spirituelle Introduction que notre savant
confrère a placée en tête de ce monument précieux de
l'ancienne langue française, on trouve mieux que Je ne
pourrais les exposer les preuves nombreuses et palpables
qui lui ont fait ici reconnaitre l'ouvrage du sire de Join-
vilie. Il résulte de ses recherches que, d'abord composé
vers l'an 1250, la copie possédée par la Bibliothèque du
Boi fut transcrite en 1287. Elle est surchargée de minia-
tures , et elle n'en contient pas une seule qui ne rappelle
exclusivement l'art des enlumineurs, pas une lettre qui ne
porte le cachet particulier des scribes, pas un mot qui
n'apppartienne aux habitudes orthographiques et gram-
maticales des contemporains de Joinvilie. Je me sers avec
intention du mot habitudes, parce que la justesse de celui
de règles, consacré cependant par M. Eaynouard, est con-
testée par d'autres savants critiques. Il se peut, en effet,
qu'à l'aurore de la littérature française, la langue vulgaire
ne comportât pas encore de règles orthographiques; mais
il est certain qu'elle suivait des habitudes dans l'arrange^
ment des mots et dans la manière de les écrire; et que
ces habitudes, raisonnées ou non, étaient fort utiles et par-
CLXXXIT SUR LBS MANUSCRITS
faitement raisonnables. Reflet prolongé de Félocution la-
tine, elles donnaient à la construction des phrases une
variété, une grâce et une précision qu*on serait quelque-
fols tenté de regretter, si Tadmirable faisceau de notre
littérature moderne ne nous enlevait pas, sous ce rapport
du moins, le droit de regretter quelque chose.
. C'est pour avoir méconnu la force et la permanence de
ces règles ou habitudes durant tout le XIIP siècle et la
première moitié du XIY®, que tous les éditeurs des textes
français de cette époque sont tombés, avant M. Ray-
nouard^ dans un dédale d'incorrections toujours nouvelles.
Aussi, pour déterminer la date d'un ouvrage, les observa-
tions grammaticales seront-elles toujours d'un grand
poids; je vais même plus loin, et toutes les fois que dans
un manuscrit vous ne retrouverez pas Tobservation des
règles que M. Raynouard a si judicieusem^t reconnues >
vous pourrez admettre hardiment que la date en est pos-
térieure au règne de Philippe de Valois et du roi Jean. '
Or, on les chercherait vainement dans le seul manus-
crit ancien qui nous reste à Paris de la vie de saint Louis
par le sire de Joinville. Ce volume, d'un petit format in-4%
est écrit fort nettement sur deux colonnes ; le scribe que
Ton avait chargé de son exécution , a fait preuve d'une
attention scrupuleuse; mais, à Texception d'un petit
nombre de mots que, suivant l'habitude des meilleurs
copistes de tous les temps, il aura transcrits sans prendre
la peine de lire , il a reproduit l'orthographe des dernières
années du XIV^ siècle. C'est qu'en effet le manuscrit ne
peut remonter au delà de cette époque. De toutes les nom-
breuses comparaisons auxquelles il est facile de se livrer
DE JOIIfTILLB. CLXllV
pour déterminer sa date, il suffira d'en indiquer une seule
faite avec deux leçons de Touvrage intitulé : La Vie et les
Miracles de saint Louis, celui que Melot et Capperonnier
ont publié à la suite de leur belle édition de Joinville.
Le plus ancien des nombreux manuscrits qui nous con-
servent, ces miracles doit remonter au temps de la ré-
daction originale, c*est-à-dire aux premières années du
XIV® siècle. Il présente une singularité : on dirait qu'ayant
dû servir de modèle à quelque transcription , il aurait été
soumis y soixante ans plus tard, à la révision la plus mi-
nutieuse. On a gratté certaines lettres dans beaucoup de
mots, certains mots dans beaucoup de phrases, et Ton a
refait ou supprimé beaucoup de phrases dans le cours de
l'ouvrage. Puis, quand on s'est contenté de passer sur les
mots une barre rouge de radiation , le nouveau scribe a
écrit en petit caractère le mot va à l'extrémité d'une ligne
qu'il tire du premier mot biffé au premier mot conservé.
Ainsi l'on peut comparer avec assez de justesse la plus
ancienne leçon des Miracles de saint Lauis^k ces exem-
plaires sacrifiés que les auteurs donnent aux compositeurs
d'imprimerie comme la règle d'une nouvelle édition revue,
corrigée et considérablement augmentée.
Or, cet exemplaire, perfectionné ou tronqué, est devenu
le modèle exact de la deuxième leçon des Miracles de
saint Louis que possède également la Bibliothèque royale;
et la plus légère inspection suffit pour montrer que cettt
deuxième copie, ornée de nombreuses enluminures et fort
bien écrite sur un vélin de choix, offre une identité par-
faite avec le précieux manuscrit de Joinville. Même style
de mifii^tures, même agencement de vignettes et d'ini-
CLXXXVI SUB LB8 MANUSGBITS
Haies, même distribution matérielle des lignes, des co-
lonnes et des pages, même forme de lettres courantes.
C'est donc au même copiste qu'il faut nécessairement les
attribuer tous les deux ; et si mes observations précédentes
sur les deux exemplaires du livre des Miracles de saint
Louis sont fondées, si , dans le plus moderne , les formes
ortliographiques, comme le premier aspect de l'exécution,
y révèlent clairement un copiste de la fin du XIY^ siècle,
11 faut en conclure rigoureusement que le manuscrit de
Joinville, le plus ancien que Ton connaisse aujourd'hui,
ne doit pas avoir été exécuté avant le règne de Charles Y.
La grande et l'on peut dire la seule raison qu'aient
eue Melot et Capperonuier pour dédarer, en tète de leur
édition, que notre manuscrit était contemporain de la ré-
daction , se tire des derniers mots dictés par Joinville :
a Et ces choses vous ramentois-Je , pour ce que cil qui
cr orront ce livre croient fermement en ce que le livre dist
a que j*ai vraiment veues et oïes : ce Ai eseript en l'an
<c de grâce mil CCC et IX ou moys d'octovre. d Mais id
les éditeurs du Louvre ont eu le grand tort de faire un
alinéa séparé du dernier membre de phrase ; si telle était
en effet l'ordonnance de la leçon moderne. Il fiiudrait hé-
siter avant 'de lui appliquer les règles paléographiques les
plus claires. Mais il n'en est rien : tout ce que nous ve«
nous de citer appartient à la rédaction de Joinville, et
Ton sait en effet que ce Ait en l'année 1309 que le séné-
chal acheva son livre et qu'il l'envoya à son bon seigneur
le roi de Navarre. On sait aussi que tous les scribes se
croyaient obligés de reproduire dans leurs copies les dates
de l'exemplaipe-modèle le plus ancien : et e'est ainsi que
DE JOINVILLE. CLXXXVIl
les innombrables copies de Ylmage du monde et de la
Bible historiale portent toutes le millésime de 1265 et
de 1291. En conclora-t-on que toutes les copies en ont
été faites à la même époque? La conclusion ne serait
pas melileure pour ce qui touche aux Mémoires de Join-
ville.
Le précieux manuscrit dont j*ai déjà peut-être trop
parlé demeura longtemps exilé de la Bibliothèque royale.
Il fit partie de la collection des anciens ducs de Bour-
gogne, puis il fut joint à celle de Bruxelles jusqu'en 1 744,
alors que le maréchal de Saxe le rapporta de Belgique»
et que M. Bignon, Tun des bibliothécaires qui ont le
mieux connu toute l'importance de leur charge , le fit
acheter au roi Louis XV .
Depuis ce temps, Ton a pu sérieusement espérer de
connaître le travail du sire de Joinville. Si quelque jour
ou découvre une leçon plus ancienne encore, et par con-
séquent plus authentique, il est probable que le caractère
particulier des premières années du XIV® siècle s'y dis-
tinguera plus nettement ; la forme des lettres sera plus
petite et plus ronde ; les miniatures offriront un dessin
moins correct, un coloris moins compliqué ; enfin Ton y
reconnaîtra quelque différence de rédaction : peut-être
même , au lieu de copier, vers la fin , des pages entières
des Chroniques de Saint-Denis, Joinville nous y parlera-
t'il au long, comme il nous le promet en commençant, de
ce que monseigneur Pierre d'Alençon lui révéla des cir*
constances de la mort du sahut roi. Mais, quoi qu'il puisse
arriver , le manuscrit de la Bibliothèque royale aura dû
s'être tenu fort près de la rédaction originale ; et si rien ne
CLXXXVIII SUB LES MANUSCBITS
prouve qu*il ait échappé complètement aux corrections
que Ton a fait subir à la seconde copie des Miracles de
saint Louis, on peut du moins assurer qu'il garde encore
un admirable cachet de naïveté, de franchise et d'origina-
lité. Des mots différemment écrits, certaines phrases et
quelques circonstances du récit tronquées , n'auront pas
empêché que la dictée primitive ne nous soit parvenue
dans la plus grande partie de ce qui doit à jamais la
recommander. Toutefois, on sent quel intérêt offrirait
ejicore une seconde leçon également ou plus ancienne.
Mais où la retrouver aujourd'hui? Peut-être ce volume de
Louis le Hutin, que Charles Y avait encore par devers soy,
est-il en Belgique, en Italie, en Russie même, où déjà nous
avons, en 1815, retrouvé l'admirable livre de prières de
saint Louis (l). Peut-être le propriétaire d'un vieux château
de France, peut-être l'un de ceux qui nous écoutent en
est-il, sans le bien savoir, le fortuné possesseur. Peut-être
encore -le vieux manuscrit de Joinville aurat-il, au
XV siècle, excité la cupidité des Anglais, et qui sait si
quelque nouvelle excursion bibliographique ne remettra
pas au jour le volume dont on a depuis si longtemps perdu
la trace ! Tout le monde applaudirait à l'auteur d'une pa-
reille découverte, et peut-être même lui devrions nous ,
aux termes d'un célèbre programme, l'une des publica-
(I) Ce précieux livre de prières était devenu, depuis les premièivs
années de la grande Révolution française, la propriété du prince
Serge Gàlitân; le prince Toffrit en 1816 ou 1817 au roi Louis XVHI,
qai l'avait aussitôt envoyé à la Bibliotlièque royale. Le volume a été
remis il y a quelques années à M. le directeur des CoUections du
Louvre; il décore aujourd'iiui le idusée des Souverains.
DB JOINYILLE. CLXXXIX
tions nouvelles les plus curieuses et les plus importantes
sur Vancienne histoire de France.
Ce mémoire de M. Paulin Paris , imprimé chez nous en 1839
et lu par son auteur dans uAe séance publique de FAcadémie
des Inscriptions et Belles-Lettres, était devenu d'une telle ra-
reté que je n'avais pu m'en procurer d'exemplaire ni dans les
bibliothèques publiques ni ailleurs ; l'auteur lui-même ne l'avait
plus, et toutes ses recherches avaient été infructueuses. Il me
fut donc impossible d'en prendre connaissance quand je lédigeai
les dissertations qui précèdent. Enfin ayant pu en découvrir un
exemplaire, j'ai cru devoir le réimprimer. Cette excellente dis-
sertation méritait à tous égards d'être reproduite.
A. F. DiDOT.
HISTOIRE
DE
SAINT LOUIS
HISTOIRE
DE
SAINT LOUIS
A son bon seigneur Looys * , filz duroy de France, par la
grâce de Dieu roy de Navarre^ de Ghampaigne et de Brie
conte palazin, Jehan sire de Joinville, **, son seneschal de
Ghampaigne, salut et amour et honneur et son servise appa-
reillé '. Ghier sire, je vous foiz » à savoir que madame la royne
vostre mère***, qui moult m*amoit, à cui Dieu bonne merci
face 3, me pria si à certes comme elle pot 4, que je li feisse faire
un livre des saintes paroles et des bons faiz nostre roy ^ saint
Looys; et je les y oi en convenant 6, et à l'aide de Dieu le livre
est assouvi 7 en deux parties.
La première partie si devise * comment il se gouverna tout
son tens selonc Dieu et selonc TÉglise , et au profit de son
règne.
La seconde partie du livre si parle de ses granz chevaleries
* Appareillé : Préparé , disposé. —
> Foi* : fais. — 'A qai Diea fasse
pardon. — * Aassi instamment qu'elle
* Louis le Hiitin , qai n'était alors que roi de Navarre , et qui parvint à
la couronne de France après la mort de Philippe le Bel , son père , arrivée
en 1314.
** Entre les familles qui ont tenu les premiers rangs à la cour des comtes
de Champagne, celle de Joinville fut l'une des plus iHustres, tant par
l'antiquité de son extraction que par la noblesse de ses alliances. Wassebourg
vi des Rosiers la font descendre de Geoffroy , neveu du grand duc de Bouil-
lon, qui eut pour partage la seigneurie de Joinville, petite ville de Cham-
pagne, située sur la rivière de Marne , entre Chanmont et Saint-Dizier.
*** Jeanne de Navarre , femme de Philippe le Bel , morte en 1304.
UIST. DE SAINT LOUIS, 1
put. — ^ Et des bons faits de notre roi.
— * Et je les lui promis. — ''Asêouvi :
achevé. — ^ Devise : parle. '
2
HISTOIBE
et denses granz falz d*armes. Sire, pour ce qa'û est escrîpt :
Fai premier > ce qu*il aûert * à Dieu, et il te adrescera ' toutes ces
autres besoignes 4, ai-je £adt escrire ce qui afiert aus troiz choses
desus dites; c*est à savoir : ce qui affiert au proGt des âmes
et des cors, et ce qui affîert au gouvernement du peuple.
Et ces autres choses ai-je fait escrire aussi à Tomieur du vrai
cors saint, pour ce que par ces choses desus dites en ^ pourra
veoir tout der que onques home iay ^ de nostre temps ne ves-
qui » saintement de tout son temps , dès le commencement
de son règne y jusques à la fin de sa vie. A la fin de sa vie ne
tuz*je mie; mais le conte Pierre d'Alançon son filz y fu , qus
moult m'ainuna ^ qui me recorda 7 la belle (in que il fist, que
vous trouverez escripte en la fin de cest livre ; et de ce me
semble-il que en ne li fist mie assez ^ , quant en ne le mist ou
nombre des martir/^ pour les grans peinnes que il souffri ou 9
pèlerinage de la croiz, par l'espace de six anz que je fu en sa
compaignte , et pour ce meismemeut que il ensuit Nostre-Sei*
gneut ou foit de ia croiz. Car se Diex **" morut en la croiz ,
aussi fist-il; car croisiez estoit-il quant il fu à Thunes *^
Le secont livre nous parlera de ses granz chevaleries et de
ses granz hardem^os, lesquiex sont tiex <>, que je 11 vi quatre
foiz mettre son cors en aventure de mort , aussi comme vous
orrez > 3 d-aiurèsi pour espargnier le doumage de son peuple.
Le premier fait là où il mist son cors en avanture de mort,
ce fu à Tariver que nous feimes devant Damiete^ là où tout
son conseil li loa *4 , ainsi comme je Tentendi^ que il demou-
rast en sa ueif , tant que il veist '^ que sa chevalerie feroit , qui
aloit à terre. La îeson pour quoy en'^ li loa ces choses si es-
toit tête ) que, se il an voit avec eulz , et sa gent estoient oc-
ds et il avec, la besoigne seroit perdue; et se il demouroit en
» Premier : d'abord. — * Ca qu*U
aflerl .* c« qui a irap{»ort. —3 jdreteera :
mettra dans la boon«T«ie. — < Besoi-
ffies : affaires. — * ^n; on, — c lay :
laïc. — ' Recorda : raconta. — r • On ne
r«talta t»u anet. -^ ' Oo : an. — >« Se
Diex: si Dieu.— •' Tunis.— •=' Lesquiex
«on< /{6a; .'lesquels sont tels. — *^ Orrez:
entendrez. — '< Li loa : Inl con-
seilla, — '* Supplée» ce. — '• En: on.
/-■f
/'" ''
DE SAINT LOUIS.
sa neif y par son cors peust-il recouvrer à recoBquerre la
terre de Egypte. £t il ne voult nuUut croire , aios sailli ' en
la mer, tout armé , Teseu au col , le glaive ou poings et fu des
premiers à terre.
Le seconde fois qu'il mist son cors en avantœre de mort, si
fu tele, que au partir qu'il fist de Laumasourre * pour venir à
Damiete, son conseil 11 loa, si comme l'en me donna à en*
tendre, que il s'en venist à ûamiete en gsiliesi^; et ce conseil
H fu donné , si comme Fen dit, pour ce que , se il 11 meschéoit
de sa gent^, par son cors les peust délivrer de prison. £t es-
pecialment ce conseil li fu donné pour le meschief ^ de son cors
où il estoit par pluseurs maladies qui estoient teles : car il
avoit double tierceinne^ et menoison? moult fort, et la mala-
die de Vost ^ ^ la bouche et es jambes. Il ne voult onques nul-
lui croire ; ainçois dist que son peuple ne lairoit-il jà9, mez fe-
roit tele fin comme il feroient. Si li en avint ainsi, que par la
menoison qu'il avoit , que il li couvint le soir couper le fons
de ses baiez >"» , et par là force de la maladie de Tost se pena-
il ' Me soir par pluseurs foiz, aussi comme vous orrez diaprés.
La tierce foiz qu'U mist son cors en avanture de mort, ce
fu quant il demoura un an en la sainte terre, après «e que ses
frères en furent v@quz. En grant avanture de mort fumes lors ;
car quant le roy fu demouré en Acre , pour un home à armes
que il avoit en sa compaiguie, ceulz d'Acre en avoit bien trente,
quant la ville fu prise. Car je ne sai autre reson pour quoy les
Turz ne nous vindrent prepre '> en la ville, fors que >3 pour Ta-
mour que Dieu avoit au roy, qui la poour '4 metoit ou cuer
à nos ennemis, pour quoy il ne nous osassent venir courre sus.
Et de ce est escript : Se tu çreins Dieu , si te creindront tou-
ï/
* El U no Toolat croire personne ,
maU sauta, etc. — > Mansonrah. —
» Caii9 : galère, navire. — < S'U ar-
rivait malhear à son monde. — ' j|fe«-
eftie/ .* mauvais état. —-«La fièvre
double tierceb — ' Uenoison : diar-
rhée. — • Ost : armée. -- » Mais il dit
Qu'il ne laisserait Jamais son peuple. —
'^Useï: brayea. — »• Le manuscrit de
Lucques porte il sepasma. — " Prenre :
prendre. — •' Fors qxie : si ee n'est. —
'* Poour : peur.
HISTOIRE
tes les riens ' qui te verront. £t ceste demourée * ûst-il tout
contre son conseil, si comme vous orrez ^ d-après. Son cors
mist-il en avanture pour le peuple de la terre garantir, qui eust
esté perdu dès lors, se il ne se feust lors remez 4.
Le quart ^ fait là où il mist son cors en avanture de mort, ce
fil quant nous revenismes d'outremer et venismes devant Tille
de Gypre , là où nostre neif huita si malement que la terre là
où elle hurta, enporta troiz toises du tyson^ sur quoy nostre
neif estoit fondée. Après ce le roy envoia querre quatorze mes-
tres nothonnîers 9 que de celle neif, que d'autres qui estoient
en sa compaîgnie , pour li conseiller qile il feroit ; et touz li
loèrent',sî comme vous orrez ci*après, que il entrast en une
autre neif; car il ne véoientpas comment la neif peust souf&ir
les copz * des ondes , pour ce que les clous de quoy les planches
de la neif estoient atacheiz estoient touz eloschez 9. Et moustrè-
rent au roy l'exemplaire '^ du péril de la nef, pour ce que à
l'aler que nous feismes outre mer, une nef &i semblable fait
avoit esté périe, et je vi la femme et l'enfant chiez < ' le conte de
Joynguy, qui seulz de ceste nef eschapèrent.
A ce respondi le roy : « Seigneur, je voi que se je desceus
de ceste nef, que elle sera de refus, et voy que il acéans huit
cens personnes et plus ; et pour ce que chascun aimme autre-
tant ■> sa vie comme je faiz la moîe '3, n'oseroit nulz demeurer
en ceste nef, ainçois demourroient en Cypre; par quoy, se
Dieu plaît, je ne mettrai jà <4 tant de gent comme il a céans en
péril de mort; ainçois demourrai céans pour mon peuple
sauver. » Et Dieu, à cui il s'atendoit, nous saulva en péril
de mer bien dix semainnes> et venimes à bon port, si comme
vous orrez ci-après. Or avint ainsi que Olivier de Termes, qui
bien et viguereusement ç'estoit maintenu outre mer, lessa le
' BUnt : clioses. — ' Demouré» :
oéjpar. — 3 Orrez : entendrez — < S'il
ne fût resté. — * Quart : quatrième. —
c 7^50» ; postre. —'* Suppléez tant, r-
• Copz : coups, — » Eloschez : arra-
chés. — ''0 J?a»»ipïairB .• exemple. —
" Chiez : chez. ~ i' Jutretanî : au-
tant. — » Uoie : mienne. — '< Je ne
mettrai jamais.
DE SAINT LOUIS 5
roy et demoura en Cypre , lequel nous ne veismes puis d*an
et demi après. Aussi destouma le roy le doumage de huit
cens personnes qui estoient en la nef.
En la darenière < partie de cest livre parlerons de sa fin, com-
ment il trespassa saintement.
Or diz-je à vous , monseigneur le roy de Navarre , que je
promis à ma dame la royne vostre mère, à cui Diex > bone merci
face ! que je feroie cest livre ; et pour moy aquitier de ma pro-
messe, Tai-je fait. Et pour ce que ne vol nuUui qui si bien le
doie ^ avoir comme vous qui estes ses hoirs ^ , le vous envoie-
je, pource que vous et vostre frère et les autres qui Torront,
y puissent prenre bon exemple, et les exemples mettre à œvre,
par quoy Dieu leur en sache gré. ^ ' '^
I En nom de Dieu le tout puissant, je, Jehan sire de Joyng-
' ville, séneschal de Ghampaigne, faiz escrire la vie notre saint
Looys, ce que je vi et oy par l'espace de sis anz, que je fu en
sa compaignie ou pèlerinage d'outre mer, et puis que nous re-
venimes. Et avant que je vous conte de ses grans &iz et de
sa chevalerie, vous conterai-je que ^ je vi et oy de ses saintes
paroles et de ses bons enseignemens, pour ce qu'il soient trou-
vez l'un après l'autre , pour édefier ceulz qui les orront. Ce
saint home ama Dieu de tout son cuer et ensuivi ses oeuvres ;
et y apparut en ce que, aussi comme Dieu morut pour l'a-
mour que il avoit en son peuple , mist41 son cors «n avanture
par pluseurs foiz pour l'amour que il avoit à son peuple , et
s'en feust bien soufers, se il vousist^, si comme vous orrez
ci-après. L'amour qu'il avoit à son peuple parut à ce qu'il
dist à son ainsné filz* en*une moult grant maladie, que il ot?
à Fonteinne-Bliaut : « Biau filz, fist-il, je te pri que tu te faces
amer au peuple de ton royaume ; car vraiement je ameraie
miex que unEscot venist d'Escosse et gouvemast le peuple
' Darenièr»: dernière. — ' Diex : | héritier. — * Que •• ce que. — « Se II
DIca. —^ Doie : doiye. -^ * Hoirs : | v<mfj«r's41avftUT9ulD.--' Aof .-ilmit.
* Ce fils aîné était Louis , qui mourut âgé de seize ans t en 1260.
1.
V ' ' ' . • /
/.
6
HISTOIBB
du royaume bien et loialment, que que tu ie gouvernasses mal
apertement. » Le saiut ama tant vérité que neis ' aus Sarrazini
ne voult-il pas mentir de ce que il leur avoit en convenant, si
comme vous orrez ci-après. De la bouche fiii-il si sobre, que on-
ques jour de ma vie je ne li oy deviser nulles viandes >, aussi
comme maint richez homes font; ainçois manjoit paciept-
ment ce que ses queus^ li appareilloient devant li. £n ses pa-
roles fu-il attrempez4 ; car onques jour de ma vie je ne li oy
mal dire de nuUui, ne onques ne li oy non^mer le dyablc ,
lequel nons ^ est bien espandii^ par le royaume : en ce que je croy
qui ne plait mie à Dieu. Son vin trempoit par mesure , selonc
ce qu'il véoit que le vin le pooit? soufrir. Il me demanda en
Gypre pourquoy je ne metoie de Tyaue en mon vin , et je
li diz que ce me fesoieot les phisidens^, qui me disoient que
j'avoie une grosse teste et une froide fourcelle», et que je n*en
ovoie pooir de enyvrer. Et il me dist que il me décevoient ; car,
se je neTapprenoie enmajoenesce, et je le vouloie temprer
ai ma vieillesce, lesgoutes et les maladies de fourcdle me pren-
roient, que jasaez n'auroie santé; et se je bevoie le vin tout
pur en ma vieillesce , je m'enyvreroie touz les soirs ; et ce es-
toit trop laide chose de vaillant home de soy enyvrer.
11 me demsoida se je vouloie estre honorez en ce siècle et
avoir paradis à la mort, et je li diz oyl '<*. £t il me dit : « Don-
ques vous gardez que vous ne faites ne ne dites à vostre escient
0u]le riens, que se tout le monde le savoit , que vous ne
peussiez coi^noistre '*, je ai ce fait, je ai ce dit. »
Il me dit que je me gardasse que je ne desmentisse, ne ne des-
detsse nullui de ce que il diroit devant moy , puis que je n'i
auroie ne péchié ne doumage ou souffrir, pour ce que des dures
paroles meuvent les mellées dont mil homes sont mors.
Il disoit que Vea devoit son cors vestir et amer en tele ma-
'JV«i* ; même. -^"^ 3* ne l'entendia \ — * Espandu : répandu. — ' Pooit :
parler d'aucuns mets. — ^Queus : pouTait. — ^ Phisiciéns : médecins,
cuisiniers. — * Altrempez : mo- — ^ Fourcelle : estomac. — "* Oyl :
détiy retonu. — ^ Le ms^ porte noins. oui, — *' Congnoistre : reconoaUre.
DB SAINT liOUlS.
nière, que les preudeshomes ' de cest siècle ne deisseut que il
en feist trop , ne que les joenes * homes ne deissent que il feist
pou ^. £t ceste chose me ramenti 4 le père le roy ' qui oreudroit^
est, pour les cotes brodéez à armer ^ que en fait hui et le
jour, et li disde que onques en la voie d'outremer là où je fuz,
}e n'i vi cottes brodées, ne les roy ne les autrui 7. £t il me
dit qu'il avoit tiex* atours l»rodez de ses armes, qui li avoient
cousté huit cens livres de parisis. Et je li diz que il les eustmiex
emploies se il les eust donnez pour Dieu, et eust fait ses atours de
bon cendal 9 «iforcié de ses armes, si comme son père ûusoit.
Il m'apela une fioiz et me dist : « Je n'ose parler à vous pour
le soutii ><> senz dont vous estes de chose qui toucheà Dieu; et
pour ce ai-je appelé ses frères^' qui ci sont, que je vous weil
feire une demande. » La demande fu tele : « Séneschal, fistr
il, quel cliose est Dieu? » Et je li diz : « Sire, ce est si bonne
chose que meilleur ne peut estre. t» — « Vraiement, fist-il^
e*est bien respondu ; que ceste vesponse que vous avez faite,
est escripte en cest livre que je tieing en ma main. Or vous de-
mandé^je, list-iU lequel vous amenés miex, ou que vous feu;^
siés mesiaus'*, ou cpie vous eussiés fait un péehié mortel. »
Et je , qui onques ne U menti, li respondi que je en ameraie
miex avoir fait trente, que estre mesiaus. Et quant les frèress'en
furent partis t il m'appda tout seulet, me iist seoir à ses piez.
* Prevdeshom9s : gens sages,
' Joenes : jeunes. — ^ Pou ; pcn. —
♦ Me ramenti : me rappela. — > Le
roy : du nA.-^ Or endroit : malDten«Bt.
— •' Ni ceUes dju roi ni ceUes des antres.
— « Tiex : telles. — » Cendal : taf-
fetas, étoffe de soie. — >o soutil :
subtil. -> » Ses frères : ces moineau —
'^ Mesiaus : lépreux.
* La cotte d'arme a été le vêtement le {diu ordinaire dm ancieBs Gaulois ;
U était appelé par eux sagum, d'où nous avcMis emprunté les mots de saye ^t
de sayon. Sa forme était comme celle des tuniques de nos diacres. Les ba-
rons et les eheraîiers portaient ordinairement la .cotte d'arme de drap d'or
et d'argent fourré d'hermine , de vair, etc. L'abus qui se glissa avec le temps
de ces sortes d'habillements vint à un tel excès, particulièrement dans Içs
voyages d'outremer, qu'on en interdit l'usage. Saint Louis lui-même s'ab-
stint en Palestine de porter l'écarlate, le valr et l'hermine, selon le témoi-
gnage du sire de Joinville.
HI8T0TBS
et me dît : « Comment, me deistes-vous hier ce ?» Et je iî diz
que encore lî disoie-je, et il me dit : « Vous déistes comme
hastis musarz > ; car nulle si laide mezelerie n'est comme d'estre
en péchié mortel , pour ce que Tame qui est en péchié mortel
est semblable au dyable : parquoy nulle si laide meselerie ne
peut estre. Et bien est voir* que quant l'omme meurt, il est
guérie de la meselerie du cors; mes quant Tomme qui a fait
le péchié mortel meurt , il ne sceit pas ne n'est certeins que H
ait eu tele repentance que Dieu li ait pardonné ; par quoy grant
poour doit avoir que celle mezelerie li dure tant comme Diex
yert ^ en paradis. Ci vous pri, fist-il , tant comme je puis, que
vous metés votre cuer à ce , pour J'amour de Dieu et de moy,
que vous amissîez ûiîex 4 que tout meschief avœit au cors, de
mezelerie et de toute msiadie, que ce que le péchié mortel ve-
nist à rame de vous. »
Il me demanda se je lavoie les piez aux povres le jour du
grant jeudi ^ : « Sire, dis- je, en maleur ^9 les piez de ces vilains ne
laverai-je jà. » — « Yraiement, fist-il, ce fumai dit; car vous
ne devez mie avoir en desdaing ce que Dieu fist pour nostre
enseignement. Si vous pri-je pour l'amour de Dieu, remier;^
et pour l'amour de moy, que vous les acoustume^ 7 à laver. »
Il ama tant toutes manières de gens qui Dieucréoi^t et
amoient, que il donna la connestablîe de. France à monsei-
gneur Gilles le Brun* qui n'estoit pas du royaume de France ,
* Vous parlez comme un étourdi qui
se hâte (trop). ^^Foir: vrai. -*» Yert
•era. -— * Miex : mieux. — ^ Du jeudi
«aint — ^ En maUetur : non vraiment
— ' Que TOUS preniez l'iiabitade.
* C'était le surnom de Gilles , seignenr de Tr J^egiiie?, connétable de Flan-
dre, qui mourut dans l'expédition de Gonstantinople, l'an 4204, selon Geof-
froi de Villehardouin. Saint Louis élera Gilles le Brun, son Gis, à la dignité
de connétable après la mort d'Imbert deBeaujeu* Claude Henard, ainsi (pie
d'autres, d'après du Tillet, se sont mépris quand ils ont avancé que Gilles
de Trasegnies le père était de la famille de Lusignan , à cause du surnom
de le Brun , qui y fut commun et familier ; mais il est probable que ce fut
plutôt un sobriquet venant de la couleur de ses cheveux , qui servit à le
distinguer de son père, porteur du même nom.
BB S4INT LOUIS . 9
pour ce qu'il estoit de grant renommée de croire Dieu et amer.
Et je croy vraiement que tel fu-il.
Malstre Robert de Cerbone *, pour la grant renommée que'
il avoit d'estre pretidomme, il le £adsoit manger à sa table. Un
jour avint que il manjoît delez ■ moy l'un à l'autre ; et nous
reprist et dit : « Parlés haut, fîst-il, car voz compaignons cui-
dent que vous mesdisiés d'eulz. Se vous parlés au manger de
chose qui vous doie plaire, si dites haut ; ou , se ce non >, si
vous taisiéâ. » Quant le roy estoit en joie, si me disoit : « Se-
neschal, or me dites les raisons pour quoy preudomme * vaut
miex que béguin. » Lors si enconuuençoit la tençon^ de moy et
de maistre Robert. Quant nous avions grant piesce desputé, si
rendoit sa sentence et disoit ainsi : « Maistre Robert, je vour-
roie4 avoir le non de preudomme, mes que je le feusse, et
tout le remenant s vous demourast; car preudomme est si
grant chose et si bonne chose, que, neis au nonamer, emplist-
il la bouche, v
Au contraire, disoit-il que maie chose estoit de prendre de
l'autrui; car le rendre estoit si grief, que neis au nommer, le
rendre escorchoit la gorge par les erres ^ i^ y sont, lesquiex
séneGent ? les ratiaus au diable, qui touz jours tire arière vers
iceulz qui Tautruf chatel < weulent rendre. Et si soutihnent
le fait le dyable, car aus grans usuriers et aus granz robeurs 9,
les attice-il si que il leur fodt donner pour Dieu ce que il devroient
rendre. Il me dist que je deisse au roi Tîbaut* de par li, que
menant : reste. — ^ Lçs rr,''''^ ' Sine-
fient : signifient. — * Chotel : bien. De
là le mot ehepteU «^ ^ nebew : volear.
* Delez: près de« — ' 5a m non.* si
cela n'est pas. — * Ten^n : dispute.
— * Je vourroie : J« ▼oudrais. — * ^-
ê
* Fondateur du collège de Sorbonne, ainsi appolé de son nom ; nous
avons de lui quelques petits traités au 5* tome de la Bibliothèque des Pères.
* Saint Louis mettait de la différence entre prcudhomme et preuhomme,
en ce que le premier signifiait un homme prudent , de bonne conscience et
craignant Dieu, et que preuhomme était un homme preux. Saint Louis s'est
donc arrêté à la signification que ce mot avait de son temps, on plutôt a re-
gardé à la manière dont il se prononçait.
* Thibaut U roi de Navarre, qui avait épousé Isabelle fille de saint Louis.
■\^ y .
10
HISTOIAB
il se preîst garde à la meson des Preescheurs de Provins que il
faisoit, que il n'encombrast Famé de H pour les granz deniers
que il y metoit; car les sages homes, tandis que il vivent^ doi-
vent faire du leur aussi comme executeurz en devroient faire,
c'est à savoir que les bons exécuteurs desfont premièrement
les tors faiz au mort, et rendent Fautrui chatel, et du reme-
nant ' de l'avoir au mort font aumosnes. ^
Le saint roy lu à Gorbeil à une Penthecouste, là où il
ot quatre-vins chevaliers. Le roy descend! après manger ou
prael > *, desouz la chapelle , et parloit à Tuys de la porte au
conte de Bretaigne **, le père au duc qui ore ^ est, que Dieu
gart. Là me vint querre 4 mestre Robert de. Cerbon, et me
prist par le cor ^ de mon mantel et me mena au roy, et tuit.® li
autre chevalier vindrent après nous. Lors demandai-je à mestre
Robert : « Mestre Robert, que me voulez-vous.' » £t me dist :
• Je vous veil demander se le roy se séoîten cest prael, et vous
vous aliez seoir sur son banc plus haut que li^ se en vous en
devroit bienblasmer. » Et je li diz que oil. Et il me dit : « Dont
faites-vous bien à blasmer, quant vous estes plus noblement
vestu que le roy ; car vous vous vestez de vair *** et de vert, ce
que 11 roys ne fait pas, « Et je li diz : « Mestre Robert, salve
vostre grâce?, je ne foiz mie à blasmer, se je me vest de vert
et de vair; car cest abit me lessa mon père et ma mère ; mes
vous faites à blasmer, car vous estes filz de vilain et de vi-
lainne, et avez lessié TalMt vostre père et vostre mère, et estes
vestu de plus riche camelin^ que le roy n'est. » Et lors je
• RemefMnt : restant. — * Prael :
préau. — 3 Ore : maintenant. —
* Çuerre : chercher, — * Cor : ooia,
pan,-<»< Tuii : tous. — ' Sauf votre
gr&ce. -^ > Camelin : étoffe de laine.
* C'était alors une coutume générale que d'aller après le repas faire une
promenade en un prwl ou en un vergien Cet usage se trouve mentionné
dans tous les romans de chevalerie et dans une foule de fabliaux.
** Jean I du nom, duquel il est parlé en plusieurs endroits de cette his-
toire, décédé le 8 octobre 12S3.
••" Fourrure de diverses couleurs. Du latin varius.
DS SAINT LOUIS.
11
pris le pan de son seurcot * et du seurcot le roy, et li diz :
« Or esgarde^ se je di voir. » Et lors le roy entreprîst à def-
fendre mestre Robert de paroles, de tout son pooir >.
Après ces choses, monseigneur li roys appella monseigneur
Phelippe ** son filz , le père au roy qui ore est, et le roy Ty-
baut , et s'assist à Tuys' de son oratoire et mist la main à terre,
et dist : « Séez-vous ci bien près de moy, pour ce que en ne nous
oie 3. » — « Ha ! sire, firent-il, nous ne nous oserions asseoir ci
près de vous. « Et il me dist : « Séneschal, 6éez*vous ci. » Et si
fiz-je si près de li, que ma robe touchoit à la seue^ ; et il les flst
asseoir après moy et leur dit : « Grantmal apert^ avez fait, quant
vous estes mes filz, et n'avez fait au prunier coup tout Ce que je
vous ai commandé, et gardés que il ne vous avieingne ^ jamais. »
Et il dirent que noïi feroient-il. Et lors me dit que il nous [avoit]
appelez pour li confesser à moy de ce que à tortavoitdeffendu
à mestre Robert et contre moy. « Mes, fist-il, je le vi si esbahi,
que il avoitbien mestier 7 que je li aidasse. Et toute voiz^ ne
vous tenez pas à chose que je en deisse pour mestre Robert
deffendre ; car, aussi comme le séneschal dit, vous vous devez
bien vestir et nettement , pour ce que vos fenunes vous en ame-
ront miex, et vostre gent vous en prissent plis. Car, ce dit
le sage, en se doit assemer 9 en robes et en armes en tel ma-
nière» que les preudeshommes de cest siècle ne dîent que on
en face trop , ne les joenes gens de cest siècle ne dient que ea
en face pou. d
Ci-après orrez un enseignement que il me fist en la mer,
quant nousrevenions d'outremer. Il avint que nostre nef hurta
devant Tille de Cypre, par un vent qui a non guerbin >", qui n'est
• Poolr : poayoir. — * Uys : porte.
— ^ Poar qu'on ne noas entende. —
* Seue : sienne. — * Jperi: éyident. —
« Avieingne : arriye. — ' Mestier :
besoin. — * Toute voiz : tontefois.
— * Âa$etner : orner. — "^ Ciier6<n, en
italien , garbino, yent du sud-ouest.
* Le snrcot était une espèce d*habit ou de robe sans manches , commun
aux hommes et aux femmes.
** Philippe, qui régna après son père , sous le nom de Philippe le Hardi»
n
HISTOIBE
miedes quatre mestrea veiiz>. Et de ce coup quenostrenef prist,
furent U notonnier si desperez que îi dessiroient > leur robes et
leur barbes. Le roy sailli de son lit tout deschaus ^ , car nuit
estoit^ une cote, sanz plus , vestue , et se ala mettre en croiz
devant le cors Nostre-Seigneur, comme dl qui n*atendoit que
la mort. Lendemain que ce nous fu avenu , m'apela le roi
tout seul , et me dit 4 : « Séneschal, ore nous a moustré Dieu
une partie de son pooir; car un de ses petiz venz, que à peinne
le sceit-on nommer, deut avoir le roy de France, ses enfans et
sa femme et ses gens noies. Or dit saint Andaumes^ que ce
sont des menaces Nostre-Seigneur, aussi comme se Diex vou-
sist ^ dire : Or vous eussé-je bien mors > se je vousisse ?. « Sire
« Dieu, fait li sains , pourquoy nous menaces-tu ? car es me-
« naces que tu nous £aiz , ce n'est pour ton preu ^ ne pour ton
« avantage ; car se tu nous avoies touz perdus, si ne seroies-
« tu jà plus povre ne plus riche. Donc n'est-ce pas pour ton
« preu la menace que tu nous as faite , mes pour nostre profit,
« se nous le savons mettre à œuvre. A œuvre devons-nous
« mettre ceste menace que Dieu nous a faite , en tele manière
« que , se nous sentons que nous aions en nos cuers et en nos
« cors chose quidesplèse à Dieu, oster le devons hastivement;
a et quanque 9 nous cuiderons qui li plèse, nous nous devons
« esforder hastivement du prenre; et , se nous le faisons ain-
« sine '®, Nostre-Sire nous donra " plus de bien en cest sièdc
« et en l'autre , que nous ne saurions deviser. £t^ se nous ne
« le faison ainsi, il fera aussi comme le bon seigneur doit faire
« à son mauvais sergant '* ; car après la menace, qi^nt le mau-
« vais serjant ne se veut amender, le seigneur fiert '^ ou de
« mort ou de autres greingneurs meschéances ^4, qui piz valent
' Mettre» Vênz : vents des quatre
points cardinaux. — ' Dessiroient :
déchiraient. — ^ Desehatu : dèchaassé.
— * Le manuscrit porte et m'apela. —
^ Saint Jneiaumes: saint Anselme. •—
• rousUi : voulût. — ' Variante : O»
vous eûsse-je bien tous tues y si
j'eusse voulu, — • Preu : profit. —
<* Çuanque : tout ce que. — '* Jin^
sine : ainsi. — *' Donra : donnera.
— ' * Sergant : serviteur. — "S Fiert .-
frappe.. — >* Plus grands malheurs.
» Âvenist : arriyfti. — « //enn«in< :
Je diable. — » U s'efforce tant qu'il — ' CesH : ce. — » Cr^oic .- croyais. —
peut pour, etc. — * En aixune dùu- * Fous oez : vous enteadci.
Uinee : en quelque doute. — ^ ToUir :
enlever. — r ^ ^gait : pi^ge, embûche.
\ DE SAINT LOUIS. _ la
« que mort. »'Si y preingne garde li roys qui4>re est, car il :
est eschappé de aussi graot péril ou de plus que nous ne feimes : l
si s'amende de ses mesfais en tel manière que Dieu ne fière en ..
)i ne en ses ehoses cruelment. i
i£ saint roy se esforça de tout son pooir, par ses paroles, de
moy faire croire fermement en la loy crestiemie que Dieu nous
a donnée^ aussi comme vous orrez d-après. 11 disoit que nous . î
devionscroire si fermement les articles de la foy, que pour mort \
ne pour meschief qui avenist > au cors , que nous n'aiens nulle
▼olenté dealer encontre par parole ne par fait. £t disoit que
l'ennemi ' est si soutilz, que , quant les gens se meurent, il se
travaille tant comme il peut ^ que il les puisse faire mourir en
aucune doutance ^ des poins de la foy ; car il voit que les
bones œuvres que Vommé a fiedtes, ne li peut-il tollir ^ , et voit
que il Ta perdu , se il meurt en vraie foy. Et pour ce se doit-on
garder et en tele manière deffendre de cest agait^ , que en die
à l'ennemi, quant il envoie tele temptadon : Va-t'en. Doit-on
dire à l'ennemi ; Tu ne me tempteras jà à ce que je ne croie / v "^
fermement touz les articles de la foy ; mes , se tu me fesoies
touz les membres tranchier, si weil-je vivre et morir en cesti ?
point. Et qui ainsi le fait ^ il vaînt rennemi de son baston et
de ses espées dont Tennemi le vouloit occirre.
Il disoit que foy et créance estoit une chose où nous devions
bien croire fermement, encore n'en feussiens-nous certeins
mez que par oïr dire. Sus ce point, il me fist une donande :
comment mon père avoit non; et je li diz que il avoit non Sy-
mon. Et fl me dit comment je le savoie ; et j« li diz qne je en
cuidoie estre certein et le créoie ^ fermement, pour ce que ma
mère Favoit tesmoingné. « Donc devez- vous croire fermement
touz les articles de la foy, lesquiex les apostres tesmoingnent^
aussi comme vous oez 9 chanter au dymanche en la Credo. »
•^.
V
14 HISTOIRE
I! me dist que Tév^ue Guillaume de Paris * 11 aToit conté
que xm grant mestre de divinité < estoit venu à li et li avoit dit que
il vouloit parler à li ; et il li dist : « Mestre, dites Yostre volenté. )»
Et quant le mestre cuidoit * parler à l'évesque, et commença à
piorer trop fort. Et l'évesque li dit : « Maistre, dites, ne vous
desconfortés pas; car nulz ne peut tant pédiier que Dieu ne peut
plus pardonner. » — « Et je vous di, sire , dit li mestres , je
n*en puis mais, se je pleure; car je cuide estre meseréant,
pour ce que je ne puis mon cuer ahurter ^ à ce que je croie ou
sacrement de Tautel , ainsi comme sainte Esglise renseigne , et
si sai bien que ce est des temptacions Tennemi. » — - « Mestre ,
fist li évesques , or me dites , quant rennemi vous envoie ceste
temptacion , se elle vous plet. » — « Et le mestre dit : « Sire,
mes m'ennuie tant comme il me peut ennnier. » — « Or vous
demandé-je, fist Tévesqûe, se vous prennes ne or ne argent
par quoy vous regeissiez ^ de vostre bouche nulle riens qui
feust contre le sacrement de Tautel , ne contre les autres sains
sacremens de TEsglise. » — « Je, sire, fist li mestres, sachiez
que il n'est nulle riens ou monde que j'en preisse > ainçois ^
ameroie miex que en m'arachast touz les membres du cors,
que je le regeisse. » — - « Or vous dirai-je autre chose , fist
révesque. Vous savez que le roy de France ^erroie au roy
d'Engleterre, et savez que le chastiau qui est plus en la mar-
che ^ de eulz deux, c'est la Rochelle en Poitou. Or vous weil 7
faire une demande, que, se li roys vous avoit baillé la Rochelle
à garder, qui est «i la marche , et il m'eust baillé le chastel de
Monlaon ^ , à garder, qui est ou cuer 9 de France et ^ terre
de paix, auquel li roys devroit savoir meilleur gré en la fin
de sa guerre , ou à vous qui auriés gardé la Rochelle sanz per-
dre , ou à moy qm li auroie gardé le chastel de Monlaon saiu&
éoit : mais. — « JUtKtche : frontière, —
7 fTeil : (je) veux. — • Monlaon .-
LaoD. — * ou cuer •* aa ccenr.
* Celui dont nous avons queues écrits, et aous lequel la qnestfoo de !•
pluralité des bénéfices fut agitée.
> Divinité : théologie. — ^ Cùidoit:
pensait. — 3 Ahurter : forcer. —
* Regeissiez : avouassiez. — * Ain-
DE SA.mT LOUIS. 1&
perdre. » — « En non Dieu> , sire, fîst le mestre, à nioy qui
auroie gardé la Rochelle sanz perdre . v — « Mestre , dit Tc-
vesque, je vous di que mon cuer est semblable au chastel de
Montleheri; car nulle temptadon ne nulle doute je n'ai du sa-
erement de Tautel : pour laquel ohose je vous di que pour un
gré que Dieu me scet de ce que je le croy fermement et en paix,
vous en scet Dieu quatre, pour ce que vous 11 gardez vostre cuer
en la guerre de tribulacion , et avez si bone volenté envers
11 , que vous pour nulle riens terrienne *, ne pour meschiet que
on feist du cors, ne le relenquiriés ^ : dont je vous di que soies
tout aese ; que vostre estât plet miex à Nostre-Seigneur en ce
cas, que ne fait le mien. » Quant le mestre oy ce, il s'age-
lioilla devant Tévesque et se tint bin pour poiez 4.
Le saint roy me conta que pluseurs gent des Aubigois ^ vin-
drent au conte de Monfort , qui lors gardoit la terre de Aubi-
jois pour le roy , et li distrent que il venist veoir le cors
Nostre-Seigneur, qui estoit devenuz en sanc et en char ^ entre
les mains au prestre. £t il leur dist : « Alez le veoir, vous qui [ ne ]
le créez; car je le croi fermement, aussi comme sainte Esglise
nous raconte le sacrement de Fautel. £t savez-vous que je y
gaignerai , fist le conte , de ce que je le croy en ceste mortel
vie, aussi comme sainte Esglise le nous enseigne? Je en aura
une couronnç es dex 7 plus que les angres ^ , qui le voient face
a face , par quoy il convient que il le croient *. »
Il me conta que il ot une grant desputaison 9 de clers et de
Juis ou moustier de Qygni»*». Là ot un chevalier à qui l'abbé
avoit donné le pain léens " pour Dieu, et requist à l'abbé que
il li lossast dire la première parole ; et en li otria ' ' à peinne. Et
» A a nom de Dlea. — » Terrienne : I anges. — ' Desputaison : dispute, —
terrestre. — ' Relenquiriés : a1)andoa- 1 'o De clers et de Juis m moustier de
neriez, — * Poiez : payé, satisfait, I Cligny : de prêtres et de Juifs an mo-
— * Jubigois : Albigeois. — « Char : | nastère de Clnny. — »• Leens : la. —
chair. » i Ciex : cieux. — ^ Jngres : I "En li otria : on lui accorda.
• Jean Villani aUribuc ce trait à saint Louis lui-même. Voyez sa Chro-^
nique f livre VI. chap. vu. *
16
HISTOIRE
lors il se leva et s^apuia sur sa croce ' , et dit que l'en H feist
venir le plus grant clerc et le plus grant mestre * des Juis, et si ^
firent-ii ; et li fist une demande qui fu. tele : « Mestre, fist le
chevalier, je vous demande se vous créez que la vierge Marie,
qui Dieu porta en ses flans et en ses bras, enfantast vierge, et
que elle soit mère de Dieu. » £t le Juif respondi que de tout
ce ne cr[é]oit»tl riens. Et le chevalier li respondi que moult avoit
fait que fol, quant il ne la créoît ne ne l'amoit , et estoit en-
tré en son moustier et en sa meson. « Et vraîement^ fist le ehe-
valier, vous le comparrez 4. »£t lors il hauça sa potence^ et
féri^ le Juif lès Toye? et le porta par terre. Et les Juis tour-
nèrent en fîiie^ et enportèrent leur mestre tout blecîé; et
ainsi demeura la desputaison. Lors vint Tabbé au chevalier, et
Il dist que il avoit £ât grant folie. Et le chevalier dit que en-
core avoit-il fait greîngneur 9 folie, d^assembler tele despu-
taison ; car avant que la desputaison feust menée à fin, avoit-
il séans grant foison de bons crestiens » qui s'en feussent parti
touz mescréanz, par ce que il n'eussent mie bien entendu les
Juis. « Aussi vous di-je, fist li roys, que nulz^ se il n'est très.- bon
clerc, ne doit desputer à eulz; mes l'omme lay, quant il
ot'^" mesdire de la lay " crestienne, ne doit pas desfendre la lay
crestienne, ne mais > * de Fespée, de quoy il doit donner parmi le
ventre dedens , tant comme elle y peut entrer*. »
Le gouvernement de sa terre fu tele, que touz les jours
il ooit à note ses heures '', et une messe de requiem sanz
note >4 , et puis la messe du jour ou du saint, se il y chéoit,
h note.
* Croee ; crois, béquille. — ' L^ plos
grand rabbin. ^- ^ Si : ainsi. —
♦ Compam» .-payerei. — * Potence :
béquille. — ^ Féri : frappa. — • ^ Lès
l'otfâ : près de l'oreille. — * Fuie :
faite. — 9 Greingnêur : pins p>Ande.
— «0 Ot : entend. — «« Ll»e« : toy. — «^
Ne mais^ si ce n'est. — " 11 entendait
les offices qu'on cbantalt. — '* Note :
chant.
* Ici saint Louis ne se montre pas au-dessus de son sldcle. L'abbé, se
conformant au véritable esprit de la religion, lui est bien supérieur.
DE SAINT LOUIS. 17
Touz les jours il se reposait, après manger, en son lit; et
luant il avoît dormi et reposé , si disoit en sa chambre pre-
mièrement des mors < , entre 11 et un de ses chapelains , avant
que il oît ses vespres. Le soir ooit ses compiles.
Un cordelier vmt à li au chastel de Yères , là où nous des-
cendîmes de mer; et pour enseigner le roy , dit en son ser-
mon, que il avott leu la Bible et les livres qui parlent des. princes
mescréans et disoit que il ne trouvolt ne es créans ne es
mescréans, que onques réaume se perdist, ne chanjast de sei-
gneurie à autre, mez que par défaute de droit. « Or se preiu-
gne garde, fist-il , le roy qui s*en va en France, que il face
bondroit et hastif à son peuple ,par quoy Nostre-Sire li seufûre'
son royaume à temr en paix tout le cours de sa vie. » £n dit
que ce ^ enseignoit le roy, gist à Marseille là où Nostre-Seigneur
fait pour li maint bel miracle ; et ne voult onques demourer avec
le roy, pour prière que il li sceut faire, que une seule journée.
Le roy n'oublia pas cest enseignemwt ; ainçois^ gouverna sa
terre bien et loiahnent et selonc Dieu, si comme vous orrez ci-
après. Il avoit sa besoingne atirée ^ en tele manière , que mon-
seigneur de Néelle* et le bon conte de Soissons** et nous
autres qui estions entour li, qui avions oïes nos messes, allons
oir les plez ^^^ de la porte, que en appelle maintenant les re-
« L'office des mort». - ' S€^r/re : | — • Mncoù : mats. — * Mirée : ré-
tonffre. —-3 A jotttei : eor(fe/{«r 9tt<. -* | glie,
* Simon, fils de Raoul de Clermont, seigneur d'Ailly, et de Gertnide,
héritière de Nesle; il fut régent du royaume de France, conjointement
avec Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, l'an 1269, pendant le se-
cond voyage de saint Louis en terre sainte.
** Jean , IP du nom , surnommé le Bègue, fils de^Raoul de Nesle, comte
de Solssons, et de Yolande de Joinville, sa seconde femme, et par consé-
quent cousin-germain de notre sire de Joinville.
*** Dans les premiers temps de la monarchie, nos rois envoyaient dans
toutes les provinces de leurs É tats des intendants de justice, nommés missi do-
minicU qui examinaient les jugements, réformaient les abus» et recevaient
les plaintes des. sujets du prince. A l'imitaUon des d^reux, ils tenaient
leurs assises et leurs plaids dans les champs, dans les rues, dans les lieux pu-
18 HISTOIBB
questes. Et quant il revenoit du moustier 9 il nous envoioit
querre, et s*asséoit au pié de scm Ht, et doub fesoit touz asseoir
eutour ii, et nous demandoit se il y avoit nulz à délivrer * que
en ne peust délivrer sanz li ; et nous li nommiens, et il les fai-
soit envoîer querre , et il leur demandoit : « Pourquoy ne
prenez-vous ce que nos gens vous offrent? » Et il disoient :
« Sire , que il nous ofifrent pou. » Et il leur disoit en tel naa-
nière : « Vous devriez bien ce prenre qui le vous vondroit faire. «
Et se traveilloit ainsi le saint home, à son pooir, comment il
les metroit en droite voie et en resonnable.
Maintes foîz avint que en esté ii aioit seoir au boiz de Vin-
ciemies » après sa messe, et se acostoioit 3 à m cfeesne^et nous
f eseit seoir entour li ; et touz seidz ^ qui avoient à faire venoient
parler à li, sanz destourbier^ de huissier ne d'autre. Et lors 11
leur demandoit de sa bouche : « A-yi ci nullui qui ait partie ? »
fit cil se levoient qui partie «voient, et lors ii disoit : « Tair
fiiés-vous touz, et on vous déliverra Tun après l'autre. » Et
lors fl appeloit monseigneur Pierre de Fonteinnes* et mon-
a
* A^Aortfr : expédier. ~ Tfo«<M- 1 «flrmettaitàcAtéde.'-^ilntU.'ccax.—
nés : Vincennes. — ^ Se acostaioit à : i * Destourbier .* empêchement.
blics, devant les portes et dans les cimetières des églises (ce qui fut depuis
défendu par nos rois, dans leurs capitutaires, à Tégarddes lieux sacrés >, et
enfin devant les portes des châteaux et des villes , ainsi qu'on peut le voit
dans une charte du cartulaire del'abliaye de Vendôme : PerrexU illucpripr
noster, ivitgue placitum in Castro Raynaldi, ante portam ipsius castri
qucB €st a meridie^ uhi inierrogatus tUe quare saisisset plaixitium ttos-
trum, retponditf etc. (TabuL Ylndoc* Tbuani, ch. 52.) C'est ce que saint Louis
et nos rois pratiquaient ordinairement , lorsqu'ils voulaient écouter les
plain tes de leurs sujets et leur rendre la j ustice, ainsi que nous le verrons dans
le cours de cet te histoire, d'après le tableau qu'en a fait le sire de Joinville.
* Ce jurisconsulte , gentilhomme de Vermandois, est nommé en plusieurs
arrêts et assemblées tenues sous le règne de saint Louis , entre les maîtres
Un parlement, dans les mémoires de du TiUet et de Miraumont ; c'est. lUi
cfui estant^r 4u traité ^e questions et de dédsions de di'oit composé vers
4280, iatitiilé i Le Conseil de Pierre de Fontaines, dont la meilleure édi-
tHHi a élé puUiée \ Par» en 4846, par M. A. J. Marnier , en un volume
iih*"».
DE SAINT LOUIS.
t9
. seigneur Geffroy dQ Viliete^, ^tdisoit à l*ua d'eulz : « Délivrez-
moy ceste partie. » Et quant il véoit aucune chose à amen-
der en la parole de ceulz. qui parloient pour autrui , il-meismes
Famendoit de -sa bouche. Je le vî aucune foîz en esté, quç,
pour délivrer sa geat, il vmoit au jardin de Paris, une cote de
diamdot Yestue , un seureot de tyreteinne ' sanz manches, un
mantel de cendal noir entour s<m col, inoult bien pigné> et
sanz coife , et un chapel de. paon blanc ^ sus sa teste , et fesoit
estendre tarâ pour nous seoir entour li. £t tout le peuple qui
avoit(à £aire)p3r devant U^ estoit entour li en estant 4, et lors
il les faisoit délivr^^ en la manière que je vous ai dit devant du
bois de Vindennes»
Je le revi un mitre foiz à Paris, .là oà touz les prélaz de
France le mandèrent que il vouloient parler à li, et le roy ala
ou palaiz pour eulz oïr. £tlà estoit l'évesque Gui d'Ausserre*^,
qui fil âiiz^ monseignei» Guillaume de Mello, et dit au roy
pour touz les prélaz en tel maniée t * Sire, ces seigueurs qui
ci sont, arcevesques, évesques, m'omt dit que je vous deiscie
que la crestienté se périt entre vos mains. » Le roy âe seigpa^
et dist : « Or me dites comment ce eât ? » •— « Sire, fistHl,
c'est pour ce que eu prise si pou les exoocammiiemeus hui ^t
le jour, que avant se lessent les gens mouorir eifcomm^iéa,
que il se facent absodce 7, et ne veulent Ëdre satistaocion à
l'Esglise. Si vouç requièrent, sîre^ pour Dieu H pouree que
* J)freteinne : grosse étoffe de laine.
- — ' Pi§né : peigné. — -> Gkapeftii de -
cygne. — * En estant : debout. —
* Fitiz : fils. — ^ Se eeigna : se signa.
* C/t sd^nenr fut baitti de Toafs en l*«n f%4 , et ambanadeur À Venise
enl268:
**" Ce G«y , évéqae d'Auierrei Crère de Dreux de Mello» «cigneiir de
Loches et de GhàtUlon-Mr-Iodre, fut choisi par le clergé pour porter la
parole , comme perscffinage éloquent et versé dans les affaires. C'est l'éloge
que Clément IV hii donne en son épitre xcix : Dédit tibi Dominus spiritum
sapientia, et Ungu^mcontulit eruditam, et sensum tuum insuper mulli
juin temporh experientia soUdavit, ita ut nihil tibi dcsit in uUa gratia»
— 7 On fait si pea de cas des excom-
asmiicatiotts anjowd'ha} , que tes
gens se laissent monrir excommunies,
arant desefkire absoudre.
30 HISTOIRE
faire le devez , que vous commandez à vos prévoz et à vos
baillifz que tonz ceulz qui se soufferront escommeDÎez au et
jour, que en les contreingne par la prise de leur biens à ce
que lisse lacent absoudre. »
A ce respondi le roys que fl leur commanderoit volentîers
de touz ceulz dont en le featoit oertein que il eussent tort. Et
révesque dit que il ne le fooient à nul feur ', que il ii deveis-
sient' la court de leur cause. Et le roy li dist que il ne le fe-
roit autrement; car ce seroit contre Dieu et contre raison, se il
contreignoit la gent à eulz absoudre, quant les clers leur fe-
roient tort. « Et de ce, fist le roy, vous en doins-je^ un
exemple du conte de Bretaigne, qui a plaidé sept ans aus prélaz
de Bretain^e tout excommenié; et tant a esploitié que Tapos-
tole les a condempnez touz *. Dont se je eusse contraint le
conte de Bretain^e la première année de li faire absoudre, je
me feusse meffait envers Dieu et vers li. » Et lors se soufrirent
les prélaz ; ne onques puis n'en oy parler, que demande feust
faite des choses desus dites.
La paix* qu'il fist au roy d'An^etenre fist-il contre la vo-
lenté de son conseil , lequel li disoit : « Sire, il nous semble
que vous perdes la terre que vous donnez au roy d'Angle-
terre, pour ce que il n'i a droit; car son père la perdi par
jugement. » Et à ce respondi le roy que il savoit bien que
le roy d'An^eterre n'i avoit droit; mes il y avoit reson par
quoy il li devoit bien donner. « Car nous avon deux seurs à
femmes, et sont nos enfans cousins germains; par quoy ii
affîert bien que paiz y soit.
* Feur : prix, fe^n. -^ ' DêveU^ l donne. — ^ Et il a tant fait que 1«
sient : entretinMent» — ' Doins-je : je 1 pape les a tons cendamnèa..
* Le greffier da Tillet examine prudemment la faute que fit ce boa prince
par ce traité , passé l'an 1259, quelques couleurs qu^il donnât à sa cons-
cience. Guillaume de Nangis observe bien le patheUnage de l'Anglais , qui
fut bien aise de voir son royaume accru de trois provinces , et sou trcwr
ruurni de granics sommes , que Mathieu Paris fait monter à 300,000 livres'
tournois.
DE SAIITT LOUIS. 2i
« Il m'est moidt grant honneur en la paix que je foiz ai
roy d'Angleterre, pour ce que il est mon home, ce que n'estoit
pas devant. »
La léaulté> du roy peut Fen veoir ou &it de monseigneur
de Trie * , qui au saint * *" unes lettres, lesquiex disoient que le
roy avoit donné aus hoirs la contesce de Bouloingne ] qui
morte estoit novellement, la conté de Danmartin en Gouere.
Le seau de la lettre estoit brisié, si que il n'i avoit de remenimt
fors que la moitié des jambes de l'ymage du seel le roy, et
l'eschameP sur quoy lî roys tenoit ses piez; et il le nous
moustra à touz qui estions de son conseil , et que nous li ai-
dissons à conseiller. Nous deismes trestnit, sanznul descort^,
que il n'estoit de riens tenu à la lettre mettre à exécution. Et
lors il dit h Jehan Sarrazin,son Chamberlain^, que il li bail^
last la lettre que il li avoit commandée^. Quant il tint la lettre,
il nous dit : « Seigneurs , veez ci seel de quoy je usoy avant
que jealasse outre mer, et voit^on cler par ce seel que Fem-
preinte du seel brisée 7 est semblable au seel entier; par quoy je
n'oseroie en bone conscience ladite contée retenir. » Et lors
il appela monseigneur Reuaut de Trie et li dist : « Je vous
rent la contée. »
En non de Dieu le tout-puissant, avons ci-arière escriptes
partie de bones paroles et de bons enseignemens nostre saint
roy Looys, pour ce que cil qui les orront les truissent * les unes
après les autres; que dl qui les orront en puissent miex faire
leur proGz que ce que elles fussent escriptes entre ces faiz. Et ci
après commencerons de ses faiz, mnonde Dieu et en non de li.
' Léaulté : loyauté. — • * Suppléez : I nime. — * Giamberlain ** cbambellan.
esaripvit, — *S$chamel : marchepied, i — < Commandée .* donnée en garde. —
None dimee toae d'une voix nna. 1 ' Lises: brisé, — ^ Truissent : troavent.
.,~ 4
* n faut lire : de Trie {RegnauU), La comtesse deBoalogne, dont
notre auteur parle ici , était Hatfiilde, fille unique et héritière de Renaud ,
oTHDte de Daramartin , et d*Ide , comtesse de Boulogne.
** Saint Louis est presque toujours désigné seulement par cette épithète
dans cet ouvrage.
tti HISTOIAE
Aussi comme je ii oy dire, il lEu né le jour salut Marc eu-
vangéliste aj^eès Pasgues*. Gelijour porte l'en ' croix au pror
cessions en moult de liex *, et en France les appelle Ten les
eroiz noires ** : dont œ ta aussi comme une prophéde de la
grant foison de gens qui moururent ^i ce douz ^ croisement,
c'est à savoir, en celi de Egypte, et en l'autre là où il mourut
en Garthage ; que maint grant deul ^ en fur^t en cest monde,
et maintes grans joies en sonten paradis, de oeulz qui en ce
douz pèlerinage moururent vrais croisiez.
Il fu coronné le premier dymanche des advens *^*. Le com*
mencement de celi dymanche de la messe si est : ^d te levavi
animam meam^ et ce qui s'ensuit après; et ainsi : Biaus sire
Diex, je leveray m'amme ^ à toy, je me fie en toy. £u Dieu
ot moult grant fiance ^ jusques à la mort ; car là où il mouroit,
en ses darrenières paroles reclamoit-il Dieu et ses sains, et es-
pédalment monseigneur saint Jaque et madame sainte Gene-
viève.
' Porte l'en .* l'on porte. — ' Liex : 1 deall. — * STamm
Uens. — 3 Dotui : doaUe. — * Deul t I < Fiance ; oonfiance,
* Saint Loais naquit le 2S avril , fête de saint llarc, en 1315, k Poissy , oèi
Ton volt encore, dans la chapelle dite de Saint-Louis de l'élise paroissiale ,
un grand vase de pierre de taille relevée suc une haute console, que l'on dit
être les fonts baptismaux où saint Louis reçut le baptême.
** Le jour de Saint-Marc toutes les églises étaient tendues en noir, et Ton
faisait des processions en mémoire d'une peste qui avait désolé Rome du
temps du pape saint Grégoire.
*** Le dimanche, !«' décembre 1226, parl'évêqne de Soissons, l'ar-
chevêché de Reims étant alors vacant Philippe Mouskés dit qu'il fut sacré
par l'archevêque de Sens , et décrit fort au long les cérémonies de ce sacre.
Le savant du Gange dit avoir lu , dans un ancien rouleau de la chambre
des comptes de Paris, un état du menu de la dépense qui se fit à ce cou-
ronnement, état intitulé : Sxpensapro coronatione regum, en ces termes :
Despens fais pour le couronnement du saint rois Loyst ou mois de no-
vembre 4226. Pasn, 896 IL,- pain le roy, postés et les façons, 58 IL; vin,
991 II.; cuisine, 1356 /^ 4 de».; cire et fruit, 138 //.; la chambre durotj,
914 II. 10 s.; despens pour la royne, 320 IL; pour les gaiges et livroisons
(livrées) de l'osiel le roy^ et pour le roy d'oulre-mer, 400 II. Somme toute,
4333 IL 14 5.
— ^ STamme : mon ftme. -*
DE SAINT LOtJIS. 23
Dieu en qui il mist sa fiance, le gardoit touz jours dès s'eu-
fance jusques à la fin ; et espédalement en s^enfance le garda-
â là où il fù bien mestier *, si comme vous orrez ci-après.
€k)mme à Tame de U le garda Dieu par les bons enseignemens
de samère, qui renseigna à Dieu croire et à amer, et U attrait *
entouT li toutes gens de religion ; et li faisoit^ si ei^ant comme
il estoit, toutes ses heures et les sermons faire et oîr aus festes.
n recordoit que sa mère li avoit fait aucune foiz à entendre
que elle ameroit miex que il feustmort, que ce que il feist un
péchié mortel.
Bien li f u mestier que il eust en sa joenesce Taide de Dieu ;
car sa mère, qui estoit venue de Espaîgne, n'avoit ne parens
ne amis en tout le royaume de France. Et pour ce que les ba*
rons de France virent le roy enfant et la royne sa mère femme
estrange 3, iirent-il du conte de Bouloingne, qui estoit oncle le
roy, leur chievetain 4, et le tenoient aussi comme pour sei-
gneur. Après ce que le roy fii couronné, il eu y ot des barons
qui requistrent à la royne granz terres que elle leur donnast ^,
et pour ce que elle n'en voult riens faire, si s'assemblèrent touz
les barons à Gorbeil. £t me conta le saint roy que îl^ne sa
mère, quiestoient à Montléhcri, ne osèrent revenir à Paris, jus-
ques à tant 7 que ceulz de Paris les vindrent querre • à armes.
Et me conta que dès Montlehéri estoit le chemin plein de gens à
armes et sanz armes jusques à Paris, et que touz crioient à
Nostre-Seigneur que il li donnast bone vie et longue', et le
deffendît et gaidast de ses ennemis. Et Dieu si flst, si comme
vous orrez d-après * »
« Metiier .•;beioiB. -. > Mirait : at-
tira. — * Estrange : étrangère. —
* Chievetain : capitaine. — * H y eut
dea barons qui requirent a la reiD«
qu'elle lenr donnât de grandes terres.
— « Il . lui. — ' Jusques à temt : Jnsqa'à
ce. — * Querre : cherclier*
* Depuis Tan 1227 jusqu'en f 253 les grands yassatii dfepatèrent à la reine
le gouvernement du royaume, par diverses pratkpies ex{)li<|aées par les écri-
vains du temps. Le duc de Bretagne Pierre, surnommé Mauelerc, en était te
principal moteur. Quant au comte de Boulogne^ quelques-ims (Usent que la
prudence de Blanche sut le retenir dans le devoir ; mais Heyer assure qat
24 HISTOIBB
A ce parlement que les barons firent à Corbeil , si oonfmc
l'en dit, establirent les barons qui là furent, que le bon^die-
valier le conte Pierre de Bretaigne se reveleroit > contre le roy ;
et acordèrent encore que leur cors iroient au mandement
que le roy feroit contre le conte, et chascunn'auroit avec li que
deux chevaliers; et ce firent-il pour veoir sele contede Bretaigne
pourroit fouler laroyne, qui estrange * femme estoit, si comme
TOUS avez oy ; et moult de gent dient ^ que le conte eust foulé
la royne et le roy, se Dieu n'eust aidié au roy à cel besoing,
qui onques ne li failli. L'aide que Dieu li fist, fu tele, que le
conte Tybaut de Ghampaigne, qui puis fu roy de Navarre \
vint servir le roy à tout4troiz cens chevaliers^ et par Taide que le
conte fist au roy, convint venir le conte de Bretaigne à la merci
le roy : dont il lessa au roy, par paix faisant, la contée de
Ango ^, si comme Ten dit, et la contée du Perche.
Pour ce que il afQert ^ à ramentevoir 7 aucunes choses que
vous orrez ci-après^ me convint laissier un pou de ma matière.
Si dirons aussi que le bon cpnte Henri le Large* ** ot de la çon-
' lîe reveUroU : se révolterait, — T jon, — • 7i affiert : Il importe, —
3 Estrange : étrangère. •— ' Dimt : Ai*
«ent. — *ji tout : aree. — ^ jtngo : An*
^ Ramentevoir : rappeler. •— * Large t
généreux, qni fait de« largesses.
ce fut plutôt le comte de Flandre qui , se Jetant sur ses terres , les rava-
gea. Le comte de Champagne prit part au mécontentement général; mais
la beauté de la reine, si l'on en doit croire Mathieu Paris {Uist, M(g.,
p. 23; , lui fit faire des aveux dont cette sage princesse sut bien tirer parU.
* Thibault IV, auteur de plusieurs chansons publiées pour la première
fois en 4742, en 2 vol. in-8«, par Lévesque de la Ravallière. Cet éditeur ré-
fute victorieusement tous les historiens qui ont parlé de l'amour de C0
prince pour Blanche de CastiUe, d'âpre Blathieu Paris , historien anglais^
ennemi déclaré de la maison de Philippe- Auguste.
** Il eut de Marie de France, fille atnée de Louis le Jeune et d*ÉIéonore
d'Aquitaine, une fiUe nommée Marie, femme de Baudouin, comte de Flandre»
premier empereur de Constantinople, et deux fils, Henri, et Thibault, qui
s'empara des comtés de Brie et de Champagne, au préjudice de Henri, pen-
dant qu'il était à la suite de Philippe en Palestine. Henri, ayant épousé
en secondes noces Isabelle, sœur de Baudouin IV, et veuve de Conrad, mar-
ipiis deMontferrat,eut deux filles, Alix, reine de Chypre, et Philippe,
femme d'Ayrard de Brienne , qui réclama au roi Philippe les droits do
B£ SAINT LOUIS. 25
tesoe Marie, qui fu seur au roy de France et seur au roy Richart
d'Angleterre» deux filz, dont Tainsné > ot non Henri et Tau-
tre Thybaut. Ge Henri Tainsné en ala croisié en la sainte terre
en pèlerinage, quant le roy Phelippe et le roy Richart assiégèrent
Acre et la pristrent^ *. Si tost comme Acrefu prise, le roy Phe-
lippe s*en revint en France, dont il en fu moult blasmé ; et le roy
Richart demeura en la sainte terre et fist tant de grans faiz, que
les Sarrazins le doutoient^ trop, sicoimue il est escript ou livre
de la terre sainte, que quant les enfans aus Sarrazins brai-
oient, les femmes les escrioient et leur disoient : « Taisiez-vous,
vez-d 4 le roy Richart ** ; » et pour eulz faire taire. Et quant les
ehevaus aus Sarrazins et aus Béduins avoient poour^ d'un
bysson^, il disoient à leur ehevaus : « Guides-tu que ce soit
le roy Richart? »
Ge roy Richart pourchassa tant que il donna au conte Henri
de Ghampaingne , qui estoit demeuré avec li , la royne de Jé-
rusalem , qui estoit droit her? du royaume. De ladite royne ot
le conte Henri deux filles, dont la première fu royne de Gypre ,
et l'autre ot mesure Hérart de Brienne, dont grant lignage est
issu , » comme il appert^ en France et en Ghampaingne. D^
la femme monseigneur Hérart de Brienne ne vous dirai-je
ore9 riens ; ainçois vous parlerai de [la] royne de Gypre , qui
afIQert maintenant à ma matière, et dirons ainsi.
Après ce que le roy eust foulé le conte Perron de Bretain-
gne***, tuit li baron de France furent si troublez envers le
* Mnsné : aine. — ' Prisirent : pri- \ —* Bysêon : baiMoa. — ^ Her : béri»
rent. — ' Dovfoient .* redontaleot. — I tière.--*/{apper<:U parait. — ^Ore:
* f^es^'Ci : voici. •— ^ Poour : peur, i maintenante
son épouse. Philippe le condanma^sur ceque, d'après le jugement des
pairs» Henri, partant pour la terre sainte, totam terram 8uam dimisii et
dédit fratri suo Theobaldo, guondam comiii Trecensi, si ipsum comilem
Henricum de trarusmarinis partibus contingeret non redire,
* Cette Yflle fut prise en H91.
**' Tous les historiens anglais qui ont parlé des hauts faits de Richard en
Palestine, ont omis cette circonstance rapportée par Joinville.
*** Pierre de Bretagne, prince d'un grand courage» mais d'un esprit tur-
3
26 HISTOIRE
conte Tybaut de Ghampaingne, que il orent conseil de envoler
querre la royne de Cypre , qui estoit fille de Tainsné filz de
Ghampaingne , pour déshériter le conte Tybaut, qui estoit filz
du secont fil * de Ghampaingne. Aucun d'eulz s'entremistrmt
d'apaider le conte Perron audit conte Tybaut, et fu la chose
pourparlée en tele manière, que le eonte Tybaut promist que
il prenroit à femme la fille le conte Perron de Bretaingne. Là
joumé fu prise que le conte de Ghampaingne dut la demoi*
selle espouser, et li dut-en amener, pour espouser, à une abbaie
de Premoustré, qui est delez GhasteNThierri, que en appelle
Val-Secré , si comme j'entent. Les barons de France , qui es-
toient auques * touz parens le conte Perron , se pénèrent de
faire amener ladamoiselle à Val-Secré pour espouser, et man-
dèrent le conte de Ghampaingne qui estoit à Ghastel-Thierri , et
en dementières^ que le conte de Ghampaigne venoit pour es-
pouser, monsei^cur Geffroy de la Ghapelle* vint à li de par
le roy, à tout < une lettre de créance , et dit ainsinc ^ : « Sire
conte de Ghampaingne, le roy a entendu que vous avez con-
venances au conte Perron de Bretaingne que vous prenrez
sa fille par mariage. Si vous mande le roy que se vous ne
voulez perdre quanque^ vous avez ou 7 royaume de France,
que vous ne le faites; car vous savez que le conte de Bre-
taingne a pis fait au roi que nul bome qui vive. » Le conte
de Ghampaingne, par le conseil que il avoit avec li , s'en re-
tourna à Ghastel-Thierri.
Quant le conte Pitres et les barons de France oïrent ce ,
qui Tattendoient à Yal-Secré , ils furent tous aussi comme àes^
vez ^ du despit de ce que il leur avôit fait, et maintenant en-
voièrent guerre la royne de Cypre; et si tost conune die fu
I
Fil : fils . ' — * Âuques : presque
tout ce que. — ^ Ou : an, dans le. —
^ Desvez : fAcbés , endêvés.
3 En dementières : pendant. — * ji tout :
a^ec. — * Mnsine : ainsi. — ® Quanque :
bulent, ne cessa d*inquiéter la reine tant qu'il fut soudoyé par VAnglctcrre.
( Matthieu Paris. )
* 11 est qualifié pannetter de France dans un titre de Tan 1240.
DE SAINT LOUIS. 27
venue, ils pristrent un commun acortqui fia tel, que il raande-
roient ce que il pourroient avoir de gent à armes , et enter-
roient en Brie et en Cbampaingne par devers France ' ; et que
le duc de Bourgoingne, qui avoit la tille au conte Robert de
Dreues *, ranterroiten la conté de Cbampaingne par devers
Bourgoingne , pour la cité de Troies prenre, se il pooient. Le
duc manda quant que il pot avoir de gent; les barons mandè-
rent aussi ce que il en porent avoir. Les barons vindrent ar-
dant^ et destruiant d'une part, le duc de Bourgoigne d'autre;
et le roy de France d'autre part , pour venir combatre à eulz.
Le descort4 fu tel au conte de Cbampaingne que il-meismes
ardoit ses villes, devant 5 la venue des barons, pour ce que il ne »^
les trouvassent garnies. Avec les autres villes que le conte de
Cbampaingne ardoit, ardi-il Espargnay et Yertuzet Sezeime ^.
Ces bourgois de Troîes , quant il virent que il avoient per-
du le secours de leur seigneur, il mandèrent à Symon seigneur
de Joingville^ le père au seigneur de Joinville qui ore est,
qui les v^st secourre?. £t/^ qui avoit mandé toute sa gent
à armes, mut de Joingvilleà i'anuitier^^ si toét comme ces
nouvelles li vindrent, et vint à Troîes, ainçois» que il feust
jour, et par ce faillirent les barons à leuresmc «**, que il avoient
de prendre ladite cité ; et , pour ce , les barons passèrent par
devant Troies et se alèrent logier en la praeriedeiés " là où le
duc de Bourgoingne estoit.
Le roy de France qui sot «» que il estoîent là , ils'adreça tout
droit là pour combattre à eulz ; et les barons li mandèrent et
prièrent que il son cors se vousist traire arières '3, et il se
iroient combatre au conte de Cbampaingne et au duc de Lor-
reinne* , et à tout le remenant '4 de sa gent, à trois cens cbeva-
• France : l'Ile de France. —
» Drews : Dreux. — 3 Ardant : brû-
lant.— < Dtteort : contrariété. — */?«.
vant : avant. — «^ 11 brûla Épernai ,
Vertus et Sézanne. — " Secourre : se-
* Mathieu II*' du nom.
courir. '— * Se mit en moovemeat ù la
tombée delà nuit,—- ^Mnçois : avant.
— 10 £stne : dessein. — " Delés : près
de.— "Sot : sut.— ^^ Qu'il voulût se re-
tirer en arrière. — ^^ Uemenant : reste.
38
HISTOIBE
iiers de moins que le conte n'aqroît, ne le duc. £t leroy leur
manda que à sa gént ne se combatroient-il jà '^ que son cors ne
feust avec. Et il revindrent à li et li mandèrent que il feroient
volentiers entendre la royne de Cypre à paiz, se il li plaîsoit. £t
le roy leur manda que à nulle paiz iln'entendroit, ne ne souf-
ferroit que le conte de Champaingne y entendit , tant que il
eussent widié la contée de Ghampaigne« £t il la widièrent en
tel manière que dès Yiles là où il estoient, il alèrent logier
dessous Juylli ; et le roy se loja à YUes, dont il les avoit cha-
dés. Et quant il seur^t que le roy iu aie là , il s'alèrent lo-
gier à Chaorse , et n'osèrent le roy attendre , et s*alèrent logier
à Laingnes * , qui estoit au conte de Nevers, qui estoit de leur
partie. Et ainsi le roy acordale conte [de] Champaingne à la
royne de Cypre , et fu la paiz faite en tel manière , que ledit
conte de Champaingne donna à la royne de Cypre entour deux
mille liYrées de terre ^ , et quarante mille livres que le roy paia
pour le conte de Cliampaigne. Et le conte de Champaigne
vendi au roi, parmi les quarante mille livres, les fiez 4 ci-après
nommés : c'est à savoir, le fié de la conté de Bloiz , le fié de la
contée de Chartres , le fié de la contée de Sanserre , le fié de la
vicontée de Chasteidun. Et aucunes gens si disoient que le roy
ne tenoit ces devant diz fiez que en gaje; mes ce n'est mie
voir ^, car je le demandai nostre saint roy Looys outre-mer.
La terre que le conte Tybaut donna à la royne de Cypre,
tint le conte de Brienne* qui ore est, et le conte de Joigny^
pour ce que Vaïole le conte de Brîenne fîi fille à la royne de
Cypre, et femme le grant conte Gautier de Brienne.
Pour ce que vous sachiez dont ces fiez que le sire de Cham-
' Jà : pas, jamais. •— ' Laingnes :
Langres. » ' EnTiron deux mille li-
vres de rentes en fonds de terres, —
* Fié : fief. — ^ Mais «e n'est pas
vrai.
* GauUer IV, fils de Hugnes , comte de Brienne , et petit-fils du comte
Gantier m; il avait épousé Marie , fiile de Hugues deLusignan, roi de
Chypre» et d'Alix , fille de Henri, comte de CbamQ.agQe, et d'Isabelle, reine
de Jérusalem.
DB SAINT LOUIS. 29
paingne veodi au roy, vindr^t, vous foiz-je à savoir que le grant
conte 'lybaut qui gist à Laingny > , ot trois filz : le premier
ot non Henri , le secont ot non Tybaut , le tiers ot non Ës-
tienne. Ce Henri desus dit fùst conte de Champaingne et de
Brie , et fîi. appelle le conte Henri le Large * ; et dut bien ainsi
estre appelé , car il fu large à Dieu et au siècle ; large à Pieu ,
si comme il appiert à l'esglise Saint-Ëstienne de Troies et aus
autres églises que il fonda en Champaingne ; large au siècle ,
si comme il apparut ou fait de Ertaut de Nongait ** et en moult
d'autres liex que je vous conteroie bien, se je ne doutoie à
enpeeschier ma matière. Ertaut de Nogent fu lé bourgoîs du
monde que le conte créoit * plus , et fu si riche que il fist le
chastel de Nogent-rErtaut de ses deniers. Or avint chose que
le conte Henri descendi de ses sales de Troies pour aler ot
messe à Saint-'Estienne , le jour d*une Penthecouste; aus piez
des degrez s'agenoilla un povre dievalier, et li dit ainsi :
« Sire , je vous pri pour ÏHSu que vous me donnés du vostre,
par quoyje puisse marier mes deux fâles, que vous veez cK » Er-
taut, qui aloit darière li, dîst au povre chevalier : « Sire che-
valier, vous ne faites pas que courtois, de demander à mon-
seigneur ; car il a tan donné que il n'a mez^ que donner. »
Le large Conte se tourna divers Ertaut, et 11 dist : « Sire vi-
lain , vous ne dites mie voir, de ce que vous dites que je n'ai
mez que donner; si ai vous-meismes. Et tenez, sire chevalier,
car je le vous donne , et si le vous garantirai. » Le chevalier
ne fu pas esbahi, ainçois le prist par la chape, et li dist que
il ne le lairoit jusques à tant que il auroit fine à U4; et avant
que il li eschapast , ot Ertaut fine à li de cinq cens livres.
I Laingny : Lagny. -~ ' Oréolt .* i ce qail eàt financé a?ec lai.
eroyait. — ^Mes : plas. — * Jusqu'à |
* Albéric des Trois Fontaines en fait on grand éloge, fl fonda l'église de
Saint-Etienne, à Troyes, où il fat inhumé , ainsi que ses successeurs.
** U est parlé de cet Artault , seigneur de Nogent, et de sa femme Ho-
dierne, dans un Utre de Tan il 82, qui se trouve dans le cartulairc de Saint-
Germain des Prés. 3.
30 HISTOIB£
Le seoont frère le conte Heari ot non Thibaut et fu conte
de Blois; le tiers frère ot non Estienne et fu conte de San-
oerre. £t ces deux frères tindrent du conte Henri touz leurs héri-
tages elleur deux contéez et leur apartenances; et les tindrent
^urès des hoirs le conte Henri ^i tindrent Champaingne, jusques
alors que leroy Tybaut les vendi au roy de France, aussi conuue
il est devant dit.
£t rerenroQS à nostre matière et disons ainsi , que après ces
choses tint !e roy ime grant court à Saumur en Anjo >*, et là
fU-je , et vous tesmoing' que ce fu la mîex arée quç je veisse
Qiiques; car à la table le roy manjoit, emprès 11 , le conte de
Poitiers **^ que il avi^t fait chevalier nouvel à une Saint-Jehan ;
et après le conte do Poitiers, maagoit ie conte Jehan de
Dreuez *** que il avoit fait chevalier nouvel aussi ; après le conte
de Dreuez, mangoit le conte de la Marche **** ; après le conte
delà Marche, le bon conte Pierre de Bretaîgne ; et devant Iq
table le roy, endroit le conte de Dlheùez, mangoit monseigneur
le roy de Navarre, en cote et en mantel de samit 3 , bien paré
' ^njo : Anjon. — ' Tesmotng : tknoigne. — > SamU S espèce de taUs.
* Outre les assemblées générales ({ne nos vois convoqutieBt tons les ans
ponr les affaires publiques, au mois de mars ou de mai. Us en faisaient encore
d'autres aux principales fêtes de l'année, où ils se faisaient voir avec une
pompe digne de la majesté royale. Telle fut l'assemblée qui se tint à Saumur
fan 1241 , où, au rapport du sire de Joinville, saint Louis, d'ordinaire modeste
dans ses hsdiits, fut vêtu superbement ; et quoique le bon sénéchal ne dise
pas qu'U y parut la couronne sur la tête , cela est à présumer. Guillaume
de Nangis parie aussi de la magnificence de cette cour. C'est à cause de la
couronne que les rois portaient sur la tête, que ces cours solennelles sont
appelées euriœ ccronata dans le titre de la coramnne qui fut accordé à la
ville de Laon par le roi Louis le Jeune, en 1138. Ces fêtes se passaient en
festins publics , en jeux et en tournois ; les princes y montraient leur li-
béralité par les présents qu'ils faisaient à leurs principaux officiera.
** Alphonse, frère de saint Louis, qui avait été fait chevalier par le roi,
è Saumur, à la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste, en 1247, lorsqu'il
lui donna les comtés de Poitou, d'Auvergne et d'Aibi.
"** Le premier du nom, fils de Robert lll, comte de Dreux, et d'Alicnor
de Saint-Valery.
**** Hugues X , dit le Brun, comte de la Marche et d'Angoulênic.
DE SAINT L01J1&.
31
de courroie, de fermail ' et de chapel d'or ; et Je tranchoie ^ de-
vant H. Devant le roy, servoit du mangierle conte d'Artoiz *
son frère; devant le roy, tranchoit ducoutel le bon conte Jehan
de Sôissons. Pour la table garder, estoit monseigneur Ymbert
de Biaugeu ** , qui pins fu connestable de France , et mon-
seigneur Engerran de Coucy *** et monseigneur Herchanbaut
de Bourbon ****. Darière ces troiz barons avoit bien trente de
leur chevaliers, en cottes de drap de soie , pour eulz garder ; et
darières ces chevaliers avoit grant plenté de sergans vestus des
armes au conte de Poitiers, batues sur cendal ^, Le roy avoit
vestu une cote de samit ynde ^ , et seurcot et mantel de samit
vermeil fourré d'hermines , et un cbapel de coton en sa teste ,
qui moult mal li séoitpour ce que il estoit lors joenne homme.-
Le roy tint celé feste es haies de Saumur ; et disoit l'en que le
grant roy Henri d'Angleterre les avoit faites pour ses grans
festes tenir. Et les haies sont faites à la guise des cloistres de ces
moinnes blans ***** ; mes je croi que de trop il n'en soit nul si
grant. Et vous dirai pourquoy ilie me semble ; car à la paroy
du cloistre ****** où le roy mangoit, qui estoit environné de
chevaliers et de serjans qui tenoient grant espace, mangoient à
une table trente, que évesques que arcevesques 5, et encore après
les évesques et les arcevesques mangoit encoste * celé table là
royne Blanche, sa mère, au chief 7 du cloistre, de celle part ;
là où le roy ne mangoit pas. Et si servoit à la royne le conte
* Fermail : agrafe. — ' Dranehoie :
découpai^ les viandes. — > ^ Brodées
•ar taffetas. — * Ynde : bleu. —
& Tant évèqnes qu'archevêques. —
« Bncosie : à côté de. — "'Chief : tête,
haut bout.
* Robert , frère du roi.
** Imbert de Beaujeu, seigneur de Montpensier et d'Aigueperse , fils
de Guichard de Beaujeu et de Catherine de Glerniont.
•** Enguerrand IV, fils aîné d'Enguerrand lU , et frère et successeur de
Raoul II, qui pérU avec le cotnte d'Artois à Mansoiirah.
**«* ]^Y« du nom, tils d'Ardiambaud VUI, sire de Bourbon, de la maison
de Dampierre. Il mourut en Chypre.
***** Religieux de Tordre de Citeaux et de Saint-Benoît.
•«•*** Le sire de Johivillc donne ici le nom de cloître aux halles de Saumur.
33 HISTOIBB
de Bouloingne, qui puis fu roy de Portiogal * , ^t le bon conte
de Saint-Pol, et un Alemant de Taige de dix-huit ans, q[ue en
disoitque il avoit esté filz saint Hélizabeth de Thurînge; dont
l'en disoit que la royne Blanche le besoit ou front par devodon,
pour ce que ele entendoit que sa mère 11 avoit maintes foiz
besié. ' ^
Au chief du doistre d'autre part estoient les cuisines , les bou-
teilleries , les paneteries et les despenses; de celi cloistre ser-
voient devant le roy et devant la royne ^ de char * , de vin et de
pain. Et en toutes les autres dez et eu prael d'en milieu man-
goient de chevaliers si grant foison , que je ne scé le nombre ;
et dient moult de gent que il n'avoient onques veu autant de
seurcoz ne d'autres gamemens^ de drap d'or à une feste,
eonmie il ot là ; et dient que il y ot bien trois mille chevaliers.
Après celle feste mena le roy le conte de Poytiers à Poitiers^
pour reprenre ses fiez. Et quant le roy vint à Poytiers > ilvou-
sist bien estre arières à Paris; car il trouva que le conte de la
Marche, qui ot mangié à sa table le jour de la Saint- Jehan ^ ot
assemblé tant de gent à armes ilec Joignant 4 delès Poitiers. A
Poitiers fu le roy près de quinzeinne, que onques ne s'osa par«
tir tant que il fu acordé au conte de la Marche. Je ne scé com-
ment, pluseurs foiz , vi venir le conte de la Marche parler au
roy à Poitiers delès Joingnant, et touz jours amenoit avec li la
royne d'Angleterre sa femme, qui estoit mère au roy d'An-
gleterre. Et disoient moult de gent que le roy et le conte de
Poitiers avoient fait mauvese paiz au conte de la Marche.
Après ce que le roy fu revenu de Poitiers, ne tarja ^ pas gran-
dement après ce , que le roy d'Angleterre vint en Gascoingne
pour guerroier le roy de France. Nostre saint roy , à quauque
il pot avoir de gent , chevaucha pour combatre à li. Là vint le
roy d'Angleterre et le conte de la Marche , pour combatre
devant un chastel que en appelle Taillebourc, qui siet ^ sus une
* Portingal : Portugal. — * Char : 1 * Joignant : Lusignao. — & Tctrja :
chair. — ' Camemen* : costumes. — 1 tarda. -—^Siet : est situ^.
DB SAINT LOUIS. 33^
maie rrvière que Ten appelle Tarente* , là où éh ne peut passer
que à un pont de pierre moult estroit. Si tost comme le roy
^înt à Taillebourc , et les hoz virent Tun l'autre * , nostre gent
qui avoient le chastel devers eulz , se.esforcièrent à grantmes-
cfaief , et passèrent périlleusement par nez^ et par pons, et
coururent sur les Anglois, et commença le poingnayz^ fort et
grant. Quant le roy vit ce, il se mist ou péril avec les autres ;
car pour un honmie que le roy avoit quant il fu passé devers
les Anglois, les Anglois en avoient mil. Toutevoiz ^ avint-il, si
comme Dieu voult , que quant les Anglois virent le roy passer,
ils se desconfirent et mistrent dedens la cité de Saintes , et plu-
seurs de nos gens entrèrent en la cité mêliez , et furent pris.
Ceulz de nostre gent qui furent pris à Saintes, recordèrent ^
que il oîrent un grant descort naistre entre le roy d'Angleterre
et le conte de la Marche ; et disoit le roy que le conte de la
Marche Tavoit envoie querre, car il disoit que il trouverroit
grant aide en France. Celi soir meismes le roy d'Angleterre
meust de Saintes 7 et s'en ala en Gascoingne.
Le conte de la Marche , comme celi qui ne le pot amender ^,
s^en vint en la prison le roy , et li amena en sa prison sa femme
et ses enfans, dont le roy ot, par la pez fesant, grant coup
de la terre le conte; mez je ne scé pas combien, car je ne fu
pas à celi fait, car je n'avoie onques lors hauberc 9 * vestu ; mez
J'oy dire que, avec la terre , le roys emporta dix mille livres de
parisis que il avoit en ses cofres, et chascun an autant.
Quant nous fumes à Poitiers > je vî un chevalier qui avot
non monseigneur Gyeffroy de Rançon ; que pour un grant ou-
trage que le conte de la Marche li avoit fait, si comme l'en
disoit, et avoit juré sur sains '** que il ne seroit jamez roingné
' Tarente : Charente. — ' Les armées
êe Tirent l'ane l'antre. — 3 pfg^ . ntia,
bateau. — * Poingncttf»; combat. —
& Tomtevoiz : toutefois. — * Aecords*
rent : racontèrent. — ? Meust : partit.
— ' Qai ne put réparer la perte qu'il
Tenait de faire. — * Haubero : cotte^
d'armeau — '^ Saint : reliques.
* Gomme cette partie d'annare était réservée aux chevaliers , le sire de
JoinviUe dit ici qu'il ne jouissait pas encore de cette dignité.
/ >'
;.»■'
f
/
34 HISTOIBE
en guise de chevalier ' , mes porteroit grève ^ , aussi comme
les fecmnes fesoient , jusques à tant que il se verroit vengié du
conte de la Marche , ou par lui ou par autrui. Et quant mon-
seigneur Gef&oy vit le conte de la Marche, sa femme et ses
enfans , agenoillez devant le roy , qui li crioient merci , il fist
aporter un tretel ^ et fist oster sa grève, et se fist roîngner en
la présence du roy , du conte de la Marche et de ceulz qui là
estoient. £t en cel ost contre le roj^ d'Angleterre et contre les
barons , le roy en donna de grans dons y si comme je Toy dire
à ceulz qui en vindrent. JVe pour dons ne pour despens que
l'en feist en cel host, ne autres de sa mer ne de là , le roy ne
requist ne ne prist onques aide des siens barons , n'a ses che-
valiers, n'a ses hommes, ne à ses bones villes, dont en ce
plainsist 4, Et ce n'estoit pas de merveille; car ce fesoit-il par
le conseil de la bone mère qui estoit avec li, de qui conseil il
ouvroit, et des preudeshomes qui li estoit demauré du tens
son père et du temps son ayoul.
Après ces choses desus dites avint , ainsi comme Dieu voult ,
que une grant maladie * prist le roy à Paris, dont il fu à tel
meschief , si comme il le disoit, que Tune des dames qui le
gardoit, livouloit traire ^ le 4j:ap suâ le visage, et disoit que il
estoit mort. Et une autre dame qui estoit à l'autre part du lit ,
^ Qu'il ne se fferolt jamais couper 1 f«j ; paire de ciseaux. -~ * Dontn>A se
les cbeveux comme les chevaliers. — 1 plaignit, — * Traire : tirer, ^
^ Grive : ehevelure longue. -— 3 rr«- 1
* Mathieu de Westminster dit que cette maladie snrrint au roi par excès
des fatigues qu'il avait essuyées à poursuivre le roi d'Angleterre, au point
qu'étant demeuré pour mort, la reine Blanche ne perdit point courage , fit
apporter la croix, la lance et la couronne qui avaient été rachetées peu
d'années auparavant par le roi, et exanimif tmo, ut asseritttr, exanimato
corpori applicari jussit , et, suspirans ^ cum HngvlHbus sermonem pro'
rumpentibuSf ait: Non nobiêy domine Christe,sednomini tuo da gloriam ;
salva hodte regnum Pranciœ , et coronam quam hactenus gratta tua
sustinuisii; monstra virtutem tiiorum insignium, gua in terra post te re*
liquistif in magno judich apparituray in quibus confidenier gloriamw.
À ces paroles, le roi commence à respirer, et , ayant recouvré la voix , de-
mande la croix , et fait son vœu.
DB SAINT LOUIS.
35
ne li souffri mie ; ainçois disoit que il avoit encore l'ame ou
cors. Comment que il oïst le descort ■ de ces deux dames, Pîos-
tre-Seigneur ouvra > en li et li envoia santé tantost , car il es-
toit esmuyz et ne povoit parler. Il requist que en li donnast
la croix, et si fist^on. Lors la royne sa mère oy dire que la pa-
role li estoit revenue , et elle en fist si grant joie comme elle
pot plus. £t quant elle sot que il fu croisié, ainsi comme il-
meismes le contoit, elle meA aussi grant deul comme se elle
le veist mort
Après ce que il fii croisié , se croisièrent Robert le conte
d'Artois , Auphons ' conte de Poitiers , Charles conte d'Anjou,
qui puis fu roy de Cezile 4 , touz troiz frères le roy ; et se
croisa Hugue duc de Bourgoingne , Guillaume conte de Flan-
dres , frère le conte Guion ^ de Flandres , nouvellement mort ;
le bon Hue conte de Saint-Pol , monseigneur Gauchier son
neveu, qui moult bien se maintint outre-mer et moult eust
valu , se il eust vescu. Si i furent le conte de la Marche et
monseigneur Hugue le Brun son filz \ le cpnte de Salebruche ;
monseigneur Gobert d'Apremont son frère , en qui compain-
gnie, je, Jehan seigneur de Joinville, passâmes la mer en une
nef que nous louâmes, pour ce que nous estions cousins; et
passâmes de là à tout vint chevaliers; dont il estoit li disiesme
et je moy disiesme.
A Pasques , en l'an de grâce qui le milliaire couroit par mil
deux cenz quarante ethuit,mandé-je mes homes et mes fievez ^ à
Joinville; et la vegile 7 de ladite Pasque, que toute celé gent
que je avoie mandé estoient venu , fu nez Jéban. mon filz sire
de Acerville ^ , de ma première femme , qui fîi seur le conte
de Grantpré. Toute celle semainne fumes en festes et en qua-
rolles 9 , que mon frère le sire de Vauquelour '<" et les autres
* Descort : débat. — ' Ouvra : opé-
ra. — * Auphons : Alphonse. —
* CezUe : Sicile. — * Guion : Guy. —
< Fievez : gens d'an fief, TaMaax, —
' F'egile : Teille. — ^ Aeerville ; Ao«
earvUIe. — * ÇuaroUes : danses. —
1** rauqueluur : Vaacoaieiirs.
38 HISTOIBfi
riches homes qui là estoient^ donnèreni à manger chaseun
l*im après rautre« le lundi , le mardi « le mercredi.
Je leur diz le vendredi : « Seigneurs , je m*en voiz outre-
mer, et je ne scé se je revendre. Or venez avant ; se je vous ai
de riens mesfait '^ ; je le vous desferai Tùn par l'autre, si comme
je ai acoustumé à touz ceulz qui vourront riens > demander
ne à moy ne à ma gent. » Je leur desfiz par Tesgart de tout
le commun de ma terre; et poipce que je n'eusse point d'em-
port, je me levoîe du conseil , et en ting quanque il rapor-
tèrent , sanz débat.
Pour ce que je n'en vouloie porter nulz deniers à tort , Je
aie lessier à Mez en Lorreinne grant foison de ma terre en
gage ; et sachiez que, au jour que je parti de nostre paîz pour
aler en la terre sainte , je ne tenoie pas mil livrées de terre,
car madame ma mère vivoit encore; et si y alai, moy di-
siesme de dievaliers et moy tiers de banières *. £t ces choses
vous ramantevoiz-je , pour ce que , se Diex ne m'eust aidié,
t Bient : quelque choee ; lat. ret, — ' Suivi de troi» bannières.
* Le retonr de ceux qai ayaient^pris la croix étant Incertain, ils se prépa-
raient à ces longs voyages comme s'ils eussent dû yv mourir, disposaient
leurs affaires, faisaient leurs testaments et pourvoyaient leurs enfants, res-
tituaient les biens usurpés. Le sire de Joinville , quoifu'il ne se sentit cou-
pable d'aucune de ces usurpations^ voulut néanmoins satisfaire au devoir
de sa conscience , s'il se rencontrait quelqu'un à qui il eût fait tort La plu-
part des monastères bâtis sur la fin du xi" siècle n'ont été fondés qu'avec tes
restitutions que les grands seigneurs faisaient , avant de partir pour la croi-
sade.
Mathieu Paris dit que saint Louis envoya cinquante religieux cordéliers
et Jacobins par toutes les provinces, et chargea les baillis de faire des en-
quêtes exactes , qiu>d si aliquis insHtor vel injuriam passus aliquam
guicungue alius, in aligna accommodatione coacta , vel extorsione pe^
cuniœ , vel victualium , ut solet per regios exactores, proferret scriptum,
veltaliamt vel tesUmonium,, veljuraret^ vel guomodolibei aliter le--
giiime probarei , guia paratvs erat omnia restituere. ( Édit. de Paris ,
1644, in-folio, pag. 493, col. 1, E.) Le roi d'Angleterre envoya le comte Ri-
chard à la cour de France pour solliciter la restitution de la Normandie ,
du Poitou et de rAnjou, ce que celui-ci ménagea si adroitement , que saint
Louis fut SUT le point de se laisser surprendre par ses supplications.
^ DE SAINT LOUIS. $7
qui ODques ne me failli , je Teusse souffert à peinne par si lone
temps, comme par l'espace de six ans que je demourai en la
terre sainte.
En ce point que je appareiiloie pour mouvoir , Jehan sire
d'Apremont et conte de Salebruche de par sa femme , envoia
à moy et me manda que il avoit sa besoigne arée pour aler
outre-mer, li disiesme de chevaliers ; et me manda que se Je
vousisse, que nous loissons ^ une nef entre li et moy ; et je li
otroia : sa gent et la moie louèrent une nef à Marseille.
Le roy manda ses barons à Paris» et leur fist faire serement
que foy et loiauté porteroient à ses enfans, se aucune chose
avenoit de li en la voie. Il le me demanda ; mes je ne voz faire
point de ser^sient, car je n*estoie pas son home >. En demen-
tres^ que je venoie, je trouvé Ixois homes mors sur une charrette,
que un clerc avoit tuez, et me dist-en que en les menoit au roy.
Quant je oy ce, je envoie un mien escuier après, pour savoir
comment ce avoit esté. Et conta mon escuier que je y envoie,
que le roy, quant il issi de sa chapelle, ala au perron pour veoir
les mors, et demanda au prévôt de Paris comment ce avoit
esté. Et le prévost li conta que les mors estoient troiz de ses ser-
jans du Chastelet , et li conta que il aloient par les rues fo-
rainnes pour desrober la gent ; et dist au roy « que il trouvè-
rent se clerc que vous veez ci, et li tollirent toute sa robe. Le
clerc s'en ala en pure sa chemise en son hostel, et prist s*ar-
balestre et fist aporter à un enfant son fauchon^. Quant il les
vit, il les escria et leur dit que il y mourroient. Le clerc tendi
s'arbâleste et trait et enféri Tun parmi le cuer, et les deux tou-
chèrent à fuie ^ ; et le clerc prist le fauchon que Fenfant tenoit,
et les ensui ^ à la lune, qui estoit belle et clere. L'un en cuida
passer par mi une soif en un courtil 7, et le clerc fiert du fau-
chon, fist le prévost, et li trancha toute la jambe, en tele ma-
t Loisêons : looioDs, — > H^e :
vasaal. — ' Dementrts : pendant. — <•
* Fauchon : épée en forme de faa-
cUJc — & £t tira et frappa Tan d'eaz
an cœur, et les deai antrea prirent la
fuite. — « Ensui : suivit. — ' L'un
s'imagina d« pauw par aae baie en
un Jardin.
HIST. DE SilNT LOUIS. ^
38 HTSTOIBE
nière que elle ne tint que à l'estival ', si comme vous veez. Le
clerc r ensui * Tautre, lequel cuida descendre en une estrange
meson là où gent veilloient encore ; et le clerc féri ^ du fauchon
parmi la teste^ si que il le fendi jusques es dens, si comme
vous poez veoir, fist le prévost au roy. Sire, fist-il^ le derc
moustra son fait au prévost voisins de la rue, et puis si s'en
vint mettre en vostre prison. Sire, et je le vous ameinne, si en
ferez vostre volenté, et veez-le ci. » — « Sire clerc, fist le roy,
vous avez perdu à estre prestre par vostre proesce , et pour
vostre proesce je vous retieing à mes gages, et en venrez avec
moy outre-mer. Et ceste chose vous foiz-je encore, pour ce
que je weil bien que ma gent voient que je ne les soustendrai
en nulles de leur mauvestiés. » Quant le peuple , qui là estoit
assemblé, oy ce, il se eserièrent à Nostre-Seigneur, et li priè-
rent que Dieu li donnast bone vie et longue, et le ramenast à
joie et à santé.
Après ces choses, je reving en nostre pais, et atirames^ le
«onte de Salebruche et moy, que nous envolerions nostre har-
nois à charettes à Ausonne, pour mettre ilec en la rivière de
Saonne jusques au Rône.
Le jour que je me parti de Joinville, j'envoie querre Tabbé
de Cheminon*, que on tesmoingnoit au plus preudomme de
Tordre blanche **, Un tesmoingnage li oy porter à Clerevaus,
le jour de feste Nostre-Dame, que le saint roy i estoit, à uft
moinne qui le moustra , et me demanda se je le cognoissoie.
Et je li diz pourquoy il le me demandoit. Et il me respondi :
a Car je entent que c'est le plus preudomme qui soit en toute
Tordre blanche. Encore sachez , fist-il y que j'ai oy conter à
un preudomme qui gisoit ou dortouer là où Tabbé de Ghemi-
non dormoit, et avoit Tabbé descouvert sa poitrine pour la
* Estival : botte. — ' B'ensui : poursairit. — ^ LUei : le féri,
* Abbaye du diocèse de Cbâlons , de l'orclre de Citeaux.
** Le sire de JoinviUe appelle ainsi l'ordre de Ctteaux , parce que les
religieux portaient on habit blanc.
DE SAINT LOUIS.
8»
chaleur que il avoit ; et vit ce preudomme, qui gisoit ou dor*
touer où Tabbé de Cheminon dormoit, la Mère Dieu qui ala au
lit Tabbé, et 11 retira sa robe sur son piz ', pour ce que le veut
ne li feist mal. »
Cel abbé de Cbeminon si me domia m'escharpe"^ et moa
bourdon; et lors je me parti de Joinville, sanz rentrer ou chas-
tel jusques à ma revenue/^à pié, deçchaus et en langes % et ainsi
aie à Blechicourt et à Saint-Urbain, et autres cors sains qui là
sont; et en dementières que je aloie à Blechicourt et à Saint-
Urbain, je ne voz ^ onques retourner mes yex vers Joinviile ,
pour ce que le cuer ne me attendrisist du biau chastel que je
leissoie et de mes deux enfans.
Moy et mes compaingnons mangames à la Fonteinne TArce*
vesque devant Dongieuz**, et illecques Tabbé Adam de Saint*
Urbain, que Diex absoille ^ , donna grant foison de biaus juiaus ^
à moy et à mes chevaliers que j'avoie. Dès là nous alames à
Nansone ^, et en alames à tout nostre hemoiz 7, que nous avion
fait mettre es aez^, dès Ausone jusques à Lyon contreval la
' Piz .* poitrine. —^Langes :hBhlU
de pénitent. — ' f os ; voaluà. — '• Âb-
toWe : absolfe. — ^ Juiaus : Joyaux.
— ^ II ftiat sans doate lire Aussone
pour Juxonne, — ^ Hemoiz : harnois,
bagages. — » Nsz ; nefs , bateaux.
* Le& pèlerins de la terre sainte , avant d'entreprendre leurs pèle-
rinages, allaient à l'église recevoir des mains des prêtres l'escaroello et. le
bourdon. Cela a été pratiqué même par nos rois ; car, après avoir chargé
leurs épaules de la figure de la croix, ils avaient coutume de venir à l'ab-
baye de Saint-Denis, où, après la célébration de la messe, ils recevaient
des mains de quelque prélat le bâton de pèlerin , l'escarcelle ( la bourse ),.
et même l'oriflamme. Ensuite ils prenaient congé de saint Denis, pa-
tron du royaume. (Test ce que la Chronique de Saint-Denis nous apprend aa
sujet de saint Louis , lors de son premier voyage. Q fit de même au second ^
dit Guillaume de Nangis ; il reçut à Saint-Denis l'oriflamme, cum pera et
baeulo peregrinationis. Nos auteurs emploient ordinairement le mot d'«-
charpe au lieu d'escarcelle, parce qu'on attachait ces escarcelles aux
écharpes dont on ceignait les pèlerins. Ces escarcelles, bourdons et
écharpes étaient bénits par les prêtres, qui y prononçaient des prières et
des oraisons du sacerdotal romain.
** Donjcux sur la Marne, à une lieué et demie de Joinvffle.
40
HISTOIRE
Sônc; et encoste les nés menoi^on les grans destriers '.
A Lyon entrâmes ou R6tie pour aler à Ailes * le Blanc ; et
dedans le Rône trouvâmes un chastel que Ten appelle Roche de
Gluy *, que le roy avoit fiait abbatre, pource que Roger, le sire
du chastel , estoit criez ^ de desrober les pèlerins et les mar-
cbans.
Au mois d'aoust entrâmes en nos nez à la Roche de Mar-
seille. A celle journée que nous entrâmes en nos nez, fist l'en
ouvrir la porte de la nef, et mîst l'en touz nos chevaux ens ^^
que nous devions mener outre-mer ; et puis redost l'en la porte
et l'enboucha l'en bien, aussi comme l'en naye^ un tonnel ,
pour ce que, quant la nef est en la mer , toute la porte est en
l'yaue. Quant les chevaus furent ens, nostre mestre notonnier
escria à ses notonniers, qui estoient ou bec de la nef ^, et leur
dit : « Est arée vostre besoigne? Sire , vieingnent avant les
clers et les proveres?. » Maintenant que il furent venus, il
leur escria : a Chantez, de par Dieu; » et ilss'escrierent touz à
une voix : P^eni creator spiritus. Et il escria à ses notonniers :
« Faites voille, de par Dieu; a et il si firent. Et en brief tens
le vent se féri ou voille et nous ot tolu la veue de la terre ,
que nous ne veismes que ciel et yaue ; et chascun jour nous es-
loigna le vent des pais où nous avions esté nez. Et ces choses
vous moustré-}e que celi est bien fol hardi , qui se ose mettre
en tel péril, à tout autrui chatel * ou en péchié mortel ; car l'en
se dort le soir là où en ne scet se l'en se trouverra ou fons de
la mer.
En la mer nous avint une fière merveille , que nous trouvâ-
mes une montaigne toute ronde qui estoit devant Barbarie.
Nous la trouvâmes entour l'eure de vespres^ et najames9 tout
> DerirUrs : chevaux de bataiUe. —
2 Allés : Arles. — ^ Qriez ; accasé par
la voix publique. — '* Etu : dedans ;
Ut. Mus, — * Naye : noyé. — « Bec
de la nef : proue du navire. — ? Pro'
veres : prouvairAs , prêtres. — ^ Rete-
nant le bien d'autrui. — 9 jifajavMS :
navlgàmes.
* On ne sait si c'est Roquemaure ou Roquefort^ ou Rochemare sur le
Rhône,
DE SAINT LOUIS.
41
le soir, et cuidames bien avoir fait plus de cinquante lieues, et
lendemain nous nous trouvâmes devant icellemeismes montai-
gne ; et ainsi nous avint par deux foiz ou par troiz. Quant les
marinniers virent ce, il furent touz esbahiz^ et nous distrentque
nos nefz estoient en grant péril ; car nous estions devant la terre
aus Sarrazins de Barbarie. Lors nous dit un preudomme prestre
que en appeloit doyen de Malrut , car » il n'ot onques persé-
cucion en paroisse, ne par défaut d'yaue, ne de trop pluie, ne
d'autre persécucion, que aussi tost comme ilavoit fait troiz pro-
cessions par troiz samedis, que Dieu et samère ne délivrassent. ^
Samedi estoit ; nous feismes la première procession entour
les deuxmazdolanef:je-meismesmM fiz porter par les braz,
pour ce que je estoie grief malade. Onques puis nous ne veismes
la montaigne, et venimes^n Cypre le tiers samedi.
Quant nous venîmes en Cypre, le roy estoit jà en Cypre, et
trouvâmes grant foison de la pourvéance le roy * : c*est à sa-
voir, les celiers le roy et les deniers et les garniers. Les celiers
le roy estoient tiex, que sa gent avoient fait eia mi les champs,
sur la rive de la mer, grans moyes ^ de tonniaus de vin^ que il
avoient acheté de deux ans devant que le roy venist, et les avoient
mis les uns sus les autres , que quant l'en les véoit devant, il
sembloit que ce feussent granches 4. Les fourmens et les orges
il les r'avoient mis par monciaus en mi les champs; et quant
en les véoit , il sembloit que ce feussent montaignes ; car la
pluie qui avoit batu les blez de lonc temps, les avoit fait ger-
mer par desus^ si que il n'i paroit que Therbe vert.
> Or avint amsi que, quant en les vot mener en Egypte , Ten
abati les crotes de desus à tout l'erbe vert, et trouva Ten le
fourment et Torge aussi frez comme Fen Teust^ maintenant
batu.
Le roy feust moult volentiers aie avant, sans arester, en
;
' Car : que, — ' Pourvéance le roy :
provision du roi. — ' Moyes : tas. On
dit encore mayts en patois m&connais.
t
— * Granehes : granges. — * 11 faut
vraisemblablement lire : comme se l'en
Veust f c'est-à-dire comme si on t'eUU
i.
43 HISTOIBE
Egypte , si comme je li o! dire, se ne feusseat ses barons qui ii
loôrent à attendre sa gent quin^estoient pas encore touz venuz *.
£n ce point que le roy séjournoit en Cypre, envoia le grant
roy ** desTartarins ses messages ** à li, et li manda moult dé-
bonnairement paroles. Entre les autres, li manda que il estoît
prest de li aidier à conquerre la terre sainte, et de délivrer Jhé-
rusalem de la main ays Sàrrazins. Le roy reçut moult débon-
nairement ses messages, et li renvoya les siens, qui demeuré*
rent deux ans avant que il revenissent à li. Et par les messages,
envoia le roy au roy des Tartarins une tente faite en la guise
d'une chapelle, qui moult cousta ; car elle fu toute faite de bone
escarlate finne. Et le roy, pour veoir se il les pou^roit atraire ^
à nostre créance, fist entailler* en ladite chapelle, par ymages,
I Atraire : attirer. — ' Entailler : décoaper.
* Marino Sanudo blâme saint Louis d*avoir pris par l'Ile de Chypre pour
paner en Egypte, parce qne, l'Egypte étant beaucoup pins fertile que l'Ile
de Chypre, il était inutile de 's'y arrêter sous prétexte de rafraîchir les
troupes» et préférable d'attaquer les ennemis de plein abord que de leur
donner le temps de se reconnaître. Guillaume de Nangis et l'auteur des
Chroniques de Saint-Denys ( k Tannée 1248 } marquent, pendant le séjour du
roi en Chypre, la mort 4e plusieurs pèlerins , entre autres , de Robert, évé-
que de Beauvais, de Jean de Montfort, du comte de Vendôme, de Guillaume
de Mello, d'Archambault de Bourbon, du comte de Dreux , de Guillaume
des Barres, et d'autres, qu'Us font aller Jusqu'à deux cent quarante. Mathieu
Paris ajoute à ce nombre Tévèque de Noyon et Hugues de ChâtiUon , comte
de Saint-PauL Le comte d'Anjou y fut très-malade d'une fièvre quarte.
** Ce roi n'était pas le grand khan de Tartarie, mais le lieutenant de ce
prince dans l'Asie Mineure ; il s'appelait lltchiktai (ou plutôt llchikbatai ),
ainsi que nous l'apprend de Guignes, dans son Histoire générale de*
Uune^ etc., tom. III, pag. 126.
Les Chroniques de Saint-Denys ( à l'année 124S) parlent fort au long
de ce Tartare , et rapportent la lettre qu'il adressa à saint Louis. Il était ,
disent-elles , baron des Tartarins , et aiwU non Erchaltay.
*** Mathieu Paris, Guillaume de Nangis et Zanflietont parlé longuement
de cette ambassade des Tartares. Voyez le Mémoire de M. A. llemusat , sur
les relations politiques des,,, rois de France avec les empereurs mongols,
inséré dans le tome vi des nouveaux Mémoires de l'Académie des Inscrip-
tions et Belles-Lettres, pag. 457 et suivantes ; et, |)Our les pièces diplomati-
ques , VHisloria Tartarorum ecclesiaslica de Musheim.
DB SAIin: LOUIS. 43^
l'Anonciacioii Nostre-Dame et tooz les autres poins de la foy.
Et ces choses leur envoia-il par deux frères préescheurs qui sa-
voient le sarraziimois, pour eulz moustrer et enseigoer comment
il dévoient croire. Il revindrent au roi les deux frères, en ce point
que les frères au roy revindrent en France; et trouvèrent le
roy qui estoit parti d'Acre, là où ses frères Tavoient lessié, et
estoit venu à Sézaire > là où il la fennoit *, ne n*avoit ne pez no
trêves aus Sarrazins. Comment les messages le roy de France
furent receus vous diré-je, aussi comme il-meismes le contèrent
au roy ; et en ce que il raportèrent au roy, pourrez oîr moult
de nouvelles, lesqueles je ne weil pas conter, pour ce que il me
couvendroit dérompre ma matière que j'ai commenciée , qui est
tele. Je, qui n'avoie pas mil livrées de terre, me charjai, quant
j'aie outre mer, de moy dixiesme de chevaliers et de deux cheva-
liers banières portans; et m'avint ainsi que, quant je arivai en
Cypre, il ne me fu demouré de remenant que douze vins ^livres
de tournois, ma nef paiée ; dont aucuns de mes chevaliers me
mandèrent que se je ne me pourvéoie de deniers, que il me lè-
roienl. Et Dieu, qui onques ne me failli, me pourveut en tel
manière que le roy, qui estoit àNichocie *, m'envoia querre et
me retint, et me mist huit cens livres en mes cofres ; et lors
oz-jeplus de deniers que il ne me couvenoit.
En ce point que nous séjournâmes en Cypre, me mand^ l'emr
pereis de Constantinoble ^ que elle estoit arrivée à Baphe **, une
cité de Cypre, et que je l'alasse querre ^ et monseigneur Erart de
Brienne. Quant nous venimes là , nous trouvâmes que un fort
vent ot rompues les cordes des ancres de sa nef et en ot mené
la nef en Acre ; et ne H fu demouré de tout son hamois que
sa chape que elle ot vestue, et un seurcot à manger ***. Nous l'a-
^Sézaira : Céearée. — ^ Fermait : for« I rante. — * I/impèratrice de Constanti-
tiftait. — * Douze vins: deux cent qnvL' 1 nopl«. — * Qverre : quérir, cherchn.
* Iffcosie, capitale de i'tle de Chypre.
** L'ancieune ville de Paphos dans l'iic de Chypre.
*** Surcot qui suppléait aux serviettes , dont on ne se servait pas encore*
/
44 HISTOIBB
menâmes à la meson, là où le roy et la royne et touz les barons
la reçurent moult honorablement. Lendemain, je U envoiai
drap et cendal pour fourrer ' la robe. Monseigneur Phelippe
de Nanteil % le bon chevalier, qui estoit encore * le roy, trouva
mon escuier qui aloit à l'empereis. Quant le preudomme vit ce,
il ala au roy et li dist que grant honte avoit fait à li et aus au-
tres barons , de ses robes que je li àvoie envoie , quant il ne
s'en estoient avisez avant. L^empereis vint querre secours au
roy pour son seigneur, qui estoit en Constantinoble demourez ,
et pourchassa tant que elle emporta cent paire de lettres et plus,
que demoy que des autres amis qui là estoient ; es quiex let-
tres nous estions tenus par nos seremens , que, se le roy ou
les légaz vouioient envoier troiz cens chevaliers en Constanti-
noble , après ce que le roy seroit parti d'outre-mer, que nous y
estions tenu d'aler par nos seremens. Et je, pour mon serement
aquiter, requis le roy, au départir que nous feismes , par devant
le conte dont j'é la lettre , que se il y vouloit envoier troiz cens
chevaliers, que je iroie pour mon serement acquiter. Et le roy
me respondique U n'avoit de quoy^ et que il n'avoit si bon tré-
sor dont il ne feust à la lie. Après ce que nous feumes arivés
en Egypte, Tempereis s'en ala en France, et enmena avec li
monseigneur Jehan d'Acre, son frère , lequel elle maria à la
contesee de Montfort.
En ce point que nous venimes ea. Cypre , le soudanc du
Coyne * estoit le plus riche roy de toute la paennime^. Et avoit
faite une merveille ; car il avoit fait fondre grant parti de son
1^^
1 Fourrer : doubler. .-^ '-fibilippe de
Nanteuil. — ^ Lises :(eneosie^ à côté.
des païens, comme chriitianismits ,
terrodei chrétiens, dans les auteurs la-
tins du moyen Age.
J'"'' ^ — < De mftme on lit pàfiwtmus, terre
*Ge sultan d'Iconium, ville de Lycaonie ou Caramanie, que les Turcs
appellent aujourd'hui Konieh, fut chrétien, au rapportde Nicéphore Grégo-
ras; on voit une lettre de lui au pape Grégoire IX, qui voulait lui persuader
d'embrasser la religion chrétienne. Vincent de Beauvais raconte fort au
long la puissance de ce prince et la richesse de ses trésors. Voyez son Spé-
culum historiale, Uv. XXX , chap. GiLiii; édit. de Douai, M. DG. XXIV.,
pag. 1281, col. 2.
DE SAINT LOUIS. 45
or en poz de terre , et Ost brisier les poz ; et les masses d*or
estoient demourées à descouvert en mi un sien chastel , que
chascun qui entroit ou chaste! y pooit toucher et veoir ; et en
y avoit bien six on sept. Sa grant richesce apparut en un pa-
veillon que leroy d'Erménie envoia au roy de France, qui valoit
bien cinq cens livres ; et li manda le roy d'Herménie que uns
ferrais ' au soudanc du Coyne li avoit donné. Ferrais est cil qui
tient les paveillons au soudanc et qui li nettoie ses mcsons.
Le roy d'Erménie, pour li délivrer du servage au soudanc
du Coyne, en ala au roy des Tartarins , et se mist en leur ser-
vage pour avoir leur aide ; et amena si grant foison de gens
d'armes que il ot pooir de combatre au soudanc du Coyne ;
et dura grant pièce ^ la bataille, et li tuèrent les Tartarins tant
de sa gent, que Ten n'oy puis nouvelles de li. Pour la renom-
mée, qui estoit grant en Cypre, de la bataille qui devoit estre ,
passèrent de nos gens serjans en Herménie pour gaaingner et
pour èstre en la bataille ; ne onques nulz d'eul^ n'en revint.
Le soudanc de Babiloinne *, qui attendoitle roy qu'il venist
en Egypte au nouvel temps , s'apensa que il iroit confondre le
soudanc de Hamant ** , qui estoit son ennemi , et Tala assiéger
devant la cité de Hamant ***. Le soudanc de Hamant ne se sot
comment chevir^ du soudanc de Babiloinne; car il véoit bien
que se il vivoit longuement, que il le confondroit. Et iîst tant ba-
gingner ^ au ferrais le soudanc de Babiloinne, que les ferrais l'em-
poisonnèrent. Et la manière de l'empoisonnement fu tele, que
le ferrais s'avisa que le soudanc venoit touz jours jouer aus es-
chez ****<, après relevée, sus les nattes qui estoient au piez de son
■ Corraption da mot arabe fer- 1 pièce : longterapa, -"^ Se ehevir : se dé'
raseh, qui signifie tapissier, — ^ Grant I lirrer. — * Bagingner: négocier.
* Ce nom désigne le Grand-Caire.
** Ce sultan était seigneur d'Alep , 4on nom était Malek-^asser.
*** U s'agit ici de la ville d'Emesse, en Syrie.
**** ce jeu a été de tont temps fort en usage parmi les Indiens , les Ara-
bes et les Turcs ; il Ure son nom du mot arabe shah, qui signifie roi, à cause
de la principale \ntcc des échecs qui est le roi. Anne Commune, au livre xii
40
HISTOIRE
lit ; laquele Datte sur quoy il sot que le soudanc s'asseoit touz
les jours ; il renveoima. Oravint ainsi que le soudanc, ijvà
estoit deschaus , se tourna sus une escorchenre que il ayoit en
la jambe , tout maintenant le venin se féri ou vif, et li tolli tout
le pooir de la moitié du cors de celle part vers le cuer. Il fu
bien deux jours qu'il ne but, ne ne tnanja, ne ne parla. Le sou-
danc de Hamant lessièrent en paiz et le menèrent sa gent en
Egypte».
Maintenant que mars entra , par le commandement le roy,
le roy et les barons et les autres pèlerins conunandèrent que
"S
les nez refeussent chargiées de vins et de viand^es * , pour mou-
voir quant le roy le commanderoit. Dont il avint ainsi que ,
quant la chose fu bien arée ' , le roy et la royne se requeilli-
rent en leur nez , le vendredi devant Penthecouste , et dist le
roy à ses barons que il alassent après li en leur nez droit vers
Egypte. Le samedi fist le roy voille, et touz les autres vessiaus
aussi , qui moult fu belle chose à veoir ; car il sembloit que
toute la mer, tant comme l'en pooit veoir à TuciH, feust cou-
verte de touailles des voilles des vessiaus, qui furent nombrez
à dix-huit cens vessiaus, que granz que petiz. Leroy entra ou
bout d'une terre que l'en appelé la pointe de Limeson , et touz
les autres vessiaus eiitour li.,Le roy descendi à terre, le jour àt
laPenthecouste.Quantnouseumes oy la messe, un vent grief et
fort qui venoit devers Egypte y leva en tel manière que de deux
mille et huit cens chevaliers que le roy mena en Egypte, ne l'en
demoura que sept cens que le vent ne les eust dessevrés ^ de la
compaignie le roy, et menez en Acre et en autres terres
I L'armée do aondao d'égypte laissa
lesoodao d'Rmesae rn pais^et ramena
le Soudan du Grana-Caire en Egypte.
— • F'iandes : rivres. — 3 Jrée : ré-
glée. — * A l*ueil : avec l^il. —
^ Dessevrés : séparés.
de son Alexiadey où elle se sert de ce mot, écrit qu'il fut inventé par les
Assyriens ; mais elle se trompe. Ce jeu fut inventé, selon de Guignes, sons
le règne de Yalhith, fils- de Dabschelim, fils de Brâhman, roi de Tlnde.
Voyez, au reste, Hyde , Hisioria ShahUudiif S Hi dans le Syntatjma tlU*
tertalionum, etc., vol. H, pag. 55 6S.
DE SAINT LOUIS. 47
estranges, qui puis ne revindrent au roy de grant pièce*.
Lendemain de la Penthecouste le vent fu cheu » ; le roy et
nous qui estions avec 1i demourez^ si comme Dieu voult,
feismes voilie derechief, et encontrames le prince de la Morée
et le duc de Bourgoingne* qui avoit séjourné. en la Morée. Le
jeudi après Penthecouste ariva le roy devant Damiete, et trou-
vâmes là tout le pooir du soudanc sur la rive de la mer, moult
beles gent à regarder ; car le soudanc porte les armes d'or,
là où le soleil fécoït^^ qui fesoit les armes resplendir. La
noise 4 que il menoîent de leur nacaires ^ et de leurs cors sar-
razinnoiz, estoit espoventable à escouter.
Le roy manda ses barons , et pour avoir conseil que il fe-
roit. Moult de gens li loèrent que il attendit tant que ses gens
feussent revenus , pour ce que il ne li estoit pas demeuré la
tierce partie de ses gens ; et il ne les en vouH onques croire.
Lareson pourquoy, que il dit que il en donroit cuer à ses
ennemis; et meismement que en la mer devant DamietCin'a
point de port là où il peut sa gent attendre, pour ce que un
fort vent n*es ^ preist et les menasten autres terres, aussi comme
les autres avoient, le jour de Penthecouste.
Acordé fu que le roy descendroit à terre le vendredi de-
vant la Trinité, et h*oit combatre aus Sarrazins , se en eulz ne
demouroit?. Le roy commanda à monseigneur Jehan de Biau-
mont que il feist bailler une galie à monseigneur Erart de
Brienne et à moy , pour nous descendre et nos chevaliers, pour ce
que les grans nefz n'avoient pooir* de venir jusques à terre.
Aussi comme Diex voult , quant je çeving à ma nef, je trouvai
une petite nef que madame de Baruch**, qui estoit cousinne
* Pièet : espace de temps. —
* Chêu : tombé. ~- ^ Finit : frappait.
— * Koise : bruit. — * Nacaire ^ mot
arabe qai signifie timbale, — ^ N'es ?
ne les. — 7 s'ils n'évitaient le combat.
— • Pùoir : pouvoir
* Le duc de Bourgogne avait passé l'hiver en Morée : il paraît probable
qu'il revenait alors de Gonstantinople, où il était allé ponr satisfaire à la
promesse qu'il avait faite à Tempereur Baudouin, dès l'an 1238, de le secourir,
ainsi que nous l'apprend Albéric des Trois*Fontaines en sa chronique.
** Eschive de Monfbéliard, fille de Gautier de Montbéiiard,
48 HISTOIBE
gennainne le conte de Monbeliariet la nostre, m'avoit donnée,
là où il avoît huit de mes chevaus. Quant vint au vendredi, entre
moy et monseigneur Erart , touz armés alames au roy pour
là galie demander, dont monseigneur Jehan de Biaumont nous
respondi que nous n'en arions point.
Quant nos gens virent que nous n'ariens point de galie, il se
lessèrent cheoir de la grant nef en la barge de cantiers, qui plus
plus, qui miexmiex > . Quant les marinniers virentquo la barge de
eantiors se esfondroit pou à pou, il s'enfuirent en la grant nef et
lessèrent mes chevaliers en la barge de cantiers. Je demandai
au mestre combien il li avoit trop de gens , et si li demandai se
il menroit > bien nostre gent à terre , se je le deschar^oie de
tant gent; et il me respondi : « Oyl; » et je le deschargai en
tel manière que par troiz foiz il les mena en ma nef où mes
chévaus estoient. En démenties que je menoie ses gens , un
chevalier qui estoit à monseigneur Erart de Brene, qui avoit à
non Plonquet , cuida descendre d^ la grant nef en la barge de
cantiers , et la barge esloigna , et chéi en la mer et fu noyé.
Quant je reving à ma nef , je mis en ma petite barge unes-
cujer que je fiz chevalier, qui ot à non monseigneur Hue de Wau-
quelour, et deux moult vaillans bachelers , dont Tun avoit non
monseigneur Villain de Versey , et l'autre monseigneur Guillaume
de Danmartin, qui est[o]ient en grief courine ^ l'un vers l'autre ,
ne nulz n'en pooit, faire la pez , car il s'estoient entrepris par
les cheveus à la Morée ; et leur fîz pardonner leur maltalent ^
et besier l'un l'autre, par ce que leur jurai sur sains ^ que
nous n'iriens pas à terre à tout^ leur maltalent. Lors nous
esineumes pour aler à terre, et venimes par delez la barge de
cantiers de la grant nef le roy, là où le roy estoit ; et sa gent
me commencèrent à escrier, pour ce que nous alions plus tost
que il ne fesoient, que JQ arivasse à l'ensaigne saint Denis* qui
I Dans la chaloupe, dans le plus
grand nombre, et au mieux qu'ils pu-
renl. — 2 Menroil : mènerait. —
3 Cknirine : haine. — ■ Maltalent :
mauvaise Tolonté, rancune. —
* Sains : reliqneiS. — ^ A tout : arec.
* C'est-à-dire, au vaisseau qui portait l'enseigne de Saint-Denis. Cette en-
DE SAINT LOUIS.
-19
en aloit en un autre vaissel devant le roy; mes je ne les en
cru pas : ainçois nous fiz ariver devant une grosse bataille de
Turs', là où il avoit bien sii? mille homes à cheval. Si tost
comme il nous virent à terre, il vindrent, ferant des espérons/
vers nous. Quant nous les veismes venir, nous fichâmes les poin-
tes de nos escus > ou sablon, et le fust de nos lances ou sablou et
les pointes eulz. Maintenant que il virent ainsi comme pour a 1er
par mi les ventres, il tournèrent ce devant darières et s'en
fouirent^.
Monseigneur Baudouin de Reins, un preudomme qui
estoit descendu à terre, me manda par son escuier que je l'at-
tendisse; et je li mandai que si feroie-je moult volentiers ,
que tel preudomme comme il estoit, devoit bien estre at-
tendu à om tel besoing ; dont il me sot bon gré toute sa vie.
Avec li nous vindrent mille chevaliers; et soies certain que,
quant je arrivé, je n'oz ne escuier, ne chevalier, ne varlet que
je eusse amené avec moy de roi)n pays, et si ne m'en lessa
pas Dieu à aidier.
A nostre main senestre 4 arriva le conte de Japhe % qui estoit
" Turs : Turcs. — ' Escus : bou-
elien. ~- 3 Aussitôt qu'ils nous virent
dans une posture à leur donner de nos
seigne de Saint-Denis n'était autre chose que l'oriflamnie dont la forme ,
semblable à celle des bannières de nos églises, était carrée, fendue par le
bas en divers endroits, ornée de franges et houppes et attacliée par le haut
Ir un bâton en travers : elle était de soie ou de taffetas couleur de flamme.
Comme Tétat religieux ne permettait pas que les moines maniassent les
armes, les comtes de Vexin , avoués et protecteurs de Saint- Denis, étaient
chargés de porter l'oriflamme dans les guerres particulières , entreprises
pour la défense des droits de l'al^baye. Nos fois, devenus maîtres du comté
de Yexin , héritèrent de cette charge , et, en cette qualité, la firent porter
dans toutes leurs guerres. Ce fut Louis le Gros qui , le premier, la reçut
des mains de l'abbé pour aller à la rencontre de Henri V, roi d'Angleterre,
débarqué en France avec ses troupes.
* Ce comte de Jaffa était celui qui avait succédé au comte Gautier de
Brienne , fait prisonnier par le sultan du Caire et les Karismiens , à la
bataille de Gaza, l'an 1244. n se nommait Jean d*lhelin et était seigneur
de Baruth du chef de Balian d'ibelm son père : il avait pour mère Eschive.
piques dans le ventre, ils tirent voIte<
face, et s'enfuirent. — ^ Senestre ;
gauche.
^
50 mSTOÎBE
cousin germain \e conte de Monbeliart, et du lignage de Join-
ville. Ce fu celi qui plus noblement ariva ; car sa galie arira
toute peinte dedens mer et dehors^ à escussiaus * de ses armes,
lesqueles armes sont d^or , à une croix de gueules pâtée : il
avoit bien trois cens nageurs * en sa galie^ et à chascun de ses na-
geurs avoit une targe ^ de ses armes, et à chascune targc avoit
un penoncelde ses armes batu à or^. En dementières que
il venoient, il sembloit que la galie volast, par les nageurs
qui la contreingnoient aus avirons , et sembloit que foudre
cheist^ des ciex, au bruit que lespennonciaus menoient, et que
les nacaires, les tabours et les cors sarrazinnois maioient,
qui estoient en sa galie. Si tost comme la galie fu férue ou
sablon si avant comme Fen li pot mener, et il et ses chevaliers
saillirent de la galie moult bien armez et moult bien atirez ,
et se vindrent arranger de coste nous.
Je vous avoie oublié à dire que, quant le conte de Japhe fu des-
cendu, il fist tendre ses paveiilons; et si tost comme les Sarrazins
les virent tendus , il se vindrent touz assembler devant nous ,
et revindrent , ferant des espérons, pour nous courre sus ; et
quant il virent que nous ne fuirions pas , il s*en r*alèrent tan-
tost arières.
A nostre main destre, bien le trct à une grant arbalestrée ^,
ariva la galie là où renseigne Saint-Denis estoit ; et ot uns Sar-
razin , quant il furent arrivez , qui se vint ferir entre eulz , oa
pour ce que il ne pot son cheval tenir, ou pour ce que il cuidoit
que les autres le deussent suivre ; mes il fu tout decopé.
Quant le roy oy dire que renseigne Saint-Denis estoit à teire ,
il en ala grant pas par mi son vessel ? , ne onqiies pour le le-
' Escussiaui : écuscont. — ^ Na- I chftt, tombAt. — * A la distance
geurs : matelots. — ' Targe : ronda- | d'un grand trait d'arbalète. — " F'es-
che — < Baiu à or: brodé. — ^ CheM : 1 sel : vaissean.
de Montbéiiard, dont nous avons parlé plus haut. On lui a attribué long-
temps la rédaction et mise en français des assises de Jérusalem , dont il
est maintenant pres(|ue prouvé que Philippe de Navarre fut l'auteur. Il
mourut en 126.
DE SAINT LOUIS. . 61
/ gat ' qui estoit avec li , ne le voult iessier et saiili en la mer^
dont il fil en yaue jusques aus esseies; et ala l'escu au col et
le heaume en la teste e!t le glaire en la main, jusques à sa
gent qui estoient sur la rive de la mer. Quant il vint à terre et
il choisi '■ les Sarrazins,il demanda quele gent s*estoient; et en
M dit que c*estoient Sarrazins ; et il mist le glaive desous s*es-
selle et l'escu devant li , et eust coura sus aus Sarrazins , se ses
preudeshomes qui estoient avec H , li eussent souffert.
Les Sarrazins envolèrent au soudanc par coulons messa-
giers ** par trois fois, que le roy estoit arrivé ; que onques mes-
sage n'en orent , pour ce que le soudanc estoit en sa maladie;
et quant il virent ce , il cuidièrent que le soudanc feust mort
et lessièrent Damiete. Le roy y envoia savoir par un messager
chevalier. Jjq chevalier s'en vint au roy, et dit que il avoit esté
dédans les mesons au soudanc , et que c^étoit voir. Lors en-
voia querre le roy' le légat et touz les prelaz de l'ost , et chanta
L*en hautement : Te Deum laudamus. Lors monta le roy et
nous touz , et nous alames loger devant Damiete. Mal apertc-
ment > se partirent les Turs de Damiete , quant il ne firent co-
per le pont qui estoit de nez , qui grant destourbier nous eust
fait ; et grant doumage nous firent au partir, de ce que il bou-
tèrent le feu en la fonde 3, là où toutes les marchandises es-
toient et tout l'avoir de poiz : aussi avint de ceste chose comme
qui auroit demain bouté le feu , dont Dieu le gart! à Petit-
Pont *.
Or disons donc que grant grâce nous fist Dieu le tout puis-
sant , quant il nous deffendi de mort et de péril > à Tariver là
où nous arivames à pié, et courûmes sus à nos ennemis, qui es-
toient à cheval.
I Choisi : aperçut. — ' Mal aper- i bazar. — *Le Petlt-Pont de Paris, qui
tentent : maladroitement. — ^ Ponde: | était alon chargé de maisona.
* Odoti , évèque de Tusculuoi, qui p écrit une relatioD d'une partie de
ce voyage.
'* rigeoDs rorteurs de biUels ou de lettres.
V
5*2 HISTOIBE
Cl DEVISE COMMENT DaHIETB FU PBINSE *.
Grant grâce nous fist Nostre Seigneur, de Damiete que il nous
délivra , laquelle nous ne deussions pas avoir prise sanz affa-
mer ; et ce poons-nous veoir tout der, pour ce que par affamer
la prist le roy Jehan** au tens de nos pères.
Autant peut dire Nostre Seigneur de nous , comme il dit des
Oiz Israël , là où il dit : Et pro nichUo habueruni terram de-
siderabilem. Et que dit après ? il dist que il oublièrent Dieu ,
qui sauvez les avoit , et comment nous Foubliames vous dire-
je ci-après.
Je vous prenré premièrement au. roy s qui manda querre ses
barons, les clers et les laiz *, et leur requist que il li aidassent
à conseiller comment Ten départiroit^ ce que Fen avoit gaain-
gné en la ville. Le patriarche *** fut le premier qui parla , et
I Je commencerai d'abord à tous | * Départir : partager,
parler du roi. — * Laiz : laies. )
* La YiUe de Damiette est placée un peu au-dessus des embouchures du
Nil. En 1170, les princes croisés, commandé? par Amaury, roi de Jérusalem,
l'assiégèrent durant cinquante Jours , sans pouvoir s'en rendre maîtres.
Leur flotte, selon fauteur arabe Makrizl , était composée de douze cents
voiles. Enfin, en 1218, trente et un ans avant l'arrivée de saint Lou)s en
Égyiite , Damiette fut assiégée par les croisés réunis ; leur armée, selon le
même auteur, était de soixante-dix mille hommes de cavalerie et de quât4«
cent mille d'infanterie. Apr^s bien des succès différents et un siège ùe
seize mois et vingt-deux jours, les Francs emportèrent cette place d'assaut,
l'an 1219. Deux années après le départ de saint Louis , sur le bruit que les
Francs menaçaient une seconde fols l'Egypte , le turcoman Moaz-eddin-
Aibeck fit raser cette place, de façon qu'il n'en resta aucun vestige, excepté
la grande mosquée. La ruine de Damiette ne rassura pas les Égyptiens , et
onze années après on combla l'embouchure du Nil , afin que la flotte des
Francs ne pût pas remonter ce fleuve ; depuis ce temps-là , les vaisse-aux
ne peuvent plus entrer dans le Nil et sont obligés de mouiller au large,
hors de l'embouchure.
** Jean de Brienne, roi de Jérusalem.
*** C'était le patriarche de Jérusalem ; d'après le sire de Joinvillc, il avait
quatie-vingu ans au temps de ce voyage. U se nommait Guy, et était
DE SAINT LOUIS.. 53
dit ainsi : « Sire, il me semble, que il iert > bon que vous
retenez les formens ^ et les orges et les ris , et tout ce de
quoy en peut vivre , pour la " ville garnir ; et face l'en crier
en Tost, que touz les autres meubles fussent aportez en Tos-
tel au légat, sur peinne de escommeniement. » A ce conseil
s^acordèrent touz les autres barons. Or avint ainsi que tout le
mueble que Ten apporta à l'ostel le légat, ne montèrent que à
sis mille livres.
Quant ce fa fait, le roy et les barons mandèrent querre
monseigneur Jehan de Waleri le preudomme , et H distrent
ainsi : « Sire de Waleri , dit le roy , nous avons acordé que le
légat vous baillera les sis mille livres , à départir là où vous
cuiderés que il soit miex. » — « Sire, fit le preudomme , vous
me faites grant honeur, la vostre merci ; mèz ceste honeur et
ceste offre que vous me faites, ne prenré-je pas, se Dieu plet;
car je desferoie les bones coustumes de la sainte terre , qui
sont teles; car, quant Fen prent les cités des ennemis,
des biens que l'en treuve dedans , le roy en doit avoir le tiers ,
et les pèlerins en doivent avoir les deux pars ; et ceste coustume
tint bien le roy Jehan , quant il prist Damiete ; et ainsi comme
les anciens dient , les roys de Jerasalem qui furent devant le
roy Jehan, tindrent bien ceste coustume ; et, se il vous plet que
vous me weillez bailler les deux pars des fourmens et des orges,
des ris et des autres vivres, je me entremetrai vôlentiers pour
départir aus pèlerins. » Le roy n'ot pas conseil du Ijaire ^ ; et
ainsi demeura la besoigne , dont mainte gent se tindrent mal
apaié ^ de ce que le roy deffit les bones coustumes anciennes.
Les gens le roy qui deussent debonnerement retenir, leur
loèrent les estaus ^ pour vendre leur danrées aussi chiers ,
si comme Fen disoit, comme il porent ; et pour ce la renommée
■ lert : sera. — * Formens : blés. — i contente. — * Estatu : étals.
3 Laire : laisser. — * Mal apaié : mé- I
originaire de la Fouille. N'étant encore qu*évèque de Nantes > il fut promu
h la dtgnité.de patrtarciie par le pape Grégoire IX,
/ - / 'y'
•' ' >' '. • / '
/
54 HISTOIAE
couru en estrapges terres : do'fit m^at marcheant lessièrcot
à venir enTost '.^
Les barons qui deussent garder le leur pour bien emploier
en lieu et en tens, se pristrent à donner les grans mangers et
les outrageuses viandes.
Le commun peuple se prist aus foies femmes, dont il aviat
que le roy donna congié à tout plein de ses gens, quant nous
revcnimes de prison ; et je li demandé pour quoi il avoit ce
fait; et il me dit que il avoit trouvé de certain que au giet
d'une pierre menue, entour son paveillon tenoient cil leur
bordiaus à qui il avoit donné congié , et ou temps du plus
grant meschiéf que Tost eust onqnes esté.
Or revenons à nostre matière et disons ainsi, que un pou après
ce que nous eussions pris Damiete , vindrent devant Tost toute
la chevalerie au soudanc , et assistrent nostre ost par^devers
la terre. Le roy et toute la chevalerie s'armèrent. Ue^ tout
armé^ alai parler au roy, et le trouvé tout armé séant sus une
forme *, et des preudommes chevaliers qui estoient de sa ba-
taille 3, avec li touz armés. Je li requis que je et ma gent aHs-
siens jusques hors de Tost , pour ce que les Sarrazins ne se
ferissent en nos héberges^. Quant monseigneur Jehan do
Biaumont oy ma requeste, il m'escria moult fort, et me
commanda , de par le roy, que je ne me partisse de ma her-
berge jusques à tant que le roy le me commenderoit Les
preudeshomes chevaliers qut estoient avec le roy vous ai-je
ramentu, pour ce que il en y avoit avec li huit, touz bons che-
valiers qui avoient eu pris d'armes de sa mer et de là ; et
tiex chevaliers soloit Ten appeler chevalier. Le non de ceulz
qui estoient chevaliers entour le roy,. sont tiex : monseigneur
(jeffroy de Sargines, monseigneur Mahi^ de IVIarley, mon-
seigneur Phelippe de Nanteul , monseigneur Ymbert de Biau-
I Dont maint marchand cessèrent | taille : troupe. — * Ne vinssent nous
de venir au camp. — ' Séant aus une 1 attaquer dans nos quartiers, — ■
forme : monté sur un banc. — ^ Ba- f ^ 9Iahi : Mathieu.
V^'-
il'
' '■■■ ■''< ''^M.
DE SAINT LOUIS.
55
jeu , connestable de f rance , qiii n'estoit pas là ; ainçois es-
toit au dehors de Fost, entre li et le mestre des arbalestriers *,
à tout le plus ' des serjans à armes * le roy^ à garder nostre
ost , que les Turs n'i feîssent doumage. Or avint que mons
Gauchier d'Autreche se fîst armer en son paveillon de touz
poins, et qumit il fu monté sus son cheval ^ Tescu au col, le
hyaume en la teste ^ il fist lever les pans de son paveillon et
feri des espérons pour aler aus Turs; et au partir que il fist
de son paveillon , tout seul , toute sa mesnie ^ escria : Chas-
teiUonî Or avint amsi que, avant que il venist aus Turs , il
chaî, et son cheval li vola parmi le cors , et s'en ala le cheval
couvert de ses armes à nos ennemis, pour ce que le plus des
Sarraziné estoient montez sur jumens, et pour ce trait le
cheval aus Sarrazins 4. £t nous contèrent ceulz qui le virent ,
que quatre Turs vindrent par le seigneur Gaucher qui se
gisoit par terre; et, au passer que il fesoient par devant li,
li donnoient grant cops de leur màces là où il gisoit. Là le
rescourent ^ le connestable de France et plusieurs des sergans
le roy, avec li qui le rameùèrent par les bras jusques à son
paveillon. Quant il vint là^ il ne pot parier; pluseurs des
cyrurgiens et des phisiciens de Tost alèrent à li ; et pour ce que
il leur sembloit que il n'i avoit point de péril de mort, il le
firent seigner de deux bras. Le soir tout tart, me dit monsei-
gneur Aubert de Narcy que nous Talissons veoir, pour ce que
nous ne Pavions encore veu , et estoit home de grant non et
de grant valeur. Nous entrâmes en son paveillon, et son
chamberlanc nous vint à rencontre pour ce que nous allissiens
bêlement, et pour ce que nous ne esveillissiens âm mestre.
' Atcc la plus grande partie. —
' Serjans à armes le roy : sergents
d'armes dn roi. — ' Mesnie : maison.
famille, vassaux.— ^ Le cheval se
retira du côté des Sarrasins. — ^ lieS'
courent : secoururent.
* Ibibaut de HonUéart eut cette qualité sons saint Louis. Il est noininé
entre les grands seigneurs du royaume dans un arrêt de l'an 1270, rapporté
IKir du TiUet.
50 HISTOIBB
Nous le trouvâmes gisant sus couvertouers de menu vert *, et
nous traîmes tout souef vers li s et le trouvâmes mort Quant
en le dit au roy, il respondit que il n*en vourroit mie avoir
tiex mil , puis que il ne vousissent ouvrer de son commande-
ment aussi comme il avoit fait.
Les Sarrazins à pié entroient toutes les nuiz en Tost , et oc-
cioient les gens , là où il les trouvoient dormans : dont il avint
que il occistrent la gaite * au seigneur de Courtenay, et le
lessèrent gisant sur une table, et li copèrent la teste et rem-
portèrent; et ce firent-il pour ce que le soudanc donnoit de
chascune teste des chrestiens un besantd'or. Etceste persiocu-
tion avenoit pour ce que les batailles guetoient ^ chascun à son
soir, Tost^ à cheval; et, quant les Sarrazins vouloient entrer
en Tost, il attendoient tant que les firains des chevaus et des
batailles estoient passées; si se metoient en Tost par darières
les dos des chevaus, et r'issoient avant que jours feust. £t
pour ce ordena le roy que les batailles qui soloient ^ guietier
à cheval , guietoient à pié ; si que tout Tost estoit asseur de
nos gens qui guietoient 4, pour ce que il estoient espandu en tel
manière que l'un touchoit à l'autre.
Après ce que ce fu fait, le roy ot conseil que il ne partiroit
de Damiete, jusques à tant que son frère, le conte de Poitiers**,
seroit venu, qui amehoit Tarière-ban de France; et pour ce.
que les Sarrazins ne se ferissQnt par mi Tost à cheval, le roys,
> Et noas noas approchâmes toat i — 4 De telle manière que toute l'ar-
doncement de lai. — ' Gait$ : senti- 1 mée se reposait sur la foi , etc.
oelle. — 3 Soloient : avaient coutume. *
* En ce tenps-là, les couTertares de lits étaient'ordinairement faites de,
peaux de prix, d'où vient que les auteura les comptent parmi les plus riches
meubles.: ^/^ > "' . '• ' ' , .' ^ /. '/ f .^ . '■' .
** Vincent de Beauvais dit qu'Alphonse, comte de Poitiers, demeura en
France avec Blanche, mère du roi, pour gouverner le royaume durant son
absence, et que, ver» la fête de la Saint- Jean, l'an 1249, il ae mit en chemin
avec une puissante armée, s'embarqua à Àigues*Mortes, le lendemain de la
Saint-Barthélémy, et arriva à Damiette, le dhnanche avant la fête de saint
Simon et saint Judc. Guillaume de Nangis dit lit même chose»
DE SAINT LOUIS. ^j
•list clorre tout Tost de grans fossés , et sus les fossés gaitoieut
nrbalestriers touz les soirs, et serjaùs , et aus entrées de Tost
aussi.
Quant la Saint-Remy fu passée, que en n'oy nulles nou-
velles du conte de Poitiers, dont le roy et touz ceulz de l'ost
furent à grant messaise ' ; éar il doutoient que aucun mes-
ebief ne li feust avenu : lors je ramentu le légat comment le
dien > de Malrut nous avoit fait trois processions . en la mer,
par trois samedis, et devant le tiers samedi nous arrivâmes en
Cypre. Le légat me crut et fist crier les trois processions en l'ost
par trois samedis. La première procession commença en Tostel
du légat , et alèrent au moustier Nostre-Dame en la ville ; le-
quel moustierestoit fait en la mahonunerie* des Sarrazins,
et Tavoit le légat dédié en Tonneur de la Mère Dieu. Le légat
fist le sermon par deux samedis. Là fu le roy et les riches ho-
mes de Tost , ausquiex le légat donna grant pardon.
Dedans le tiers samedi vint le conte de Poitiers, et ne fu pas
mestier ^ que il feust avant venu ; car dedans les trois samedis fu
si grant baquenas^ en la mer devant Damiete, que il y ot bien
douze vins vessiaus, que grans que petiz,brisiez et perdus a tout
les gens qui estoient dedans, noyes^ et perdus ; dont, se le conte
de Poitiers feust avant venu , et il et sa gent eussent esté touz
confondus.
Quant le conte de Poitiers fu venu^ le roy manda touz ses
barons de Tost, pour savoir quel voie il tendroit, ou en Aiixan-
dre^, ouenBabiloinne ; dontilavint ainsi que le bon conte Pierre
de Bretaingne et le plus des barons de l'ost s'acordèrent que
le roy alast assiéger Alixandre; que ^devant la ville avoit bon
< Messaise : mal-aise, chagrin. — i — * Baqvenas: tempête. — & JHxan-
' Dien : doyen. — - 3 Kestier : besoin. 1 dre : Alexandrie. — ^ Que : car.
* Cest'à-dire la mosquée. En 1219, lors de la seconde prise de Damiette,
ce temple des infidèles avait été changé par le légat en une église, sous Tin-
vocaUon de Motre-Dame , comme nous rapprend Jacques de Vitry. Guil-
laume Guiart, dans sa branche des royaux Lignages, rapporte qu'en 4249,
saint Louis ou plutOt le légat, le fit dédier de rechef sous le nom de Notre-
Dame.
£8
HISTOIBB
port, Jà où les nez arrivent, qui apportent les viandes en i'ost.
A ce f u le conte d'Artois contraire, et dit ainsi que il ne s'a-
corderoitjà que en Talastmais que en Babiloinne, pour ce que
c'estoit le chief ^ de tout le royaume d'Egypte; et dit ainsi que
qui vouloit tuer premier la serpent, il li devoit esquacher le
chtef *. Le roy lessa touz les autres conseulz ^ de ses barons ,
et se tint au conseil de son frère.
En l'entrée des advens se esmut le roy et Tost pour aler
vers Babiloinne, ainsi comme le conte d'Artois l'avoit loé. Assez
près de Damiete trouvâmes un flum^ qui issoit de la grant ri-
vière ; et fu ainsi acordé quel'ost séjourna un jour pour bouchex
ledit braz, par quoy en peust passer. La chose fu faite assez
Icgierement ; car l'en boucha ledit bras rez à rez ^ de la grant
rivière. A ce flum passer envola le soudanccinq cens de ses che-
valiers, les miex montez que il pot trouver en tout son liost^
pour aidier^Fost le roy, pour delaier nostre alée 7.
Le jour de la Saint-Nicholas, commenda le roy que il s'ati-
rassent pour chevaucher, et deffendi que nulz ne feust si hardi
que il poinsist ^ à ces Sarrazins qui venus estoient. Or avint que,
quant Fôst s'esmut pour chevaucher, et les Turs virent que l'en
ne poindrent pas à eulz, et sorent par leurs espies o que le roy
l'avoit deffendu, il s'enhardirent et assemblèrent aus Templiers,
qui avoient la première bataille '^ ; et l'un des Turs porta un des
chevaliers du Temple à terre, tout devant les piez du cheval ,
frère Renaut de Bichiers qui' estoit lors maréchal du Temple.
Quant il vit ce, il escria à ses frères : « Or à eulz, de par Dieu!
car ce ne pourroie-je plus soufi&ir. » lï feri des espérons et
tout l'ost aussi : les chevausà nos gens estoient frez, et lesche-
> CM^: capitale. — < U lai devait
écraser la tète. — ' Cotue^z: conaeiU.
— * Flum : fleoTe, courant d'eaa. —
^ Rez à rez : à la hauteur. — ^ Liseï :
harcUer ou hardoier, c'eftt-À-dlre har-
celer f cependant Tèdition de da Cangt
porte : Que fist le souldan ? il envoya
devers le roy , cuidant le fuire par
cautelle , cinq cens de ses chevaliers
des mienlx montez qu'il seent choisir,
disans ail roy qu'ils estoient venus
pour le secourir, lui et tout son ost,
q}ais c'étoit seulement pour delaier
nostre venue. — • ' Pour mettre on délai
à notre passage. — * Poinsist : com-
battit. — * Kt sorent par leurs es-
pions. — "^ Bataille : bataiUon.
DE SAINT LOUIS.
5!)
vaus aus Turs estoient jà foulez; dont je oy recorder que nul
n*en y avoît eschappé, que touz ne faussent mort^ et phiseurs
d'eulz en estoient entré ou flum et furent noyez.
11 nous convient premièrement parler du flum qui vient de
Egypte et de Paradis terrestre ; et ces choses vous ramentoif-
je pour vous fere entendant aucunes choses qui affièrent à ma
matière. Ce fleuve est divers de toutes autres rivières; car
quant viennent les autres rivières aval, et plus y chieent de pe-
tites rivières et de petiz ruissiaus; et en ce flum n*en chiet
nulles : aînds avoient ainsi que il vient tout en un chanel ' jus-
ques en Egypte, et lors gete de li ses branches qui s'espandent
parmi Egypte. Et quant ce vient après la Saint-Remy, les sept
rivières 8*espandent par le pais et cuevrent les terres pleinnes;
et quant elles se retraient, les gaungneurs > vont chascun la-
bourer en sa terre à une charue sanz rouelles ; de quoy il treu-
vent dedens la terre les fourmens, les orges, lescomminz ^, le
ris, et vivent si bien que nulz nM sauroit qu^am^der^ ; ne ne
scet Ten dont celle treuve.^ vient, mez que de la volenté Dieu ;
et, sece n'estoit, nulz biens ne venroient ou pais, pour la grant
«haleur du solldl qui ardroittout, pour ce que il ne pluet nulle
foiz ou payz. Le flum est touzjours trouble, dont ceulz du
pais, qui boire en welent, vers le soir le prennent etesquachent^
quatre amendes ou quatre fèves ; et lendemain est sibone à boire
que riea ni fisiut 7. Avant que le flum entre en Egypte^ les gens
qui ont acoustumé à ce faire, getent leur roys ^ desliées parmi
le flum, au soir; et, quant ce vient au matin, si treuvent en
leur royz cel avoir de poiz 9 que 1'^ aporte en ceste terre, c'est
à savoir gingimbre, rubarbe, lignaloecy >° et canele ; et dit l'en
que ces choses viennent de paradis terrestre , que le vent abat
des arbres qui sont en paradis, aussi comme le vent abat en la
* Chemel : eantl. — • Gaungneurs :
cultivatenn. — a Ccmminz : cumÎM.
— * Qu'amender : que faire plus. —
* TYeuve : trouvaille. ^''Etquaehent :
écrasent. — ' Faut : manque. —
' Rotfs : rets, fllefs. — > Ces mar-
chandises qu'on vend au poids. ->-
■* Lignaloeaj : bois d'aloês , lignum
aloecl en latin.
f
60 HISTOIBE
forest en cest pais le bois sec; et ce qui chiet du bois sec ou
fliun, nous vendent les marcheans en ce païz. L'yaue du flum est
de tel nature, que quant nous la pendion en poz de terre blans
que Ten fet ou pais *, aus cordes de nos paveillons, Tyaue de-
venoit ou chaut ^u jour aussi froide comme de fonteinne. Il
disoient ou pais que le soudancdeBabiloinneavoit mainte foiz
essaie dont le flum venoit, et y envoioit gens qui portoient ime
manière de pains que Feu appelle béquis ■, pour c-e que il sont
cuis par deux foiz , et de ce pain vivoient tant que il revenoient
arières au soudanc; et raportoient que il avoient cerchié > le
flum et que il estoient venus à un grant tertre de roches tail-
lées, là où nulz n'avoit pooir de monter ; de ce tertre cheoit le
flum, et leur sembloit que il y eust grant foison d'arbres en
la montaigne en haut ; et disoient que il avoient trouvé mer-
veilles de diverses bestes sauvages et de diverses façons, lyon,
serpens, oliphans 3, qui les venoient regarder dessus la rivière
de lyaiie, aussi comme il aloient à mont.
Or revenons à nostre première matière et disons ainsi que.,
quant le flum vient en Egypte, il g^e ses branches aussi commo
j'é jà dit devant. L'une de ses branches va en Damiete, l'autre
en Alixandre ; la tierce à Atenes **, la quarte à Raii '^*'* ; et à
celle branche qtâ va à Rexi vint- le roy de France à tout
son ost, et si se logea entre -le fleuve de Damiette et celui de
' I
I Béquis : biscnits. — ' Cerehié : chercha. — * Oliphans i éléphants.
4 '
* Ces pots, dont rasage est général en Orient et en Espagne, éMient
autrefois employés seulement dans les cabinets de physique. Depuis quelques
années on en fabrique en France, et ils sont connus sous leur nom es-
pagnol d'alcarazM*
** Tous les historiens qui rapportent ce passage, nomment cette rivière
Thanis, qui est le nom de la branche du Nil qui passe par un endroit du
même nom. C'est la branche que les anciens appelaient Péiusiaque.
*** Ce qui suit en lettres italiques a été tiré du manuscrit de Lacques^
page 48, ligne U , pour remplir la lacune, qui était visible en cet endroit,
du manuscrit de l'ouvrage du sire de Joinville, que nous suivons.-^
Le sire de Joinville parait désigner par ce nom la branche de Damiette dont
il vient de parler.
/
: - -" /
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DE SAINT LOUIS. 61
Rexi; et toute la puissance du soudain se logèrent sur le
fleuve de Rexi d'autre par, devant nostre ost, pour nous def-
fendre le passage; laquelle chose leur estoit légière; car nuJz
ne pooit passer ladite yaue par devers eulz, se nous la passions
à nou'.
Le roy ot conseil que il feroit faire une chauciée par mi la
rivière pour passer vers les Sarrazins. Pour garder ceulz qui ou-
vroient ' à la chauciée, et ûst faire le roy deux beffrois que l'en
aç]^e chas-chastiau* ; car il avoit deux chastiaus devant les
chas ** et deux maisons darrières les chastiaus , pour couvrir
ceulz qui guîeteroient, pour les copz des engins ^ aux Sarrazins,
lesquiex avoient seize engins touz drois. Quant nous venimes là^
le roy fist faire dix-huit engins , dont Jocelin de Gomaut estoit
mestre engingneur 4. !Nos engins getoient au leur^ et les leurs
aus nostres ; mes onques n'oy dire que les nostres feissent biau-
cop. Les frères le roy guitoient de jours , et nous li autre che-
valier guetion de nuit les chaz. Nous venimes la semainne
devant Nouël. Maintenant que les chaz furent faiz, l'en em-
prist à fere la chauciée , et pour ce que li roy ne vouloit que
les Sarrazins blesassent ceulz qui portoient la terre , lesquiex
traioient à nous de visée parmi le flum. A celle chauciée faire
furent aveuglez 4 le roy et touz les barons de Tost ; car pour ce
que il avoient bouché Tun des bras du flum, aussi comme je
vous ai dit devant ( lequel firent légièrement, pour ce que il
pristrent à boucher là où il partoit du grand flum ); et par cest
fait cuidièrent-il boucher le flum de Raxi, qui estoit jà parti du
grant fleuve bien demi lieue aval. Et pour destourber la chau-
• ji nou : à la nage. — * Ouvroient : 1 degaerre. — < Engingneur : ingénieur.
travaiUaient* — ' Engins : machines | — * Agirent en aveagles.
* Galeries coiiTertes, flanquées de tours, le tout en bois de charpente et
roulant sur quatre roues. De là les soldats lançaient des flèches, des halles
de plomb et des pierres. Afin que le feu grégeois ne leur pût nuire, on. les
couvrait de cuirs de bœuf ou de cheval bouillis.
** Autre madiine couverte qu'on attachait aux murailles pour les saper,
combler les fossés et faire avancer les beffrois.
a
€2 HISTOIBE
ciée • que le roy fesoît , les Sarrazias fesoient fera caves en
terre par devers leur ost ; et si tost comme le flum venoit aus
caves , le flum se flatissoit * es caves dedens , et refaisoit ime
grant fosse; dont il avenoit ainsi que tout ce que nous avions
fait en trois semaines, il nous deffessoient tout en un jour,
pour ce que tout ce que nous bouchions du Qum devers nous, il
r'élargpssoient devers eulz', poilr les caves que il fesoient.
Pour le soudanc qui estoit mort, et de la maladie que ii prist
devant Hamant la cité , il avoient fait chevetain d'un Sarrazin
qui avoit à non Scecedine le filz au Sdc*. L'en disoit que Tem-
periere Ferris** Favoit fait chevalier. Celi manda à une partie
de sa gent que il venissent assaillir nostre ost par devers Da -
miete, et il si firent; car il alèrent passer à une ville qui est
sur le flum de Rixi, qui a non Sormesac. Le jour INoël, moy et
mes chevaliers mangions avec monseigneur Pierre d'Avalon ***.
Tandis que nous mangions, il vindrent, ferant des espérons,
jusques à nostre ost, et occistrent plusieurs povres gens qui
estoient alez au chans à pié. Nous nous alames armer. Nous
ne scéumes onques si tost revenir que nous trouvâmes mon-
seigneur Perron, nostre oste, qui estoit au dehors de Tost , qui
en fu aie après les Sarrazins : nous ferimes des espérons après ,
et les rescousismes aus Sarrazins 3, qui Tavoient tiré à terré ; et
li et son frère, le seigneur du Val, arrières en remenames en
Tost Les templiers, qui estoient venus au cri , firent Tarrière-
* Empêcher la constraction de la | pilait. — 3 Les secourûmes contre les
cbaussée. — ' Sefiattissoit : se préci- { SarrasÎDS.
• Ce chef se nommait Fakr-eddin.
*" Frédéric II. Nous lisons que saint Louis refusa aux prières des siens, de*
faire chevalier un Sarrazin qui avait tué le sultan, leur disant pour excuse :
« Absitame, utvelproservanda vila^ vcl morte declinanda, quemcnmque
a chrisfiana religione alienum^ haltheo militari donarevelim ». (Wadding.
Ann. 1254, n. 26. ) Quant à Fakr-eddin, qui est ce Sarrazin dont parle le
sire de Joinvillc, s'il reçut l'ordre de chevalerie de Frédéric, il faut qu'il lui
ait été conféré durant les trêves que cet empereur fit avec les Sarrazins et
lorsqu'il se fit couronner dans Jérusalem , l'an 1229.
'* Ailleurs il appelle ce chevalier son cousin.
**i
DE SAINT LOUIS. 6^
garde bien et hardiemeut. Les ïurs nous vindreot hardoiant»
jusques ennostre ost : pour ce commanda le roy que Feu cous-
sit ' nostre ost de fossés par devers Damiete jusque au flum de
Rexi.
Scecedius , que je vous ai devant nommé le chievetain des
Turs, se estoit le plus prisié ' de toute la paennime. En ses ba-
nières portoit les armes de l'empereur* qui Tavoit fait chevalier ;
sa banière estoit bandée , et une des bandes estoient les armes
de l'empereur qui Favoitfait chevalier; en l'autre estoient les
armes le soudanc de Haraphe ; en l'autre bande estoient les au-^
soudanc de Babiioine. Son nom estoit Scecedin le fils Seic : ce
vaut autant à dire comme le veel ^ le fîlz au veel. Son non
tenoient-ii à moult grant chose en la paiennime ; car ce sont les
gens ou monde qui plus honneurent gens anciennes , puis que
il est ainsi que Dieu les a gardés de vilain reproche jusques en
leur vieillesce. Secedin, ce vilin Turc , aussi comme les espies
le roy le raportèrent, se vanta que il mangeroit , le jour de la
feste saint Sébastien , es paveillonz le roy.
Le roy, qui sot ces choses^ atira son host en tel manière que
le conte d'Artois, son frère, garderoit les chaz et les engins ; le
roy elle conte d'Anjou, qui puis fu roy de Cécile, furent esta-
bliz à garder l'ost par devers Babiloinne; et le conte de Poitiers
et nous, de Champaingne, garderions l'ost par devers Damiete.
Or avint ainsi que le prince des ïurs devant nommé fîst passer
sa gent en Tille qui est entre le flum de Damiete et le flum de
Rexi , là où nostre ost estoit logié ; et fist ranger ses batailles
dès l'un des fleuves jusques à l'autre. A celle gent assembla le
roy de Sezile et les desconiist. Moult en y ot de noiez en l'un
fleuve et en l'autre ; et toutesvoies ^ en demoura fl grant partie
* Hardoiant : harcelant. — ^ Cest-
à-dtre fermât. Le mot coussit du texte
est probablement une faate de copiste
pour clouslt, — 3 Prisié : prisé, estimé.
— ♦ Les au : celles du. — * re«l :
vieux. — 0 Toutesooies : toutefois.
* U résulte de ce passage que les ariuoiries étaient en usage parmi les Ma-
hométans, et que leurs sultans les faisaient représenter sur leurs bannières.
G4 HISTOIRE
ausquiex en n'osa assembler, pour ce que les engins des Sarra-
zins getoient parmi les deux fleuves. A l'assembler que le roy de
Gezile 6st aus Turs , le conte Gui de Forez tresperça Tost des
Turs à cheval , et assembla li et ses chevaliers à une bataille de
Sarrazins serjans qui le portèrent à terre, et ot la jambe brisiée ;
et deux de ses chevaliers le ramenèrent par les bras. A grant
peinne firent traire le roy de Sezile du péril là où il estoit , et
moult fu prisié de celle journée.
Les Turs vindrent an conte de Poitiers et à nous , et nous
leur courûmes sus et les chassâmes grant piesce ; de leur gens
y ot occis, et revenimes sanz perdre. Un soir avint, là où nous
guietions les chas-chastîaus de nuit^ que il nous avièrentun
engin que l'en appelé perrière , ce que il n'avoient encore fait,
et mistrentle feu gregoiz * en la fonde de l'engin. Quant mon-
seigneur Gautier du Gureil, le bon chevalier, qui estoit avec
moy, vit ce , il nous dit ainsi : « Seigneurs , nous sommes ou
plus grant péril que nous feussions onques mais; car, se il ar-
dent nos chastiaus et nos demeures, sommes perdu et ars ; et,
se nous lessons nos défenses que l'en nous a baillées à garder,
nous sommes honnis ; dont nulz de cest péril ne nous peut
deffendre fors que ' Dieu. Si vous loe et conseille que toutes les
foiz que il nous geteront le feu , que nous nous metons à cou-
I Fors que : si ce n'est.
* Ce feu est appelé grégeois (grec), parce qu*tt fut inventé chez les Grecs
l)ar Callinique, architecte, naUf d'Héliopolis, ville de Syrie, sons Constautin
le barbu. Les Grecs furent longtemps les seuls d'entre tous, les peuples qui
en conservèrent Tusage; ils ne le communiquèrent que rarement à quel-
ques-uns de leurs alliés. Us s'en servaient sur mer de deux façons , la pre-
mière en emplissant des brûlots, de ce feu , qu'ils envoyaient au milieu des
Hottes ennemies ; la seconde , en mettant sur la proue de leurs navires de
courses de grands tuyaux de cuivre, avec lesquels ils le soufflaient dans
les vaisseaux ennemis. Sur terre , des soldats, portant des tubes de cuivre,
soufflaient de même le feu grégeois contre leurs adversaires. On lançait
aussi contre les machines des traits aigus , entourés d'étoupes , ou des vases
.remplis de ce feu, qui se brisaient dans leur chuic. L'eau ne pouvait Fétein-
dre ; il n'y avait que le vinaigre, le sable et l'urine qui en eussent le pouvoir.
DE SAINT LOUIS. 63
tes ' et à genoulz^ et prions Nostre Seigneur que il nous gete de
ce péril. » Si tost comme il gelèrent le premier cop, nous nous
meîsmes à coûtes et à genoulz , ainsi comme il nous avoit
enseigné. Le premier cop que il jetèrent vint entre nos deux
^astelz , et chaî en la place devant nous que Tost avoit fait
pour boucher le fleuve. Nos esteingneurs furent appareillé pour
cstaindre le feu; et pour ce que les Sarrazms ne pooient trère à
eulz, pour les deuxeles despaveîllons que le roy y avoit fait faire,
il traioient tout droit vers les nues, si que li pylet * leur cheofent
tout droit vers eulz. La manière du feu gregois estoit tele, que
il venoit bien devant aussi gros comme un tonnel de verjus, et
la queue du feu qui partoît de li , estoit bien aussi grant comme
un grant glaive ; il faisoit tele noise au venir, que il sembloit
que ce feust la foudre du ciel ; il sembloit un dragon qui volast
par l'air, tant getoit grant clarté , que l'on véoit parmi Tost
comme se il feust jour, pour la grant foison du feu qui jetoitia
grant clarté. Trois foiz nous getèrent le feu gregois, cell soir, et
le nous tancèrent quatre foiz à Tarbalestre à tour. Toutes les
foiz que nostre saint roy ooit que il nous getoientle feu grejois,
il se vestoit en son lit et tendoit ses mains vers Nostre Seigneur,
et disoit en plourant : « Biau sire Diex , gardez-moy ma gent ; »
et je croi vraiement que ses prières nous orent bien mestiér au
bcsoing ^. Le soir , toutes les foiz que le feu estoit cheu , il
nous envoioit un de ses chamberlans pour savoir en quel point
nous estions , et se le feu nous avoit fait point de doumage.
L'une des foiz que il nous getèrent , si chéi encoste le chat-
chastel que les gens mons de Courtenay gardoicnt , et féri en la
rive du flum. A tant ès-vous^ un chevalier qui avoît non CAU"
bigoiz : « Sire, fist-il à moy, se vous ne nous aidiés, nous
sommes touz ars ^ , car les Sarrazins ont tant trait de leur pyles ,
que il a aussi comme une grant baye qui vient ardant vers nos-
tre chastel. » Nous saillîmes sus et alameslà, et trouvâmes que
* Coule i coude. — * Pylet .'dards. | barras. — ^ À tant ês-vous : alors
— 3 Kous servicent bien dtiu Vem- \ Toici, voilà. — ^ Àrs : brûlés.
0.
05 HJSTOIBE
il disoit voir. Nous esteingnimes le feu , et avant que nous Teus-
sioDS estaiût, nous chargèreiit les Sarrazins touz de pyles que
il traioieut au travers du flum.
Les frères le roy gaitoient les chas-chastiaus en haut , pour
traire aus Sarrazins des arbalestres de quarnaus ' qui aloîent
par mi Tost aus Sarrazins. Or avoit le roy ainsi attiré' que,*
quant le roy de Sézile ^ guietoit de jour les chas-ehastiaus , et
nous les devions guieter de nuit. Celle journée que le roy
guieta de jour, et nous devions guieter la nuit, et nous estions
en grant messaise de cuer, pour ce que les Sarrazins avoient
tout confroissîé^ nos chas-ehastiaus ; les Sarrazins amenèrent
la perrière de grant jour, ce que il n'avoient encore fet que de
nuit, et getèrent le feu gregois en nos chas-ehastiaus. Leur
engins avoient si acouplez aus chauciées que Tost avoit fait
pour boucher le ilum, que nulz n'osoit aler au chas-ehastiaus,
pour les engins qui getoient les grans pierres , et chéoient en la
voie; dont il avint ainsi que nos deux chastiaus furent ars : dont
le roy de Sézile estoit si hors du sens, que il se vouloit aler
ferir ou feu pour estaindre; et ce ^ il en fii couroucié, je et
mes chevaliers en loames Dieu ; car, se nous eussions guietié
le soir, nous eussions esté tous ars.
Quant le roy vit ce, il envoya querre touz les barons, et
leur pria que chascun li donnast du merrien ^ de ses nez^ pour
faire un chat? pour boucher le flum ; et leur moustra que il
véoient bien que il n'i avoit boiz dont en le peut faire , se ce
n'estoit du merrien des nez qui avoient amené nos harnois à
mont. II en donnèrent ce que chascun voult ; et quant ce chat
fut fait^ le merrien fut prisé à dix mille livres et plus.
Le roy vit aussi que Fen ne bouteroit le chat avant en la
chauciée jusques à tant que le jour venroit que le roy de Sé-
zile devoit.guietier, pour restorer la meschéance^ des autres
* Çuarfia«8 : traits à pointe qaa-
drangalaire. — ^ Mtiré : réglé. —
* Confroissié ;. fracassé. — * Sézile:
Sicile. — & Lises : et se. — « Merrien:
I
merraia , bols de charpente. —
^ Chat : djgue, gare. — << Meschéanee :
mamTais état.
7
DE SAINT LOUIS. Qi
chastiaus qui furent ars à son guiet. Ainsi comme Ten Tôt
atiré, ainsi fu fait; car si tost comme le roy de Séziie fu venu
à son gait, il fi^ bouter le chat jusques au lieu là où les deux
autres chas-cbastiaus avoient esté ars. Quant les Sarrazins vi-
rent êe , il atirèrent que touz leur seize engins geteroient sur la
ehauciée là où le chat estoit venu. Et quant il virent que nostre
gent redoutoient à aler au chat , pour les pierres des engins
qui chéoient sur la ehauciée par où le chat estoit venu, il ame-
nèrent la perrière, et getèrent le feu grejois ou chat et Tardî-
rent tout. Geste grant courtoisie iist Dieu à moy et à mes che-
valielrs ; car nous eussions le soir gueté en grant péril , aussi comm6
nous eussiens fait à Tautre guiet, dont je vous ai parlé devant.
Quant le roy vist ce , il manda touz ses barons pour avoir
conseil. Or acordèrent entre eulz que il n'auroient pooir de
faire ehauciée, par quoy il peussent passer par devers les Sar-
razins; pour ce que nostre gent ne savoil tant boucher d'une
part , comme il en desbouchoient d'autre. Lors dit le connes-
table monseigneur Hymbert de Biaujeu au roy, que un Bé-
duyn estoit venu, qui li avoit dit que il enseîgneroit un bon gué,
mes* que l'en li donnast cinq cens besans. Le roy dit que il s'a-
eordoit que en li donnast ; mes que il tenist vérité de ce que
il prometoit. Le connestable en paria au Béduyn, et il dit que
il n'en enseigneroit jà gué , se l'en ne li donnoit les deniers
avant. Acordé fu que l'en les li bailleroit, et donnés li furent.
Le roy atira que le duc de Bourgoingne et les riches homes d'ou-
tre mer qui estoient en l'ost, guieteroient Tost, pour ce que l'en
n'i feist doumage; et que le roy et ses trois frères passeroient au
gué là où le Béduyn devoit enseigner. Geste emprise fu atirée à
passer % le jour de quaresme-prenant, à laquelle journée nous ve-
nimes au gué le Béduyn. Aussi comme l'aube du jour aparoit,
nous nousatirames de touz poins; et quant nous feusmes atirés,
nous en alames ou flum , et furent nos chevaus à nou. Quant
* Mes : pourvu, — ^ Cette entreprise fut préparie pour être exécutée. •
^ HISTOIRE
nous feusmes aies jusques en mi le flum , si trouvâmes terre ,
là où nos chevaus pristrent pié ; et sur la 1*ive du flum trou-
vâmes bien trois cens Sarrazins touz montés sur leur chevaus.
Lors diz-je à ma gent : « Seigneurs , ne regardez qu'à main
senestre; pour ce que chascun i tire , les rives sont moillées^
et les chevaus leur chéent sur les cors et les noient. » Et il
estoit bien voir ' que il en y ot des noies au passer, et entre
les autres fu naié monseigneur Jehan d'Orliens', qui por*
toit banière à la voivre ^. Nous accordâmes en tel manière
que nous tournâmes encontremont Tyaue et trouvâmes la voie
essuyée , et passâmes en tel manière , la merci Dieu , que on-
ques nul de nous n'i chéi ; et maintenant que nous feumes pas-
sez , les Turs s'enfouirent.
L'en avoit ordenné que le Temple feroit Tavant-garde ^ et
le conte d'Artois auroit la seconde bataille après le Temple.
Or avint ainsi que si tost comme le conte d'Artois ot passé le
flum , il et toute sa gent férirent aus Turs qui s'en fuioient de-
vant eulz. Le Temple 11 manda que il leur fesoit grant vileinnie,
quant il devoit aller après eulz et il aloit devant; et li prioieut
que il les lessast aler devant, aussi comme il avoit accordé
par le roy. Or avint ainsi que le conte d'Artois ne leur osa res-
pondre, pour monseigneur Fourcaut du Merle qui le tenoit \/
par le frain; et ce Foucault du Merle, qui moult estoit bon
chevalier, n'oioit choses que les templiers deissent au conte,
pour ce que il estoit seurs ^ , et eserioit : « Or à eulz, or à
eulz ! » Quant les templiers virent ce, il se pensèrent que il
seroient honniz , se il lessoient le conte d'Artois aler devant
eulz; si férirent des espérons , qui plus plus et qui miex miex,
et chassèrent les Turs», qui s'enfuoient devant eulz tout parmi
la ville de la Massourre * jusques aus chans par devers Babi-
' rolr : vrai. — ' Ortiens : Orléans, l la vivre , terme de blaaon. — * Seurs i
— ^ Baniêre à la voivre : bannière à 1 sourd.
* Uansourah, ville d'Egypte située Rur le Nil, dans Tendroit où la bran-
che orientale de ce fleuve est' subOiVisée en deux branches, dont l-uue
DE SAINï LOUIS. G9
loine. Quant il cuidèrênt retourner arières, les Turs leur lan»
cèrmt trefz > et merrien par mi les rues^ qui estoient estroites.
Là fil mort le conte d'Artois, le sire de Gouei que l'en^ ape-
loit Raoul ^, et tant des autres chevaliers que il furent esmé *
à trois cens. Le Temple , ainsi comme Ten me dit, y perdit
quatorze vint homes armés et touz à cheyal.
Moy et mes chevaliers accordâmes que nous irions sus courre
à plusieurs Turs qui chargeoient leur hamois à main senestre
en leur ost , et leur courûmes sus. £n dementres que nous les
chacions par mi Tost, je resgardai un Sarrazin qui montoiteur
son cheval , un sien chevalier li tenoit le frain. Là où il tenoit
ses deux mains à sa selle pour monter, je li donné de mon glaive
par desous les esseles et le getai mort, et^ quant son chevalier
vit ce , il lessa son seigneur et son cheval , et m'apoia ^ , au
passer que je fis , de son glaive entre les deux espaules, et me
coucha sur le col de mon cheval , et me tint si pressé que je ne
povoie traire ra*espée que j'avoie ceinte; si me convint traire
l'espée qui estoit à mon cheval : et quant il vit que j*oz m*es-
pée traite , si tira son glaive à li et me lessa.
Quant moy et mes chevaliers venimes hors de Post aus Sar*
razins, nous trouvâmes bien six mille Turs par esme^, qui
avoient lessiées leur herberges et se estoient trait aus chans;
quant il nous virent , il nous vindrent sus courre et occistrent
monseigneur Hngue de Trichastel, seigneur de Conflans, qui es-
toit avec moy à banière. Moy et mes chevaliers ferimes des
espérons et alamesrescourre monseigneur Raoul de Wanon qui
estoit avec moy^ que il avoient tiré à terre. En dementiwes que
I Tre/z : poutres. — ^Bsrné : estimé, f |Mur estime, environ.
— * Jpoia : appuya. — < Par estne : \
passe à Toccident, devant Damiette, et l'autre va à Achmoan. Le sultan
Maleck-Kamel , après la prise de Damiette par les croisés, en 1219 fit bâtir
celte ville, qui se trouve entre le Caire et Damiette, afin d*enipècber les
Francs d'avancer davantage dans l'Egypte.
* Raoul lî, fils d'Enguerrand III, et petit-fils de Raoul I. On trouve dans
les manuscrits du Roi une chanson de lui , que M. Augnis ( Poètes françoix
MHint Malherbe, t. ii, p. 30) a fait imprimer.
70
HISTOIRE
. je en revenoie, lesTurs m'apuièrent de leur glaives ; mon cheval
s*agenoilla pour le fez ' que il sentie et je en aie outre parmi
les oreilles du cheval , et resdrecai mon escu à mon col et
m'espée en ma main; et monseigneur Eràrt de Syverey * , que
Dieu absolue ! qui estoit entour moy, vint à moy et nous dit
que nous nous treissions emprès une meson def^te ^ , et illec
attenderions le roy qui v^oit. Ainsi comme nous en alions à
pié et à cheval , une grant route ^ de Turs vint hurter à nous ,
et me portèrent à terre, et alèreut par dessus moy, et volèrent
mon escu de mon col ; et quant il furent outre passez, mon*
seigneur Erart de Syverey revint sur moy et m emmena , et
ai alames jusques aus murs de la meson deffete ; et illec re-
vindrent à nous monseigneur Hugues d*Escoz ^, monsei-
gneur Ferri ^ de Loupey, monseigneur Renau de Menon-
court. Illec les Turs nous assailloient de toutes pars; une partie
d'eulz entrèrent en la meson deffete, et nous piquoient de leur
glaives par dessus 7. Lors me dirent mes chevaliers que je les
preisse par les frains, et je si fis pour ce que les dievaus ne s'ei&-
fouissent; et il se deffendcNlent des Turs si viguereusement, car
il furent loez de touz les preudommes de l'ost , et de ceulz qui
virent le fait et de ceulz qui Foïrent dire. Là fu navré ^ mon-
seigneur Hugue d'Escoz de trois glaives ou visage, et monsei-
gneur Raoul et noonseigneur Ferri de Loupey d'un glaive par-
mi les espaules ; et fut la plaie si large que le sanc li venoit du
cors aussi comme le bondon d'un tonnel. Monseigneur Erart
de Sjrverey fu féru d'une espée par mi le visage , si que le nez
li chéoit sus le lèvre ; et lors il me souvint de monseigneur saint
Jaque : « Biau sire saint Jaque, que j'ai requis, aidés-moy et
secourez à ce besoing. » Maintenant que j'oî faîte ma prière ,
monseigneur Erart de Syverey me dit : « Sire , se vous cuidiés
I Fei : poida. — ' L'édition de da
Gange porte : Errari d'Ssmeray. —
' Que nous nous retiruMions auprès
d'une maison ruinée. — f Grant route :
grande troupe, -r- ' Édition de dn
, Cange : Hugues dCSteossè. — * Ferri :
Frédéric. — ^ Par-dessus les murs, ou
dans les parties supérieures du corps ,
au visage , aux épaules. — ' Navré :
blessé.
DE SAINT LOUIS. 71
que moy ne mes hers ' n'eussions reprouvier ' , je vous iroie
querre secours au conte d'Anjou que je voi là en mi les chans. »
Et je li dis : « Messire Ërart, il me semble que vous fériés vostre
grant honeur, se vous nous aliés querre aide pour nos vies
sauver^ car la vostre est bien en avanture ; » et je disoie bien
voir ^^ car il fu mort de celle bleceure. Il demanda conseil à touz
nos chevaliers qui là estoient , et touz li louèrent ce que je li
avoie loé ; et quant il oy ce^ il me pria que je li lessasse aler
son cheval que je 11 tenoie par le frain avec les autres , et je si
ûz. Au conte d'Anjou vint et li requist que il me venist se-
courre moy et mes chevaliers. Un riche homme* qui estoit
avec li li desloa ; et le conte d'Anjou li dit que il feroit ce que
mon chevalier li requeroit : son frain tourna pour nous venir
aidier, et pluseurs de ses serjans férirent des espérons. Quant
les Sarrazins les virent , si nous lessièrent. Devant ces sergaos
vint mons Herre de Alberive, l'espé ou poing; et quant il vi«
rent que les Sarrazins nous eurent lessiés, il courut sur tout
plein de Sarrazins qui tenoient mons Raoul de Vaunou et le
rescoy 4 moult bleoié.
Là où je estoie à pié et mes chevaliers , aussi blecié comme
il est devant dit , vint le roy à toute sa bataille , à grant noyse
et à grant bruit de trompes et nacaires, et se aresta sur un che«
min levé; mes onques si bel armée ne vi, car il paroit desur
toute sa gent dès les espaules en amon , un heaume doré en
son chief , une espée d'Alemaingne en sa main. Quant il fu là
haresté , ses bons chevaliers que il avoit en sa bataiire , que je
vous ai avant nommez , se lancèrent entre les Turs , et pluseurs
des vaillans chevaliers qui estoient en la bataille le roy. Et sa-
chiésque ce fu un très biau-£ait d'armes; car nulz n'i traioit ne
d'arbalestre * , ainçots estoit le fereis ^ de maces et d'espées ,
• Hert: héritier». — 2 Reprouvier : | cecoarat. — * Fereis : acti«B de frap*
reproche. — 3 f^oir: vrai. — * Beseoy : \ per.
* On n'a jamais réputé, iMnni les Français, pour une action db valeur» de
tiicr son ennemi avec l'arc on Varbalète ; on ne faisait étet que des coups
de main, d'ëpées ou de lances j et c'est pour cela qn*on interdit, avec le
73 HISTOIRE
ées Turs et de nostre geut, qui touz estoient mdlez. Un mien
escuier qui s'en estoit fui à tout ma banièie et estoit revrau à
moy, me bailla tm mien roncin > sur quoy je monté, et me traîs
vers le roy tout coste à coste. En dementres que nous estiens
ainsi , mon^gneur Jehan de Waleri le preudome vint au
roy , et 11 dit que il looit que il se traisist *- à main destre sur le
flum , pour avoir Taide du duc de Bourgoingne et des autres
qui gardoient Fost, que nous avions lessié, et pour ce que ses
serjans eussent à boire, car le chaut estoit jà grant levé. Le roy
commanda à ses serjans que il li alassent querre ses bons che-
valiers que il avoit entour li de son conseil , et les nomma touz
par leur non. Les serjans les alèrent querre en la bataille , où
le hutin ^ estoit grant d'eulz et des Turs. Il vindrait au roy^
et leur demanda conseil; et il distrent que monseigneur Jehan
de Waleri le conseilloit moidt bien ; et lors commanda le roy
au gonfanon Saint-Denis ^ et à ses banières qu'il se traisis-
sent à main destre vers le flum. A Tesmouvoir Fost le roy ,
r'ot grant noise de trompes et de cors Sarrazinnois. 11 n*ot
guières aie quant il ot pluseurs messages du conte de Poitiers
son frère, du conte de Flandres et.de pluseurs autres riches
hommes qui illee avoient leur batailles, qui touz li prioient que
il ne se meust ; car il estoient si pressé des Turs que il ne le
pooit suivre. Le roy rapella touz ses preudommes chevaliers de
son conseil, et touz li loèrent que il attendit; et un pou après
mons Jehan de Waleri revint , qui blasma le roy et son con*.
seil de ce que il estoient en demeure ^. Après tout son conseil
li loa que il se traisist sur le flum , aussi comme le sire de Wa-
leri IL avoit loé. £t maintenant le connestable monseigneur
Bymbert de Biaujeu vint à li , et li dit que le conte d'Artois
< Bonein : cheval. — ' Traîs, irai- 1 — * L'oriflamme et celai qai la por*
tiit; tirai, tirAt. — 3 Hutin : combat I tait. — ^ Demeure : retard.
temps, rasage des arbalètes ainsi que des flèches empoisonnées. L'empereur
Ck>nrad-fat un des princes chrétiens qui, les premiers, en interdirent l'U'>
aagow
DE SAINT LOUIS. 73
son frère se deffendoit en une meson à la Massourre , et que
il Talast secourre. £t le roy li dit : « Connestable , aies devant,
et je vous suivre. » Et je dis au connestable que je seroie son
chevalier, et il m'en mercia moult. Nous nous meismes à la
voie pour aler à la Massourre. Lors vint un serjant à mace au
connestable, tout effîraé, et li dit que le roy estoit aresté, et
les Turs s'estoient mis entre li et nous. Nous nous tomames,
et veimes que il en y avoit bien mil et plus entre li et nous,
et nous n'estions que six. Lors dis-je au connestable : « Sire ,
nous n'avons pooir dealer au roy parmi ceste gent; maiz
alons amont et metons cest fossé que vous veez devant
vous, entre nous^ et eulz, et ainsi pourrons revenir au
roy. v> Ainsi comme je le louai, le connestable le fist. Et sachiez
que , se il se feussent pris garde de nous, il nous eussent touz
mors ' ; mez il entendoient > au roy et aus autres grosses ba-
tailles, par quoy il cuidoient que nous feussons des leur.
Tandis que nous revenions aval pardesus le flum, entre le
ru et le flum, nous veimes que le roy estoit venu sur le flum,
et que les Turs en amenoient les autres batailles le roy, férant
et bâtant de maoes et d'espées ; et firent flatir^ toutes les
autres batailles avec les batailles le roy sur le flum. Là fu la
desconfiture si grant, que pluseurs de nos gens recuidèrent
passer à noù par devers lé duc de Bourgoingne : ce que il ne
porent fake ; car les chevaus estoîent lassez et le jour estoil
eschaufé , si que nous voiens, en dementières que nous venions
aval, que le flum estoit couvert de lances et de escus, et de che-
vaus et de gens qui se noioient et périssoient. Nous venimes
à un ponceH qui estoit parmi le ru , et je dis au connestable
que nous demourissons pour garder ce poncel ; « car se nous
le lessons, il ferrent sus le roy par deçà; et,se nostregent
sont assaillis de deux pars, il pourront bien perdre. » Et nous
le feismes ainsmc ^. Et dit l'en que nous estions trestous perdus
^ Mon : toéf . — ' Mais Us donnaient 1 — * Ponetl : petit pont. — ^ Mnaine :
toute leur attention. — • ' fîatir .* jeter. | ainsi. _
UIST. DE SAINT LOUIS.
74 HISTOIRE
dès celle journée , ce » le cors le roy ne feust » ; car te sire de
Courtenay et monseigneur Jehan de Saillenay me contèrent
que'sisTurs estoient venus au frain le roy et Femmenoient
pris ; et il^ tout seul , s^en délivra aus grans eops que il leur
donna de l'espée. Et quant sa gent virent que le roy metoit
deifense enli, il pristrent cuer, et lessèrent le passage du flum,
et se trestrent vers le roy pour li aidier. ^
A nous tout droit vint le conte Pierre de Bretaingne , qui
venoit tout droit de verz la Massoure> et estoit navré d*une
espée parmi le visage , si que le sanc li chéoit en la bouche.
Sus un bas cheval bien fourni séoit; ses rênes avoit getées sur
Tarçon de sa selle et les tenoit à ses deux mains, pour ce que sa
gent qui estoient darières , qui moult le pressoient, ne le ge-
tassent du pas ^. Bien sembloit que il les prisast pou ; car quant
il crachoit le sanc de sa bouche, il disoit : « Voi ! pour le chief
DieU; avez veu de ces rîbaus ?» En la fin de sa bataille ve-
noit le conte de Soissons et monseigneur Pierre de Noville,
que Ten appeloit Caier, qui assez avoient souliers de cops celle
journée. Quant il furent passez, et les Turs virent que nous
gardions le pont ^ il les lessèrent , quant il virent que nous
avions tourné les visages vers eulz. Je ving au conte de Sois-
sons, cui cousine germainne j*avoic espousée*, et li dis : « Sire,
îe croi que tous fériés bien , se vous demouriés à ce ponce!
garder ; car, se nous lessons le poncel, ces Turs que vous veez
ci devant vous , se ferrent jà parmi , et ainsi iert le roy as-
sailli 4 par derière et par devant. » Et il demanda, se il demou-
roit,sejedemourroie ; et jelirespondi : « Oïl, moult volentiers. »
Quant le connestable oy ce, il me dit que je ne partisse de là
tant que il revenîst', et il nous îroit querre secours.
Là où je demeurai amsi sus mon roncin , me demeura le
conte de Soissons à destre , et monseigneur Pierre de Noville
■ Lises : M. >- > Si le roi en per- i fluent qnittev son poste. — ^ Et
sonne ne èe fût trouvé là. — > Ne lai | ainsi le roi sera assailU.
* C'était sa première femme ; elle se nommait Alix de Grand-Pré.
DE SAINT LOUIS. 7&
à senestre. A tant et vous ' un Turc qui vint devers la bataille
le roy >, [epijj darière nous estoit^et féri par darières monsei-
gneur Pi^e de Noville d'une mabe, et le coucha sus le col de
son cheval du cop que il li donna, et puis se féri outre le pont et
se lansa entre sa gent. Quant les Turs virent que nous ne lè-
rions^ pas le poncel, il passèrent le ruisseH et se mistrent
entre le ruissel et le flum, ainsi comme nous estions venu aval ;
et nous nous traisimes entre eulz en tel manière , que nous
estions touz appareillés à eulz sus courre, se il vousissent passer
vers le roy et se il vousissent passer le poncel.
Devant nous avoit deux serjans le roy , dont Tun avoit non
Guillaume de Boon ^ et l'autre Jehan de Gamaches, à cui les
Turs , qui s'estoient mis entre le flum et le ru ^, amenèrent
tout plein de vileins 7 à pié, qui leur getolent motes de terres.
Onques ne les peurent mettre sur nous ^. Au darrien9 il ame-
nèrent un vilain à pié, qui leur geta troiz foiz feu grégois. L'une
des foiz requeilli Guillaume de Boon le pot de feu grégoiz à sa
roelle '° ; car se il se feust pris à riens sur li , il eust esté ars ^ ' .
Nous estions touz couvers de pyles , qui escbapoient des ser-
gens. Or avint ainsi que je trouvai un gamboison " d'estoupes
à un Sarrazin. Je tournai le fendu devers moy , et fis escu du
gamboison, qui m'ot grant mestier; car je ne fu pas blecié de
leur pyles que en einc lieus, et mon roncin en quinze lieus. Or
avint encore ainsi que un mien bourjois de Joinville m'aporta
une banière, à un fer de glaive ; et toutes les foiz que nous
voions que il pressoient les serjans , nous leur courions sus et
il s'enfdoient.
Le bon conte de Soisson8,en ce point-là où nous estions,se mo •
• J tant et wms : alors voici. — ^ I* I «ar nous. —^Ju darrien ; En dernier
bataillon da roi. — * Lèrion$ : laisse- } lien, enfin. ^ ><> ^ sa roelle : avec son
rions. — * Euissel : raisseaa. — * L'é- ècu. — " Jrs : brûlé. — " Gamboison^
dition de du Gange porte : Guillaume veste piqoie et remboorrée de laine et
<f«Broii. Ce gentilhomme était de Bre- d'étoapes battues avec du vinaigre,
tagne et l'un des ancêtres de du Gués- qui se mettait sous le haubert et sous
cUn. — ^ Ru: rnisseau. — 'Un grand la cotle de maille,
nombre de paysans. — * Paire avancer I
76
HISTOIRB
. quoit à moy ' et me disoit : « Séneschal, lessons huer ceste
chiennaille ; que, par la quoife Dieu ! (ainsi coHune il juroiC,)
encore en parlerons-nous de ceste journée es chamlnres des
dames, v
Le soir, au solleil couchant , nous amena le connestable les
arbalestriers le roy à pié, et s^arangèrent devant nous. Et quant
les Sarrazins nous virent mettre pié en estrier des arbales-
triers, il s^enfuirent; et lors me dit le connestable : « Séneschal ,
c'est bien fait. Or vous en alez vers le roy , si ne le lossiés
huimez >, jusques à tant que il iert descendu en son paveillon» »
Sitost comme je vîng au roy, monseigneur Jehan 4e Walery
vint à li et H dit : « Sire, monseigneur de Chasteillon vous prie
que vous li donnez Tarière-garde. » Et le roy si fist moult vo«
lentiers, et puis si se mist au chemm. Endementières ^ que nous
en venions , je li fis oster son hyaume et H baillé mon chapel
de fer pour avoir le vent. Et lors vint frère Henri de Ronnay à
li, qui avoit passé la rivière 4, et li bèsa la main toute armée, et
il li demanda se il savoit nulles nouvelles du conte d'Artois, son
frère ; et il li dit que il en savoit bien nouvelles, car estoit cer-
tein que son frère le conte d'Artois estoit en paradis : « Hé!
sire, vous en ayés bon reconfort, car si grant honneur n'avint
onques au roy de France comme il vous e&t avenu ; car pour
combatre à vos ennemis avez passé une rivière ^ à nou^, et les
avez desconfiz et chaciez du champ , et gaingnés leur engins
et leur héberges, là où vous gerrés 7 encore ennuit. » Et le
roy respondi que Dieu en feust aouré^ de ce que il li don*
noit ; et lors li chéoient les lermes des yex moult grosses.
Quant nous venimes à la héberge , nous trouvâmes que
les Sarrazins à pié tenoient une tente que il avoient estendue ,
d'une part, et nostre menue gent, d'autre, lïous leur courûmes
^ Plaisantait arec moi. — > HuU
mes s déaormais. — ' EndemenUèreê :
pendant. — < Et alora le frère Henri
de Ronnay , qui avait passé la ri?ière,
vint an roi. — ^ Le canal du Rezi ,
an gué que le Bédouin avait ensei-
gné. — ^ v4 nou : à la nage. — ' Ger-
couclierez. — » Jouré : prié.
gaé,
rés
DE SAINT LOUIS. 77
SUS, le mestre du Temple * et moy ; et il s'enfuirent , et. la
tente demoura à nostre gent.
£n celle bataille ot moult de gent de grant bobant ', qui
s'en vindrent moult honteusement fuiant panni le poncel dont
je vous ai avant parlé, et s'enfuirent ef&éément^ ne onques
n'en peumes nul arester delez nous : dont je m nommçroie
bien, desquiex je ne soufferré >; car mort sont.
Mes de m<»iseigneur Guion Malvoisin ne me soufferrai-je
mie, car il en vint de la Massourre honorablement; et bien
toute la voie que le connestable et moy en alames amont , il
revenoit aval. Et en la manière que les Turs amenèrent le
conte de Bretaingne et sa bataille , en ramenèrent-il mon-
seigneur Guion Malvoisin et sa bataille, qui ot grant los ^, il
et sa gent, de celle jomée. £t ce ne fu pas de merveille se
il et sa gent se prouvèrent bien celle journée ; car l'en me dit^
îcil qui bien le savoient son couvine 4, que toute sa bataille i
n'en faîUoit guères^ estoit toute de chevaliers de son linnnage
et de chevaliers qui estoient ses hommes-liges.
Quant nous eûmes desconfit les Turs eX chacîés de lent
nerberges, et que nulz de nos gens ne furent demourezr en
l'ost, les Béduyns se férirent en l'ost des Sarrazins, qui
moult estoient grant gent. Nulle chose du monde il ne les^
soient en l'ost des Sarrazins , que il n'emportassent tout ce que
les Sarrazins avoient lessié; ne je n'oy onques dire que les
Béduyns, qui estoient sousjez ^ ans Sarrazins, en vausissent^
pis de chose que il leur eussent tolue ne robée 7, pour ce que
leur coustume est tele et leur usage , que il courent tousjours
sus aus plus febles.
Pour ce que il affiert à la matère , vous dirai-je quel gent
sont les Béduyns. Les Béduyns ne croient point en Mahommet,
I Bobant : luxe, belle apparence, l vlne : Tétat de ses afbires. -^ ^ Sous*
— ^ Desquels je m'abstiendrai de I j€£ ; sajets. -— ^ ^att&'f««en< ; valussent,
parler. — 3 Los : gloire. — * Son cou- \ — ' Tolne ne robée : prise ou dérobée,
* U s'appelait Guillaume de Sonnac. Voyez plus loin, pag. SS.
7»
78 HISTOIfiS
aÎQÇois croient en la loy Haali , qui fu oncle Mahommet * ; et
ainsi il croient le Vieil de la Montaigne, cil qui nourrit les
Assacis '*. Et croient que quant rhomme meurt pour son sei-
gneur, ou en aucune bone entendon , que Famé d*eulz en va en
meilleur cours et en plus aaisié que devant * ; et pour ce ne
font force li Assacis , se l'en les occist quant il font le con-
mandement du Yeil de la Montaigne. Du Veil de la Montaigne
nous tairons orendroit ^^ si dirons des Béduyns.
Les Béduyns ne demeinrent en villes , ne en cités , n*en ebas-
tiaus, mez gisent adès^ aus champs; et leur mesnies, leur
femmes , leur enfans fichent le soir de nuit, ou de jours quant
il fait mal tens ^, en unes manières de herberges que il font
de cercles de tonniaus loiés^ à perches, aussi comme les
zU^ chers 7 à codâmes sont; et sur ces cercles gètent piaus de
moutons que Fen appelle piaus de Damas, conrées en alun ^.
Les Béduyns meismes en ont grans pelices, qui leur cuevrent
tout le cors , leur jambes et leur pies. Quant il pleut le soir et
fait mal tens de nuit, ils s'encloent dedens leur pelices, et
ostent les frains à leur chevaus et les lesseut pestre ddez eulz.
Quant ce vient lendemain , ils r'estendent leur pelices au soir
Idl et les conroient , ne jà n'i perra chose 9 que eles aient esté
moiilées le sok , Leur créance est tele, que nul ne peut morir
que à son jour, et pour ce ne veulent-îl armer; et quant il
maudient leur ^ans , si leur dient : « Ainsi soies-tu maudit ,
' Assatis : Aseassins, ou Ismaé-
liens. — ^ En meilleure vie et plus
heureuse qu'auparavant. — 3 Oren-
émit : mainteaant. — ^ Adès : tou-
jours. -—A Maliens : mauvais temps.
— « Loiés : liés. — ' Chers : chars. —
' Conrées en alun : enduites d*aIon,
— * U n'j paraîtra point.
* Voyez, sur cette secte, la lettre de M. Jourdain à M. Michaud, insérée,
page 339 du tome II de Y Histoire des Croisades (Paris, Michaud j«, f 823) ;
l'Histoire des Ismaéliens par l'iiistorien persan Mirkhond, donnée et traduite
par le même, dans le tome IX des Notices et extraits des manuscrits de
la Bibliothèque impériale, etc., pag. 143-182 ; les Nouvelles Recherches
sur les Ismaéliens , etc., par M. C. Defrémery {Journal asiatique , mai-
juin 1834 , pag. 373-421 ; et janvier 1833, pag. 5-76), etc.
* Aiy n'était pas oncle de Mahomet, mais son cousin et son gendre, ayant
épousé Fatimé , sa fiUc.
DE SAINT LOUIS.
79
comme le Franc qui s'arme pour poour < de mort !» £a ba-
taille il ne portent rî«as( que Tespée et le glaive. Presque touz
sont yestus de seurpeliz , aussi comme les prestres ; de touailles
sont entorteiHées leur testes, qui leur yont par desous le
menton > : dont lèdes gent et hydeuses sont à regarder, car
les chereus^s testes et des barbes sont touz noirs *. Il vi*
vent du let de leur bestes, et achètent les pasturages es ber-
ries^ aus riches hommes, de quoy leur bestes vivent. Le
nombre d'eulz ne sauroit nulz nommer ; car il en a ou réaume ^
de Egypte, ou réailmede Jérusalem et ententes les autres
terres des Sarrazins et des mescréans, à qui il rendent grant
tréus ^ chaseun an.
J*ai veu en cest pais ^, puis ? que je revins d^ootre-mer, au-
cuns desloiaus crestiens qui tenoient la loy des Béduyns , et
disoient que nulz ne povoit morir qu'à son jour; et leur
créance est si desloiaus , quil vaut autant à dire ccnnme Dieu
n'ait povoir de nous aidier : car il seroient folz ceulz qui ser-
viroient Dieu, se nous ne euidi^ que il eust pooir de nous
eslongier ^ nos vies et de nous garder de mal et de mes-
chéance ; et en li devons-nous croire , que it est poissant de
toutes choses fèœ.
Or disons ainsi que à Fanoitier revenimes de la périlleuse
bataflle desus dite , le roy et nous , et nous lojames ou lieu
dont nous avions cliacié nos ennemis. Ma gent, qui estoient
demourez en nostre ost dont nous estions parti , m^aportôrent
une tente que les Templiers m'avoient donnée , et la me ten-
dirent devant les engins que nous avions gaingnés aus Sar-
razins; et le roy fist establir serjans pour garder les engins.
* Poour : peur. -^^ La eonstnècUon
est lears tètes 8ont entortillées de piè-
ces de toiles qui leur vont par- dessous
le menton. — 3 Berriw : plaines,
prairies. — *■ Réaums : royaume. —
* Tréus : tributs. — « C'est-à-dire
en France. — ' Puis .'depuis. — ^ £«>
longier : allonger.
* Ce passage nous apprend que les Français d'alors conservaient encore
généralement la chevelure et la barbe blondes, caractère de leur origiiic
septentrionale.
80 HISTOlfiE
Quant je fuscouchié en mon lit, là où je eusse bien mestier '
de reposer pour les bleceures que j*aYoie eu le jour devant,
il ne m'avint pas ainsi ; car, avant que il feust bien jour, Ten
escria en nostre ost : Aus armes! aus armes ! Je fiz lever mon
Chamberlain > gisoit devant moy, et li diz que il alast veoir
que c^estoit. Et il revint tout ef&aé, et me dit : « Sire, or sus !
or sus ! que vez-ci les Sarrazins qui sont venus à pié et à
cheval ; et ont desconfit les serjans le roy qui gardoient les
engins, et les ont mis dedans les cordes de nos paveillons ^. »
Je me levai et getai un gamboison en mon dos et un chapel
de fer en ma teste , et escriai à nos serjans : « Par saint Ni-
cholas ! ci ne demourront-il pas. » Mes chevalierâ me virent
si blecié comme il estoient ; et reboutames les serjans aus Sar-
razins hors des engins, jusques deyant une grosse bataille de
Turs à cheval, qui estoient touz rez à rez des engins que nous
avions gaaingnés. Je mandai au roy que il nous secourust;
car moy ne mes chevaliers n'avions povoir de vestir haubers^
pour les plaies que nous avions eues ; et le roy nous envoya
monseigneur Gaucher de Chasteillon, lequel se loga entre nous
et les Turs, devant nous.
Quant le sire de Chasteillon ot rebouté arière les serjans aus
Sarrazins à pié, il se retraïrent sus une grosse bataille de
Turs à cheval, qui estoit rangiée devant nostre ost^ pour garder
que nous ne seurpreissions Tost aus Sarrazins , qui estoit logié
darière eulz. De celle bataille de Turs à cheval qui estoient
descendus à pié, huit de leur chievetains moult bien armés,
qui avoient fait un hourdéis de pierres taillées ^, pour ce que nos
arbalestriers ne les bleçassent ; ces huit Sarrazins traioient à
la volée parmi nostre ost , et blecèrent pluseurs de nos gens
et de nos chevaua. Moy et nos chevaliers nous meismes en-
isemble et acordameg , quant il seroit anuité ^ , que nous en-
porterionsles pierres dont il schourdoîent ^. Un mien preslre ,
■ Mestier: besoin. — ? Sappléez : qui, | in<uit de pierres de taille. -^ & /invité ;
— 3 Et ont poassé ces soldats jusque | devenu nuit. — ® Uourdoient : forti-
dans notre camp. — * Un retranche- | fiaient.
DE SAINT LOUIS. 81
qui avoit à non monseigneur Jehan de Foyssety hx à son
conseil ', etn'atendi pas tant; ainçois se parti de nostre ost
tout seul, et s'adreça vers les Sarrazins, son gamboison vestu y
son chapel de fer en sa teste, son glaive, trainant le fer, de-
souz Tessèle, pour ce que les Sarrazins ne ravisassent >. Quant
il vint près des Sarrazins, qui ri^is ne le prisoient , pour ce
que il le véoient tout seul , il lança son glaive desouss'essèle et
leur courut sus. Il n'i ot nul de3 huit qui y meist deffense;
ainçois tournèrent touz en fuie. Quant ceulz à cheval virent
que leur seigneurs s'en venoient fuiant , il férirent des espé-
rons pour eulz rescourre, et U saillirent bien de nostre ost
jusques à cinquante seijans; et ceulz à cheval vintrent ^ férant
des espérons et n'osèrent assembler à nostre gent à pié, ain-
çois ganchirent 4 par devers eulz. Quant il orent ce fait ou deux
foiz outroiz, un de nos serjans tint son glaive parmi le milieu,
et le lança à un des Turs à cheval , et li en donna parmi les
costes. Quant les Turs virent ce , il n'i osèrent puis aler ne
venir, et nos serjans emportèrent les pierres. Dès illec en
avant fu mon prestre bien oogneu en l'ost, et le moustroient
l'un à Tautre, et disoient : « Vez-ci le prestre monseigneur de
Joinville , qui a les huit Sarrazins desconfiz. »
Ces choses avindrent le premier jour de quaresme. Ce jour
meismes un vaillant Sarrazin , .que nos ennemis avoient fet
chievetain pour Secedic le filz au Seic , que il avoient perdu
en la bataille le jour de quaresme-pernant , prist la cote le
conte d'Artois qui avoit esté mort en celle bataille , et la
moustra à tout le peuple des Sarrazins , et leur dit que c'estoit
la cote le roy à armer ^, qui mort estoit. a £t ces choses vous
moustré-je , pour ce que cors sans chief ne vaut riens à re-
douter, ne gent sanz roy : dont , ce il vous plet ^ , nous les
assaurons 7 samedi ^ vendredi, et vous y devez acorder, si
> 11 faut peut-être lire : >V< à ce eon- 1 «Mr^nt : toarnërent à gftoche. — ^ Cotte
seU. — "^ Ne l'avisassent : TkbVsiTfitittiXki' l d'armes du roi. — ^ Lisez : se il vous
•eut. — 3 Lisez : vindrent, — « jCaU' \ plet. — ' Jssaurons : attaquerons.
83 HISTOIBB
comme il me semble ; car nous ne devrons pas faillir que nous
les prenons touz , pour ce que il ont perdu leur chievetein. »
Et touz s'acordèrent que il nous venroient assaillir vendredi.
Les espies le roy ' qui y estoient en Fost des Sarrazins ,
vindrent dire au roy ces nouvelles. Et lors commanda le roy
à touz les cheveteins des Imtailles que il feissent leur gent
armer dès la mienuit, et se traisissent hors des paveillons
jusques à la lice, qui estoît tele que il y avoît Ions merriens ,
pour ce que les Sarrazins ne se férissent parmi Tost ; et estoient
atachiés en terre en tel manière, que Vea pooit passer parmi
le merrien à pié. Et ainsi comme le roy Tôt commandé il fu fait.
A solleil levant tout droit les Sanazins devant nommez de
quoy il avoient fait leur chievetain , nous amena > bien quatre
mille Turs à cheval , et les flst ranger touz entour nostre ost
et ii, dès le flum qui vient de Babiloine jusques au flum qui
se partoit de nostre ost, et en aloit vers une ville que Ten
appelé RisîL Quant il orait ce fait , il nous ramenèrent si
grant foison de Sarrazins à pié , que il nous r'environnèrent
tout nostre ost, aussi comme il avoient des gens à cheval.
Après ces deux batailles que je vous conte, firent rangier tout
le pooir ^ au soudanc de BabUome pour eulz aidier, se mestier
leur feust. Quant il orent ce fait, le chievetain vint veoir le
couvine de nostre ost, sur un petit roncin ; et selonc ce que il
véoit que nos batailles estoient plus grosses jen un tieu que en
un autre, il r'aloit querre de sa gent et renforçoit ses batailles
contre les nostres. Après ce, fist-il passer lesBéduyns, qui
bien estoient troiz mille, par devers les deux rivières; et ce fîst'il
pour ce que il cuidoit que le roy eust envoie au duc de sa
gent pour li aidier contre les Béduyns , par quoy l'ost le roy
en feust plus fèble.
En ces choses aréer mist-il jusques à midi ; et lors il fiiA
' Leg e5j»iec le roy : 1m espions da | avaient élu pour commBoder leur.
'®^« — * l>roit aa soleil levant , celui { armée , nous amena , etc. — * Pooir :
que les Sarrazins ci-devant nommés I armée^ troupe.
DE SAINT LOUIS.
83
sonner ses tabours, que Fen appelle nacaires , et lors nous
coururent sus et à pîé et à cheval. Tout premier, je vous dirai
' du roy de Sezile, qui lors estoit conte d'Anjou , pour ce que
c'estoit le premier par devers Babiioine. H vindrent à li en la
manière que l'en jeue '■ aus eschez ; car il li firent courre sus
à leur gent à pié , en tel manière que oeulz à pié li getoient le
feu gréjots. £t les pressoient tant ceulz à cheval et ceulz à pié ,
que il desconfirent le roy de Ceziie, qui estoit entre ses che-
valiers à pié ; et l'en vint au roy et li dit l'en le mesdiief où
son frère estoit. Quant il oy ce, il féri des espérons parmi
les batailles son frère , l'espée au poing, et se féri entre les Turs
si avant que il li emprîstrent la eoUère * de son cheval de feu
gréjois ; et par celle pointe que le roy fist, il secourt le roy de
Cezile et sa gent , et enchacèrent les Turs de leur ost.
Après la bataille au roy de Cezile, estoit la batafile des
barons d'outre-mer, dont mesire Gui Guibelin * et mesire Bau-
douin, son frère, estoient chieveteins. Après leur bataille estoit
la bataille monseigneur Gautier de Ghateillon, pleine de preu-
dommes et de bone chevalerie. Ces deux batailles se deffendirent
si viguereusement , que onques les Turs ne les porent ne percier
ne rebouter 4.
Après la l)ataille monseigneur Gautier ^ estoit frère Guillaume
de Sonnac , mestre du Temple, à tout ce pou ^ de firères qui li
estoient demourez de la bataille du mardi; il ot fait faire
deffense endroit li des engins aus Sarrazins que nous avions
gaaingnés. Quant les Sarrazins le vindrent assaillir, il gâtèrent
le feu gréjois ou hordis? que il y avoient feit faire , et le feu
s*y prist de légier * ; car les Templiers y avoient fût mettre
grans planches de sapin. Et sachez que les Turs n'atendirent
pas que le feu feust tout ars , ains alèrent sus courre aus
Templiers parmi le feu ardant. Et à celle bataille, frère Guil-
' Jeue : joue. — ' Empristrent * Sapplé«s qui. —^ A tout ee pou :
{liaet emplistrent) la eoHère : rempli- avec ce peu. ^ "> Ou Kordit : aux
rent la croupière. — 3 LIseï : Guy retranchements. — ^ De légier ; faei-
4^lheHn. — < Rehouter : repousser. — lement.
Ô4 HISTOIBE
}aume, le mestre du Temple, perdi l'un des yex, et Tautre
avoit-il perdu le jour de quaresme-prenaut , et eo fu mort ledit
seigneur, que Diex absoille. Et sachez que il avoit bien un
joumel de terre darière les Templiers, qui estoit si cbaigié de
pyles que les Sarrazins leur avoient laneiées, que il n*i pa-
roit ' point déterre pour la grant foison de pyles.
Après la bataille du Ten^e estoit la bataille moif^igneur
Guîon MalToisin, laquele bataille les Turs ne porent onques
vaincre; et toutevoiz avint ainsi que les Turs couvrirent mon-
seigneur Guion Malvoisin de feu gréjois, que à grant pelnne le
porent esteindre sa gent*
De la bataille monseigneur Guion Malvoisin descendoit la
lice qui clooit * nostre ost, et venoit vers le flum bien le giet
d'une pierre poingnant. Dès illec ^ â s*adreçoit la lice par
devant Fost le conte Guillaume , et s'estendoit jusques au flum
qui s'estendoit vers la mer. Endroit celi qui venoit devers mon-
seigneur Guion Malvoisin , estoit là nostre bataille ; et pour ce
que la bataille le conte Guillaume de Flandres leur estoit
encontre leur visages , il n'osèrent venir à nous : dont Dieu
nousfist grant courtoisie; car moy ne mes chevaliers n'a-
vions ne haubers ne escus, pour ce que nous estions touz
bleciés de la bataille du jour de quaresme-prenant.
Le conte de Flandres coururent sus moult aigrement et vi-
guereusement , et à pié et à cheval. Quant je vi ce, je com-
mandé à nos arbalestriers que il traisissent à ceulz à cheval <
Quant ceulz à cheval virent que en les bleçoit par devers nous,
ceulz à cheval touchèrent à la fuie^; et quant les gens le conte
virent ce, il lessièrent Tost et se fichèrent par desus la lice, et
coururent sus eus Sarrazins à pié et les desconfirent. Piuseurs
en y ot de mors, et piuseurs de leur targes gaaingnées. Là se
prouva viguereusement Gautier de la Horgne, qui portoit la
banière monseigneur d'Apremont.
• Paroit : paraîasait — ^ cioùii : 1 * Que ilfl tirassent aux Sarrasins qni
enfermait. — » Dès illec : De là. — I 'étaient à cheval.— & Tournèrent bride.
DE SAINT LOUIS. S&'
Après ta bataille le conte de Flandres, estoit la bataille au
conte de Poitiers, le frère le roy; laquele bataille du conte
de Poitiers ' estoit à pié, et il tout seul estoit à cheval ; laquele
bataille du conte les Turs desc^nfirent tout à net, et enme-
noîent le conte de Poitiers pris. Quant les boucbiers et les
autres homes de Tost et les femmes qui vendoient les danréesr
oïrent ce, il levèrent le cri en Tost , et , à Taide de Dieu, il se*'
coururent le conte et chacièrent de Fost les Turs.
Après la bataille le conte de Poitiers , estoit bt bataille mon-
seigneur Jocerant de Brançon , qui estoit venu avec le conte
en Egypte, Tun des meilleurs chevaliers qui feust en Tost. Sa
gent avoit si arée * que touz ces chevaliers estoient à pié. Et
il estoit à cheval, et son filz monseigneur Henri et le filz mon-»
seigneur Jocerant del^antum; et ceùlz retint à cheval, pour ce
que il estoient enfants. Par pluseurs fois li desconfirent les
ïurs sa gent. Toutes les foiz que il véoit sa gent desconfire,
il féroit des espérons et prenoit les Turs par derière; et ainsi
lessoient les Turs sa gent par pluseurs foiz pour li courre sus.
Toutevoiz, ne leur eust riens valu que les Turs ne les eussent
touz mors on chan^), se ne feust monseigneur Henri de
Coonne, qui estoit en Tost le ducdeBourgoin^e, sage che*
valier et preus et apensé ^ ; et toutes les foiz que il véoit que
les Turs venoient courre sus à monseigneur de Brancion, il
fesoit traire les arbalestriers le roy aus Turs parmi la rivière.
Et toutevoiz eschapa le sire de Brandon du meschief de celle
journée, que de vint chevaliers que il avoit entour li> il en
perdi douze, sanz Taulxe gent d'armes ; et il-meîsmes fu si male-
ment atoumé 4, que onques puis sus sespiez n'aresta, et fu
mort de celle bleceure ou servise Dieu.
Du seigneur de Brandon vous dirai : il avoit esté , quant il
mourut, en trente-six batailles et poingnéis ^, dont il avoit porté
pris d*armes. Je le vi en un ost le conte de Chalon , cui^ cousin
I Ces cinq moto sont inutiles. — I —* Maternent afourné .* maltraité. —
' jtrée : arrangée. — ' Jpensé : réfléchi. I ^ Poingnéis : eombato. '^^ Cui : à qui*
8
86 HISTOIBE
ii estoit; et vint à moy et à mon frère, et nous dit le jour
d*un grant vendredi ' : « Mes neveus, venés à moy aidier, et
vous et vostre gent; car les Alemans brisent le moustier ^ »
Nous alames avec li et leur courûmes sus, les espées traites,
et à grant peinne et à grant butin les cbassames du moustier.
Quant ce fu fait, lepreudomme s'agenoilla devant Tautel, et
cria à Nostre-Seigneur à baute voiz, et dit : « Sire, je te prie
que il te preiogne pitié de moy , et m'oste de c^ guerres entre
crestiens, là où J'ai vescu grant piesce; et m'otroie que je ,.'^'!ut^
puisse mourir en ton servise, par quo^ je puisse avoir ton v ^
règne de paradis. » Et ces choses vous ai-je ramenteu , pour ce
que je croi que Dieu li otroia , si comme vous povez avoir
veud-devant.
Après la bataille, le premier v^dredi de quaresme, manda
le roy touz ses barons devant 11 , et leur dit : « Grant grâce,
fist-il, devons à Nostre-Seigneur de ce que il nous a fait tiex ^
deux honneurs en ceste semainne , que , mardi le jour de qua-
resme-prenant , nous les cbassames de leur berberges, là où
nous sommes logés ; ce vendredi prochain , qui passé est , nous
nous sommes deffenduz à eulz 4 , nous à pié et il a cheval ; » et
moult d'autres bêles paroles pour eulz reconforter. Pour ce que
il nous convient poursuivre nostre matière, laquele il nous
convient un pou entre-lacier, pour faire entendre comment le
soudanc tendent leur gent ordenéement et aréement ^ ; et est
voir que le plus de leur chevalerie il avoi^t fet de gens es-
tranges *, que marcheans prenoient en estranges terres pour
* Grant vendreéU : Tendredi saint, j tels. —•^^ «uJa; contre eai.—>^^r^
— ' L'abbaye de MAcoo. — 3 Tiex : \ ment : ea bon arroi, régulièrement.
* C'était encore , il y a quelques aimées , la coutume des Turcs de com-
poser leur principale milice, qui était celle des janissaires, des enfants de
tribut. Tous les cinq ans, ils envoyaient des commissaires dans les provinces
de leur obéissance, et principalement en Albanie, en Bosnie et en Grèce ,
pour en enlever les enfants des chrétiens , qu'ils faisaient élever dans risJa-
raisme, et auxquels ils apprenaient les exercices de la guerre. Ces soldats,
ainsi aguerris, ne ccmnaissant ni leurs parents, ni leur extraction, étaient
accoutumés à ne regarder pour père et pour maître que le Grand-Seigneur.
D£ SAINT LOUIS. 87
vendre ; et il les acbetoîent moult vol^tiers et ohièrement. Et
ces gens que fl menoient en Egypte prenoi^t eu Orient , parce
que quant Tun des roys d'Orient avoit desconût Tautre , si
prenoit les povresgens que il avoit conquis, et les vendoientaus
inarehans, et les marcheans les revenoient vendre en Egypte.
La chose estoit si ordenée , que les enfaos jusques à tant
que barbe leur venoit , le soudanc les nourrissoit en sa méson
en tel nlanière que , selonc ce que il estoient, le soudanc leur
fesoit fa^:e arez à leur point ; et si tost comme il enforçoient <,
il getoient leurs ars * en rartiilerie au soudanc , et le mestre ar-
tillier leur baillet ars si fors comme il les pooitteser ^. Les armes
au soudanc estoient d'or ; et tiex armes comme le soudanc
portoit, portoient celle joene gent ; et estoient appelez bahariz *,
Maintenant que les barbes leur venoient, le soudanc les fe-
soit chevaliers. Et portoient les armes au soudanc, fors que
tant que il y avoit différence^ c'est à savoir ensignes vermeilles,
roses, ou bendes vermeilles, ou oiâaus, ou autres enseignes
que il metoient sus armes d'or, teles comme il leur plesoit; et
ceste gent que je vous nomme, appeloit l'en de la Haulequa ** ,
car les beharis gesoient dedans les tentes au soudanc. Quant
le soudanc estoit en l'ost, ceulz de la Haulequa estoient logiez
entour les héberges le soudanc, et establîz pour le cors le sou*
danc garder. A la porte de la héberge le soudanc estoient lo-
giez en une petite tente les portiers le soudanc, et ses menés-
triers , qui avoient cors sarrazinnois et tabours et nacaires. Et
fesoient tel noise au point du jour et à l'anuitier, que ceulz qui
estoient delez 4 eulz ne pooient entendre l'un l'autre ; et clèrement
« Enforçoienti devenaient fort». — i * Delez: près de.
* Ars ; arcs. — =^ Teser : tendre. — I
* Ce mot est arabe et dérive de 6aAr, terme qui signifie mery et par le-
quel les Égyptiens désignent le Nil. Les Baharis furent ainsi appelés, parce
qu'ils occupaient une caserne sur les bords de ce fleuve , dans Tile de
Rauda, en face du Caire.
** Le mot haulequa, ou plutôt halka , est arabe, et désigne b garde du
prince.
88
HISTOIRE
les oioit Ten parmi Fost , ne les menestriers ne feussent jà si
hardis que il sonnassent leur instrumens de jours, ne mais que
par le mestre de Haulequa < : dont il estoit ainsi, que quant le
soudanc vouloit charger *, il envoioit querre le mestre de la Hau-
lequa et H fesoit son commandement ; et lors le mestre fesoit
sonner les instrumens au soudanc, et lors tout Fost venoit pour
oîr le commandement au soudanc. Le mestre de la Hauleca le
disoit, et tout Tost le fesoit.
Quant le soudanc se conbatoit, les chevaliers de la Hauleca,
sdonc ce que il se prouvoient bien en la bataille, le soudanc en
fesoit amiraus 3, et leur bailloit en leur coropaiognie deux cens
ehevaliers ou troiz cens; et comme miex le fesoient et plus leur
donnoit le soudanc.
Le pris qui est en leur chevalerie si est tel, que quant il sont si
preus et si riches que il n'i ait que dire, et le soudanc a poour que
il ne le tuent ou que il ne le déshéritent, si les fait prendre et mou-
rir en sa prison, et à leur femme toit ^ ce que elles ont. Et ceste
chose fist le soudanc de ceulz qui pristrent le conte de Monfort
et le conte de Bar, et autel ^ fist Boudendart * de ceulz qtii avoit
desconfit le roy de Herménie ; car, pour ce que il cuidoient avoir
bien, il descendirent à pié et Talèrent saluer là où il chaçoit aus
bcstes sauvages. Et il leur respondi : « Je ne vous salue pas , »
car il li avoient destourbé sa chace ; et leur fist les testes coper.
Or revenons à nostre matière et disons ainsi, que le soudanc
qui mort estoit^ avoit un sien filz de Taage de vint-dnc ans, sage
et apertet malicieus ; et , pour ce que il doutoit que il ne le dés«
de du Gange porte t Et à semblable
fist-il des Boudendars , qui sont gens
subgetz audit soutdan.
' Sinon par l'ordre da maître de la
Halka. — "* Charger .* donner an or<*
dre. — > jimiraus : émirs. — > * Toit :
enlève. — & Autel : aatant. L'Mition
* U est ici question de Bibàrs Bondocdar, devena saltan d'Egypte après
l'assassinat de Touran-Schah et deHotouz, ses prédécesseurs. L'an 1263,
voulant se venger de Haitom, roi de la peUte Arménie, qui entretenait des
intelligences avec les Tartares dont les hordes menaçaient sans cesse la Sy-
rie , 11 entra dans ses États et y mit tout à feu et à sang. Voyez M. Rei-
naud, Extraits des historiens arabes, relatifs aiix croisades, pag. 500.
DE S.UNT LOUtS. 89
héritast, il donna un réaume que il avoit en Orient. Maintenant
que le soudanc fu mort, les amirauls Tenvoièrent querre ; et
sitost comme il vint en Egypte^ il osta et tolli au sénesehal
son père, et au connestable et au mareschal les verges d'or*,
et les donna à ceulz qui estoient venus avec li d'Orient. Quant
il virent ce, il en orent si grant despit, et touz les autres aussi
^ui estoient du conseil le père, pour le despit que il leur avoit
Eût; et pour ce que il doutoient que il ne feist autel d'eulz
.comme son aïeul avoit fait à ceulz qui avoient pris le c-onte de
.Bar et le conte de Monfort^ ainsi conmie il est devant dit, il
pourchacèrent tant à ceulz de la Halequa, qui sont devant
jiommez, qui le cors du soudanc dévoient garder, que il leur
orent couvent > que à leur requeste il leur occiroient le soudanc.
Après les deux batailles devant dites , commencièrent à venir
les grans meschiez en Tost ; car au chief de neuf jours les cors
de nos gens que il avoient tuez vindrent au desus de Tyàue ( et
dit l'en que c'estoit pour ce que les fielz en estoient pourriz ) ,
vindrent flotant jusques au pont qui estoit entre nos deux os ' ^
etiieporentpasser,pource que le pont joingnoitàryaue. Gran(
foison en y avoit , que tout le flum estoit plein de mors dès
Tune rive jusques'à l'autre, et de lonc bien le giet ^ d'une pierre
menue. Le roy avoit loé cent ribaus ^ , qui bien y forent huit
jours. Les cors aus Sarrazins, qui estoient retaillés^ , getoient
d'autre part du pont et lessièrent aler d'autre part l'yaue , et les
crestiens fesoient mettre en grans fosses l'un avec l'autre. Je y
vi les chamberlans au conte d'Artois et moult d^autres, qui
queroient leurs amis entre les mors ; ne onques n'oy dire que
nulz y feust retrouvez.
Nous ne mangions nulz poissons en l'ost tout le quaresme ^
mes que bourbetes^; et les bourbetes manjoient les gens mors»
' .* eonTention. -^ ^ Entre l baiu : gonjato. *— * BetaUlés : circon«
roi et celai da duc de I cis. — * Bourbetet : karmouts. L'édi-
— 3 Ciet i Jet. — * Ri' I tioa de da Gange porte burbotes,
* La verge d'or était la marque de commandement et de justice.
' Cowoeni
le camp da
Bourgogne.
X
1
90 • HISTOIRE
pour ce que ce sont glous' poissons. Et pour ce meschief et
pour Teafenneté du pans, là où il ne pleut nulle f oiz goûte d^yaue,
nous vint la maladie de Tost^ qui estoit tele que la char de nos
U> jambes sèchott toute, et le cuir de nos jambes devenoient ta-
r/>^ velés > de noir et de terre, aussi comme une vielz hease( ^ ; et à
nous qui avions tele maladie venoit char pourrie es gencives,
^ ne nuls^ ne eschapoit de celle maladie que mourir ne Fen couve-
nist. Le signe de la mort estoit tel, que là où le nez seignoit il
oouvenoit mourir. A la qumzeinne après, les Turs, pour nous
affamer, dcmt moult de gent se merveill^nt, prirent pluseurs
de leur gaties desus nostre ost, et lea firent tremn^ par terre
et mètre ou flum qui venoit de Damiete, him une lieue desous
nostre ost; et ces galies nous donnèrent famine, que nus ne
nous osoit venir de Damiete pour aporter garnison ^, contre-
mont Fyaae, pour leur galies. Noos ne sceumes oncpies noa*
velles de ces choses jusques à tant que un vaisselet au conte
de Flandres, qui eschapa d*eulz par force, le nous dit, que les
galies du soudanc avoient bien gaaingné quatr&-vms de nos
galies qâ estoîeot venus vers Damiete, et tuez les gens qui
estoient dedans.
Par ce avint si grant chierté en Fost, que tantost que la Pas-
^e fu venue, un beuf valoit en Fost quatrc-vîns livres , et un
mouton Incite livres, et un porc trente livres, et un œf douze
deniers, et un muide vin dix livres.
Quant le roy et les barons virent ce, il s'acordèrent que le
roy feist passer son ost par devers Babil<Hne en Fost le duc de
Bourgoingne , qui estoit sur te flum qui aloit à Danûete. Pour
requerre sa gent plus sauvement ^, fist le roy faire une barba-
fuane devant le pont qui estoit entre nos deux os, en tel manière
que Fen pooit entrer de deux pars en la barbaquane à cheval.
Quant la barbaquane fu arée, si s'arma tout Fost le roy, et y ot
grant assaut de Turs à Fost le roy. Toutevoiz ne se mut Fost ne
> Glouê t gloufoDs. — 3 Tavelés : i nison : mnnitions. — ^ Plus sauvô'
.tacheté«. <— ' Jietue ; botte. — * Car- \ meni : avec pliu de sûreté.
DE SAINT LOUIS 91
la gwt, jusques à tant que tout le hamois fù porté outre ; et lors
passa li roys et sa bataille après li, et touz les autres barons
après « fors que monseigneur Gautier de Gbasteillon qui fist
1 arière-garde. Et à Feutrer en la barbacane, reseout monsd-
gneur Ërart de Walery monseigneur Jeban^ son frère^ que les
Turs enmenoient pris.
Quant toute l'ost f u entrée dedans , ceulz qui demourèrent
en labarbacane furent à grant mescbief ; car la barbacane n'es-
toit pas haute, si que les Turs leur traioient de visée è cheval,
et les Sarrazins à pié leur getoient les motes de terre enmi les
visages. Touz estaient perdus, se cène feust le conte d'Anjou,
qui puis ^ roj de Cezile, qui les ala rescourre et les enm€na
sauvement; De celle journée enpmrta te pris monseigneur Gef«
froy de Mussanboure, le pris de touz ceulz qui estment en la
barbacane.
Lavegile de quaresme-prenant , vi une merveille que je
TOUS weii raconter ; car ce jour meismear fa mis en terre mon-
seigneur Hue de Landricourt, qui estoit avec moy à banière.
Là où il estoit en bière en ma cbapelle, six de mes chevaliers
estoient apuiez sur pluseurs saz * pleins d'orge \ et pour ce que il
parloient haut en ma chapelle et que il faisoi^it noise au prestre,
je leur alai dire que il se teussent, et leur dis que viteinne chose
estoit de chevaliers et de gentilzhomes qui parloient, tandis
que l'en chantoit la messe. Et il me ecnomencièrent à rire , et
me distrent en rimt que il li remarieroient sa femme ; et je
les aiehoisonnai >et leur dis que tiex paroles n'estoient ne bo-
nes ne bêles, et que tost avoient oublié leur compaingnon. Et
Dieu en fist tel vengance que lendemain fu la grant bataille du
quaresme-prenant, dont il furent mort ou navrez à mort , par
quoy il convint leur femmes remarier toutes six*
Pour les bleceures que j'oi ^ U jour de quaresme-pr^oant, me
prist la maladie de Tost, de la bouche et des jambes, et une dou-
ble tierceinne, et une reume si grant en la teste que la rcuinc
' Saz : sacs. — ^ Enthofsonnai : gourmanJai. — ^ J'ai : l'eu».
92 HISTOIRE
me filoît de la teste par mi les nariles * ; et pour lesdites mala«-
dies acouchai au lit malade en la mî-quaresme : dont il avint
ainsi que mon prestre me chantoit la messe devant mon lit
en mon paveillon, et avoit la maladie que j'avoie. Or avint
ainsi que en son sacrement > il se pasma. Quant je vi que il
vouloit^ cheoir, je, qui avoie ma cotevestue, sailli de mon lit
iout descbaus, et Tembraçai, et 11 deis que il feist tout à trait
et tout bêlement son sacrement; que je ne le lèroie tant que
il l'auroit tout £ût. Il revint à soi, et fist son sacrement et par*
chanta sa messe ^ tout entièrement, ne onques puis ne chanta.
Après ces choses prist le conseil le roy et le consdl le sou-
danc journée d'eulz acorder. Le traitié de l'acorder * fii tel ,
•que Ten devoit rendre au soudanc Damiete, et le soudanc de«
voit rendre auxoy le réaume de Jérusalem ; et li dut garder le
soudanc les malades qui estoient à Damiete et les chars salées ,,
pour ce que il ne mangoient point de porc, et les engiïis le roy.
jusques à tant que le roy pourroit r'envoier querre toutes ces
choses. Il demandèrent au conseil le roy quel seurté il donroient
par quoy il reçussent Damiete. Le conseil le roy leur offin que
il détenissent un des frères le roy tant que il r*eussent Danùete,
ou le conte d'Anjou, ou le conte de Poitiers. Les Sarrazins disr
trent que il n'en feroient riens , se en ne leur lessoit le cors
le roy en gage ; dont monseigneur Geffiroy de Sergines, le bon
chevalier, dit que il ameroit miex que les Sarrazins les eus^
sent touz mors et pris, que ce que il leur feust reprouvé ^ que
il eussent lessié le roy en gage. La maladie commença à engre»
gier ^ en l'ost &i tel manière, que il venoit tant de char morte
' ffariUt : narinea. — ' A la consè-
cration, <m simplemeni» -en disant la
chanta : acheva de chanter. — * Ré*
prouvé : reproché, — « Bngregier : em-
messe. — s youloit : allait. — * Par* \ pirer.
* Marino Sanndo dit que par ce traité le sultan du Grand-Caire offrit
d'abandonner au roi la tUle de Damiette avec le pays adjacent, pour le
laisser habiter aiu chrétiens qui demeuraient dans l'Egypte, nonunés pour
lors Christiani de Cinctura : quia cingulum portabant latum^ et vesU*
nienlunit per quod recognoscebantur ah aliis {Jacobitû scilicet et aliis
Qfiristianis ).
: r. r; /
D£ SAINT LOUIS. 93
ès gencives à nostre geot^que il couTcnoit que barbiers ostas-
sent la char morte, pour ce que il peussent la viande mascber
et avaler aval *. Grant pitié estoit d^oïr brère les gens parmi
l'ost, ausquîex Ten copoit la cbar morte; car il bréoient aussi
comme li^oiimes qui traveillent d'enfmt.
Quant le roy vit que il n'avoit pooir d'iiec demeurer que
mourir ne le couvenist , li et sa gent, il ordena et atira que il
mouvroit le mardi au soir à Tanuitier, après les octaves de Pas-
ques, pour revenir à Damlete. Le roy commanda à Josselin de
Comaut et à ses frères et aus autres engingneurs, que il co-
passent les cordes qui tenoient les pons entre nous et les Sar«
razins; et riens n'en firent. Nous nous requeiilimes ' le mardi
après dîner de relevée, et deux de mes chevaliers que je avoie
de remenant de ma mesniée >. Quant ce vint que il commença
à anuitier, je dis à mes mariniers que il tirassent leur ancre et
^e nous en alissions aval ; et il distrent que il n*oseroient ,
pour ce que les galies au soudanc, qui estoient entre nous et
Damiete, nous ocdrroient. Les mariniers avoient fait grans feus
pour requeillir les malades dedans leur galies , et les malades
c^estoient trait sur la rive du flum. Tandis que je prioie le ma-
rinier que nous en alissions, les Sarrazins entrèrent en Tost ;
et vi à la clarté du feu que il occioient les malades sus la rive.
Endem^tres que il tiroient leur ancre, les mariniers qui de*
voient mener les malades coupèrent les cordes de leur ancres
et de leur galies, acoururent en nos petiz vessiaus, et nous en-
clorrent Tun d'une par et l'autre d'autre part, que à pou se ala ^
que il ne nous afondrèrent en i'yaue. Quant nous fumes es-
chapes de ce péril et nous en allons contreval le flum, le roy,
qui avoit la maladie de l'ost et menoison^ moult fort , se feust
bien garanti ès galies, se il vousist ; mes il dit que, se Dieu
' NoQs HOU raaaeiDblftmef dan^ dm I < MenoUon : dyasenterle. M. Petitot
vaiMeaax. — ' Mesniée ; compagnie. 1 tradait en note menoison par ulcères
— 3 En sorte que peu s'en fallut. — I qui se formaient dans les chairs.
* Cette maladie était le scorbut.
94 HISTOiaV
plest, il ne léroit jà soo peuple. Le soir se pasma par piuseurs
foiz; et, pour la fort menuîson que il avolt, li couvînt eoper
le fons de ses braies < toutes les foiz que il desceadoit pour
aler à chambre *. L*en eserioit à nous qui nagions ^ par Fyaue,
que nous attendtssion le roy ; et quant nous ne le Toulions at*
tendre, Ten traioit à nous de quarriaus : par quoy il nous cou-
venoit à rester tant que il nous donnoient 4 congé de nager.
Or vous dirai conunent le roy fu pris, ainsi comme il«meis*
mes le me conta. U me dit que il avoit lessié la seue bataille et
s'estoit mis entre li et monseigneur Geffiroy de Sargînes et ^ en
la bataille monseigneur Gautier de Qiasteillon, qui fesoit Tarière-
garde. £t me conta le roy que il estoit monté sur un petit ron*
cin, une bouce de soyevestue, et dit que darière Une demeura
de touz chevaliers ne de touz serjans, que monseigneur Gef-
froy de Sergines , lequel amena le roy jusques à Quazel * , là
où le roy fu pris ^ en tel manière que li roys me conta que
monseigneur Geftroy de Sergines le deffendoit des Sarrazins,
aussi comme le bon xallet deffent le hanap ^ son seigneur des
mouches ; car toutes les foiz que les Sarrazins Taprochoiait, il
prenoit son espié, que il avoit mis entre li et Tarçon de sa
selle, et le metoit desous s'essele, et leur recouroit sus et les
chassoit ensus du roy?. £t ainsi mena le roy jusques à Kasel,
et le descendirent en une mèson, et le couchèrent ou giron *
d'une bourjoise de Paris aussi comme tout mort, et cuidoient
que il ne deust jà veoirle soir. Ulec vint monseigneur Phelippe
de Monfort *", et dit au roy que il vécHt Tamiral à qui il avoit
' Braies, eapèee de pantalon. —
' Chambre : garde-robe. — ' Nagions :
navigaioas. — * Liiez : Tant que ils
donneraient, ifesUà'dire Jucqa'à ce
qa'itfl donnftgaent. — ^ Mjfaeez et.
« Hanap : coape. — ' Les ccartoit de
la personne da roi. — * Ou giron :
au Ut.
* Les historien? orientaux contemporains rapportent que saint Louis fut
pris dans un lieu appelé Minieh,
** Philippe de Montfort , fils de Simon IIl, comte de Leicestcr, le grand
ennemi des Albigeois, et frère de Simon IV. n entreprit, après la mort de
son père, Texermination de ces hérétiques; mais depuis, ayant reçu quelque
déplaisir do la relue Blanche , il se retira en Angleterre , où il fut grand
sénéchal.
DE SAINT LOUIS. 95
traitié de la trêve; que se il vouloit, iliroit à li pour la treuve
refaire en la manière que les Sarrazins vouloient. Le roy li
pria que il y alast et que il le vouloit bien. Il ala au Sarrazin,
et le Sarrazin avoit ostée sa touaille de sa teste, et osta son anel
de son doy pour asseurer que il tenroit la trêve. Dedans ce
avint une si grant meschéanoe à nostre gent, que un traitres ser«
jant, qui avoit à non Marcel, commença à crier à nostre gent :
« Seigneurs chevaliers, rendés-vous, que li roys vous le mande ;
et ne faites pas occirre le roy. » Touz cuidèrent que le roy leur
eust mandé, et rendirent leur espées aus Sarrazins. L'amiraut
vit que les Sarrazins amenoient nostre gent prins. L*amiraut
dit à monseigneur Phelippe que il n'aferoit pas que il don-
nast à nostre gent trêves, car il véoit bien que il estoient pris.
Or avint ainsi que * monseigneur Phelippe que toute nostre
gent estoient pris'; et il ne le fu pas, pour ce que il estoit mes-
sage *. Or a une autre mauvèse manière ou pais en la paien-
nime, que quant le roy envoie ses messages au soudano, ou
le soudanc au roy, et le roy meurt ou le soudanc, avant que
les messages revieingnent, les messages sont prisons et esclaves,
de quelque part que il soient, ou Grestiens ou Sarrazins.
Quant celle meschéance avint à nos gens que il furent prisa
terre, aussi avint à nous qui fumes prins en Tyaue, ainsi
comme vous orrez ci-après; car le vent nous vint devers Da-
micte, qui nous toli le courant de Tyaue, et les chevaliers que
le roy avoit mis en ses courciers^ pour nos malades deffendre,
s'enfouirent. Nos mariniers perdirent le cours du flum et se
mistrenten une noe^^, dont il nous couvint retourner arières
vers les Sarrazins.
Nous qui alions par yaue, venimes un pou devant ce que l'aube
crevast, au passage là où les galies au soudanc estoient, qui
nous avoient tolu à venir les viandes^ à Damiete. Là ot grant
hutin ; car il traioient à nous et à nostre gent qui estoient sus
* y^^ manuscrit de Lacqoes. — ^ Mes- i ^ Courciers, espèces de navires. —
9açe : messager, ambassadeur. — | * Noe f anse. — ^ friandes ."vivres.
96 HISTOIBfi
la rive de l^yaue, à cheval , si grant foison de pyles à tout le
feu gréjois, que il sembloit que les estoiles du ciel chéissent.
Quant nos mariniers nous eurent ramenez du bras du flum là
où il nous orent enbatus < , nous trouvâmes les courciersleroy
que le roy nous avoit establiz pour nos malades deffendre^ qui
s'en venoient fuiànt vers Damiete. Lors leva un vent qui venoit
devers Damiete si fort, que il nous toli le cours de Tyaue. A
Tune des rives du flum et à Tautre, avoit si grant foison da
vaisseles * à nostre gent qui ne pooient aler aval, que les Sarra«
zins avoientpris et arrestez, et tuoient les gens et les getoient
en Fyaue, et traihoient les cofres et les hamois des nefz que il
avoient gaaingnées à nostre gent. Les Sarrazins qui estoient à
cheval sus la rive traioient à nous de pyles , pour ce que nous
ne voulions aler à eulz. Ma gent m'orent vestu un haubert à
tournoiera, lequel j'avoie vestu, pour ^ les pyles qui chéoient en
nostre vessel ne me bleçassent. En ce point , ma gent , qui es-
toient en la pointe du vessel aval, m'esmèrent : « Sire , sire,
vos mariniers, pour ce que les Sarrazins le menacent, vous
vuelent mener à terre. » Je me fiz lever par les bras , si fèble
comme je estoie, et trais m'espée sur eulz, et leur diz que je
les occirroie se il me menoient à terre ; et il me respondirent
que je preisse lequel que je vourroie ^ : ou il me menroient à
terre, où il me ancreroient en mi le flum jusques à tant que le
vent feust choit. Et je leur dis que j amoie miex que il m'an-
crassent enmi le flum, que ce que il me menacent à terre, là où
je véoie nostre occision ; et il m'ancrèrent.
Ne tarda guères que nous veismes venir quatre galies du sou-
danc, là où il avoit bien mil homes. Lors j'appelai mes cheva-
liers et ma gent, et leur demandai que il vouloient que nous
feissions, ou de nous rendre aus galies le soudanc, ou de nous
rendre à ceulz qui estoient à terre. Nous acordames touz que
» Bnbaiu» : «ngagéa. — 2 Vaita»- \ pléei :[ça«, — * Le parti que je voo«
les : barques. — 3 u^e cotte
qui servait dans le» toarnois. —« Sup
sotte de maille | drais. 'A
mois, — < Sup- . I
^A
DE SAINT LOUIS.
97
nous amions miex qae nous nous randission aus gaties le sou*
danc^ pour ce que il nous tendroient ensemble, que ce que nous
nous randisson à ceulz qui sont à terre, pour ce que il nous
esparpilleroient et vendroient aus Béduyns. Lors dit un mien
scélerier, qui estoit né de Doulevens < : a Sire, je ne m*acorde
pas à oest conseil. » Je li demandai auquel il s'acordoit, et il
me dit : « Je m'acorde que nous nous lessons touz tuer ; si
nous en irons touz en paradis. » Mes nous ne le creumes pas.
Quant vi que prenre nous escouvenoit >, je prins mon escrîn
et mes joians, et les getai ou flum, et mes reliques aussi. Lors
me dit un de mes mariniers : « Sire, se vous ne me lessiés dire
que vous soies cousin le roy, Ton vous occira, et nous avec. »
Et je diz que je vouloie bien que il deist ce que il vourroit.
Quant la première galie^ qui venoit vers nous pour nous hurter
nostre vessel en travers, oyrent ce, il geterent leur ancres près
de nostre ve^l. Lors envoia Diex un Sarrazin qui estoit de la
terre Tempereur, et en vint noant^ jusqu'à nostre vessel , et
m'embraça par les flancs et me dit : « Sire, vous estes perdu,
se vous ne metés conseil en vous ; car il vous convient saillir
de vostre vessel sur le bec qui est teson 4 de celle galie. Et se
vous saillés^ il ne vous regarderont jà; car il entendent au gaaing
de vostre vessel. -» Il me jetèrent une corde de la galie ; et je
salli sur Testuc ^ , ainsi comme Dieu volt. Et sachiez que je
chancelai-, que, se il ne fu salli après moy pour moy soustenir,
je feusse cheu en Tyaue.
il me mistrent en la galie , là où il avoit bien quatre-vins
homes de leur g^is , et il me tint touzjours embracié. Et lors il
me portèrent à terre et me saillirent âtir le cors pour moy coper
la gorge; car cilz qui m*eust occis cuidast estre honoré. Et ce
Sarrazin me tenoit touzjours embracié, et crioit : « Cousin le
roi ! » En tel manière me portèrent deux foiz par terre , et une
1 C'est sanf doote Donrlens , TÎUe
de Picardie. - ^ Qu'il nous fallait
être pris. — ^ pfoani : nageant.
— * Teson : qnille de navire. -- * Es-
tue : partie antérieure de la qaille d'un
navire. »
9S
HISTOIRE
à genoillons ' ; et lors je senti le coûte) à la gorge. En ceste per-
sécucion mesalva Diexpar Taide du Sarrazin^ lequel me mena
jusques ou chastel là où les chevaliers sarrazins estoient. Quant
je ving entre euz, il m'ostèrent mon haubert; et pour la pitié
qu'il orent de moy , il getèrent sur moy un mien couvertouer de
escarlate fourré de menu ver, que madame ma mère m'avoit
donné ; et l'autre m'aporta une courroie blanche ; et je me
ceingny sur mon couvertouer^ ouquel je avoie fait un pertuis
et Tavoie vestu ; et l'autre m'apqrta un chaperon , que je mis
en ma teste. £t lors, pour la poour que je avoie, je commençai
à trembler bien fort, et pour la maladie aussi. Et lors je de-
mandai à boire^ et l'en m'aporta de l'yaue en un pot ; et sitost
comme je la. mis à ma bouche pour envoier aval ^, elle me
sailli hors par les narilles. Quant je vî ce, je envolai querre ma
gent et leur dis que je estoie mort, que j'avoie Tapostume en
la gorge ; et il me demandèrent comment je le Savoie ; et tan-
tost il virent que Tyaue me sailloit par la gorge et par les na-
rilles, et il pristrent à plorer. Quant les chevaliers sarrazins
qui là estoient virent ma gent plorer, il demandèrent au Sar-
razin qui sauvez nous avoit , pourquoy il ploroient ; et il res-
pondi que il entendoit que j'avoie l'apostume en la gorge, par
quoy je ne povoie eschapcr. Et lors un des chevaliers sarrazins
dit à celî qui nous avoit garantiz, que il nous reconfortast ; car
il me donroit tel chose à boivre, de quoy je seroie guéri de-
dans deux jours; et si fîst-U.
Monseigneur Raoul de Wanou ^ qui estoit entour moy, avoit
esté esjareté ^ à la graut bataille du quarcsme-prenant, et ne pooit
ester ^ sur ses pieds; et sachiez que un vieil sarrazin chevalier
qui estoit en la galie, leportoit aus chambres privées ^ à son col.
Le grant amiral des galies m'envoia querre, et me demanda
se je e3toie cousin le roy. Et il dit que j'avoie fait que sage ,
* A genoillons : à genoux. — ^ fin-
voier aval : avaler (^ envoyer en bas).
— 3 Aillears : Raoul de Wanon, —
* Avait en le jarret coapé. — ^StUr :
se tenir debout. — ^^ Chambres pri-
vées : lieux d'aisance.
DE SAINT LOUIS
99
et je li dis que naïun'. Et il conta comment et pourquoy le
marinier avoit dit que je estoie cousin le roy ; car autrement
eussions-nous esté touz mors. Et il me demanda se je tenoie
riens du lignage à Tempereur Ferri d'Alemaingne ^ qui lors
vivoit; et je li respondi que je entendoie que madame ma mère
estoit sa cousine germainne; et il me dit que tant m'amoit-ii
t^iex. Tandis que nous mangions, il fist venir un bourgois de
Paris devant nous. Quant le bourgois fu venu , il me dit :
« Sire , que faites- vous ?» — « Que faiz*je donc , feiz-je? » —
« En non Dieu, fist-il, vous mangez char au vendredi ! » Quant
j'oï ce, je bouté m'escuele arières. Et il demanda à mon Sar-
razin pourquoy je avoie ce fait, et il li dit ; et Tamiraut li res-
pondi que jà Dieu ne m'en sauroit mal gré , puisque je ne
Tavoie fait à escient. Et sachez que ceste response me ûst le
légat, quant nous fumes hors de prison ; et pour ce ne lessé-je
pas que je ne jeûnasse touz les vendredis de quaresme après,
en pain et en yaue : dont le légat se courrouça moult forment ^
h moy, pour ce que que il n'avoit demouré avec le roy de riches
homes que moy. Le dymanche après, Tamiraut me fit des-
cendre et tous les autres prisonniers qui avdient esté pris en
Tyaue , sur la rive du flum. Endementières en treboit monsei-
gneur Jehan ^^ mon bon prestre, hors de la soute de la galie ^,
il se pausma, et en le tua et le geta l'en ou flum. Son clerc, qui
se pasma aussi pour la maladie de Tost que il avoit, l'en li geta
un mortier sus la teste, et le geta l'en ou flum. Tandis que l'en
descendoit les autres malades des galies où il avoient esté en
prison, il y avoit gens sarrazins appareillés , les espées toutes
nues, que ^ ceulz qui chéoient, il les occioient et getoient touz
ou flum. Je leur fis dire à mon Sarrazin, que il me sembloit
que ce n'estoit pas bien fait ; car c'estoiti contre les enseigne-
mensSalehadin?, qui dit que l'en ne doit nul homme occirre ,
* Ncmin : aon. — > Frédéric II, qui
avait été couronné roi de Jérusaloni, et
tenait tontes les places de ce royaume.
— * Forment : fortement. — * Jean
de Vajnsy on de VoUsey. — ^ Hors du
bas de l'arrière du yaisseau. — ^ Sup'
pléez : en sorte. — ' Saiehadi' : Sa-
ladin ; en arabe , Salah-eddin.
Ï-'
100 HISTOIRE
puis que en ne H avoit donné à manger de son pain et de son sel *.
Et il me respondi que ce n*estoient pas homes qui vausisent riens,
pour ce que il ne se pooient aidier pour les maladies que il
avoient. Il me fist amener mes mariniers devant moy , et me
dit que il estoient touz roioiéss et je li dis que il n*eust jà
fiance en eulz; car aussitost comme il nous avoient lessiez ,
aussitost les lèroient-il, se il véoient ne leur point ne leur
lieu*. Et Tamiraut me fist response tele , que il s*acordoit à
*jr . moy ; que Salehadin disoit que en ne vit onques de bon Cres*
tien bon Sarrazin , ne de bon Sarrazin bon Grestien. Et après
ces choses il me fist lùonter sus un palefroy, et me menoit en-
coste 3 de li. Et passâmes un pont de nez , et alames à la Mas-
soure , là où le roy et sa gent estoient pris ; et venimes à
Fentiée d*un grant paveillon là où les escri vains le soudanc
estoient , et firent illec escrire mon non. Lors me dit mon
Sarrazin : « Sire, je ne vous suivre plus , car ie ne puis ; mez
je vous pri , sire , que cest enfant que vous avez avec vous ,
que vous le tenez tousjourc par le pomg , que les Sarrazins
ne le vous toillent. » Et cel enfant avoit non Berthelemin,
et estoit filz au seigneur de Monfaucon de Baat 4. Quant mon
non fut mio en escrit , si me mena l'amiraut dedans le pa-
vefllon là où les barons estoient, et plus de dix mil personnes
avec eulz. Quant Je entrai léans , les barons firent touz si
' Rêmoiés : renégate. — > S'ils I d'en Droflter. — * Sitooite : s e6iL
▼oysient et lear aTantoge et roecaeioa I — * Bdit de da Cange : d$ Bar.
* Ce passage est susceptible de deux interprétations : ou ie sire de Join-
vUIe vent dire qu'il n'est pas permis de tuer un prisonnier, du moment
qu'on lui a donné à traire et à manger ( et en efTet tel était l'usage des Ara-
bes, usage auquel Saladin rendit hommage, lorsqu'aprés la bataiHe de IUm^
riade, U mit à mort Renaud de Châtillon ) ; ou bien il prétendqu'on n'a pas
le droit de rien exiger, et par conséquent de se défaire des hommes auxquels
on n'a pas assuré des moyens d'existence. Tel était l'esprii des institutions
féodales au moyen âge, institutions qui avaient pénétré en Orient, et dont
Saladin rendit l'usage général. Pour Tune et l'autre interprétation, l'on
trouvera des exemples à l'appui , dans les Extraits des historiens arabes
relatifs aux- guerres des Croisades , par M. Rehiaud, pag. 197 et 577,
DE SAINT LOUIS. lOt
i^ant joie que en ne pooit goûte oïr, et en louoient Nostre-
Sfeigneur, et disoient que il me cuidoient avoir perdu.
Nous n'eûmes guères demouré illec, quant en fist lever Tun
des plus riches homes qui là feust , et nous mena en un autre
paveillon. Moult de chevaliers et d'autres gens tenoient les
Sarrazins pris * en"une court qui estoit close de mur de terre.
De ce dos où il les avoient mis les fesoient traire l'un après
l'autre, et leur demandoient : a Te weulz-tu renoier? » Geulz
qui ne se vouloient renoier^ en les fesoit mettre d'une part et
eoper les testes ; et ceulz qui se renoioient, d'autre part. £n ce
point nous envoia le soudanc son conseil pour parler à nous ;
et demandèrent à cui il diroient ce que le soudanc nous man-
doit. £t nous leur deismes que il le deissent au bon conte
Perron de Bretaingne. Il avoit gens illec qui savoient le sar*
razinnois et le françois , que J'en appelé drugemens ' , qui
enromançoient ^ le sarrazinnois au conte Perron. Et furent les
paroles teles : a Sire, le soudanc nous envoie à vous pour savoir
se vous vourriés estre délivrés? » Le conte respondi ; « OïK »
— « Et que vous donrriés au < soudanc pour vostre délivrance. »
-— « Ce que nous pourrions faire et souffrir par reson , » fist le
conte, a Et donriés-vous, firent-il, pour vostre délivrance, nulz
des chastiaus aus barons d'outre^mer ?» Le conte respondi
que il ni avoit pooir; car en les tenoit de l'empereur d'Ale«
maingne, qui lor vivoit. Il demandèrent se nous renderions
nulz des chastiaus du Temple ou de TOspital pour nostre dé-
livrance. Et le conte respondi que ce ne pooit estre ; que ,
quant l'eu y metoit les chastelains, en leur fesoit jurer^sur
sains, que pour délivrance de cors de homme, il ne renderoient
nulz des chastiaus. Et il nous respondirent que il leur sem«
bloit que nous n'avions talent ^ d'estre délivrez , et que il s'en
iroient et nous envoieroient ceulz qui joueroient à nous de&
' 1^8 SarraziDs tenoient prisonniers i gnifle interprète.— ^Énromamer :
plusieurs chevaliers, etc. —'Corrap- | traduire en français. — ^ Et ce que
tiun du mot arabe iergunân, qui si- J Tousdonaeriei. — ^ Tofcnf : désir.
9.
102 HISTOIRB
espées, aussi comme il avoient fait aus autres. Et s'en alèrent.
Maintenant que il s*en furent alez , se féri en nostre pa-
ralion une grant tourbe de joenes Sarrazins, les espées çaintes,
et amenoîent avec eulz un home de grant vieillesce, tout chanu ',
lequel nous fist demander se c'estoit voir que nous créions en
un Dieu qui avoit esté pour nous navré et mort pour nous, et
au tiers jour resuseité. Et nous respondimes : « Oyl. » Et
lors nous dît que nous ne nous devions pas desc(Hiforter, se nous
avions soufertes ces perséeudons pour 11 ; « car encore, dit-
il, n*estes-vous pas mort pour li, ainsi comme il fu mort pour
vous ; et, se il ot pooir de li resusciter^ soies certein que il vous
délivrera, quant li pléra. » Lors s'en ala et touz les 'autres
joenes gens après li , dont je fii moult lié; car je cuidoie cer-
teinnement que il nous feussent venu les testes trancher. Et
ne tarja guères après quant les gens le soudanc vinrent , qui
nous distrent que le roy avoit pourchacié nostre délivrance.
Après ce que le vieil home s'en fualé , qui nous ot réconfor-
tez , revint le conseil le soudanc à nous , et nous dirent que le
roy nous avoit pourchacié nostre délivrance , et que nous envol-
ons quatre de nos gens à lipour oyr comment il avoit fait. Mous
y envoiames monseigneur Jehan de Walery le preudome,
monseigneur Phelippe de Monfort, monseigneur Baudouyn
dit Belin*, séneschal de Gypre, et monsei^eur Guion dît
Belin , conestable de Cypre , l'un des miex entechez chevaliers
que je veisse onques, et qui plus amoit les gens de cest pays.
Ces quatre nous raportèrent la manière comment le roy nous
avoit pourchacié nostre délivrance; et elle fu tele.
Le conseil au soudanc essaieront le roy en la manière que il
nous avoient essaies, pour veoir se li roys leur vourroit promet-
tre à délivrer nulz des chastiaus du Temple ne de l'Ospital , ne
nulz des chastiaus aus barons du pais ; et ainsi comme Dieu
voult , le roy leur respondi tout en la manière que nous avions
* Oumu : chenu , blasa, — > liaei là et aa nom qui «ait ; Gibelin.
DE SAINT LOUIS. 10^
respondu ; et il le menacèrent et li distrent que puisque il ne
le vouloit faire, que il le feroient mettre es bemicles. Beruicles
est le plus grief tourment que l'en puisse souffrir ; et sont deux
tiscms * ploians , endentés au chief * , et ^tre Tun en Fautre ,
et sont liés à fors corroies de bœuf au chief. £t quant il veu-
lent mettre les gens dedans , si les couchent sus leur costez et
leur mettent les jambes parmi les chevilles dedans ; et puis si
font asseoir un home sur les tisons, dont il ne demourra jà demi
pié entier de os qu'il ne soit tout debrisiés. Et pour faire au pis
que il peuent, au chief de troiz jours que les jambes sont enflées,
si remettent les jambes enflées dedans les bemicles et rebrisent
tout derechief . A ces menaces leur respondi le roy , que il es-
toit leur prisonnier et que il poroient fère de li leur volenté.
Quant il yireat que il ne pourroient vaincre le bon roy par
menaces , se revindrent à li et li demandèrent combien il vou-
droit donner au soudanc d'argent*, et avec ce leur rendît
Damiete. Et le roy leur respondi que se le soudanc vouloit
prenre résonnable somme de deniers de li , que il manderoit à
la royne que elle les paiast pour leur délivrance. Et il distrent :
« Comment, est-ce que vous ne nous voulez dire que vous ferez
ces choses ? » Et le roy respondi que il ne savoit se la royne
* TiiOM : pièces de boifl. — > Garnis de dents^à l'extrémité.
* Mathieu Paris {Hist, maj.^ ann. 12S0 ; édit de Paris, m. dg. xliv., p^.
551 -533 ) dit que Je sultan proposa de retenir le roi et de l'envoyer au khalife
de Bagdad, ou de le traîner en trioinphe jusqu'au fond de l'Orient, alin de
servir d'exemple aux autres princes chrétiens qui oseraient tenter de pa«
reilles entreprises ; mais le désir qu'il eut de retirer d^ ses mains Damiette ,
défendue par le duc de Bourgogne et Olivier de Thermes, et où s'étaient
sauvé le légat Eudes de Châteauroax , avec beaucoup d'autres prélats qui as-
sistaient l'infortunée reine Marguerite, lui ht abandonner ce dessein pour
tenter une ruse : il fit revêUr ses troupes à la française, et les envoya de-
vant Damiette , où l'on n'avait pas encore appris ces tristes nouvelles ; mais.
la garnison reconnut bientôt les infidèles à leur démarche et à leurs vi-
sages basannés. Se voyant déçu, le sultan traita son captif avec plus de dou-
ceur, lui permit d'être servi par sa maison, et commença à lui proposer les
conditions de sa délivrance.
104 HISTOIRE
le Tourroit faire, pour ce que elle estoit sa dame. Et lors le con-
seil s*eo r'ala parl^ au soudanc; et raportèrent au roy que se
la royne vouloit pakr dix cens mil besaiis d'or, qui valoient dnc
cens mil livres * , que il déiivreroit le roy. Et le roy leur de-
manda par leur seremens se le soudanc les dâivreroit pour
tant, se la royne le vouloit faire. Et il r'alèrent parler au sou-
danc; et au revenir firent le serement au roy, que il le déii-
vreroient ainsi. Et maintenant que il orent juré, le roy dit et
promist aus amiraus que il paieroit volontiers les cinc cent mil
livres pour la délivrance de sa gent, et Damiete pour la déli»
vrance de son cors; car il n'estoit pas tel que il se deust des-
raimbre à deniers'. Quant le soudanc oy ce , il dit : « Par ma
foy ! larges est le Frans quant il n'a pas bargigné sur si grant
somme de deniers. Or li aies dire, fist le soudanc, que je li
donne cent mil livres pour la reançon paier. »
Lors fist estre le soudanc les riches homes en quatre galies ,
pour mener vers Damiete. En la galie là où je fu mis, fii le bon
conte Pierre de Bretaingne , le conte Guillaume de Flandres ,
le bon conte Jehan de Soissons, monseigneur Imbert de Biau-
geu, connestable ^de France; le bon chevalier monseigneur
Jehan dTbelinet monseigneur Gui, son frère, i furent mis.
Cil qui nous conduisoient en la galle , nous arrivèrent devant
une herberge que le soudanc avoit fet tendre sur le flom, de tel
' Qu*U se dàt racheter à prix d'argent.
* Le besant était une monnaie d'or des empereurs d'Orient, ainsi appelée
du nom de Bysantium , qui est le premier nom de la ville de Ck>nstanti*
nople, et valant à peu près neuf francs cinquante centimes de notre mon-
naie. (Voyez le Traité historique des Monnayes de France] de le Blanc,
pag. 138. ) Les quatre cent mille besants seraient donc représentés au}our«
dlwi par une somme de sept millions six cent mille francs.
L'extrait d'un registre de la chambre des comptes de Pans marque que
la rançon de saint Louis monta à la somme de 1(!7,102 livres, 18 sous.
8 deniers tournois, laquelle somme fut prise sur les deniers de son hôtel
Le surplus deMOO mille livres qui était le prix de la rançon, puisque le sul-
tan avait eu. la générosité d'en rabattre cent mille livres, fut pris d« de-
niers destinés aux dépenses de la guerre.
DE SAIIMT LOUIS. 106
manière comme vous orrez. Devant celle herberge avoit une
tour de parches de sapin et close entour de telte tainte s et la
porte estoit de la herberge; et dedans celle porte estoit un pa-
veillon tendu, là où les amiraus , quant il aloient parler au sou-
danc> lessoient leur espées et leur bamois. Après ce paveillon
r'avoit une porte comme la première , et par celle porte entroit
Ten en un grant paveillon qui estoit la sale au soudane. Après
kl sale avoit une tel tour comme devant , par laquelle l'en en-
troit en la chambre le soudane. Après la chambre le soudane,
avoit un prael ', et enmi le prael avoit une tour plus haute que
toutes les autres, là où le soudane aloit veoir tout le pays et
tout l'ost. Du prael movoit ^ une alée qui aloit au flum , là où
le soudane avoit fait tendre en Tyaue un paveillon pour aler bai-
gner. Toutes sesherbergesestoient closes de trellis de fust 4, et
par dehors estoient les treillis couvers de toilles yndes, pour ce
que ceulz qui estoient dehors ne peussent veoir dedans; et les
tours toutes quatre estoient couvertes de telle.
Nous venimes le jeudi devant TAscencion en ce lieu là où ces
herberges estoient tendues. Les quatre galies là où entre nous
estions en prison, entra ^ ou devant de la herberge le soudane.
En un paveillon qui estoit assez près des herberges le soudane,
descendi-on le roy. Le soudane avoit ainsi atiré , que le samedi
devant TAscencion en li rendroit Damîete, et il rendroit le roy.
Li amiraut que le soudane avoit osté de son conseil pour
mettre les siens que il ot amenez d'estranges terres, pristrent
conseil entre eulz ; et dit un sage home sarrazin en tel ma-
nière : « Seigneur, vous véez la honte et la désboneur que le
soudane nous fait, que il nous oste de Thoneur là où son père
nous avoit mis. Pour laquel chose nous devons estre certeins
que , sMi se treuve dedans la forteresce de Damiete , il nous fera
prenre et mourir en sa prison , aussi comme son aieul fist aus
amiraus qui pristrent le conte de Bar, le conte de Monfort ; et
* relie fafnte .* toUe peinte. .-.1—4 Fu$t : bols. — * Uin : oncra-on,
' Prael : préaiv — > MovoH : partait. I i'cst-i-dlre on cmera , on M mouiller.
106 HISTOIAE
pour œ vaut-U miex, si comme il me semble, que nous le
façons occire, avant qu'il nous parte des mains. »
Il alèrent à ceulz de la Halequa, et leur, requistrent que il
occeisent le soudanc, sitost comme il auroient mangé avec le
soudanc qui les en avoit semons ' . Or avint ainsi que , après c«
qu'il orent mangié, et le soudanc s'en aloit en sa c&ambre et
ot pris congié de ses amiraus, un des chevaliers de la Halequa *
qui portoit Tespée au soudanc, féri le soudanc de s'espée
meismes * parmi la main entre les quatre dois, et li fendi la main
jusques au bras. Lors le soudanc se retourna à ses amiraus qui
ce 11 avoient fait faire , et leur dit : « Seigneurs , je me pleing
à vous de ceulz de la Haulequa qui me vouloient occire , si
conune vous le povez veoir. » Lors respondircnt les chevaliers
de la Haulequa à une voiz au soudanc, et distrent ainsi : « Puis-
que tu diz que nous te voulons occire, il nous vaut miex que
nous f occion que tu nous occies. >»
Lors Grent sonner les nacaires, et tout l'ost vint demander
que ^ le soudanc vouloit. Et il leur respondirentque Damiete es-
toit prinse et que le soudanc aloit à Damiete , et que il leur
mandoit que il alassent après li. Tuit ^ s'armèrent et férirent des
espérons vers Damiete. Et quant nous veismes que il en aloient
vers Damiete, nous fumes à grantmeschief de cuer^ , pour ce
que nous cuidions que Damiete feust perdue. Le soudanc qui
estoit joenes et legiers, s'enfui en la tour que il avoit fet faire ,
avec troiz de ses évesques ^, qui avoient mangé avec li ; et estoit
la tour darière sa chambre , aussi comme vous avés oy ci-de-
vant. Cil de la Halequa, qui estoient cmc cens à cheval, abatirent
les paveillons au soudanc, et l'assiégèrent entour et environ 7
dedans la tour qu'il avoient fet faire, avec troiz de se^ évesques
qui.avoient mangé avec 11, et li escrirent ^ qu'il descendist . Et lors
* Aussitôt qae les émirs auraient
mangé avee le sultan , qui les ayait
in? i tés. — » De l'épée même du sul-
tan. — 3 çue : ce que. — • Tuii :
tons. ~& ffetehie/de euer : tristesse
d'esprit. — << De ses imans. — ' D«
toutes parts et de près — * lises :
escrièrent.
* 11 se nommait Biban Bondocdar,
DE SAINT LOUIS.
107
dît que si feroit-il , mes que il Tasseurasseut '. Et il distrent
que il le feroient descendre à force , et que il n'estoit mie de-
dans Damîete. Il 11 lancèrent le feu gréjoîs^ qui se prist en la
tour, qui estoit faite de planches de sapin et de telle _de coton.
La tour s*esprit hastivement, que onque si biau feu ne vi^ ne
si droit. Quant le soudanc vit ce , il descendi hastivement e*
s*en vint fuiant vers le flum. Toute la voie dont je vous ai avant
parlé, ceulz de la Halequa avoient toute la voie rompue à leur
espées. Et au passer que le soudanc fist pour aler vers le (lum.
Tun d'eulz li donna d'un glaive parmi les costes, et le soudanc
s'enfui ou flum, le glaive trainnant; et il descendirent là-jus-
ques ànou *, et le vindrent occire ou flum, assez près de nostre
galie là où nous estions. L*un des chevaliers^ qui avoit à non
Faraquataye^^ le fendi de s'espéeetli osta le cuer du ventre;
et lors il en vint au roy, sa main toute ensanglantée , et li dit :
« Que me donras-tu ; que je t'ai occis ton ennemi^ qui t'eust
mort 4 , se il eust vescut ?» Et le roy ne li respondi onques
riens.
11 en vindrent bien trente, les espées toutes nues es mains^ à
nostre galie , et les haches danoises. Je demandai à monsei-
gneur Baudouyn dlbelm, qui savoit bien le sarrazinnois ^ que
celle gent disoient ; et il me respondi que il disoient que il nous
venoient les testes trancher. 11 y avoit tout plein de gens qui
se confessoient à un frère de la Trinité , qui estoit au conte
Guillaimic de Flandres. Mes endroit de moy ne me souvint
onques de péchié que j'eusse fait; ainçois m'apensai ^ que,
quant plus me deffenderoie et plus me ganchiroie^ , et pis
me vauroit. Et lors me soignai et m'agenoillai au pié de l'un
d'eulz, qui tenoit une hache danoise à charpentier, et dis :
« Ainsi mourut «aint Agnès. » Messire Gui d'Ybelin , con-
nestable de Chypre , s'agenoilla encoste moy et se confessa à
> Pourvu qu'ils lai duanauent sû-
reté, — * ^ non : à la nage. — 3 Son
Tèritable nom était Fareâ-eddin-Oeiai.
Qui t'eût tué. — * S'aponcer :
; réflexion. — ^ Et plus je ferais
4
faire réflexiou. »»
d'efforts pour échapper.
108 HISTOIBE
moy ; et je li dis : « Je vous asolz ' de tel pooir comme Dieu
m'a domié. » Mez quant je me levai d'ilec , il ne me souvint
onques de chose que il m*eust dite ne racontée.
Il nous firent lever de là où nous estions et nous mistrent
^n prison en la sente ' de la galle ; et cuidèrent moult de nostre
gent que il l'eussent fait^ pour ce que il ne nous voudroient pas
assaillir touz ensemble, mes pour nous tuer l'un après Tautrc.
Léans fumes à tel meschief le soir ^ que nous gisions si à es-
troit que mes piez estoient endroit ^ le bon conte Perron de
Bretaingne , et les siens estoient endroit le mien visage. Len-
demain nous firent traire les amiraus de la prison là où nous
estions, et nous dirent ainsi leur message , que nous alissions
parler aus amiraus, pour renouveler les convenances que le sou-
danc avoit avec nous; et nous dirent que nous feussions certein
que, se le soudanc eust vécu, il eust fait coper la teste au roy et
à nous touz ". Aussi cil qui y porent aler y alèrent ; le conte de
Bretaingne et le counestable et je, qui estions grieÊ malades, de-
mourames. Le conte de Flandres^ le conte Jehan de Soissons, les
deux frères dlbelin, et les autres qui;se porent aidier, y alèrent.
U acordèrent aus amiraus ^ en tel manière, que, sitost
comme en leur auroit délivré Damiete , il déliverroient le roy
et les autres riches homes qui là estoient ; car le menu peuple
en avoit fait mener le soudanc vers Babiloine , fors que ^ eeulz
que il avoit fiadt tuer. Et ceste chose avoit-il fête contre les con-
venances que il avoient au roy : par quoy il semble bien que
il nous eust fait tuer aussi , sitost comme il eust eu Damiete.
Et le roy leur devoit jurer ** aussi à leur faire gré de deux cens
* jitolz : absous. — > Sente : sen-
tine. — 3 Nous famea là dedans en
telle misère tonte la nnit. <— ^ Sup-
plées : U visctge» — ^ Jeordèrent
firent un accord. — ® Fors que
honnis, excepté.
* Voyez, pour ces faits, la chroniqae de Guillaume de Chartres, tome Y,
page 469 de la Collection des historiens de Frante de du Chesne. Aboal-
Mahasen , historien arabe contemporain , consacre quelques mots au récit
des violences exercées par les émirs envters les croisés ; mais , selon lui, l«s
premiers ne venaient que pour demander de l'argent.
De Serres et du Haillan disent, sans autorité , que saint Louis laissa
**
DE SAINT LOUIS 109
mil livres, avant que il partisist du flum , et de deux cens mil livres
en Acre. Les Sarrazins , par les couvenances qu'il avoient au
roy , dévoient garder les malades qui estoient en Damiete , les
arbalestriers, les armeuriers, les chars ' salées, jusques à tant
que le roy les envoieroit querre.
Les seremens que les amiraus dévoient fère au roy furent
devisez et furent tiex , que se il ne tenoient au roy les couve-
nances , que il feussent aussi hooni comme cil qui par son pé-
chié aloit en pèlerinage à Mahomet à Maques ', sa teste des-
couverte ; et feussent aussi honni comme cil qui lessoient leur
femmes et les reprenoîent après. De ce cas ne peuent lessier
leur femmes, à la loi de Mahommet 3, quejamez la puissent
r'avoir, se il ne voit un autre homme gésir à \i^^ avant que il la
puisse r'avoû:. Le tiers serement fu tel , que se il ne tenoient
les couvenances au roy y que il feussent aussi honnis comme le
Sarrazin qui manjue la char de porc. Le roy prist les seremens
desus diz des amiraus, parce que mestre Nichole d'Acre, qui
savoit le sarrazinnois , dit que il ne les pooit plus forz faire
selonc leur loi.
Quant les amiraus orent juré , il firent mettre en escrit le se-
rement que il vouloient avoir du roy , fu tel ^ , par le conseil
des provères qu'il s'estoit renoié ^ devers eulz ; et disoit Tes-
cript ainsi : que se le roy ne tenoit les couvenances aus ami-
raus, que il feust aussi honni comme le Chrestien qui renie
Dieu et sa mère', et 7 de la compaingnie de ses douze com-
paingnons , de touz les sains et de toutes les saintes. A ce s'a-
I Oiars : viandes. — ^ A la Mec- i ^ Qui fut tel. — < Lisez : qui s'esioUnt
que. — 3 Saivant la loi de Mahomet. 1 rendez. — ? Suppléez : êéparé,
— * Gésir à U : concher avec elle. <— 1
pour gage de sa parole la sainte hostie , ce qui ne se trouve nulle part. Le
seid Mathieu Paris a écrit {Historia major, à l'ann. 1251 ; édit. de Paris,
pag. 549, col. \ ) que la reine Blanche , an rapport de cette fâcheuse nou-
velle, rassembla la plus grande somme qu'elle put, et renvoya au secours
du roi ; mais un orage perdit tout, ce qui fit prononcer à saint Louis
ces paroles, lorsqu'il en reçut l'avis : « Ni ce malheur ni aucun autre que
ce soit, ne saurait me séparer de l'amour que je porte au Christ. » Il re-
levait ainsi le courage des siens , et se faisait admirer même de ses enneir.is.
BIST. DE SAINT LOUIS. 10
110 mSTOIBE
(ordoit bien leroy.Ledarenier point du serement fu tel , que
se il ne tenoit les convenances aus amiraus , que il feust aussi
honni comme le Grestien qui renoie Dieu et sa loy , et qui est
despit * de Dieu crache sur la croiz et marche desus. Quant H
roys oy ce, il dit, se Dieu plet, cesd serement ne feroit-il jà.
Les amiraus envoièrent mestre Nichole, qui savoit le sarra-
zînnois, au roy, qui dit au roy tiex paroles : « Sire, les amiraus
ont grant despit de ce que il ont juré quanque vous requeis-
tes, et vous ne voulez jurer ce que il vous requièrent ; et sciés
certain que, se vous ne le jurez , il vous feront la teste coper,
et à toute vostre gent. » Le roy respondi que il en pooient
faire leur volenté; car il amoit miex mourir bon Grestien , que
ce que il vesquît ou courous Dieu et sa mère.
lie patriarche de Jérusalem , vieil home et ancien de Taage
de quatre-vins ans, avoit pourchacié asseurement des Sarrazins,
et estoit venu vers le roy pour li aidier à pourchacier sa dé-
livrance. Or est tele la coustume entre les Grestiens et les Sar-
razins, que, quant le roy ou le soudanc meurt, cil qui sont
en messagerie ', soit en paennime ou en crestienté, sont
prison ^et esclave; et pour ce que le soudanc qui avoit donné
la seureté au patriarche fii mort , fu prisonnier aussi comme
nous fumes. Quant le roy et faite sa response , Tun des ami-
raus dit que ce conseil li avoit donné le patriarche , et dit aus
Ipaiens : « Se vous me voulés croire , je ferai le roy jurer;
car je li ferai la teste du patriarche voler en son geron *. »
H ne le vorent pas croire , ainçois pristrent le patriarche et le
levèrent de delez le roy ^ et le lièrent à une perche d'un pa-
veillonles mains darières le dos, si estroitement que les mains
li furent aussi enflées et aussi grosses comme sa teste, et que
le sanc li sailloit parmi les mams. Le patriarche crioitau roy :
« Sire , jurez seurement ; car je prens le péchié sur Tame de
moy, du serement que vous ferez, puisque vous le béez bien
' LisM : m despit, c'est-à-dire en l — *Soot prlsonniert. — < Ceron : gi-
nt^pria. —' M«s5ager<« ; ambassade. I roa , sein. — * D'auprès da roi.
DE SAINT LOUIS. 111
à tenir '. » Je ne sçai pas comment le serement fu atiré ^ ; mez
l*amiral se tindrent bien apaié ^ du serement le roy et des au-
. très riches homes qui là estoient.
Dès que le soudanc fu occis, en fist venir les estrumens au
soudanc devant la tente le roy , et dit-en au roy que les ami-
raus avoient eu grant conseil de li faire soudanc de Babiloine.
£t il me demanda se je cuidoie que il eust pris le royaume de*
Babiloine, se il li eussent présenté ; et je li dis que il eust moult
fait que fol, à ce que il avoient leur seigneur ocds ; et il me dit
que vraiement il ne Teust mie refusé. £t sachiez que il ne de-
moura ^ pour antre chose , que pour ce que il disoient que le
roy estoit le plus ferme Crestien que en peust trouver. Et cest
exemple en moustroient , à ce que quant il se partoient de la'
héberge , il prenoit sa croiz à terre et seignoit tout son cors ;
et disoient que, se Mahonunet leur eust tant de meschief sou-
fert à faire , il ne le creussent jamez ^ ; et disoient que , se celle
gent fesoient soudanc de li, il les occiroit touz, ou il deven-
droient Crestiens.
Après ce que les couvenances furent acordées du roy et des
anûraus et jurées, fu acordé que il nous déliverroient de F As-
cension ^ , et que sitost comme Damiete seroit délivrée aus
amiraus, en déliverroit le cors le roy et les riches hommes qui
avecli estoient, aussi comme il est devant dit. Le jeudi au soir,
ceulz qui menoient nos quatre galies vindrent ancrer nos quatre
galies enmi le flum, devant le pont de Damiete, et firent tendre
un paveillon devant le pont, là où le roy descendi.
Au soUeil levant, monseigneur Gef&^y de Sargines ala en
la ville ^ et fist rendre la ville aus amiraus. Sur les tours de la
ville mistrent les enseignes au soudanc. Les chevaliers sarra-
zins se mistrent en la ville et commencèrent à boivre des vins,
et furent maintenant touz ivres 7 : dontTun d'eulz vint à nostre
( Pnisqae Toasaves bien l'intention 1 fert qa'on lenr eftt fait.taat de nuiax,
de le tenir. — » Miré : conça. — I ils ne croiraient plos en lai. — « U-?
* JpaU t eontent. — * Qae ce dessein I sei : le lendemain de l'Ascension^
tt'écliotta. — * Si Mahomet e&t souf- t — ' Et furent bientôt tous ivres.
112 HISTOIBB
galie et traît s'espée toute ensanglantée , et dit que endroit de
li ■ avoit tué six de nos gens. Ayant que Damiete feust rendue,
avoit Ten recueilli la royne en nos nez et toute nostre gens qui
estoient en Damiete , fors que les malades qui estoient en Da-
miete. Les Sarrazins les dévoient garder par leur serement : il
les tuèrent touz. Les engins le roy, que il dévoient garder ^ussi,
il les décopèr^t par pièces. Et les pors salés que il dévoient
garder, pour ce que il ne manjuent point de porc, il ne les gar-
dèrent pas ; ainçois firent un lit de bacons > et un autre de gens
mors, et mistrent le feu dedans; et y ot si grant feu que il
dura le vendredi , le samedi et le dymanche.
Le roy et nous que il durent délivrer dès le soHeil levant, il
nous tindrent jusques à solleil couchant ; ne onques n'i man-
gasmes , ne les amiraus aussi ; ainçois furent en desputaison
tout te jour. Et disoît un amiraut pour ceulz qui estoient de sa
partie : « Seigneurs , se vous me voulez croire, mpy et ceulz
qui sont ci de ma partie, nous occirrons le roy et ces riches
homes qui ci sont ; car de sa quarante ans n'avons mes garde ^,
car leurs enfans sont petitz et nous avons Damiete devers nous,
par quoy nous le poons faire plus seurement » Un autre Sar-
razin qui avoit non Sebreei^ qui estoit nez de Mortaig^, di-
soît encontre et dîsoit ainsi : « Se nous occions le roy, après
ce que nous avons occis le soudanc y on dira que les Ëgypciens
sont les plus mauvèses gens et les plus desloiaus qui soient ou
monde. » Et cil qui vouloît que en nous occeist , disoit encon-
tre : « 11 est bien voir ^ que nous sommes trop malement dé-
fait de nostre soudanc^que nous avons tué ; car nous sommes
aies contre le commandemant Mahonmiet, qui nous commande
que nous gardons le nostre seigneur aussi conmie la prunelle
de nostre œil * ; et vesci en cest livre le commandement tout
• Que, poor sa part. 11, etc. — * Ba-
con : chair de porc. — > Car d'ici à
qoaraute ana nous a'aaroBS ploa de
crainte. ~ * Usai : dé Moriaignc ,
c'est-à-dire, de Mauritanie, ^^ Foir :
vrai.
* Ceci doit être une tradition de ttahomet, recueiHie par quelqu'un de ses
diKlpIee.
DA SAlNi: LOUIS.
113
eseript. Or escoutez , fait-il , Tautre commandemant Mahom-
met qui vient après. » 11 leur tournoit un foiilet ou livre que il
tenoit> et leur moustroit l'autre commandemant Mahommet,
qui estoit tel : « En Tasseurement de la foy occi Tennemi de
la loy^ Or gardez comment nous avons mesfait contre les
commandemans Mahommet, de ce que nous avons tué nostre
seigneur, et encore ferons-nons pis se nous ne luons leroy, quel-
que asseurement que nous li aions donné ; car c'est le plus
fort ennemi que la loy paiennime est*. » Nostre mort fu pres-
que acordée : dont il avint ainsi, que un amiraut qui estoit nostre
adversaire, cuidaqueen nous deust touz occirre, et vint sus le
flum, et commença à crier en sarrazinnois a ceulz qui lesgalies
menoient , et osta sa touaille de sa teste et leur fist un signe
de sa touaille; et maintenant il nous désancrèrent' et nous
remenèrent bien une grant lieue arières vers Babiloine. Lors
cuidames-nousestretouz perdus, et yot maint lermes^ plorées.
Aussi comme Dieu voult , qui n'oublie pas les siens , il f u
acordé, entour solleil couchant que nous serions délivrez. Lors
nous ramena l'en, et nûst Ten nos quatre galies à terre. Nousre-
queismes que en nous lessast aler. Il nous dirent que non fe-
roient jusques à ce que nous eussions mangé ; « Car ce seroit
honte aus amiraus, se vous parties de nos prisons à jeun. » Et
nous requeismes que en nous donnast la viande ^ et nous man-
gerions; et il nous distrent que en Festoitalé querre en Tost.
Les viandes que il nous donnèrent , ce furent bègues de four-
mages^ qui estoient rôties au soUeil, pour ce que les vers n'i
venissent, et oeis durs cuis de quatre jours ou de cinc ; et, pour
■ Lisez : ait. — ^Sur<le-champ ils le-
stèrent DOS ancres. -— •* Lermes : lar-
mes. — ^ Le mot viande est employé
dans nos Tleai antenrs dans son accep-
tion primitive de vivres en général,
de même qu'on dit encore en italien le
vivande. — ^ Bègues de fourmages :
beignets de fromage.
* Mahomet , dan» le Coran , parle ainsi à ses compagnons : c Combattez
les infidèles jusqu'à ce qu'il n'y ait plus lieu aux disputes ; combattez jus-
qu'à ce que la religion de Dieu domine seule sur la terre* » Voyez
sourate viii, vers 39 , cité dans l'ouyrage de M. Reinaud , intitulé : Monu'
mcnts arabes, persans et turcs, du cabinet du duc de Blaoas 1 1, p* 29B«
10,
114 HISTOIBE
honneur de nous , en les avoit £ait peindre par dehors de di-
verses couleurs.
En nous mist à terre et en alames vers le roy, qu'il ame-
noient du paveillon là où il Favoient tenu vers le flum ; et ve-
noient bien vint mil Sarrazins, les espées ceintes, touz après
li , à pié. Ou flum devant le roy avoit une galie de Genevois s
là où il ne paroit que un seul homedesus. Mamtenant que il vit
le roy sur le flum, il sonna un siblet*, et au son du siblet
saillirent bien de la sente de la galie ^ quatre-vins arbalestiers
bien appareillés, les arbalestres montées, etmistrentmaint^oumt
les carriaus en coche. Tantost comme les Sarrazins le virent,
il touchèrent en fuie aussi comme brebis; que onques n'en de-
meura avecle roy, fors que deux ou troiz.Ilgtierentune planche
à terre pour requeillir le roy et le conte d'Anjou, son firère , et
monseigneur Gefifroy de Sergines, et monseigneur Phelippe
de Annemos, et le maréchal de France que en appeloit Don
Meis^ et le mestre de la Trinité '^ et moy . Le conte de Poitiers
il retindrent en prison jusques à tant que le roy leur eust fait
paier les deux cens mil livresque il leur devoit ûdre paier, avant
que il partisist du flum , pour leur rançon.
Le samedi devant T Ascension 4, lequel samedi est lende-
main que nous feumes délivrés , vindrent prenre. congié du
roy le conte de Flandres et le conte de Soissons , et pluseurs
des autres riches homes qui furent prins es galies. Le roy leur
dit ainsi, que il li sembloit que il feroient bien se il attendoient
jusques à ce que le conte de Poitiers, son frère, feust délivré.
Et il distrent que il n'avoient pooir ; car les galies estoient
toutes appareillées. En leurs galies montèrent et s'en vindrent
en France, et en amenèrent avec eulz le bon conte Perron de
' Genevois : Génois. — > Siblet : sif- l roftconnais. — 3 Du fond de cale. —
flet. Ce mot s'est cooserTé dans le patois I * Liseï : après VAseetuion .
* Nicolas, général de l'ordre des Mathurins, que l'on appelait en ce temps-
là l'ordre des Anes, eo quod asinos equitabant, non equos, ainsi que porte
ujc chronique de lan 1498. Ce général mourut l'an 1256.
DE saiht louis.
It5
Bretaiugae, qui estoit si malade que ii ne vesqui puis ' que troiz
semainnes et mourut sus mer. L'en ex>mmença à fere le paie-
ment le samedi au matin, et y mist Yexi au paiement faire le
samedi et le dymanche toute jour jusques à la nuit, que on les
paioit à la balance, et valoit chascune balance dix mil livres.
Quant ce vint le dymanche au vespre > , les gens le roy qui
fesoient le paiement, mandèrent au roy que il leur failloit'
bien trente mil livres ; que avec le roy n'avoitque le roy de Ce-
zile et le maréchal de France, le menistre ^ de la Trinité et moy,
et touz les autres estoient au paiement fere. Lors dis-je au roy
que il seroit bon que il envoiast querre le commandeur et le
maréchal du Temple, car le mestfe estoit mort ; et que il leur
requeiet que il U prestassent trente mil livres pour délivrer son
frère. Le roy les envoia querre , et me dit le roy que Je leur
deisse. Quant je leur oy dit , frère Ëstienne d'Otricourt , qui
estoit commandeur du Temple, me dit ainsi : « Sire de Join-
ville, ce conseil que vous donnés n'est ne bon ne rèsonnable;
car vous savés que nous recevons les commandes ^ en tel ma-
nière, que par nos seremens nous ne les poons délivrer mes
que à ceulz qui les nous baillent. » Assés y ot de dures pa-
roles et de félonnesses^ entre moy et li. Et lors parla frère
Renaut de Yichiers , qui estoit maréchal du Temple , et dit
ainsi : « Sire , lessiés ester la tençon? du seigneiur de Joinvilie
et de nostre commandeur ; car, aussi comme nostre comman-
deur dit, nous ne pourrions riens bailler que nous ne feussions
parjures. Et de ce que le séneschal vous loe que , ce * nous
ne vous en voulon prester, que vous en preignés, ne dit-il pas
moult grans merveilles, et vous en ferés volenté ; 9 et se vous
prenez du nostre, nous avons bien tant du vostre en Acre,
que vous nous desdomagerés bien. » Je dis au roy que je
ircie, se il vouloit; et il le me commenda. Je m'en aie en un
• Qu'il ne vécut depais. — ' F es-
pre : soir. — •"' Failloit : manquait.
— * Menistre : ministre , supérieur
général. — '» Commandes : commaa.
periea. •— ' Féionnêstet : outragean-
tes. — ^ Sire, ne faites nnllc attentioa
à la dispute , ete. — " Lisea : si. —
" Lisez : vostre volenté*
116
HISTOIBB
des galies du Temple, en la mestre galie ; et quant je voulz des-
cendre en la sente de la galie , là où le trésor estoit , je de-
mandé au commandeur du Temple que il venist veoir ce que
je prenroie; et il n'i deigna onques venir. Le maréchal dit que
il venroit Yeoîr la force que je li feroie. Sitost comme je fo
avalé ' là où le trésor estoit, je demandé au trésorier du Tem-
ple , qui là estoit , que il me baillast les clefz d*une huche qui
estoit devant moy ; et il , qui me vit mègre et deschamé de la
maladie , et en Tabit que je avoie esté en prison, dit que il ne
m'en baillerott nulles. Et je regardé une coignée qui gisoit il-
lec, si la levai et dis que je feroie la clefz «Te roy ', Quant le
maréchal vît ce, si me prisf par le poing et me dit : « Sire,
nous véons bien que c'est force que vous nous fêtes , et nous
vous ferons bailler les clefz. » Lors commanda au trésorier que
en les me baillast. Et quant le maréchal ot dit au trésorier qui
je estoie , il en fu moult esbahi. Je trouvai que celle huche
que je ouvrî, estoit à F^ichole de Choisi, un serjant le roy. Je
* *^ d*^ g®^' ^^^ ^ d'argent que je y trouvai, et me lessoient ou
< ' ^ vJA.*M- chîef de nostre vessel 4 qui m'avoit amené. Et pris le maréchal
/»<»A^*A ^^ France et le lessaî avec l'argent, et sus la galie mis le me»
nistre de la Trinité. Le maréchal tendoit l'argent au menistre,
et le menistre le me bailloît ou vessel là où je estoie. Quant
nous venîmes vers la galie le roy, et je commençai à hucher au
roy^ : « Sire, sire^ esgardés comment je suis garni. « Et le
saint home me vit moult volentiers et moult liement^. Nous
baillâmes à ceulz qui fesoîent le paiement, ce que j'avoie aporté.
Quant le paiement fîi fait , le conseil le roy qui le paiement
avoit fait, vînt à li, et li distrent que les Sarrazinsne vouloient
délivrer son frère jusques à tant que il eussent l'argent par
devers euli. Aucuns du conseil y ot qui ne louoient mie le ? roy
1 jtveUé : desceudo. — ^ M semble
yi»'« faille auppléer : de parTV- * Que
je mettraU le coffre en pièce*. —
4 Joinville tliremeni veut dire : et ils me
le laiMèrent traneporter à l'extrémité
de notre vaisseau, etc. — * Hucher au
roy : appeler le roi. ■— • Liement :
joyeusement. — ? Qui ne conseillaient
pa« au, etc.
"*
DB SAINT LOUIS.
117
que il leur délivrast les deniers jusques à tant que il r*eust son
frère. Et le roy respondi que il déliverroit , car il leur avoit
couvent; et il li retenissent les seues convenances s se il
cuidoient bien faire. Lors dit monseigneur Phelippe de Da-
moes> au roy, que on avoit forconté ans Sarrazins une^ ba-
lance de dix mil livres. Et le roy se courrouça trop fort, et dit
que il vouloit que en leur rendist les dix mil livres pour ce que
il leur avoit couvent à paier les deux cens mil livres, avant que
il partisist du flum. Et lors je passé monseigneur Phelippe sus
le pié, et dis au roy qu*il ne le creust pas, car il ne disoit pas
voir; car les Sarrazins estoi^t les plus forconteurs^ qui feus-
sent au monde. Et monseigneur .Phelippe dit que je disoie
voir ; car il ne le disoit que par moquerie. Et le roy dit que
maie encontre^ eust tele moquerie : « Etvouscommant^, dit
le roy à monseigneur Phelippe , sur la foy que me devez ,
comme mon home que vous estes, que se les dix mil livres ne
sont paies, que vous les facez paier. »
Moult de gens avoient loué au roy que il se traisist en sa nef
qui Tattendoit en mer, pour li ostér des mains aus Sarrazins.
Onques le roy ne volt nullui croire, ainçois disoit que il ne
partiroit du flum aussi comme il Tavoit couvent , tant que il
leur eust paie deux cens mil livres. Sitost comme le paiement fu
fait, le roy, sans ce que nulzne Ten prioif,^tious dit que désore-
mez estoit son serement quitez 7, et que nous nous partissions
de là et alissons en la nef qui estoit en la mer. Lors s'esmut
nostre galie , et alames bien une grant lieue avant que Tun ne
parla à Tautre , pour la mésaise que nous avions du conte
de Poitiers. Lors vint monseigneur Phelippe de Monfort en un
galion, et escriaauroy : « Sire, sire, parlez à vostre frère le
conte de Poitiers, qui est en cel autre vessel. » Lors escria le
' * Et qu'ils accompUflflent fidèlement
aa promeaae. — > Édition de da Gange :
Phélippes de Mon^fort, — * Qu'on
ayalt fraudé le fiompte des Sarraains
A r
/ /■
d'une, etc. — ^ Les plus grands trom-
peurs en fkit de compte.— * Mauvaise
rencontre, mallienr. — * CommanI .*
comment. — ' X?^'* * r«>npU.
• •
* r
^-^"
tl8 HISTOIBB
roy : « Alume, alume"^; » et si fist l'en. Lors fu la joie si grant
comme elle pot estre plus entre nous. ^ ^
Le roy entra en sa nef, et nous aussi. Un povre pécherre *
aia dire à lacontesse de Poitiers qu'il avoit veu le conte de Poi-
tiers délivré, et die li (ist donner vint livres de parisis.
Je ne weil pas oublier aucunes besoignes qui avindrent en
Egypte tandis que nous y estions. Tout premier, je vous dirai de
monseigneur Gauchier de Ghasteillon, que un chevalier qui avoit
non monseigneur Jehan deMonson^ me conta que il vit mon-
seigneur de Ghasteillon en une rue qui estoit ou kasel là où le
roy fu pris, et passoit celle rue toute droite parmi le kasel , si
que en véoit les champs d'une part et d'autre. £n celle rue
estoit monseigneur Gauchier de Ghasteillon, Tespée ou poing
toute nue. Quant il véoit que les Turs se metoient parmi celle
rue, il leur couroit sus, Tespée ou pomg, et les flatoit ' hors
du kasel; et au fuir que les Turs faisoient devant li, il, qui
traioient aussi bien devant comme darière, le couvrirent tous
de pylez. Quantil les avoit chadez hors du kasel , il se desfli-
choit de ces pyles qu'il avoit sur li, et remetoit sa cote à armer
desus li , et se dressoit sus ses estriers et estendoit les bras à
toutl'espée, et crioit : « Ghasteillon, chevalier! où sont mi
preudhome ? » Quant il se retoumoit et il véoit que les Turs
estoient entrés par l'autre chief^, il leur recouroit sus, l'espée
ou poing, et les enchaçoit ; et ainsi fist par trois foiz en la ma-
nière desus dite. Quant l'amiraut des galies m'ot amené devers
ceulz qui furent pris à terre , je enquis à ceulz qui estoient en-
tour li ; ne onques ne trouvai qui me deist comment il fut pris,
• Pécherre : pèchear. — ' Flatoit : jetait. — 3 Par l'antro bout de la rue.
" Dtt Gange dit que ce mot signifie allume la chandelle; il fonde son
opinion sur un passage d'un ancien trouvère dans la description qu'il fait
de l'usage de la boussole de ce temps-là, où l'on voit que, dans l'obscurité
de la nuit, les marins, pour ne pas s'égarer de leur route, faisaient allumer
une chandelle pour regarder de temps en temps l'aiguille. Voyez la Bible
Guiot de Provins, y. 648. ( Fabliaux et contes, éùii. de Méon, tom. Il,
pag 828.)
DE SA.rilT LOUIS.
119
fors que tant que monseigneur Jehan Foninons ', le bon che-
valier, me dit que , quant en Tamenoit pris vers la Massoure ,
if trouva un Turc qui estoit monté sur le cheval de monseigneur
Gauchier de Ghasteillon, et estoit la culière toute sanglante du
cheval. £t il li demanda que il avoit fait de celi à qui le che-
val estoit , et li respondi que il li avoit copé la gorge tout à che-
val , si comme il apparut à la culière qui en estoit ensanglantée
du sanç.
Il avoit un^oult vaillant home en Tost, qui avoit à non mon-
seigneur Jaque de Castel * , évesque de Soissons. Quant il vit
que nos gens s'en revenoit vers Damiete, il, qui avoit grant dé-
sirrer de aler à Dieu, ne s'en voult pas revenir à la terre dont
il estoit né ; ainçois se hasta d'aler vers Dieu. £t féri .des es-
pérons et assembla aus Turs tout seul, qui à leur espées Toc-
cistrent * et le mistrent en la compaingnie Dieu, ou.nombre des
marCirs.
Endementres que le roy attendoit le paiement que sa gent
fésoient aus Turs pour la délivrance de son frère le conte de
Poitiers, un Sarrazin, moult bien atiré ^ et moult léal home de
cors , vint au roy et li présenta lait pris en pos ^ et fleurs de
diverses manières, de par les enfans de Nasac qui avoit esté
soudanc de BabOoine, et li Gstle présent enfrançois. Et li roy
li demanda où il avoit apris françois, et il dit que il avoit été
Grestian ; et le roy li dit : « Alez-vous-en , que à vous ne par-
lerai-je plus. » Je le traïs d'une part et li demandai son cou-
vine -, et il me dit qu'il avoit esté né de Provins, et que il es-
toit venu en Egypte avec le roy Jehan ^, et que il estoit marié
en Egypte et grant riche home. £t je li diz : « Ne savez-vous
pas bien que se vous mouriés en ce point , que vous iriez en
1 Édition de du Cange ; Jehan Fru-
mons. — 2 Avec lears épées le taèrent.
— 3 £ign atiré : bien mi» de sa per-
•onne. — * Édition de da Cange : St
présenta du lard prins en pots, etc.
^ Jean de Brienne , roi de Jérasalem.
* Le nom de ce prélat était Cvy du Chaslcl ; il n?oiirut le 5 avril 4250,
aprt^scinq ans d'épiscopat. ( GaiUa christiana, tom. IX, art. 369,570.)
130 I H1ST0IAS
enfar? » Et il dit : « Oyl ( car il estoit oertein qu€ nulle *
n'estoit si bone comme la crestieime) ; mes je doute % se je
aloievers tous^ la povretéjà où je seroie et le rq^roche. Toute
jour me diroit Ten : Téez ci le reuoié' ; û aime miex vivre
riche et aise, que je me meisse en tel point comme je vois. •
Et je li dûs que le reproche seroit plus grant au jour du juge^^
ment là où chaseun venroit son mesfait, que ne seroit ce que
il me contoit. Moult de bones paroles li diz, qui guèrez ne
valurent. Ainsi se départy de moy, n'onques puis jie le vi.
Or avez oy ci-devant les grans persécucions que le roy et
nous souffirimes, lesquiex persécucions la royne n*en escbapa
pas, si comme vous orrez ci-après. Car troiz jours devant ce que
elle acouchast, li vindrentles nouvelles que le roy estoit pris;
desquiex nouvelles elle fu si effrée 4 ^ que, toutes les foiz que .
elle se dormoit en son lit, il li sembloit que toute sa chambre
feust pleinne des Sarrazins, et s'escrioit : « Aidiés, aidiés ! » Et
pour ce que Tenfant ne feust périz, dont elle estoit grosse, elle
fesoit gésir devant son lit un chevalier aAcien de Taage de quatre-
vins ans, qui la tenoit par la main ; toutes les foiz que la royne
s'escrioit, il disoit : « Dame, n'aies garde ; car je sui ci. >» Avant
qu'elle feust accouchiée, elle fist wuidier hors toute sa cham-
bre, fors que le chevalier, et s'agenoilia devant li et li requist
un don; et le chevalier li otroia par son serement, et elle li dit :
ft Je vous demande, fist-elle, par la foy que vous m'avez baillée,
que se les Sarrazins prennent ceste ville, que vous me copez
la teste avant qu'il me preignent. » Et le chevalier respondi :
« Soies certeinne que je le ferai volentiers ; car je l'avoie jà
bien enpensé ^ que vous occiroie , avant qu'il nous eussent
pris. »
La royne acoueha d'un filz, qui ot à non Jehan; et l'appel -
loit Fen Triian 7, pour la grant douleur là où il fu né Le jour
* Liseï : nulle loi, — ' Mais |j« T ceux qui étaient dans sa chambre. —
crains. — 3 Void lo renégat. — < JÇ^- «Je l'avais dèj& bien résolu. — i Lise» :
frée : effrayée. —» Elle fit sortir tous TrUian.
DE SAINT LOUIS. 12)
mdsmes que die fu acouchée , li dît Ten que ceulz de Pise et
de Gènes s'ea vouioient fîur, et les autres communes. Lende-
main que elle fu acouchiée, elle les manda touz devant son lit,
si que la chambre fu toute pleinne : « Seigneurs , pour Dieu
merci, ne lessiés pas ceste ville ; car vous véez que monseigneur
le roy seroit perdu et touz ceulz qui sont pris, se elle estoit
perdue; et si ne vous plet, si vous preingne pitié de ceste chié-
tive qui ci gist, que vous attendes tant que je soie relevée. »
£t il respondirent : « Dame, comment ferons-nous ce? que
nous mourons de fain en ceste ville. » Et elle leur dit que jà
par famine ne s'en iroient ; « Car je ferai acheter toutes les
viandes en ceste ville, et vous retieing touz dès orendroit ' aus
despens du roy. » Ils se conseillèrent et revindrent à li, et li
otroièrent que il demourroient volentiers ; et la royne, queDiex
absoille, fist acheter toutes les viandes de la ville, qui li coustè-
rent troiz cens soixante mil livres^t plus. Avant son terme la
convint relever, pour la cité que il couvenoit rendre aus Sar-
razins. En Acre s*en vint la royne, pour attendre je roy.
Tandis que le roy attendoit la délivrance son frère, envoia
le roy frère Raoul, le frère preescbeur, à un amiral qui avoit à
non Fnracataie *, Fun des ptus loiaus Sarrazins que je veisse
onques. Et li demanda que il se merveilloit moult comment li
et les autres amiraus soufrirent comment en H avoit ses trêves
si villemnement ron^ues, car en(l[)bvoit tué les malades que
il dévoient garder aussi, et du merrim de ses engins et avoient
ars les malades et les chars salées de porc que il dévoient gar-
der aussi. Faracataie respondi à frère Raoul et dit : « Frère
Raoul, dites au roy que par ma loy je n'i puis mettre conseil,
et se poise moy ^ ; et li dites, de par moy, que il ne face nul
semblant que il li anuie^, tandis que il est en nostre main,
car mort seroit. » Et il loa que sitost comme il venroit en
Acre, que il li en souvieingne.
* Dè« à présent. — 'Le Téritable 1 OctaU — ^ Et cela me pèse, m'afflige,
nom de cet émir était Fares-eddin I — * Qae cela lai ftisse de la peine.
l t
122 HISTOIRE
Quant le roy vint en sa nef, il ne trouva onques que sa gent
li eussent riens appareillé, ne lit, ne robes; ainçois li couvint
gésir, tant que nous fumes en Acre, sur les materas ' que le
soudanc 11 avoit baillez. Et vesti les robes que le soudanc li
avait fet bailler et tailler, qui estoit de sametnoir, forré de vair
et de griz, et y avoit grant foison de noiaus * tonz d'or.
Tandis que nous fiunes ^ par six jours, je^ qui estoie malade,
me séoie touzjours de coste le roy« Et Jors me conta il com-
ment il avoit esté pris, et comment il avoit pourchacié sa rean-
çon 4 et la nostre , par Taide de Dieu ; et me fist conter com-
ment je avoie esté pris en Tyaue. Et après il me dit que je
dévoie grant gré savoir à Nostre-Seigneur, quant il m'avoit
délivré de si grans périlz. Moult regretoit la mort du conte
d'Artois son frère, et disoit que moult envis se fu souff^^ *
de li venir veoir, comme le conte de Poitiers, que il ne lefeust
venu veoir es galies.
Du conte d'Anjou qui estoit en sa nef, se pleingnoit aussi à
moy , qui nulle compaingnie ne li tenoit ^. Un jour demanda que 7
le conte d'Anjou faisoit, et en li dit que il jouoit aus tables à
monseigneur Gautier d'Anemoes '. Et il ala là tout chancelant
pour la flebesce de sa maladie, et prist les dez et les tables et
les geta en la mer, et se courouça moult fort à son frère de
ce que il s'étoit sitost pris à jouer aus diez ; mais monseigneur
Gautier en fu le miex paie, car il geta touz les deniers qui es-
toient sus le tablier, dont il y avoit grant foison, en son geron
et les emporta "*.
G après orrez de pluseurs persécucions et tribulacions que
j'oy en Acre, desquiex Dieu, à qui je m'at^doie et à qui je
^ Materas : matelas. — * Noiaus :
boatoni. — ^ Il teot lire : tandis que
nous fûmes en mer. — * Procuré sa
délivrance. — & Bien nuilgré lui, il se
fftt abstenn. — ^ De ce qu'il ne lui
tenait pas compagnie. •— ' Que : ce
que. — B Édition de du Cange : Gaul-
tier de Nemours,
* Dans l'édition citée dans la note précédente, il est dit que saint Louis
gccta tous ses deniers ( de Gaultier de Nemours ) qu'il vit sur les tabliers,
après les dez et les tables en la mer.
DE SAINT LOUIS. 123
m^attens, me délivra. Et ces choses ferai-je escrire, pour ce
que d\ qui les orront aient fiance en Dieu en leur persécucions
€t tribulacions ; et Dieu leur aidera aussi comme il fist moy.
Or disons donc que , quant le roy vint en Acre , toutes les
processions d'Acre H vindrent à rencontre recevoir jusques à
la mer à moult grant joie *. L'en amena ' un palefroi. Sitost
comme je fu monté sus , le cuer me failli; et je dis à celi que v
le palefroy m'avoit amené, que il me tenist que je ne chéisse.
A grant peinne me monta l'en les degrez de la sale le roy. Je
me assis à une fenestre , et un enfant delez moi^ et avoit en-
tour dix ans de aage, qui avoit à nom Berthelemir^il estoit
filz bertart ' à monseigneur Ami de Monbeliart ^ y seigneur
de Monfaucon. Ëndementres que je séoie illec là où nul ne se
prenoit garde de moy, là me vint un vallet en une cote vermeille
à deux roies ^ jaunes ; et me salua et me demanda se je le co-
gnoissai , et je li dis nanin. Et il me dit que il estoit d'Oise-
lair 5, le chastel mon oncle. Et je li demandai à qui il estoit, et
fl me dit que il n'estoit à nullui et que il demourroit avec moy,
se je vouloie ; et je dis que je le vouloie moult bien. Il m'ala
maintenant ^ querre coifes blanches et me pingna 7 moult bien.
Et lors m'envoia querre le roy pour manger avec li ; et je y
alai à tout le corcet que l'en m'avoit fait en la prison , des ron*
gneuresde mon couvertouer ; et mon couvertouer lessai à Ber-
thelemin l'enfant, et quatre aunes decamelin* que l'en m'avoit
donné pour Dieu en la prison. Guillemin, mon nouviau varlet,
vint trencher devant moy , et pourchassa de la viande 9 à l'en-
fent tant comme nous mangames.
Mon vallet novel me dit que il m'avoit pourchacié un hostel
^ Liaei: l'en m'amwa^ — ' Ber-
tàrt : bfttard. — > Édition de Pierre
de Rienx : Jmé île MonthêUiar, —
* Roies : raies. — & Édition de P.
de lUeuz : Il estoil natif du ehasteau
Dételer, etc. — * Sur-le-champ. —
'' Pingna : peigna. — * Étoffe de laine
grossière. — ^ Et procura des vivres.
* Tout ce qui est rapporté Jusqu'à la ligne 7 dé la page 126 se trouve, h
quelques différences près , dans l'édition de P. de Rieux , et maïu^ue dans
celle de Cl. Ménard et de du Cange, au moins dans le texte.
124 HISTOIBE \
tout delez les bains, pour moy laver de l'ordure et de la sueai
que j'avoie aportée de la prison. Quant ce vint le soir que je fus
ou baing, le cuer me failli et me pasmai, et à grant peinne
m'en trait Ten hors du baing jusques à mon lit. Lendemain ud
vieil chevalier qui avoit non monseigneur Pierre de Bour»
bonne », me vint veoir , et je le reting entour moy ; il m'apléja *
en la ville ce qu'il me fsiilli pour vestir et pour moy atoumer K
Quant je me fu aréé^, bien quatre jours après ce que nous fil-
mes venuz, je alai veoir le roy, et m'enchoisonna ^ et me dit que
je n'avoie pas bien fet quant je avoie tant tardé à li veoir , et
me commenda si chier comme j'avoie s'amour, que maugasse
PKO^^yi. avec li adès ^ et au soir et au main , jusques à tant que il eust
aréé que nous ferions 7 ^ ou d'aler en France ou de demourer.
Je dis au roy que monseigneur Pierre de Courcenay me devoit
quatre cens livres de mes gajes, lesquiex il ne me vouloît paier.
£t le roy me respondi que il me feroit bien paier des deniers
que il devoit au seigneur de Courcenay ; et si fist-il par le conseil
monseigneur Pierre deBourbonne. Nous preismes quarante livres
pour nos despens, et le remenant ^ commandâmes à garder au
commandeur du palais du Temple. Quant ce vint que j*oi des-
pendu les quarante livres, je envolai le père Jehan Caym de Sainte-
Manehost 9 , que je avoie retenu outre-mer, pour querre autres
quarante livres. Le conmiandeur li respondi que il n'avoit denier
du mien, et que il ne me congnoissoit. Je alai à frère Renaut de
Vichiers, qui estoit mestre du Temple par l'aide du roy, pour
la courtoisie que il avoit faite en la prison , dont je vous ai
parlé, et me plaînz à li du commandeur du palais qui mes de-
niers ne me vouloit rendre, que je li avoie commandez. Quant
il oy ce, il s'esfréa fort, et me dit : » Sire de Joinville, je
vous aime moult; mes soies certein que , se vous ne vous ven-
iez souf&ir.de ceste demande <*, je ne vous aimeré jamez; car
* EdiUon de P, de lUeax t Pierre
de Bourbrainne, — » JpUja : cau-
tionna. — » Moumer : éi^aiper. —
* Quand je me fae équipé. — * En-
eholeonna : fit des reproches. —
* Jdèe : maintenant , déaormaie. —
' Qu*U eftt résolu ce que nous ferlons.
— ■ Remenant : reste. — * De Sainte-
Menebonld . — *o Vous désister de cette
demande.
DE SAINT LOUIS.
125
VOUS voidés fere entendant aus gens ■ que nos frères sont lar*
rons. » £t je li dis que je ne me soufferroie jà, se Dieu plet. En
ceste mesaise de cuer je fus quatre jours, oonune cil qui n'avoit
plus de touz deniers pour despendre. Après ces quatre jours, le
mestre vint vers moy tout riant, et me dit que il avoit retrouvé
mes daûers. La manière comment ils furent trouvés, ce fu
pour ce que il avoit changé le commandeur du palais et Tavoit
envoie à un cazel que en appelle leSaffran, et cil me reudi
mes deniers.
L'évesque d'Acre qui lors estoit, qui avoit esté né de Provins ,
me fist prester la meson au curé de Saint-Michiel. Je avoie re-
tenu Caym de Sainte-Manehot , qui moult bien me servi deux
ans , miex que home que j'eusse onques entour moy. Or es-
toit ainsi, que il avoit une logète à mon chevès, par où Tra
entroit ou moustier *. Or avint ainsi que une contenue ^ me
prist, par quoy j'alai au lit, et toute ma mesnie aussi. Ne onques
un jour toute jour je n'oy onques qui mepeust aidierne lever,
ne je n'attendoie que la mort , par un signe qui m'estoit delez
Foreille ; car il n'estoit nul jour que Ten n'aportast bien vingt
mors ou plus au moustier; et de mon lit, toutes les foiz que
on les aportoit , je ouoie chanter : Libéra me, Domine, Lors
je plorai et rendi grâces à Dieu , et li dis ainsi : a Sire , aouré ^
^ies-tu de ceste soufraite que tu me fez ^ , car main bobans ^
ai eulz 7 à moy chaucier et à moy lever. Et te pri. Sire , que
tu m'aides et me délivres de ceste maladie , moy et ma gent. »
Après ces choses je requis à Guillemin, mon nouvel escuier *,
et si fist-il ; et trouvai que il m^avoit bien doumagé de dix livres
de tournois et de plus. Et me dit, quant je li demandai , que
il les me rendroit, quant il pourroit. Je li donné congié , et li
I Faire entendre aux gens. — ^ Dans
régUse. — 3 Contenue : ûèm eonti-
nae. — * Âouré : adoré. — * De cette
nécessité où tù m'as réduit. — ^ Bo'
hans : domestiques de luse, —
7 Lisex : ai eus.
* Uy a YtoUriement une lacune dans cet endroit; mais elle sera suftittaiih
ment remplie si l'on ajoute ; qu'il me rendit Targent (lue je lui avais confié.
H.
13G HISTOIRE
dis que je li donnoie ce que il me devoit, car il Tavoit bien
déservi >. Je trouvai par les chevaliers de Bourgoingne , quant
il revindrent de prison , que il l*avoient amené ea leur compai-
goie, que c*estoit le plus courtois lierres* qui ouques feust ; car,
quant il failloit à aucun chevalier coutel ou courroie , gans ou
espérons , ou autre chose y il l'aloit enbier et puis à li donnoit.
En ce point que le roy estoit en Acre, se prirent les frères le
roy à jouer aus deiz; et jouoit le o(mte de Poitiers si courtoise-
ment, que quant il avoit gaaingné, il fesoit ouvrir la sale et f esoit
appeler les gentîlzhomes et les gmtilzfeamies , se nulz en y
avoit^ et donnoit à poingnées aussi bien les siens deniers conune
il fesoit ceulz que il avoit gaingnés. Et quant il avoit perdu ,
il adietoit par esme ' les deniers à ceulz à qui Q ayoit enjoué <
. et à son frère le conte d'Ai^ou et aus autres ; et donnoit tout,
et le sien et l'autrui.
En ce point que nous estions en Acre , envoîa le roy querre
ses frères et le c<mt6 de Flandres et les autres riches homes, à
un dymanche, et leur dit ainsi : « Seigneurs, madame la royne
ma mère m^a mandé et prié tant comme elle peut, que je m'en
voise en France , car mon royaume est en grant péril ; car je
n^ai ne pez ne trêves au roy d'Angleterre. Cil de ceste terre à
qui j*ai parié m'ont dit, se je m'en vois, ceste terre est perdue ;
car il s'en venront touz en Acre ^ après moy , pour ce que
nulz n'i osera demeurer à si pou de gent. Si vous pri , fist-il,
que vous y pensez ; et pour ce que la besoingne est grosse , je
vous donne respit de moy respondre ce que bon vous sem-
blera, jusques à d'ui en huit jours *, » Et me dit ainsi , que il
n'entendoit mie comment li roys eust pooir de demeurer, et
' Déservi : mérité. — ' lAerre : I Avec qui il avait joué. — ^ C'est-à-
larron. — 3 Ssmê : estimation. — * * dire : tout ceux qui sont en Acre.
* Tout ce qui suit, jusqu'au paragraphe suivant, manque dans l'édition
de du Gange. U y a visiblement une lacune en cet endroit du manuscrit;
mais on voit assez par la suite qu'il s'agit ici de l'entretH^ du sire de
Jotuville avec le légat, sur la proposition que le roi vient de faire.
DE SAINT LOUIS.
127
me proia moult à certes que je m^eu vousîsse venir en sa nef.
£t je \i res^ondi que je n'en avoie pooir ; car je n'avoie riens,
ainsi comme i) le savoit , pour ce que j'avoie tout perdu en
l'yaue là où j'avoie esté pris. Et ceste response ne li Os-jo pas
pour ce que je ne feasse moult volentiers aie avec li, mez que
pour une parole que monseigneur de Bollainmonts mon
cousin germain, que Diex absoille, me dît, quant je m'en alai
outre-mer : « Vous en alez outre-mer, fist-il, or vous prenés
garde au revenir; car nulz chevaliers , ne povres ne richez , ne
peut revenir que il ne seet' honni , se il laisse en la main des
Sarrazins le peuple menu Nostre-Seigneur, en laquelle com-
paingnie il est aie. « Le légat se courouça à moy, et me dît que
je ne le deusse pas avoir refusé.
Le dymanche après revenimes devant le roy ; et lôrs de-
manda le roy à ses frères et aus autres barons et au conte de
Flandres, quel conseil il li donroient, ou de s'alée ^ ou de sa dc-
mourée. 11 respondirent touz que il avoient chargié à monsei-
gneur Guion Malvoisin le conseil que il vouloient donner au
roy. Le roy li commanda que il deist ce que il li avoient
chargié ; et il dit ainsi : « Sire, vos frères et les riches hommes
qui ci sont , ont regardé à vostre estât , et ont veu que vous
n'avez pooir de demourer en cest paîs, à Tonneur de vous ne
de vostre règne 4; que de tous les chevaliers qui vindrent en
vostre compaingnie, dont vous en amenâtes en Cypre deux mil et.
huit cens, il n'en a pas en ceste ville cent de remenant ^. Si vous
loent-il, sire, que vos en alez en France, et pourchaciés gens et
deniers 6, par qnoy vous puisses hastivement revenir en cest
pais vous venger des ennemis de Dieu , qui vous ont tenu en
leur prison. » Le roy ne se voult pas tenir à ce que monsei-
gneur Gui Malvoisin avoit dit ; ams demanda au conte d'Anjou,
au conte de Poitiers et au conte de Flandres , et à pluseurs
• Plus loin, Boulaincourt. — ' Soet :
•oit. — 3 S'alée : son départ. — < Rè-
gne : royaume. — * Bemenant : reste.
— ^ Vous vous procuriez du monde et
de l'argent.
128
HISTOI&B
autres riches homes qui séoient emprès eulz; et tuit s'acor-
dèrent à monseigneur Gui Malvoisin. Le légat demanda au
conte Jehan de Japbe, qui séoit emprès eulz, que il li sembloit
de ces choses. Le conte de Japhe li proia qu'il se soufrist de
celle demande : « Pour ce, fist-il, que mes chastiaus sont en
marche > ; et, se je loeau roy la demourée, l'en cuideroit qaece
feust pour mon pr(9ùGt. » Lors li demanda le roy, si à certes
comme il pot % que il deist ce que il li en sembloit. Et il li dit
que se il pooit tant faire que il pooit héberge tenir ans chans
dedans un an , que il feroit sa grant bomieur, se il demouroit .
Lors demanda le légat à ceulz qui séoient après le conte de Ja-
phe ; et touz s'acordèrent à monseigneur Gui Malvoisin. Je estoie
bien le quatorzième assis encontre le légat. Il me demanda que
il m'en sembloit; et je li respondi que je m'acordoie bien au
conte de Japhe. Et le légat me dit courovcié, comment ce pour-
roit estre que le roy peut tenir héberges à si pou de gent comme
il avoit. Et je li respondi aussi comme couroudé, pour ce que il
me sembloit que il le disoit pour moy atteinner ^ : « Sire, et je
TOUS le dirai, puisqu'il tous plest. L'en dit, sire, je ne sai ce
c'est Toir 4, que le roy n'a encore despendu nulz de ses deniers,
ne mes que ^ des deniers aus clers. Si mette le roy ses de-
niers en despense, et envoit le roy querre cheTaliers en la Mo-
rée et outre-mer ; et quant l'en orra nouvelles que le roy donne
bien largement, chevaliers li venront de toutes pars, par quoy
il pourra tenir héberges dedans un an, se Dieu plet. Et par sa
demourée seront délivrez les povres prisonniers qui ont esté
pris ou servise Dieu et ou sien, qui jamès n'en istront^', se li
roys s'en va. » Il n'avoit nul illec qui n'eust de ses prochains
' amis en la prison, par quoy nulz ne me reprist; ainçois se pris-
trent touz à plorer. Après moy , demanda le légat à monsei-
gneur Guillaume de Biaumont, qui lors estoit maréchal de
1 Le comte de Jaffa les pria de s'abs-
tenir de cette demande : « Tarée qae,
dit-il, mes chftteanx sont sar la fron*
tière, B etc. — » Aussi sérieasement
qu'il put. — 3 Atteinner : piquer. —
* Voir : trai, — ^ Ne mes que : «oon.
— ^ Qui jamais ne sortiront de capti-
vité.
DB SAIMT LOUIS. 129
France ; et il dit que j*avoie moult bien dit; « et vous dirai
reson pour quoy. » Monseigneur Jehan de Biaumont, le bon
chevalier, qui estoit son onde et avoit grant talent > de re«
tourner en France, Tescria moult fâonnessement *, et li dit :
« Orde longaingne ^, que voulez-vous dire ? Raséez-vous tout
quoy 4. » Le roy li dit : « Messire Jehan, vous fêtes mal, lessiés»
li dire. » — « Certes, sire, non ferai » Il le convint taire; ne
nulz ne s'acorda onques puis à moy, ne mes que ^ le sire de
Chatenai.
Lors nous dit le roy : « Seigneurs, je vous ai bien oys, et je
vous respondré de ce que il me pléra à fère, de hui en huit
jours. » Quant nous fumes partis d'illec, et Tassant me com-
mence de toutes pars : « Or est fol, sire de Joinville , li roys,
se il ne vous croit contre tout le conseil du royaume de France. »
Quant les tables furent mises, le roy deiez li au manger ^, là
où il me fesoit touzjours seoir, et ses frères n'i estoient. On-
ques ne parla à moy tant comme le manger dura : ce que il
n'avoit pas acoustumé , que il ne gardât? touzjours à moy en
mangant. Et je cuidoie vratement que il feust counroucié à
moy, pour ce que je dis que il n*avoit encore despendu nulz de
ses deniers, et que il despendoit largement. Tandis que le roy
oy ses grâces, je alai à une fenestre ferrée qui estoit en une
reculée ^ devers le chevet du lit le roy ; et tenoie mes bras
par mi les fers de la fenestre, et pensoie que se le roy s*en ve-
noit en France , que je m*en iroie vers le prince d' Antioehe ,
qui me tenoit pour parent, et qui m'avoit envoie querre, jus-
ques à tant que une autre aie 9 me venist ou pays , par quoy ^
les prisonniers feussent délivré, selonc le conseil que le sire de
Boulaincourt m'avoit donné. En ce point que je estoie il-
lec, le roy se vint apuier à mes espaules, et me tint ses deux
■ TaUni ! désir. ^ > Le reprit ea
termes fort injarienz. — 3 Ordre làn'
gaigne : sale excrément. — * Rasseyes-
TOUS et tenei'Toas coi. .— ^ JVe
met que : si ce n'est, — ^ Oa doit
pent^tre lire : le roytneJM seoir de-
lez Hhu manger. — ' Cardai : regardât.
— * A une fenêtre grillée qui était dans
ane embrasure. — ^ Lises : alée^ c'est-
à-dire passage, armée de croisés.
130 IISTOIHB
mains sur la teste. Et je cuidai que ce feust monseigneur Phe^
lippe d'Anemos, qui trop d^ennui m*avoit fait le jour pour le
conseil que je lui aToie donné; et dis ainsi : « Lessiés-moy en
pez, monseigneur Phelîppe. » Par mal avanture, au tourner que
je fiz ma teste, la main le roy me chéi * parmi le visage ; et
oognu que ç'estoit le roy, à une esmeraude que il avoit en son
doy. Et il médit : < Tenez-Tous tout qnoy; car je tous weîl
[{ demander comment vous feustes si hardi que vous, qui estes
\\ un joennes bons, m'osastes loer mademourée, encontre touz les
grans hommes et les sages de France qui me looient m'alée. » —
« Sire, fis-je, a voie la mauvestié en moncuer, si ne vous loe-
roie-je ànul inique vous la feissiés*. « — « Dites-vous, fist-il, que
je feroie que mauvaiz se je m'en aloie ?» — « Si m'aïst Diex ',
sire, fis-je, oyl. » Et il me dit : « Se je demeure , demourrez-
vous? » Et jeli disque oyl, sejepuisnedumiennedeTautruy ^ »
— « Or soies tout aise , dit-il, car je vous sai moult bon gré de
ce que vous m'avez loé ; mes ne le dites à nullui, toute celle se-
mainne. » Je fus plus aise de celle parole, et me deffendoie plus
hardiementcontreceulzquim'assailloient.£nappelle lespaîsans
dupais, poulains **. Si me manda monseigneur Pierre d'Avalon
que je me dépendisse vers ceulz qui m'apeloient poulain, et
leur deisse que j'amoie miex estre poulain que rondn recreu***,
aussi comme il estoient.
A Tautre dymanebe, revenimes touz devant le roy; et
* Chéi : tomba. — ^ Si m'aStt Diex : i pttu toit à cens d'iv^trai.
Qae Dieu m'aide. — * Soit à mt$ dé- I
* Le sire de Joinvilie veut apparemment dire ici : c J'étais persuadé que
le retour eu France était mauvais ; ainsi ne vous conseiUeraiS'Je en nulie
manière que vous prissiez ce parti. >
** L'auteur de la Vie de Louis le Gros explique la force de ce mot au
chapitre 24 : Pullani dieuntur qui de pâtre Syriano et matre Francigena
generantur. Le sire de Joinvilie dit que de son temps on appelait pou*
lattis les paysans de la terre sainte, et que ce terme passait pour une in-
jure : Je crois qu'il tire son origine du mot Fouille, parce que plusieurs
femmes de ce pays s'éUient fixées dans la terre sainte.
*** C'est-à-dire, qui se confeuait vaincu : c'est hx force de ce mol recreu.
DE SAINT LOUIS. 131
quant le roy vit que nous feusmes touz venus , si seigna sa bou-
che \ et nous dit ainsi (après ce que il ot appelé Taide 'du
Saint-Esperit , si comme je Tentent; car madame md mère
me dit que toute foiz que je voudroie dire aucune chose ^ que
je appelasse Taide du Saint-Esperit, et que je seignasse ma
bouche). La parole le roy fut telle : « Sagneurs, fist-il,je
vous merci moult à tous ceuhs qui m'ont loé m'alée * en France,
et<si rens grâces aussi à ceulz qui m'ont loé ma demeurée;
mes je me suis avisé que , se je demeure, je nM voy point de
péril que mon royaume se perde; car madame la royne a
bien gent pour le deffendre. Et ai regardé aussi que les barons
de cest pais dient, se je m'en voiz^ ijuc le royaume de Jéru-
salem est perdu , que nulz n'i osera deœourer après moy. Si
ai regardé que à nul feur 3 je ne lèroie le royaume de Jéru-
salem perdre , lequel je suis venu pour garder et pour con*
querre; si est mon conseil tel, que je sui demouré comme à
orendroit 4. Si dis-je à vous, riches hommes que ci estes , et
à touz autres chevaliers qui vourront demourer avec moy, que
vous veignez parler à m<^ haidiement ; et je vous donrai tant,
<jiie la coulpe ^ n'iertpas moie ^, mes vostre, se vous ne voulez
demourer *• » Moult en y ot qui oïrent ceste parole , qui furent
esbahiz; et moult en y ot qui plorèrent.
Le roy ordena, si comme l'en di, que ses frères retour-
ner{oi]ent en France. Je ne sai se ce fii à leur requeste , ou par
la volenté du roy. Geste parole que le roy dit de sa demourée ,
ce fil entour la Saint-Jehan. Or avint ainsi que le jour de la
* Il fit le signe de la eroix iar sa 1 sent. On dit encore orwdra en patois
honcbe, — ^ M'aUe : mon retoar. — l lyonnais et beaojolaispoarmain^enan^
3 Feur ; prix. — * Comme je fais à pré- | — * Coulpe : fante. — «Jlfoic ; mienne.
<{ui est tiré de l'usage des duels. Quand Tun des combattants se Toyait
terrassé par son ennemi et qu'il reconnaissait ne pouvoir plus combattre,
il lui avouait qu'il était recréant ou recreu; en sorte que le sire de Join
Tille repousse ici l'injure par l'injure : comme on le traitait de poulain ,
il appelait ces seigneurs chevaliers recreum
* Comparez ce récit avec celui de Guillaume de Nangis. ( Kee, des hisU
des Gaules f etc., tom. XX, peg. 382, 385, A.)
À
133 HISTOIBE
Saint- Jaque, quel pèlerin je estoie ■ et qui maint biens m'a-
voit fait « le roy fù revenu en sa chambre de la messe; et ap-
pela son conseil, qui estoit demouré avec li : c'est à savoir,
monseigneur Pierre le Ghamberiain*, qui fu le plus loial
homme et le plus dfoiturier que Je veisse onques mi hostel de
roy ; monseigneur Gefifroy de Sergines, le bon chevalier et le
preudomme, monseigneur Giles le Brun, et Yxm chevalier et
preudomme, cui* li roys avoit donné la oonnestablie de
France après la mort monseigneur Hymbert de Biaujeu le
preudomme. A ceulz parla le roy en tel manière tout haut ,
aussi comme en couroussant : « Seigneurs, il a jà un an ^ que
Ten scet ma demourée, ne je n'ai encore oy nouvelles que vous
m'aies retenu nulz chevaliers. » — « Sire, firent-il, nous n'en
poons mais ; car chascim se £ait si chier, pour ce que il s'en
wel^t aler en leur pais , que nous ne leur oserions donner ce
que il demandent. » — « Et qui , fist li roys, trouverrés à meilleur
marché? « — « Certes, sire , firent-il , le séneschal dé Cham-
paingne ; meznous ne li oserions donner ce qu'il demande. » Je
estoie enmi la chambre le roy, et oy ces paroles. Lors dit le
roy : « Appelez-moy le séneschal? » Jealai à li et m'agenoillé
devant li ; et il me fist seoir, et me dit ainsi : « Séneschal , vous
savés que je vous ai moult amé, et ma gent me dient que il
vous treuvent dur. Comment est-ce ?» — « Sire, fis-je, je n'en
puis maiz ; car vous savez que je fîi pris en Tyaue, et ne me de-
moura onques riens que je ne perdisse tout ce que j'avoie. »
Et il me demanda que je demandoie ; et je dis que je deman-
doie deux mil livres jusques à Pasques , pour les deux pars de
Tannée. « Or me dites , fist-îl , avez-vous barguigné 4 nulz che*
valiers? » Et je dis : « Oyl, monseigneur Pierre de Pontmolain,
* Dnqnel J'étais pèlerin. — ' 1 un mois, — * Barguigné : marchandé ^
Oui : i qai. — ' Liseï : il yajà \ fait marché avec.
* Pierre de Nemours, ou d^ Ville-Beon, chambellan de France sons.
saint Louis, avec lequel il fit le voyage de Tunis, ou il mourut. \\ fut in-
humé à ses pieds en l'abbaye de Saint-Denis.
PE SAINT LOUIS. 133
li tiers à banière, qui eoustent quatre cens livres jusques à Pas-
ques ». Et il conta par sesdoiz. « Ce sont, fist-il^ mil deux cens
Hvres que vos nouviaus chevaliers cousteront. » — a Or regar-
der, 8ire,fis-je, se il me couvendra bien uitcenslivrespourmoy
monter et pour moy armer, et pour mes chevaliers donner à
manger; car vous ne voulés pas que nous mangiens en vostre
ostel. » Lors dit à sa gent : « Vraiment, fist-il, je ne voi ci point
d'outrage s et je vous retiens, » fist-il à moy.
Après ces choses atirèrent les frères au roy leur navie * , et
les autres riches homes qui estoient en Acre. Au partir que il
firent d*Acre, le conte de Poitiers empronta joiaus à ceuiz qui
s'alèrent en France ; et à nous qui demourames en donna bien
et largement. Moult me prièrent l'un frère et l'autre que je me
preisse garde du roy^ et me disoient que il n'i demouroit nullui
en qui il s'atendissent tant. Quant le conte d'Anjou vit que re-
queilUr le couvendroit en la nef ^, il mena tel deul que touz
s'en merveillèrent ; et toutevoiz s'en vint-il en France *.
Il ne tarda pas grandemant après ce que les frères le roy di-
rent partis d'Acre, que les messages l'empereur Ferrie vin-
drent au roy et il apportèrent lettre de créance, et dirent au roy
que l'empereur les avoit envoies pour nostre délivrance. Au
roy moustrèrent lettres que l'empereur envoioit au Soudan
qui mort estoit , ce que l'empereur ne cuidoit pas ; et li man-
doit l'empereur que il creust ses messages de la délivrance le
roy. Moult de gens distrent que il ne nous feust pas mestier ^
que les messages nous eussent trouvez en la prison ; car l'en
cuidoit que l'empereur eust envoie ses messages, plus pour nous
encombrer que pour délivrer. Les messages nous trouvèrent
délivrés; si s'en alèrent.
Tandis que le roy étoit en Acre, envoia le soudanc de Da-
' Outrage : excès. — ' Jfavie : l s'embarqqer. — < Frédérie II. — * Mes-
flotte. — 3 Qa'ils seraient obligés de | «er; besoin. _ -, , ,
* Tout cf qisi est rapporté en ce paragraphe manque dans l'édition de
du Gange.
12
134 HISTOIRE
mas * ses messages au roy, et se plaint moult à ii des amiraus
de Egypte, qui avoient son cousin le soudanc tué ; et promist
au roy que se il li vouloit aidier, que il li déliverroit le royaume
de Jérusalem, qui estoit en sa main. Le roy ot conseil que il
feroit response au soudanc de Damas par ses messages pro-
pres, lesquiex il envoya au soudanc. Avec les messages qui là
alèrent, ala frère Yves le Breton de Tordre des Frères prees-
cheurs, qui savoit le sarrazinnois. Tandis que il aloient de leur
hostel à Tostel du soudanc, frères Yves vit une femme vieille
qui trayersoit parmi la rue, et portoit en sa main destre une
escuellée pleinne de feu, et en la senestre une phiole pleinne
d'yaue. Frère, Yves ly demanda : « Que veus-tu de ce faire? »
Elle li respondi qu'elle vouloit du feu ardoir paradis , et de
l'yaue esteindre enfer, que jamèz n'en feust point. £t il li de-
manda : « Pourquoy veus-tu ce faire .^ » — « Pour ce que je ne
weil que nulz face jamès bien pour le guerredon < de paradis
avoir, ne pour la poour d*enfer ; mes proprement pour Tamour
de Dieu avoir, qui tant vaut et qui tout le bien nous peut faire. »
Jehan li Ermin, qui estoit artillier le roy, ala lors à Damas
pour acheter cornes et glus ' pour faire arbalestres , et vit un
vieil home moult ancien seoir sur les estaus de Damas. Ce vieil
home l'apela et li demanda se il estoit Crestien ; et il ii dit
oyl. Et il li dit : « Moult vous devez haïr entre vous Grestiens,
que j'ai veu tele foiz que le roy Baudoin de Jérusalem, qui fu
mezeaus^, desconfit Salehadin^etn'avoitquetroiz cens homes à
armes, et Salehadin troiz milliers : or estes tel mené par vos
péchiés, que nous vous prenons aval les chans comme estes. ».
Lors li dit Jehan TErmin que il se devoit bien taire des péchiez
aus Grestiens, pour les péchiez que les Sarrazins fesoient , qui
moult sont plus grant. Et le Sarrazin respondi que folement
' Guerredon : récompense. — ' Cor- | lépreux.
nés et glus : coUe et glu . — ^ Mezeaus : 1
/ f
/ * Ce sulta n de Damas et d'Alep se nommait Nasssr.
<
D£ S^MT LOUIS. 135
avoit respendhi. Et Jehan il idemanda pourquoy. Et H it ditque
il li diroit ; mes il li feroit avant une demande. Et li demanda se
il avmt nul enfant. Et il ii dit oyl,un fils. Et il li demanda du-
quel il li anuieroit plus, se en li donnoit une bufe > ou à son filz ;
et il dit que il seroit plus couroucié de son fil, se il le féroit ',
que de li. « Or te feiz, dit le Sarrazin, ma response en tel ma-
nière ; que, entre vous Grestiens, estes filz de Dieu , et de son
ncm de Grist estes appelez Crestians, et tele courtoisie tous fet
que il vous a baillez enseigneurs, par quoy tous congnoissiés
quant vous Êdtes le bien et quant vous faites le mal : dont Dieu
vous sceit pire gré d'un petit péché , quant vous le faites, que
il ne fait à' nous d'un grant, qui n'en congnoissons point, et
qui sommes aveugles ; que nou^ cuidons estre quite de touz
nos péchiez, se nous nous poons laver en yaue avant que nous
mourriens , pour ee que Mahommet nous dit à la mort que par
yaue serions sauf.»
Jehan TErmin estait en ma compaingnie , puis que je re-
ving d'outre-mer, que jte m'en aloie à Paris. Aussi comme nous
mangions ou paveillon, une grande tourbe de povres gens nous
demandoientpour Dieu^t fesoient grant noise. Un de nos gens
qui là estoit, commanda et dit à un de nos vallès : « Liève sus
et chace hors ces povres. » — « A ! fist Jehan fErmin, vous avez
trop mal dit ; car se le roy de France nous envoioit mainte-
nant par ses messages à chascun cent mars d'argent, nous ne les
chaoerions pas hors, et vous chadés ceulz envoie ^ qui vous
ofifrent qui voua donrront 4 quanque l'en vous peut donner : - /
c'est à savoir que il vous demsmdent que vous leur domiez
pour Dieu ; c'est à entendre que vous leur donnez du vostre, et
il vous donrront Dieu. Et Dieu le dit de sa bouche, que il ot
povoir de li donner à nous ; et dient les sainz que les povres
nous peuvent aeorder à li, en td manière que , ainsi comme
l'yaue esteint le feu , l'aumosne estaint le péché. Si ne vous
' Bvf» : sunfflet. •— ^ Féroit : frap- | * Donrront: doaneront.
poit. — 3 Ceulst envoyé : ces envoyés. |
-■//■'■'
136 HISTOIRE
avieigne jamès, dit JehaD, que vous chaciés les povres ensus ';
mes donnés-leur, et Dieu vous donrra *. »
Tandis que le roy demouroit en Acre, viudrent les messages
au Yieilde la Montaingne à li. Quant le roy revînt de sa messe,
il les fist venir devant li. Le roy les fist asseoir en tel ma-
nière^ que il yavoîtunamiral devant, bien vestu et bien atoumé,
et darières son amiral avoit un bacheler * bien atoumé, qui te-
noit troiz coutiaus en son poing, dont Tun entroit ou manche
l'autre ; pour ce que, se Tamiral eust esté refusé , il eust pré*^
sente au roy ces troiz coutiaus pour li deffier. Darière celi qui te*
noit les troiz coutiaus, avoit un autre qui tenoit im bouqueran ^
entorteillé entour son bras, que il eust aussi présenté au roy
pour li ensevelir, se il eust refusée la requeste au Vieil de la
Montaigne **.
Le roy dit à l'amiral que il li deist sa volenté ; et Tamiral li
bailla unes lettres de créance, et dit ainsi : « Mes sire envoie
à vous demander se vous le cognoissiés. ». Et le roy respondi
que il ne le congnoissoit point ; car il ne Tavoit onques veu;
mez il avoit bien oy parler de li. « Et, quant vous avez oy par-
ler de mon seigneur, je me merveille moult que vous ne li
avez envoie tant du vostre que vous l'eussiez retenu à ami, aussi
comme l'empereur d'Alemaingne, le roy de Honguerie, le sou-
danc de Babiloinne et les autres li font touz les ans ; pour ce
que il sont certeins que il ne pevent vivre mez que tant 4 comme
il plèra à monseigneur. Et se ce ne vous plet à faire, si le faites
acquiterdu tréu^ que il doit à l'Ospital ^ et au Temple, et il
se tendra apaié de vous. » Au Temple et à l'Ospital li rendoit
■ Hors d« votre maison. ^> Sa- { une. ^ * Çhta tant : qu'autant. -^
eheler : Jeune homme. — * Bauque" 1 & Tréu : tribut. — ^ VOtpiial : l'or-
roMi : boucan , toile de coton très- I dre de Saint-Jean de l'Uôpital.
* Dans réditlon de du Gange , la réponse de la TieiUe femme , qvà se
trouve pins haut, est an peu plos développée, et les deux conversattons
de Pierre l'Ermin manquent.
** Dans l'édition de du Gange, les deux circonstances curieuses des cou-
teaux-et de la pièce de toile manquent
DE SAINT LOUIS. >3T
lors tréu, pour ce que il nedoutoient riens les Assacis, pour ce
que le Vieil de la Montaingne n'i peut riens gaaigner, se il fe*'
soit tuer le mestre du Temple ou de TOspital ; car il savoit
bien que, se il oifeist un tuer, l'en y remeist tantost un autre
aussi bon; et pour ce ne vouloit-il pas perdre les Assacis en
Heu là où il ne peut riens gaaingner. Le roy respondi à
Famira] que il venist à la relevée.
Quant Tamiral fu revenu, il trouva que le roy séoit en tele
manière, que le mestre de TOspital estoit d'une part, et le
mestre du Temple d'autre. Lors li dît le roy que il li redeist
ce que il li avoit dit au matin ; et il dit que il n'avoit pas conseili
du redire, mes que devant ceulz ' qui estoient au matm avec
le roy. Lors li distrént les deux mestres : « Nous vous commaB^>
dons que vous le dites. » Et il leur dit que il leur diroit, puis
que il le commandoient. Lors firent dire les deux mestres, en
sarrazinnois, que il venist lendanain parlera eulz en TOspital ;
et il si fist.
Lors li firent dire les deux mestres que moult estoit hardi leur
seigneur, quant il avoit osé mander au roy si dures paroles ;
et li firent dire que ce ne feust pour Tamour du roy en quel
message il estoient venus >, que il les feissent noier en i'orde^
mer d'Acre^ en despit de leur seigneur : « Et vous conuuan-
dons que vous en r'alez vers vostre seigneur, et dedens quin-
zainne vous soies ci-arrière 4, et apportez au roy tiex lettre»
et tiex joiaus, de par vostre seigneur, dont le roy se tieingne
apaiez^ et que il vous en sache bon gré. »
Dedens la quinzeinne revindrent les messages le Vieil en
Acre, et apportèrent au roy la chemise du Vieil ; et distrént au
roy, de par le Viel, quec'estoit sénefiance^ que aussi conmieJa^
chemise est plus près du cors que nul autre vestement, aussi
veult le Viex tenir le roy plus près à amour que nul autre roy.
I Sinon devant eenx. — > Il flint ap-
paremment lire : Aitqwl message il
tstoitnt venus; c'est-à-dire, auprès
duqneliU étaient venus en qualité
d'envoyés. — 3 orde .* «aie, pleine
d'ordare. — * Vous soye^.ici de re-
tour. — * Jpaiez : satisfait. — •• Si'-»
nejlance : signification^
«2.
138
HISTOIBS
Et il li envoia son anei, qui estoit de moult fin or *, là où son
nom estoit escript, et H manda que par son anel respousoit-il
le roy ' ; que il vouloit que dès lors en feossent avant tout on.
Entre les autres joiaus que il envoia au roy, li envoi vm oliphant
de cristal moult bien ait, et une beste que Fen appelleon|/Zè \
de eristal , aussi peint de diverses manières de cristal, et jeuz.
de tables et de eschez ; et toutes ces choses estoient fleuretées
de ambre, et estoit Tambre lié sur le cristal à bêles vignetes
de bon or fin. Et sachiez que sitost conmie les messages ou*
vrirent leur escrins là où ces choses estoient, il sembla que
toute la chancre f^st embausmé, si souef fléroient '.
Le roy renvoya ces messages au Yiel, et li renvoia grant foi-
son de joiaus, escarlates, coupes d'or et frains d'argent; et ,
avec les messages, y envoia frère Yves le Breton, qui savoit le
sarrazinnois. Et trouva que le Vieil de la Montsôngne ne créoit
pas en Mahommet, aincois créoit en la loy de Haali,qut iu on-
de Mahommet. Ce Haali mist Mahommet en l'onneur là où il
fu ; et quant Mahommet se fu mis en la seigneurie du peuple,
si disputa son oncle, et l'esloigna de li ; et Haali, quant il vit
ce, si trait à li du peuple ce que il pot avoir, et leur aprist une
autre créance que à Mahommet n'avoit enseignée < : dont en-
core il est ainsi , que touz ceulz qui croient en la loy Haali,
dient que ceulz qui croient en la loi Mahommet sont mesa*éant ;
et aussi touz ceulz qui croient en la loy Mahommet , dient
que tout ceulz qui croient en la loy Haali sont mescréant.
L'im des poins de la loy Haali est que quant un homme se
fait tuer pour faire le commandemsoit son sdgneur, que l'ame
< RespoHSint'il : il épousait. — > //
faut peut-être lire : Qae l'on appelle
giraffé. Dans rédttion de da Caoge
il n'est pas question d'orajle ni de
(firajfe; mais de HSj/ures eTAornifie* de
dlwrses façons de tristaii etc. — •
3 Tant Todear en était agréable. —
* Que le peuple n'avait pas apprise
avec Mahomet , à moins que l'on «6
préfère lire que )i, etc.
* Cet anneau servait de soean. Voyez sur les scea<ix orieniaax dç celte
époque, les Monuments arabes , persans et turcs du duc de Blacas , t. Il,
]), 6, cl sur celui du Vieux de la Montagne la note 2 de la même page.
DB SAINT LOUIS.
139
de li en va œ plus aisié < cors qu'elle n'estoit devant ; et pour
ce ne font force li Assacis d'eulz fidre tuer >, quant leur seigneur
leur commande, pour ce que il croi^t que il seront assez plus
aise quant il seront mors, que il n'estoient devant.
L'autre point si est tel, que il ne croient que nulz ne peut
mourir que jeusques au jour que il ii est jugé ; et ce ne doit nulz
croire, car Dieu a pooir d'alongier nos vies et d'acourdr. Et
en cesti point croient les Bëduyns, et pour ce ne se weulent
armer qwmt ils Yount es batailles ; car il cuideroient faire
contre le comm^demant de leur loy. Et quant il maudient
leurs enfims, si leur dient ainsi : « Maudit soies-tu comme le
Franc, qui s'arme pour poour de mort! *
Frère Tves trouva un livre auchevès du lit au Vieil, là où il
avoit escript plusieurs paroles que Nostre-Seigneur dît à saint
Père, quant il aloit par terre'. Et frère Yves li dit : « Ha ! pour
Dieu, sire, lisiés souvent ce livre; car ce sont trop bones pa-
rôles. » Et il dit que si faisoit>-il : « Car j'ai moult chier monsei-
gneur saint Père ; car, en rencommencement du monde, Tame
de Abel, quant il fii tué, vint ou cors de ]Noë ; et quant Noë
fu mort, si revint ou cors de Habraham ; et du cors Habra-
ham, quant il morut, vint ou cors saint Pierre quant Dieu vint
en terre. » Quant frère Yves oy ce, il li moustra que sa cré-
ance n'estoit pas bonne, et li enseigna moult de bones paroles ;
mes il ne le volt croire. Et ces choses moustra frère Yves au
roy, quant il fu rev^uànous. Quant le Yiex chevauchoit, il
avoit un crieur devant li qui portoit une hache danoise à lonc
manche tout couvert d'argent^ à tout plein de coutiaus férus ou
manche 4, et crioit : « Toumés-vous' de devant celi qui porte
la mort des roys entre ses mains. »
Je vous avoie oublié à dire la responseque le roy fist au sou-
danc de Damas, qui fu tele, que il n'avoit conseil d*aler à li,
' jtitié : heureux. — ^ Et pour cela
les ABBassins n'hésitent point à se
fair» tuer. — 3 a saint Pierre, quand
il était sur la terre. — ^ Le manche
plein de couteaux aiguisés. — ^ lit'
tournea-TOttS.
140
HISTOlBB
jusques à tant que il soeut se les amiraus de TÉgypte ii acorde-
roient sa trêve qae il avoieat rompue , et il en envoieroit à
eulz ; et, se il ne vouloient adrecier * la trè?e que il li avoient
rompue, il li aideroit à voiger volentier^* de son cousin le
soudanc de Babiloine, que il li avoient tué.
Tandis que le roy estoit en Acre, il envoya monseigneur Je^
hande Valendennes en Egypte, lequeJ requist aus amiraus
que les outrages que il avoient faiz au roy et les doumages, que
il les rendiss^t ^. £t il li distrent que si feroient-il moult vo-
Jentiers, mes que le roy se vousist alier à eulz contre le sou-
danc de Daâias. Monseigneur Jehan de Yalenciennes 'i les ^
blasma moult des grans outrages que il avoient faiz au roy, qui
sont devant nommez ; et leur loa que bon seroit que pour le
ciier le roy adébonnairir ^ devers eulz, que il U envolassent touz
les chevaliers que il tenoient en prison. Et il si firent; et d'à*
boundant li envolèrent tous les os le conte Gautier de Brienne,
pour mettre en terre benoîte ^. Quant monseigneur Jehan de
Valendennes fu revenu en Acreàtout 7 deux cens chevaliers que il
ramena de prison, sanz Tautre peuple, madame de Soiette%
qui estoit cousine le conte Gautier et seur monseigneur Gau-
tier sei^eur de Emel, cui fille Jehan, sire de Joiaville, prist puis
à femme ^ que il revint d'outre-mer; laquelle dame de Soiette
prist les os au conte Gautier et les fist ensevelir à TOspital en
Acre. £t fist faire le servise en tel manière, que chascun che-
valier offiri un cierge et denier d'argent, et le roy o^i un cierge
et un besant, tout des deniers madame de Soiette. Dont Ten se
merveilla moult quant le roy fist ce , car l'en n'avoit onques
veu offrir que de ses deniers ; mez il le fist par sa courtoisie.
« Jdreeier : rétablir. — ' Suppléez :
Ift mort. —3 Qu'ils les réparassent. —
* ÉditioQ de do Gange : Jghan de f^tU-
kmee; mais cette leçon est faatiTe. —
' Adébonnairir : rendre bon. — * Be-
noite : bénite. •— ' ^ tovi : avec.
— * Que Jean, sire de Joinville,
épousa depais, ete.
* Marguerite de Resnel, princesse de Sa^eUe ou Sidon, nièce de Jean
de Brienne 1^ roi de Jérusalem , puis empereur de Constantinople. D'après
les Assises de Jérusalem , cette princesse avait le droit de battre monnaie.
DE SAINT LOUIS. t4t
Entre les chevaliers que monseigneur Jehan de Valenciennes
ramena, je en y trouvai bien quarante de la cour de Champain-
gne. Je leur fiz tailler cotes et hargaus de vert ', et lès menai de-
vant le roy^ et li priai que il vousist tantfèreque ildemourassent
avec li. Le roy oy que il demandoient *, et il se tut. £t un che-
valier de son conseil dit que je ne fesoie pas bien quant je
aportoie tiex neuvelles au roy, là où il avoit bien- sept niil
livrées d'outrage 3. Et je 11 dis que par mal avanture en peust-il
parler, et que entre nous de Campaingne avions bien perdu
trente-cinq chevaliers, touz banière portans, de la cort de Cham-
paingne; et jedis: « Le roy ne fera pas bien, se il vous en croit,
au besoing que il a de chevaliers. » Après celle parole je com-
mensal moult forment à plorer ; et le roy me dit que. je me
teusse, etilleurdonrroitquantque ^ je li avois demandé. Le roy
les receut tout aussi comme je voz ^, et les mist en ma bataille .
Le roy respondi [aux messagiers d'Égipte*] que ii ne feroit
nulle trêves à eulz , se il ne li envoioit toutes les testes des
Grestiens qui pendoient autour les murs d'Acre **^ dès le tens
que le conte de Bar et le conte de Monfort ftirent prins; et se
il ne li envoioient touz les enfants qui avoient esté prins petis
et estoient renoiés , et se il ne li quitoient les deux cens mil
livres que il leur devoit encore. Avec les messages aus ami-
* Hargaus de vert TtnnoU tonnés 1 > De trop, d'excédent. — * Quant
de Tair.«—' Ce qu'ils deraftiidAient.— 1 que : tout ce que, — - & f'tu :.youIu&
* Les mots entre crochets nous sont fournis par le manuscrit de Lucques.
** Le manoBcrit de Lucques T^rie du-Kaire, rédition de P. de Rieux.d»
Quahere ; celles. de Ménard et de du Cangei du Quassere. U y a évidem.-
ment dans le texte que nous suivons , une faute de copiste. Les têtes des
Francs ne pouTaient pas être exposées autour des murs d'Acre , puisque
cette ville était alors au pouvoir des Chrétiens, Il faut donc substituer à
ce nom celui du Grand-Caire, sur les murs duquel, selon Makrizi, les têtes
des Chrétiens pris avec le comte de Bar, en 1239, et le comte de Hontfori»
à la bataille de Gaza» en 1244, et à celle de Mansoarah, furent exposées ,
chacune au bout d'une lance. Le manuscrit de Lucques ne dit rien de cette
demande de saint Louis.
143 HiSTOiar
i^us d'Egypte, envoya le roy monseigneur Jehan de Yalen-
dennes , vaillant home et sage»
A rentrée de quaresme s'atira le roy à tout ce que il ot de
gent pour aler fermer ' Sézaire % que les Sarrazins avoient
abatue, qui estoità douze lieues par devers Jérusalem. Mon-
seigneur Raoul de Soissons, qui estoit demoré en Acre malade,
fu ayec le roy fermer Césaire. Je ne sai comnient ce fu , ne
mez que par la volenté de Dieu, cpie onques ne nous &rent nul
doumage toute Tannée. Tandis que le roy fermoit Césaire,
nous revindrent les messagiers des Tartarins *, et les nouvelles
que il nous aportèrent vous dirons-nous.
Aussi comme je vous diz devant, tandis que le roy séjor-
noit en Cjrpre, vinckent les messages de Tartarins à li, et li
firent entendre que il li aideroient à conquerre le royaume de
Jérusalem sur les Sarrazins» Le roy leur renvoia ses messa-
ges, et par ses messages que il leur envola, leur envoia une
chapelle que il leur fist faire d'escariate. Et pour eulz atraire
à nostre cr^mce , M leur fist entailler ' en la chapelle toute
nostre créance, Tannonciatton de Tangre ^^ la nativité, le baup-
tesme dont 0ieu fu baptizié , et toute la passion et l'ascension
et l'avènement du Saint-Esprit ; calices, Uvres et tout ce que il
convînt ^ à messe chanter, et deux frères preescheurs ** pour
chanter les messes devant eulz. Les messagers le roy arivèrent
au port d'Anthioche ; et dès Anthioche jusques à leur grant
roy trouvèrent bien un an d'aleure^, à chevaucher dix lieues le
jour. Toute la terre trouvèrent subjette à eulz , et pluseurs ci-*
tez que il avoient destruites , et grans monciaus d'os de gens
mors. Il eoipiistrent comment il estoient venus en telle aucto*
rite, par quoy il avoient tant de g^is mors et confondus ?'; et
^ Fermer : fortifier. — * Césarè* de f d'itofRes rapportés. — * Jngrê : angr»
Palettine. — * A»f oiMer ; repréeeater 1 — & CovHni t «ooTiiit, fiillut. —
par aM»nciati<m, par des morceaux I <'.rtfleiire : marche.^' Tués et détruit*.
* JoinvUie vent sans doute parler des meseagets chrétiens envoyés pat
saint Lonis.
**
André de Longjumeau et son compagnon.
DE SAINT LOUIS. 143
la manière fa tde aussi comme il le raportèreut au roy : que il
[ estoient *] venu et concréé d'une grande berne ' de sablon ,
là où il ne croissoit nul bien. Celle berrie commensoit à unes
très-grans roches merveilleuses , qui sont en la fin du monde
devers Orient, lesquiex roches nulz bons ne passa onques, si
comme les Tartarins le tesmoingnent ; et disoient que léans *
estoit enclos le peuple Got etMargoth **^ qui doivent venir en
la fin du monde , quant Antecrist v^idra pour destruire. En
celle berrie estoit le peuple des Tartarins j et estoient subjet
à prestre Jehan *** et à Tempereour de Perce **** , cui terre
venoit après la seue 3, et à pluseurs autres roys mescréans , h
qui il rendoient tréu^ et servage chascun an pour reson du pas-
turage de leurs bestes; car il ne vivoient d'autre chose. Ce
prestre Jehan et l'empereur de Perce et les autres roys tenoient
en tel despit les Tartarins , que quant il leur aportoient leur
l'entes, il ne les vouloient recevoir devant eulz , ains leur tour-
noient le dos. Entre ^zoutun sage home , qui cercha ^ toutes
les berries ; et parla aux sages hommes des benries et des liex \ et
leur moustra le servage là où il estoient , et leur pria à touz que
il missent conseil comment il ississent 7 du servage là où il ^
les tenoit. Tant fist que il les assembla larestouz au chief 9.de
la berrie, endroit '° la terre prestre Jehan, et leur moustra ces
choses ; et il li respondirent que il devisast ", et il le feroient.
' IsHsseni : sortiuent. — * Le prêtre
Jean. — ^ Au ehief : an bout. •—
»• Endroit : TLs-à-via. — ' « nevUast :
parlât, ordonnât.
* Ce mot mancpie dans le mannscrit 2016.
** Il s'agit ici de Gog et Magog, doct il est parlé dans la Bible, dans les
yen sybillins , dam Tinoent de Beauvaifl , Marco Polo » etc.
*** On désignait par ce nom an prinoe asiatique, professant le christianisme
et rbéresie de Nestorius ; il fut vaincu et détrôné par Gengift-Kban.
**** paf cet empereor de Perse il faut entendre le roi du Kbarism, Mo-
hammed, et son fils DJélakeddin Mankbemi , qoi lui succéda , tous dsux
vaincus et renversés par Gengi^-Khan. Chassés de leur pays, lesKharismins
ou Gorasrains s'avancèrent dans la Syrie , et, comme nous le verrous plus
tard , unis avec le sultan d'Egypte, ils remportèrent une grande victoii^
sur les Chrétiens.
' Berrie : plaine. — ' Leans : là-
dedans. — ^ Dont la terre yenait après la
aienne. — * Tréu ! tribut. — ^ Cereha :
fouilla, pareonrat, >— * Lie» : lieux. —
144 HISTOTBB
£t il dit ainsi , que il n'avoient (kooir de esploitier % se il n'a-
voient un roy et un seigneur sur eulz ; et il leur enseigna la
manière comment il auroient roi , et il le creurent. Et la ma-
nière fn tele, que de cinquante-deux* généradons > que il y
avoit, chascune généracion li aportast une saiete ^ qui feussent
sdgnées de leurs nous ; et par Tacort de tout le peuple fu ainsi
dcordé que l'en metroit ces cinquante-deux devant un enfant
de cinc anz; et celle que Tenfant prenroit premier, de celle
généracion feroit l'en roy. Quant l'enfant ot levée une des see-
tes, le sagehons fist traire arière toutes les autres généracions;
et fu establi en tel manière , que la généracion dont l'on devoit
faire roy, esliroient entre leur 4 cinquante-deux des plus sages
hommes et des meilleurs que il auroient. Quant il furent es*
leus, chascuns y porta une saiete seignée de son non : lors fu
àcordé que la saiete que l'enfant lèveroit, de celle feroitl'en
roy. Et l'enfant en leva une ** , et le peuple en furent si lié ^
que chascun en fist grant joie. Il les fist taire, et leur dit :
« Seigneurs , se vous voulez que je soie vostre roy , vous me
jurerez par Geli qui a fait le ciel et la terre, que vous tendres
mes commandemans. » Et il le jurèrent.
Les establissemens*** que il leur donna, ce fu pour tenir le
peule^ en paiiL ; et furent tel , que nul n'i ravist autrui chose 7 ,
> Esploitier : réouir. — * Généra- 1 * Peule : peuple. — i Autrui chose :
ciOM : tribos. — ^ Saiete : flèche. ) chose d'autrni.
— * Leur : eux. — * Lié : joyeux, — 1
* Le mannscrit 20f 6 ne porte qae cinqiumte : ce qui ne B*accorde pas ayec
la suite du récit.
** L'édition de da Gange porte : < Et par sert arriva que l'enfant leva la
saje tte d'icely saige omme qui ainsy les avoit enseignez. » Cette addition semble
nécessaire pour donner an récit de JoinviUe la liaison et la clarté qu'il
laisse à désirer dans les manuscrits.
*** L'auteur vient de raconter, à ce qu'il semble, l'élévation de Gengis-
Rhan au trône. Voyez sur l'histoire de ce prince et sur ses établissements
appelés Yassa ou Yaça, le mémoire de Langlès sur un manuscrit persan
de la Bibliothèque impériale , dans les Notices et extraite des manus*
«rits, etc., tom. V, pag. 192-229.
DE SAINT LOUIS. U5
ne que l'un ne férist l'autre , se il ne vouloit te poing perdre
ne que uuIe n'eust compaingnie à autrui femme ne à autrui
fille , se il ne vouloit perdre le poing ou la vie. Moult d'autres
bons establissemens leur donna pour pez avoir.
Après ce que il les ot ordenez et aréez , il leur dit : « Sei-
gneurs, le plus fort ennemi que nous aions, c'est prestre
Jehan. £t je vous commant que vous soies demain touz appa-
reillez pour li courre sus ; et se il est ainsi que il nous descon-
fise ( dont Dieu nous gart ! ), face chascun le miex que il porra.
£t^ nous le desconfisons , je commant que la chose dure troiz
jours et troiz nuis , et que nulz ne soit si hardi que il mette
main à nul gaaing ' , mes que à gens occire ; car après ce que
nous aurons eu victoire^ je vous départirai * le gaing si bien et
si loialement , que chascun s'en tendra âpaié 3. » A ceste chose
il s'accordèrent touz.
Lendemain coururent sus leur ennemis, et, ainsi c^mme
Dieu vont , les desconfirent. Touz ceulz que il trouvèrent en
arnoies deff^dable8^,occistrenttouz; et ceulz que il trouvèrent
en abit de religi(m , les prestres et les autres religions , n'occis-
trent pas. L'autre peuple de la terre prestre Jehan^ qui ne fu-
rent pas en la bataille , je mistirent touz en leur subjection.
L'un des^^rmces. de l'un desqpéuples^ devant nommé, fu pj' i-
bien perdu troiz moys , que onques l'en n'en sot nouvelles ; et
quant il revint, il n'ot ne fain ne soif, que il ne cuidoit^ avoir
domouré que un soir au plus. Les nouvelles que il en raportè-
rent furent tdes, que \V* avoit trouvé un trop haut tertre,
• Gaaing : gain. — ^Départirai: I — * Deffendables : de défense, — *Cui'
Distribuerai. — * S'en tiendra satisfait. I doit : pensait.
* Le mannscrit que nous suivons parait ici fautif : aussi n'avons-nous
point balancé à transposer les mots princes et peuples, tout en regrettant de
n'y être pas autorisé par le manuscrit de Lucques, défectueux en cet en-
droit
** Le premier il se rapporte aux messagers de saint Louis , et le second
au prince tartare. Le conte rapporté ici se retrouve dans le Bonum uni-
verselle de Apibus de Thomas de Gantimpré, liv. II, chap. liy , n" 14.
BIST. DE SAINT LOTUS. j3
146
HISTOIRE
et là-sus avoient trouvé les plus bêles gens que il eussent on-
ques veues, les miex vestus, les nûex parés ; et ou bout du tertre
vit seoir un roy * plus bel des autres ' , miex vestu et miex
paré , en un thrône d'or. A sa dextre séoient six roys couron-
nez, bien parez à* pierres précieuses, et à senestre^^autant.
Près de H , à sa destre main avoit une royne agenoillée , qui H
disoit et prioit que il pensast de son peuple. A sa senestre
avojt un moult bel home, qui avoit deux èlez i resplendissans
aussi comme le soUeil ; et entour le roy avoit grant foison de
bêles gens à èlez. Le roy appela celi prince, et li dit : « Tu es
venu de Fost des Tartarins. » Et il respondi : « Sire , ce sui
mon^. » — « Tu en iras à H, et li diras que tu m'as veu, qui
sui Sire du ciel et de la terre ; et li diras que il me rende grâces
de la victoire que je li ai donnée sur prestre Jehan et sur sa
gent. Et li diras encore, de par moy , que je li donne poissance
de mettre en sa subjectîon toute la terre. » — « Sire, fist le
prince , comment me croira-t-H ? » — « Tu li diras que il te
croie, à teles enseignes que tu iras combattre à l'empereur de
Perse , qui se combatra à toy à tout troiz cens mille hommes et
plus à armes. Avant que tu voises<> combatre à li , tu requer-
ras à vostre roy ** que il te doint les provaires 7 et les gens de
religion que il a pris en la bataille ; et ce que ceulz te tesmoin»
gneront, tu croiras femement et tout ton peuple. » — « Sire,
list-il , je ne m'en saurai aler, se tu ne me £aiz conduire. »
Et le roy se tourna devers grant foison de chevaliers , si bien
armez que c'estoit merveille du regarder ; et appela, et dit :
« George , vient çà. » Et cil i vint et s'agenoilla. Et le roy li
dit : « Liève sus, et me meinne cesti à la herberje sauvé-
■ Pins beau qaeles antres. — ^ J :
ayee. — ' Sene$ir0 : ganeh». — * Elez :
ailes, -~ *i*ea saie irenn en rérité, ■—
• roises
prêtres.
ailles. — ' Provaires
* Selon toute apparence, ce roi n'étoit autre que Dieu lui-même, de
qui Gengis-Khan disait avoir reçu l'annonce de ses futures conquête».
^'Wx le mémoire de LanglOs, cité plus haut, pag. 197.
^' L'édition de du Gange porte : au roy de Tar tarie.
»k
DE SAINT LOUIS. 147
ment * . » Et si fist-il en un point du jour '. Sitost conune son
peuple le virent , il firent moult grant joie et tout Tost aussi ,
que nulz ne pourroit raconter. Il demanda les provaires au
grant roy, et il les y donna; et ce prince et tout son peuple
reçurent leur enseignemens si débonnairement, que il furent
touz baptiziés. Après ces choses il prist troiz cens hommes à
armes^ et les fist confesser et appareillier, et s'en ala combatre
à l'empereur de Perse, et le desconfist et chassa de son
royaume; lequel s'en vint fuiant jusques ou royaume de Jéru-
salem, et ce fil ce] empereur qui desconfist nostre gent et prist
le conte Gautier de Brienne, si comme vous orrez après.
Le peuple à ce prince crestien estoit si grant, que les mes-
sagiers le roy nous contèrent que il avolent en leur ost huit
cens chapelles sus chers^. La manière de leur vivre estoit tele,
car il ne mangoient point de pain, et vivoient de char^ et de
iet. La meilleur char que il aient, c'est de cheval, et la met-
tmtjgâiir en souciz ^ et sédiîer £^rès, tant que il la trenchent
aussi comme pain noir. Le meilleur bevra^ que il aient et le
plus fort , c'est de lait de jument confist en herbes. L'en pré-
senta au grant roy des Tartarins un cheval chargé de farine ,
qui esteit venu de troiz mois d'aleure loing^, et il la donna aus
messagiers le roy?.
Il (Mdt moult de peuple crestien, qui croient en la loy des
Griex*, et ceulz dont nous avons parlé et d'autres. Ceulz en-
voient sur les Sarrazins quant il veulent guerroier à eulz ; et les
Sarrazins envoient sus les Grestiens, quant il ont à faire à
euUs. Toutes manières de femmies qui n'ont enfans, vont
«n la bataille avec eulz; aussi bien donnent-il soudées ""
aus fenunes conune aus hommes, selonc ce que elles sont plus
t StnmimeiU : en s&rcté, sain et
Miaf. — ) Bn an initant. — 'Sar det
chars. — ' Char : cbair, viande. — ^ Je
J ne conprenda pas ee mot. On a pro-
Spnaé de lire sous Uz , sons eni.
* Après trois mois de voyage. — ^ Le ; ( soldes.
do. — * Des Grecs nestoriens. -> ' Us
envoient cenx-là (les Chrétiens)
contre les Sarrasins quand ils venlent
gnerroyer contre eux , et les Sarrasins
contre les Chrétiens, etc — ** Soudées ,
^ V/ .;
'^ / / ^ /f,. ^^/^.. /-
148
HISTOIRE
viguereuses. Et contèrent les messages le roy que les soadaicns '
et les soudaieres manjuent ensemble es hostiex > des riches
hommes à qui il estoient ; et n'osoîent les hommes toucher
aus femmes en nulle manière , pour la loy que leur premier
roy leur avoit donnée. Toutes manières de chars il menèrent
en leur ost. Il manjuent tout. Les femmes qui ont leur enSama
[les ^ ] convoient^ , les gardent , et atoument ^ la viande à ceux
qui vont en la bataille. Les chars crues il mettent entre leur
celles et leur paniaus^ , quant le sanc en est bien hors; si la
manjuent toute crue. Ce que il ne peuent manger jètent en un
sac de cuir ; et quant il ont fain , si oevrent le sac y et man-
guent touzjours la plus viex devant 7 : dont je vi un Coramyn *
qui fu des gens Tempereour de Perse, qui nous gardoit en la
prison, que quant il ouvroit son sac nous nous bouchions 9,
que nous ne povions durer, pour la puneisie '** qui issoit
du sac.
Or revenons à nostre matière et disons ainsi, que quant le
grant roy des Tartarins ot receu les messages et les présens, H
envoia querre'par asseurement" pluseurs roys qui n'estoient
pas encore venus à sa merci , et leur fist tendre la chapelle , et
leur dit en tel manière : « Seigneurs, le roy de France est venu
en nostre sujestion, et vezci le tréu '* que il nous envoie; et se
vous ne venez en nostre merci , nous Fenvoierons querre pour
vous confondre. » Assés en y ot de ceulz qui, pour la poour
du roy de France, se mistrent en la merci de celi roy.
Avec les messages le roy vindrent'^ ; si leur aportèrent let-
tres de leur grant roy au roy de France , qui disoient ainsi :
^ Bone chose est de pez ; quar &i terre de pez manjuent cil
qui vont à quatre piez, Terbe pesiblement. Ol qui vont h deus.
' Soxidaiers. : soldats. — ^ Hostiex :
bôtels , logis. — 3 Ce mot manque aa
manascrit 2016. — * Convoient :
transportent. — & Mournent : ap-
prêtent. — « Paniaus : couvertures
Ue cheval entre la selle et l'animal. '
— ' Devant : avant, d'abord. —
* Coramyn : Corasmin. — ' Ajoutez : let
narines, — '• Puneisie : puanteur. —
'* Par asseurement : en leur donnant
sûreté. — « Tréu : tribut. — '^ Ajou.
tez : seulz d&s Tartarins,
DB SAINT LOUIS 149
labourent la terre dont les biens viennent passiblement *. Et
ceste chose te mandons-nous pour toy aviser ; car tu ne peus
avoir pez se tu ne l'as à nous , et tel roy et tel ( et moult en
nommoient) et touz les avons mis à Tespée. Si te mandons
que tu nous envoies tant de ton or et de ton argent. chascuH
an , que tu nous retieignes à amis ; et se tu ne le fais , nous
destruirons toy et ta gent aussi comme nous avons fait ceulz que
Dous avons devant nommez. » Et sachiez qu'il se repenti fort
quant il y envoia '.
Or revenons à nostre matière , et disons ainsi, que tandis que
le roy fermoit Cézaire , vint eu Tost monseigneur Alenars de
Senaingan** , qui nous conta que il ayoit fet sa nef ou réaume
de Nozoe*^, qui est en la fin du monde devers Occident ; et
au venir que il fist vers le roy, environna * toute Espaîngne , et
le couvint passer par les destroiz de Marroch. En graut péril
passa avant qu'il venist à nous. Le roy le retint, li dixiesme de
chevaliers. Et nous conta que en la terre de INozoe que les nuiz
estoient si courtes en Testé , que il n'estoit nulle nuit que Ten
ne veist la clarté du jour à Tanuitier, et la clarté de l'ajoui^-
née *^**. Il se prist, il etsa gent, à chacier aus lyons, et plu-
seurs em pristrent^ moult périlleusement ; car ilaloient trdire
aus lyons en férant des espérons tant comme il pooient. Et
quant il avoient trait , le lyon mouvoit à eulz ; et maintenant
les eussent attains et dévorez , ce^ ne feust ce que il lassoient
Qae le roi de France se repentit I ^ Envij'onna : tourna. -
l de son message an roi des Tartares. 1 prirent. — * Lises : «e ( tff ).
tourna, -r ^ En
fort'
I
* Dans l'édiUon du Louvre passiblement est traduit par paUihlemoat :
ce serait alors le même mot qui est écrit pesihlement dans la ligne précé-
dente. Comme le conjecturent les continuateurs de D. Bouquet, il se peut
i\\\e^ssihlement signifie laboriensemenL
** On lit Clenard de Semingam, dans l'édition de 4547.
*** Ou plutôt Norœ, Norwége.
****' L'édition de Ifénard porte quHl n'y avoU nuyt là où C&n ne veist
bien encores le jour au plut tard de la nuyt.
13.
150 HISTOIBB
cheoÈr aucune piesce de drap mauvsiiz. Et le lyons s'arestoit
desus, etdessiroit' le drap et dévoroît; que il cuidoit tenir un
home. Tandis que il dessiroit ce drap, et l'autre r'aloit traire a
li f et le lyou lesaoit le drap et li aloit coinre sus ; et sitost
eomme di lessoil eheoir une pîesee de drap, le lyon r*enten-
doit> au drap , et en ce faisant il occioient les lyons de leur
saietes*
Tandis que le roy fennoit Gézaire, vint à ti monseigneur
lïargoe de TodV Et disoit le roy que il estoit son cousin;
car il estoit descendu d'une des seurs le roy Phelippe**, que
i*eniper^r meisnies ot à femme. Le roy le retint, li dixiesme de
chevaliers, un an ; et lors s'en parti, si s'en r'ala en Gonstan-
tinnohle dont il estoit revenus. U conta au roy que l'empereur
de Gonstantinnoble, U et les autres riches bornes qui estoient en
Constantinnohle, lors estoient allé à un peuple que l'en appel-
loit Cooitnaitis*** , pour ce que il eussent leur aide eu-
* IHitkvit : déobiralt — * ltênt9néDii : reportait tou ttteBtioii.
* P. de Rieox et Ménard ont imprimé de Covcy, Vn Cange montre
clans une note qu'il s'agit de Philippe de Toucy , fils de Naf:^t de Touqf.
<t iMile ou r^ent de l'empire de Gonstantinople. durant l'absence de Bau-
doin IL Cette coi^ecture de du Gange est pldaement JustiGée par le ma-
nuscrit 3016, dont il n'avait pas connaissance.
** Philippe-Auguste. Agnès, sœur de ce monarque épousa en prc-
miéffei noces fempereur de Goostanthiople , Andronic. Veuve de ce
prince , elle contracta un second mariage avec un seigneur grec nommé
Branas ou Frana* ; et leur fille, mariée à Narjot de Toucy , fut mère du
seigneur dont parle ici le sire de Joinvilie.
*** Peuple hun , alors établi dans la Moldavie. Voyez , sur les Co-
mans, Foyage au mont Caucase et en Géorgie^ par Jules Klaproth ( Pa-
ris, H. DCCC. XXm., in-S»), chai». ^ * tom. 1*% pag. 85-f04; et Histoire
des Mongols, depuis TchinguiZ'Jirkan jusqu'à Timour^Bey ou Tamer-
lan, par M. le baron C. d'Ohsson ; La Haye et Amsterdam, les frères Van
Cleef, 1854, in-8% liv. II, chap. ni, tom. II, pag. 135-152, 181.
Le premier des savants que nous venons de nonmer, a encore
publié un vocabulaire latin, persan et coman, de la bibliothèque de Prancesco
Petrardia, dans ses Mémoires relatifs à l'Asie, tom. m ^P^s, M DCCC
XX VIII, in-8«), pag. 113-236.
DE SAINT LOUIS. toi
contre Vatache * , qui lors estoit empereur des Griex ; et
pour ce que l'un aidast Tautre de foy >, couvint que Tem-
pereur el les autres riches homes qui estoient avec li , se sein-
gnissîent et meisseint de leur sanc en un grant hanap > d^ar-
gent. £t le roy des Ck)mmmns et les autres riches hommes qui
estoient avec li , refirent ainsi et menèrent leur sanc avec le
sanc de nostre gent, et trempèrent en vin et en yaue, et en bu-
rent et nostre gent aussi**; et lors il distrent que il estoient
frère de sanc.
Encore firent pass^ un chien ^tre nos gens et la leur, et
descopèrentle chien de leurs espées, et nostre gent aussi*** ; et
distrent que ainsi feussent-ildéoopé, se il fsiilloient Tun à Tautre.
Encore nous conta une grant merveille, tandis que il estoit
^n leur ost : que un riche chevsdier estoit mort, et li avoît Ten
fet ime grant fosse large en terre, et Tavoit l'en assis moult
noblement et paré en une chaere^ ; et li mist l'en avec li le
t ne foy : de bonne foi, fidèlement, i > Chaere : chaire, chaise.
»- * Hanap : coape, vase à boire. — |
* Jean IhicaB Tatace, empereur grec à Nicée de 1222 à 1255, rival des
emperetffs français Robert de Conrtenay et Baudouin H.
** Les éditeôrs du Recueil des Hàtoriens des Gnulet, etc., font à ce
sujet l*obeervationaiiTante : c Coutome barihare à laquelle Baudoin se con-
formait, quoique ayec répugnance. — Hérodote (liv. IV, cbap. lxx) dit
que les Scythes, pour se Uer réciproquement par des serments, versent du
vin dans une grande coupe, et y mêlent du sang que les ooniractants tirent
de leur C(»ps avec la pointe d'une alêne, ou en se coupant une petite por*
tion de chair : chacun trempe dans la coupe où ce'mélange s'est fait, son
sabre , ses flècbes , sa sagare et son Javelot. Après cette cérémonie, qui est
accompagnée de grandes imprécations, ceux qiâ ont fait le serment boa-
vent le vin et le sang, et en donnent à boire aux personnages les plus dis-
tingués de leur suite. Celte coutume, que Pomponius Mêla attribue aussi
aux Scythes [sauciantse qui paciscuntuVt exemptumque sanguinem, uhi
pernûecuere, dégustant, lib. II, cap. I ), se retrouve chez les peuples tartai^es.
Elle ne parait pas d'origine grecque ; car Hérodote , dans son livre 1"',
n** 74 , la distingue expressément de celles que ces nations avaient euv
pruntées à la Grèce, i
*** Les Comans tenaient cet autre usage des peuples slaves.
152 HISTOIBE
meilleur cheval que il eust et le meilleur sergent tout vif. Ije
serjant avant que il feust mis ea la fosse avec son seigneur,
avec* le roy des Commains et aus autres riches seigneurs ,
et au prenre congié que il fesoit à eulz, il li mettoient en es-
charpe' grant foison d'or et d'argent, et li disoient : « Quant
je Y&aé * en l'autre siècle ^ , si me rendras ce que je te baille. »
£t il disoit : « Si ferai-je bien volentiets. » Le grant roy des
Commains li bailla une lettres qui aloient^ à leur premier roi ;
que il li mandoit que preudomme avoit moult bien vescu et
que il l'avoit molt bien servi , et que il li guerredonnast son
servise^. Quant ce fu fait, il le mistrent en la fosse avec son
seigneur et avec le cheval tout vif; et puis lancèrent sus la
fosse planches bien chevillées, et tout l'ost courut à pierres et
à terre. Et avant que il dormissent orent-il fet, en remem-
brance^ de ceulz que il avoient enterré, une grant montaingne
sur eulz.
Tandis que le roy fermoitCézaire, j'alai en sa héberge 7 pour
le veoir. Maintenant que il me vit entrer en sa chambre , là où
il parloit au légat, il se leva et me trait d'une part, et me dit :
« Vous savez, fist le roy, que je ne vous reteing que jusques à
Pasques ; si vous pri que vous me dites que je vous donra de
Pasques en un an^. Et je li dis que je ne vouloie que il
me donnast plus de ses deniers , que ce que il m'avoit donné;
mes je vouloie fere un autre marché à li : « Pour ce^ Gs-je, que
vous vous courouciés quant l'en vous requiert aucune chose, si
weil-je que vous m'aies couvenant que , se je vous requier
aucune chose toute ceste année, que vous ne vous courrouciés
pas ; et se vous me refusés , je ne me courroucerai pas. » Quant
' Dans ion èeharpe. — > F'énré : 1 berge : logement. — * Ainsi je tous
viendrai. — ' Siècle: monde. — < Une j prie de me dire ce qu'il faadra que
lettre qui était adressée. — ^ Qu'il le | je vous donne pour que tous reeties
récompensât de ses services» — < ^n j avec moi^jasqu'à Pâques de l'an pro-
temembrançe : en mémoire. — ' ffé- * chain.
* j^vec le roy doit signifier ici en présence du roi des Comainsei des
autres seigneurs.
DB SAINT LOUIS.
153
il oj ce, si eommença à rire moult clèrement , et me dit que il
me retenoit par tel couvenant. Et me prist par tel couvenant ,
et me mena par devers le légat et vers son conseil , et leur re-
corda le marché que nous avions fait ; et en furent moult lié %
pour ce que je estoie le>plus riche qui feust en Tost.
Ci après* vous dirai comment je ordenai et atirai mon
aifère en quatre ans que je y demourai, puis que les frères le
roy en furent venus. Je avoie deux chapelains avec moy, qui me
disoient mes hores * ; Tun me chantoit ma messe sitost comme
Taube du jour aparoit, et Tautre attendoit tant que mes che-
valiers et les chevaliers de ma bataille estoient levés. Quant je
avoie oy ma messe , je m'en aloie avec le roy. Quant le roy
vouloit chevaucher, je li fesoie compaingnie. Aucune foiz estoit
que les messages vendent à 11 , par quoy il nous couvenoit be-
soigner à la matinée.
Mon lit estoit fait en mon paveillon en tel manière , que nul
ne pooit entrer ens ^ , que il ne me veist gésir en mon lit ; et ce
fesoie-je pour oster touties mescréances de femmes^. Quant ce
vint contre la Saint-Remy*"", je fesoie acheter ma porcherie
de pors et ma bergerie de mes chastris ^ , et farine et vin pour
la garnison^ de Tostel tout y ver ; et ce fesoie-je pour ce que
les danrées enchiérissent en yver, pour la mer qui est plus fé-
lonnesce? en yver que en esté. Et achetoie bien cent tonniaus
de vin, et fesoie touz jours boire le meilleur avant; et fesoi
temprer le vin aus vallés ^ d*yaue, et ou vin des escuiers mom
d'yaue. A ma table servoit l'en devant mes chevaliers, d'une
' Ué : joyeux. — ' Hores : hea.
res. — ' Efu : dedans. — * Tout faux
•oopçoa de commerce avec les fem-
mes. — & Chastris : moutoa». — * Car'
tdson : approvisionnements. *- ' Félon'
nesee : mauvaise. — * F aies : vaUeU.
* Cet alinéa et les deux sutvanlB, tous trois relatifs anx affaires per-
sonnelles da sire de JolnvUle, manquent dans les éditions de P. de Rienx,
de CI. llénard et de du Gange, qui ne contioment pas non pliis les der-
niers mots de l'alinéa précédent , pour ce que Je estoie le plus riche qui
feust en CosU
** Aux approches de la Saint-Remy» c'est- à-dirc du i*' octobre.
154 HlStOIftB
grant phiole de vin et d'une grant phiole d*yatie ; si le tem-
proient si comme il Youloient.
ÏÂ roys m^aroit baillé en ma bataille cinquante chevaliers :
toutes les foiz que je mangoie , je avoie dix chevaliers ' à ma
table avec les miens dix ; et mangoimt Tun devant l'autre,
selonc la coustume du pays, et séoient sur nates à terre. Toutes
les foiz que l'en crioit ans armes, je y envoioie cinquante^atre
chevaliers que en appeloit tHsenierSy pour ce que il estoient
leur disiesme toutes les foiz que nous chevauchions armé. Tuît
li cinquante chevaliers manjoient en mon ostel au revenir*.
Toutes les festes années^ je semonnoie^ touz les riches hom-
mes de Tost; dont il couvenoit que le roy empruntast aucune
foiz de ceulz que j'avoie semons.
Ci après orrez les justices et les jugemens que je vis hite à
Gézaire, tandis que le roy y séjoumoit.
Tout premier vous dirons d'un dievalier qui tu pris au bor-
del, auquel Fen parti un jeu^ , selonc les usages du pays. Le
Jeu parti fu tel : ou que la ribaude le menroit par l'ost en che-
mise y ime corde liée aus géntitaires^ , ou il perdroit son che-
val et s'armeure.? , et le chaceroit l'en de l'ost Le chevalier
lessa son cheval au roy et s'armeure, et s'en ala de l'ost. Je alai
prier an roy que il me donnast le chevd pour un povre gentil-
homme qui estoit en l'ost Et le roy me respondi que ceste prière
n'estoit pas rèsonnable, que le cheval valoit encore quatre-
vint livres*. « Gomment m'avés-vous les convenances rom-
pues, quant vous vous courouciés de ce que vous ai requis? »
Eï il me dit tout en riant : « Dites quant que^ vous vourrez,
je ne me oouxouce pas. » Et toutevoies n'oi-je pas 9 le cheval
pour le povre gentilhome.
génitoiret. — ' S'armeure : soa ar-
mnre. — * Qiiant gve : tout ce que.
au r«toar. — ^ Aimies : annaeUes.
•— * SenumniHê : Itovitais. — ^ Auqaél
«• donaa l'option. «** « GéMimUrpt •*
* On Ut quatre-vingts à cent livres dans les éditions , qui a|outent que
ce n'était pas petite somme.
DE SAINT LOUIS.
155
La seconde justice fu telle ^ que les chevaliers de nostre ba-
taille chassoient une beste sauvage que Ten appelle gazei^ qui
est aussi oomme un chevrel. Les frères de TOspital s'enbati-
rent ' sur eulz et boutèrent > , chacèrent nos chevaliers. Et je
me pleing^ au mestre de l'Ospital; et le mestre de TOspital
me respondi que il m'en feroit le droit et l'usage de la terre
sainte, qui estoit tele que il feroit les frères qui l'outrage
avoient faite, manger sur leur mantiaus, tant que cil les en
lèveroient à qui l'outrage avoit esté faite *m Le mestre leur en
tint bien convenant 4. £t quant nous veismes que il orent mangé
une piesee ^ sur leur mantiaus , je alai au mestre et le trouvai
manjant, et H priai que il feist lever les frères qui manjoient
sur leur mantiaus devant li ; et les chevaliers aussi ausquiex
l'outrage avoit esté faite , l'en prièrent. £t il me respondi que
ii n'en feroit nient ^; car il ne vouloit pas que les frères feis«
sent vileinnie à eeulz qui vcnroient en pèlerinage en la terre
sainte. Quant je oy ce , je m'assis avec les frères et commençai
à manger avec eulz, et li dis que je ne me lèveraie tant que
les frères se lèveroient. Et me dit que c'estoit force?, et m'o-
troia ma requeste; et me fist, moy et mes chevaliers qui es-
toient avec moy, manger avec li, et les frères alèrent manger
avec les autres à haute table**.
Le tiers jugement que je vi rendre à Gézaire, si fu tel : que
un serjant le roy qui avoit à non le Goulu y mîst mam à un
chevalier de ma bataille. Je m'en alai pleindre au roy. Le roy
me dist que je m'en pooie bien souffrir y se li sembloit ^ que
il ne Tavoit fait que bouter. Et je li dis que je ne m'en souf-
* S'enbaiirmi : m jetèrent, <~
t Boutèrent ponuèrent. —
* PMnç : plaignie. — * Cowoenant :
promené, parole. — ^ U*« pieseet :
qaelqne temps. — * JVien^ .* niant,
rien. — ? Qne c'était loi faire yio*
lenee. — * Qne Je ponyaii bien m'en
délister, s'il lai semblait.
* L'édiUon de 4547 porte : et ceulx à qui Voultrage avoit este foMct
i*»j trouveroient et les manteaulx leurs demouwewyent
** L'édition de P. de Rieux ajoute ici : ei nous laissèrent les man^
teaulx, addition reproduite par Ménard et du Gange.
loC HISTOIRE
fcroie jà; et se il ne m'en fesoit droit, je lèroie son servise,
puisque ses serjans bateroient les chevaliers. Il me fist fera
droit , et li.drois Ai tel selonc les usages du pais* , que le ser-
jant vint en ma heberje deschaus et en braies, sanz plus, une
espée toute nue en sa main , et s'agenoilla devant le chevalier,
et li dit : « Sire , je vous amende ' ce que je mis main à vous ;
et vous ai aportée ceste espée pour ce que vous me copez le
poipg, se il vous plet. » £t je priai au chevalier que il 11 par-
donnast son maltalent, et si fist-ih
La quarte amende** fu telle , que frère Hugne de Joy, qui
estoit maréchal du Temple , fiit envoie au soudanc de Damas
de par le mestre du Temple , pour pourchacicr ' comment le
soudanc de Damas s'acordât que une grant terre que le Temple
soloit tenir 3 , que le soudanc vousit que le Temple en eust la
moitié et il Tautre. Ces couvenances furent faites en tel ma-
nière , se 11 roy s'i acordoit. Et amena frère Hugue un saurai 4
de par le soudanc de Damas, 'et aporta les couvenances en es-
cript, que on appelolt morde-foy ^. Le mestre dit c^ choses
au roy : dont le roy fu forment effraé^ , et li dît que moult
estoit hardi quant il avoit tenu nulles couv^ances ne paroles
au soudanc, sanz parler à li; et vouloit le roy que il 11 feust
adrecié?. Et l'adrècement fîi tel, que le roy fist lev» les pans
de troiz de ses paveillons , et là fu tout le commun de Tost qui
venir y volt ; et là vint le mestre du Temple et tout le couvent
tout deschaus parmi Tost, pour ce que leur héberge estoit de-
hors Tost. Le roy fist asseoir le mestre du Temple devant li
et le message au soudanc , et dit le roy au mestre tout haut :
'Je voM ftifl réparation. — * Pour- | — < Amiral : émir. — * Monie-foy :
«/ka«ier .' procurer, négocier. — > jetait 1 authentique. •— <> Fortement goiu>
aeeotttaiiié de tenir en sa posseuion. | ronce. —^ Fait réparation. ^
* Du Gange fait observer que les Assises de Jérusalem ne disent rien
d'un tel usage.
** Ce quatrième jugement est omis dans les éditions de 1547, < 61 7, < 668;
elles ne le remplacent qo^en disant qu'il fut rendu plusieurs au ires juge-
ments selon les droits et usages de là terre sainte.
DE SAINT LOUIS. 157
« Mestre, VOUS direz au message le soudanc que ce vous poise
^e vous avez fait nulles trêves à li sanz parlev à moy ; et pour
ce que vous n'en aviés parlé à moy, vous le quîtés de quanque
il vous ot couvent * et li rendes toutes ses eouvenance». » Le
mestre prist les convenances et les bailla à Tamiral. Et lors dit
le roy au mestre que il se levast et que il feîst lever touz ses
frères; et si fist-il. « Qr vous agenoillés et m'amendes ce que
vous y estes aies contre ma volenté. » Le mestre s'agenoilla et
tendit le chief de son mantel au roy, et abandonna au roy
quanque il avoient à prenre pour s'amende , tele comme il la
voudroit deviser» : « Et je dis , fist le roy, tout premier^,
que frère Hugue qui a faites les convenances , soit banni de
tout le royaume de Jérusalem. » Le mestre et frère Hugue ,
compère le roy du conte d'Alençon, qui fa né à Chastel-Pè-
lerin * , ne onques la royne ne autres ne porent aidier frère
Hue, que il ne li couvenist 4 wider la terre sainte et du royaume
de Jérusalem.
Tandis que le roy fermoit la cité de Cézaire , revindrent les
messages d'Egypte à li^ et li aportèrent la trêve tout ainsi
comme il est devant dit, que le roy Tavoit devisée. Et furent
les couvenanees teles du roy et d'eniz, que le roy dut aler à
une journée qui fu nommée à Japbe ^ ; et à celle journée que
le roy dut aler à Japhe, les amiraus d'Egypte dévoient estre
à Gadre** par leur seremens, pour délivrer le royaume de
Jérusalem. La trive , tele comme les messages Tavoient apor-
tée, jura le roy et les riches homes de l'ost, et que par nos sai-
' De tout ce qn^l voas a promis. — 1 tnier : d'abord. -^ * Lui fallût. —
^Deviser : ordonner, régler. — 3 pre- \ ^ Japhe i Jaffa.
' Compère da roi , dont il avait tenu l'un des fils sur les fonts baptis-
maux, savoir, Pierre, comte d'Alençon, né à Castel-Pèlerin, château bâti
par les croisés à trois milles d'Âcre, à la pointe du Carmel.
** Nos anciens trouvôres, nommément l'auteur du Roman (TA-
iexandre , apx)eUent ainsi la ville de Zara en Dalmatic. L'annotateur de
l'édition du Louvre voit dans Cadres l'ancienne ville de Gadara ; mais les
récits suivants du sire de Joinville ne peuvent s'appliquer convenable-
ment qu'à Gaza, dans l'ancien pays des Philistins.
14
158 HISTOIBE
remens nous leur devions aidier encontre le soudanc de Damas.
Quant le soudanc de Damas sot que nous nous estions aliez
à ceulz d'Egypte, il envola bien troiz mille Turs bien atirés à
Cadres, là ou ceulz d'Egypte dévoient veniy ; pour ce que il sot
bien que se il pooit venir jusques à nous , que il y pourroient
bien perdre. Toutevoiz < ne lessa pas le roy que il ne se must
pour aler à Jaffe. Quant le conte de Japbe vit que le roy ve-
noit j il atira son cbastel en td manière que ce sembloit bien
estre ville d^endable ; car à cbascun deâ carmaus' « dont il
y av(Mt bien cîno cens, avoit une targe de ses armes et un pa-
noncel; laquel cbose fu bêle à regarder, car ses armes estoient
d*or à une eroiz de gueles pâtée, rïous nous lojames entour le
cbastel > aus chans, et environnâmes le cbastel qui siet sur
la mer dès Tune mer jusques à l'autre. Maintenant se prist le
roy à fermer ^ un neuf bourc tout entour le viex cbastiau, dès
Tune mer jusques à Tautre ; le roy meismes y vis-je mainte
foiz porter la bote aus fossés , pour avoir le pardon 4.
Les amiraus d'Egypte nous faillirent de eouvenances que il
nous avoient promises ^ ; car il n'osèrent venir à Gadres , pour
les gens au soudanc de Damas qui y estoient Toutevoiz nous
tindrent^vil couvanant, en tant que Û envolèrent au roy toutes
les testes aus crestiens , que il avoient pendues aus murs du
cbastel de Cbaare* dès que le conte de Bar et le conte de
Montfort for^t pris; ksquîez le roy fist mettre en terre be-
noîte. £t li envolèrent aussi les enfans qui avoient esté pris
quant le roy fu pris; laquel cbose il firent envis ^, car il s'es-
toient jà renoiés. Et avec ces cboses envolèrent au roy un oli-
pbant , que le roy envoia en France
,**
> Toutev9ii : toatefoia. «- * Car-
niaiu : créneaux, — ' Fermer : forti-
fier, — * Pardon : indulgence . —
^ Nous manquèrent de parole pour
ce qu'ils nous ayaient promis. — • Bn-
vis : malgré eux , inviti.
* Du Caire. Voyez ci-dessus, pag. 141.
«* Deux ans après, saint Louis envoyait cet éléphant au roi d'Angleterre.
Uatthieu Paris conjecture que ce fut le premier qui soit venu dans ce pays,-
voire même de ce cdté-ci des Alpes, et il ajoute que les populations accou-
DB S^INT LOUIS. 150
Tandis que noas séjoundoitt à Japhe, un amiraut qui «stoit
de la partie au soudaEDc de Damas , vint faucilkr blez à ua ka-
fiel ■ à troi2 lieiies de Tofit. flfii acordé que nous li courrions
Biffi. Quant il nous senti ?en«ns , ii toudia en fuie. Endemen-
tres que il 6*en faôKÀl^ un joenne vaUet|sentfl home se mist à 11
diftcer , et porta deui de «es chevaliers à t^rre sanz la lance
brisier ; et Tamiral £ki «tn tel ninière, que â li lirisa le glaive
ou cors.
Ce message aus amiraas d^Ègfpbd * prièrent le roy que il
leur donnast une joimiée par quoy il poussent venir vers le roy ,
et il y envoiètent^ sansftiule. Le roy ot conseil que il ne le re-
fuseroît pas^ et leur donna journée; et il li orent couvrit, par
leur serement ^ que il à celle journée seroient à Gadres.
Tandis que nous attendions celle journée ^pie le roy ot don-
née aus amiraus d'Egypte, le conte d'£u% quiestoit dieva-
lier, vtat en* l'est, et amena avec li monseigneur Emoul de Gu-
minée**, le bon chevalier, et ses deux £téres, li dixiesme. Il
demoura ou servise le roy, et au sien*** le roy le fist che-
valier.
En ce pcNnt revint le prince d'Ànthyoche**** enl'ost, et la
princesse sa mèrt*****^ auquel li roys fist grant honneur, et
le fist chevalier moult honorablement. Son aage n'estoit pas de
plus que sdse ans ; mes onques si sage ^ant né vi. Il requist
1 Kasel : boarg. — ^ Cm messagers des émirs d'Egypte. — ^ Enverraient.
raient pour contempler une si grande nouveauté. Voyez YHistoria major
à Tannée I25S; édit. de Paris, M. DC. XLIV., pag. 606, F.
*ATant 166S, les édUioiu portaient le comte de Den* Du Caage a
pensé qu'il fallait lire U comte d*Eu » et c'est en effet la leçon du manus-
crit 2016. n s'agit de Jean , fils d'AIfonse de Brienne, et de Marie , com>
lened'Ba.
** Guminée ou Guymenée est une faute, «elon du Gange» qui subs-
titue Oumes : ce serait Araoul, fils putné d'Amoul U, comte de Gnines.
*** Au nen est peut-être à changer en tutsiù
•♦*• BoémoDd VL
***** Lucie, fille du comte Paul de Rome, épouse du prioce d'Antioche
Boémond V.
IGO HISTOIAE
auroyque il l'oïst parles deyant samère; leroylî otroia.
Les paroles que il dit au roy devast sa mère, furent tdes :
« Sire^ il est bien voir que ma mère me doit encore tenir quatre
ans en sa maiuboumie* ; mes pour ce n'est-il pas drois que elle
doie lessier ma terre perdre ne décheoir ; et oes choses « sire.,
diz-je^ pour ce que la cité d'Anthioche se perd entre ses mains.
Ci vous pri, «re, que vous 11 priez que elle me baille de Targent^
par quoy je puisse aler secourre ma gent qui là sont, et aidier.
Et, sire , elle le doit bien faire ; car se je demeure en la cité
de Tyrple* avec li, ce n'iert pas sanz granz despens, et les
granz despens que Je ferai si yort pour nyent faite. »
Le roy l'oy moult volentiers , et pourchassa de tout son pooir
à sa mère comment elle li baillast tant comme le roy pot traire
de li. Sitost conmie il parti du roy, il s'en ala en Anthioche,
là où il fist moult son avenant^. Par le gré du roy il escartela
ses armes, qui sont vermeilles*, aus autres de France, pour
ce que 11 roys l'avoit fait chevalier.
Avec la prince*^ vindrent quatre ménestriers de la grande
Hyerménie^, et estoient frères; et en aloient en Jérusa-
lem en pèlerinage, et avoient troiz cors, dont les voiz ^ des
cors leur venoi^t parmi les visages. Quant il encommençoient
à corner, vous deissiez que ce sont les voiz des eynes^ qui se
partent de l'estanc ; et fesoient les plus douces mélodies et les
plus gracieuses , que e'estoit merveilles de Toyr. Il fesoient
troiz merveilleus saus 7 ; car en leur metoit une touaille de-
sous les piez et tournoient tout en estant^ , si que leur piez
revenoient tout en estant sur la touaille; les .deux tournoient
les testes arieres, et Tainsné aussi. Et quant en li fesoit tourner
I Mainboumie : tutelle, ea râtelle, i — ^ Foiz : sons. — * Cynet •* cygnef.
—* Tripoli en Syrie. — ' Fort bien 1 — ' Satu : sauts , danses. '- * . En
•es affaires. — *Hyerménie : Arménie. { estant : tout debout.
* On doniie pour annes à la famille des Boémonds et aux rois de Sicile
de cette branche, un écu de gueules à une bande échiquetto d'argent el
d'azur de deux traits.
** Cet alinéa manque dans les éditions antérieures à 4761.
DE SAlIfT LOUIS. |61
la teste devant , il se seignoit ; car il avoit paour que il ne se
Lrisast le col au tourner.
Pour ce que bone chose est* que la manière du conte de
Brienne, qui fu conte de Jaffe par pluseurs années , et par sa
yigour il la deffendi grant temps, et vivoit grant partie de ce
que il gaaingnoit sus les Sarrazins et sur les ennemis de la
foy. Dont il avint une foiz que il desconiit une grant quantité
de Sarrazins qui menoient grant foison de dras d'or et de soie,
lesquiexil gaaingna touz ** ; et quant il les ot gaaingnés, à
Jaffe il départi tout à ses chevaliers, que onques riens ne li en
dcmoura. Sa manière estoit tele , que quant il estoit parti de
ses chevaliers, il s'enclooit en sa chapelle, et estoit longue^-
ment en croisons avant que il*** alast le soir gésir avec sa
' * Quoi qu'en disent les éditeurs du Recueil des Historiens de France, H
y a lien de soupçonner ici quelque lacune.
** Les historiens des croisades mentionnent fréquemment des expéditions
semblables, dont le succès mettait leurs auteurs en possession des richesses
de l'Orient. Geoffroi Yinisauf , après s'être étendu longuement sur un fait
d'armes de ce genre , donne ainsi le détail des articles qu'il valut k Richard
Cœur de lion : « Per capistra jugales equos et camelos cum sarcinis offe-
rebant, et mulos et mulas portantes diversi generis species pretiosas, aurum
et argentum multum nimis, pallia holoserica, purpuram, ciclades et os-
trum , et multiformium omamehta vestium, praeterea arma varia, tela mul-
tiplicia, insutas loricas vulgo dictas gasiganz^ culcitra acu variata operosa
papiliones et tentoria pretioslssima , panés biscoctos, frumentum, hor-
deum et farinam, electuaria plurima, et medicinas, pelves, utres et scac*
caria» olias. argenteas et candelabra/ piper, cynimum, zucarum et oeram ,
aliasque diversorum generum species electas, pecnniam infinitam, et rerum
copias innumerabiles» » etc. ( Jtinerarium régis Anglùrum Richardiy etc.,
liv. VI, chap. IV ; dans le recueil deThomas Gale, intitulé: Historia Angli-
canœ Scripfores guingùe , vol. II, pag. 407. )
Plus tard, Matthieu Paris raconte une capture semblable opérée par
Guillaume Longue-Épée au détriment de riches marchands orientaux qui
se rendaient à une foire du côté d'Alexandrie *.«... omnem illamcatervam;
qnam vulgàres karavanam appeUant , sibi mancipavit : camelos videlicet ,
mulos et asinos, oloserids, pigmentis , speciebns, anro et argento onustos ,
nccnon et quxdam plaustra cum suis bubalîs et bobus, » etc. {HisL
AngL, snb ann. 12S0; edit Paris. , pag. 525, coL 4, A.)
*** La lacune du manuscrit de Lucques finit id; le ttxte s'y reprend
14.
102 HISTOIBE
femme ^ qui moult fii boue dame et sage, et seur au roy de
Cypre.
L'empereur de Perse qui avoit non Barbaqti€m *, que Tun
des princes ** avoit desconfit, si comme j'ai dit devant, s'en
vint à tout [son] ost ' ou royaume de Jérusalem ; et prist le
chastel de Tabarie* que monsei^eur Huedes de Monbcliart
le connestable avoit fermée, qui estoit seigneur de Tabarie de
par sa femme***. Moult grant doumage firent à nostre
gent; car il destniit quantque il trouvoit hors Gbastel-Pèlerin ,
et dehors Acre, et delwrs le Safiar **** et dehors Jafifo
aussi. Et quant il ot £edt ces doumages^, il se trait à Cadres,
encontre le soudanc de BabiloinDe,qui là devoit venir, pour gre-
ver et nuire à nostre gent. Les barons du pays orent conseil
et le patriarche, que il seîroient [combatre] àli ^, avant que lé
soudanc de Babiloinne deust vaiir. Et pour eulz aidier, il en-
voièrent querre le soudanc de la Chamelle ***** , l'un des
I Avec son armée. Le mot entre cro- J riade.' — ^ Fermé : fortifié. — ^Âyee
ehetc nous est foami par le manoserit j lal. Le mot entre crochets est pria
de UMqvet. — * Tabart» .* Tibi* | a« maamnit de Lneqttoa.
par les mota t se allast ie soir coucher avec sa femmes qui moull Su$
bonne dame et saige^ et seur du bon roy de Chippre.
* « Qnant à ce Barfrafpnm que le lire de JoinviUe qualifie empereur
de Perse, Je ne le trouve, dit du Gan^, noHuné en aucun auteur. »
C'est le cbef <iui, après la mort de OJélal-eddin, prit le commandement
des débris des Kharismins.
Vo^i sur les Kharismins et sur la bataille de Gaza , en 1214 «
Vtiistoire des croisades par Micbaud, LIV, p. 130-435 ; et les Extraits des
historiens (urabes^ etc-, de M. Reinaud, p. 445-447.
** Le maoQscrit de Lacques ajoute : des Tartarins,
*** Eschive, fille de Raoul, et petito-fiUe de Guillaume de Bures,
prmoe de Tibériade.
**** Le Saphat , manuscrit de Lucques. — Probablement la ville de
Sefed, prte du lac de Tibériade.
**""* L'ancienne viQe dîÉmèse, Voyez Guillaume de Tyr, liv. .VII
chap. 12 ; liv. XXI, chiq). e. — Cest le sultan d*^m[>te qui est ici appelé
soudanc de Babiloinne, et le prince d'Emèse est désigné par le titre de
soudanc de la Chamelle. Du Gange cite Topinion peu soutenaUe des géo*
graphes qui veulent que la Chamelle soit la ville de Gamau.
DB SAHIT LOUIS. 163
meilleurs chevaliers qui feust en tome paieimiiiie, auquel il
firait si grânt faoïmmr ea Acre que il li estendoient les dras
d'or et de soie par où il devoit aler. Il en Tindrent jusques à
Jaffe, nos gens et le soudanc avec eulz. Le patriarche tenoit
eseommunié le conte Gautier, pour ce que il ne li vooloit rendre
une tour que il aToit en Jaffe, que Ten appeloic la tour le pa*
triarche. jKostre gent prièrent le conte Gautier que il idastavee
euiz pour combatre à Fempereur de Perse; et il dit que si £b-
roiMl Yolentiers , mez que le patriarche l'absousist jusques à
leur ret«»r. Onques te patriarche n'en vodt riem fsdre; et
toiKevdlz s'esmut le conte Gautier et en aka^ec euiz. Mostre
geat firent troÎE batailles ' , dont le conte Gaulier en ot une , le
soudanc de la Chamelle l'autre, et le pstdarebe et ceulz de
la terre l'autre ; en la bataille au conte de Brienne furent les
Hospitaliers. Il cheTsoichèrent tant que il virent leur «mernis
eus yex. Mamtenant que nostre gent les virent, il s'arestè*
mit, et cil * et les ennemis ûr&A troiz batailles aussL En*
dementres que les Corràs*'' arréoîent leur batailles, le
conte Gautier vint à nostre gent, et kur eseria : « Seigneur,
pour Dieu aloos à euiz; que nous leur donnons t^ups^^*"^,
pour ce que. nous nous sonunes arestés. » IHe onques
n'i ot nul qui l'en ***^ vousist aoire. Qasm k conte Gautier
vist ce, il vint au patriarche et li reqiûst absohioion en la ma-
nière desusdite; onques le patriarche n'en voult rien faire.
Avec le conte de Brienne avoit un vsôllant derc qui e^oit eves-
que de Rames***** , qui maintes bêles chevaleries avoit -faites
* Batailles : corps de troupes.
* Bt cti msnque dans le manascrit de Luocpies.
** Les GorriBs , Gorenins , Goraimieiu on Khansmiiis, éUieiit mie Uliin
de Turcs qui, après avoir trairersé la Perse, avaient pénétré en Syrie
*** Le manuscrit 2016 porte sens , ce qni est une maùYaise leçon.
***^ C'est encore le manascrit de Luoques qui nous fournit Vcn, au Heu
de me , leçon inadmissible du manuscrit 20<e.
*'*** names. Rame ou Bornes, en latin Ramula , était une vilk i'v>is^'^-
164 HISTOf&B
en la eompaingniele conte. Et dUt au conte : « Ne troublés pas
vottre conscience quant le patriarche ne vous absout; car H
a tort, et vous avés droit, et je vous absoîl en non du Père et
du Filz et du Saint*Esperit. Alons à eulz. » Lors férirent des
espérons et assemblèrent à la bataille l'empereour' de Perse ,
qui estoit la darenière. Là ot trop grant foison de gais mors
d'une part et d'autre, et là fu pris le conte Grautier ; car toute
nostre gent s'enfuirent si laidement, que il en y ot pluseurs
qui de désespérance se noièrent en la mer.
Cette désespérance leur vint pour ce que une des batailles
Tempereour de Perse assembla au soudanc de la Chamelle,
lequel se deffendi tant à eulz*, que de deux mille Turs que il y
mena, il ne l'en demeura quequatre-vîns* quant il se parti du
champ.
L'empereur prist conseil que il irott assiéger le soudanc de-
dans le chastel de Chamelle, pour ce que il leur sembloit que
il nese deust pas longuement tenir à sa gent que il avoit per-
due ^. Quant le soudanc vit ce , il vint à sa gent et leur dit que
il se iroit combatre à eulz ; car se il se lessoit asségier, il seroit
perdu. Sa beçoigne atira en tel manière que toute sa gent, qui
estoient mal armée, il les envola par une valée mal ** couverte;
et sitost comme il oïrent férir les tabours le soudanc , ii se
férirent en l'ost l'empereur par darières , et se pristrent à oc-
cirre les femmes et les enfans. Et sitost comme l'empereur,
qui estoit issu aus chans pour combatre au soudanc que il
' Et attaquèrent le corps de trou- 1 eux. — 3 Après avoir perda tant de
pee de l'empereur. —^A eiUz : contre ■ soldats de sa troape.
pale de la Palestine , près de celle de Lydde ou Diwpolis , où révôché a élé
transféré. Dans un acte de janyier 4256» cité par M. le comte Beugnot
( Assises de Jérusalem, tom. l**, pag. 22 , en note, col. 2 ) , Jean d^lbeUn,
qui a d^à passé sous nos yeux, prend le titre de sire de Rames,
* Deux cent quatre-vingts. De Rienx , Ménard et du Gange ont imprimé
quatrevingU, au lieu de quatorze-vints,
* * Mal manque dans le manuscrit de Lucques.
DE SAINT LOUIS. 165
véoit aus yex, oy le cri dô sa gent , il retourna en son host
pour secourre leur femmes et leur ea&Ds; et le soudanc leur
courut sus, il et sa gesA;. dont il avint si bien, que de vint-
cinc milie que il estoient, il ne leur demeura homme ne femme.
Ayant que l'empereur de Perse alast devant la Chamelle , il
amena le conte Gatitier devant Jaffe ; et le pendirent par les
bras à unes fourches, et 11 dirent que il ne le despenderoient
point; jusques à tant que il auraient le chastel de Jaffe. Tandis
que il pendoit par les bras, il escria à ceulz du chastel que pour
mal que il lî feissent, que il ne redissent la ville , et que se il
la rendoient , il-meismes les occirroit.
Qtiant l'empereur vit ce , il envoia le conte Gautier en Ba-
biloinne et en fist présent au soudanc, et du mestre de l'Os-
pital, et de pluseurs prisonniers que il avoit pris. Ceulz qui
menèrent le conte en Balûloinne, estoient bien troiz cens, et ne
furent pas occis quant l'empiereur fu mort devant la Cha-
melle*. Et ces Coremins assemblèrent à nous le vendredi
que il nous vindrent assaillir a p\é**. Leurs banières es-
toient vermeilles et estoient endoncéesjuesques vers les lances;
et sur leur lances avoient testes faites de chevaulx , qui sem-
bloient testes de dyables***.
Pluseurs des marcheans de Babiloinne crioient après le sou-
danc , que il leur feist droit du conte Gautier, des grans dou-
* Ausquels advint ^is^bien qu*ila ne te trouvèrent point à la tue-
rie, devant le chatteau de la Chamelle, édition de 4547. — A qui il print
trop bien,' car ils ne se trouvèrent pas à la murtrerie quifutfaicte de-
vant le chastel de la Chamelle, de l'empereur de Perse et de ses gens,
édiUon de Cl. Ménard.
^* Et les Correvinsse assemblèrent à nous le vendredi, qui nousviur
rent assaillir à pié , manuscrit de Lncques.
*** £t estoient endantées jusques aux lances ; et sur leur lanc^
avoient fait testes de chevaulx, qui sembloit testes de diables, manuscrit
de Lucques. -^ Â l'exemple des éditeurs du tom. XX du Recueil des histo*
riens des Gaules, etc., nous avons, d'après ce manuscrit, stibstitné te mot
chevaulx à eheveus, que porle le n? 2046. Cette description des banniCrcs
est omise dans les éditions de 4S47, 1617, 1669.
1«6
HISTOIAB
magef que il leur anroit £aiz; et te soadane leur rijandonna c|iie
ils'alassent venger de 11. Et il l'alèreiil oeeirre en la prison et
martyrer : dont nous devons croire que il est es ddxou nombre
desmartirs.
Le soudanc de Damas pristsagentqui estoientà Gadres, et
entra en Egypte. Les amîraos se vindrent oombatre à li. La
bataille du soudanc desooofist les amiiaus à qui i! assembla, et
i'iQitre bataille des amiraos d'£gypte desoonfist l'anrière-ba-
taille du soudane de Damas. Aussi s'en vint le soudanc de
Dunas arrière à Gadres, navré «n la teste et eii la main. Ainsi
avant que il se partirent de Gadres , envolèrent les amiraus
d*Égypte leur messines et firent paiz à li, et nous faillirait de
toutes nos convenances ' ; ^ feumes de lors en avant que nous
n'eûmes ne trêves ne pez ne à ceuiz de Damas ne à ceulz de
Badiiloine. Et sachez que quant nous estions le plus de gens à
armes, nous n'estions nulle foiz plus de quatorze cens.
^Tandis que le roy estoit en Test devant Jaffe, te mestre de
Saint-Ladre ot e^ié delez * Rames, à troiz grams lieuesde Fost **,
bestes et autres choses, là où il cuidoitfère un granft gaaîng^;
et il qui ne tenoit nul conroy en l*ost 4, ainçois £^oit sa volenté
en Tost, sans parler au roy, ala là. Quant il ot aqueilUe^ sa
praie*** , les Sarrasins 11 coururent sus et te desconûroit en
tel manière, que de toute sa gent que il avoit avec li en sa
bataille , il n'en eschapa que quatre. Sitost comme il entra en
Tost, il commença à crier aus armes. Je m'alai armer, et prié
au roy que il me lessast aler là; et il m'en donna congé, et me
commanda que je menasse avec moy le Temple et l'Ospital.
> Bt auinqvèrMt à toatot bm eon-
▼entions. — ' DeJ«s .* près. — >3 Le
maître de Saint-Lasare avait guetté h
trois frattdeslienes da camp, et près de
Rame, des bètes et 4*antres choses
doat il croyait tirer an grand profit*
— < Bt lui qui ne gardait nnl ordre à
Tarmèe. — * Reeneilli sa proie.
* Cet alinte, TaHdis qrutf..., et lemivaDt, I^ êerJétnL.,, ont été imprimes
pour la preuière fois dans l'éditioa du Louvre.
** Ces mots BOUS s(mt fournis par le manuscrit de Luoques.
*** Et comtne il emmenoit son qaing, manuscrit de Luoques.
DE SAIiNT LOUIS. 167
Quant nous venimes là, nous trouvâmes que autres Sarrazins
estranges estoîent enbatus en la yalée> là où le mestrc de
Saint-Ladre aToît esté desconfit. Ainsi comme ces Sarrazins
estranges regardoiont ces mors, les mesire des arbalestriers le
roy leur coururent sus ; et ayant ([ue nous v^iissiens là, nostre
gent les orent desconfiz et pluseurs en ocdrrent.
Un serjant le roy et un des Sarrazins s'i portèrent à terre
Fun l'autre de cop de lance. Un serjans le roy quant il vit ce,
il prist les deux dievaus et les emmenoit pour embler * ; et
pour ce que Ten ne le Teist, il se mist parmi les mirales*
de la cité de Rames. Tandis que il tes emmenoit, une yiela
citerne sur quoi il passa , li fondi desous; fi troiz cheval et il
alèrent au fons, et en le me dit. Je y alm veoir, et vi que la
citerne fondoit encore sous eulz et que il ne faâloit ^ giières
que il ne feussent touz couvers. Ainsi en revenimes sanz riens
perdre , mes que 4 ce que le mestre de Saint*Ladre y avoit
perdu.
Sitost comme le soudanc de Damas fu apaisiés à ceulz d'E-
^gypte, il manda sa gent qui estoient à Gadres, que il en rêve*
dissent vers li. £t si firent-il , et passèrent par^devant nostre
ost à moys^ de deux lieues; ne onques ne nous osèrent courre
sus , et si estoient bien vint mille Sarrazins et dix mile Bé«
duyns. Avant que il venissent endroit nostre ost, les gardè-
rent le mestre des arbalestriers le roy et sa bataille troiz jours
et troiz nuits , pour ce que il ne se férissent en nostre ost des-
pourveument^.
Le jour de la Saint- Jehan qui estoit après Pasques , oy le
roy son sermon. Tandis que Fen sermonnoît, un serjant du
mestre des arbalestriers entra en la chapelle le roy tout armé,
et li dit que les Sarrazins avoient enclos le mestre arbalestrier.
> S'étaient abattus , porté* en U T«l- I fallait. — * Sinon, «^ ^ A raoiaa.—
lée. — 2 Pour l«s dérober. — ' U ne s'en I ^ Despourvevment : aa dépourvu.
* Murailles, manuscrit de Lacques.
168 HISTOIBB
Je requis au roy que il m'y lessast aler, et il le m'otria, et me
dit que je menasse avec moy jusques à quatre cens ou cinc
cens homes d'armes, et les me nomma ceulz que i( voultque
je menasse^. Sitost comme nous issimes * de l'ost, les Sar-
razins qui estoient mis entre le mestre des arbalestriers et de
Tost, s en alèrent à un amiral qui estoit en un tertre devant le
mestre des arbdestriers à tout bien mil homes à armes. Lors
commença le hutin* ^treles Sarrazins et les serjans au mestre
des arbalestriers, dont il y avoit bien quatorze vint^; car à
Tune des foiz que Tamiraut veoit que sa gent estoient prise ^^
il leur envoioit secours et tant de gent, que il metoient nos
serjans jusques en la bataille au mestre"^*. Quant le mestre véoit
que sa gent estoient prisée ***^ il leur envoioit cent ou sl\ vint
homes d'armes , qui les remetoient jusques en la bataille l'a-
miral.
Tandis que nous estions là, les légas***^ et les barons du
pays, qui estoient demeurez avec le roy, distrent au roy que il
fesoit grant folie quant il me metoit en avanture ; et par leur
conseil le roy me renvoia querre, et le mestre des arbalestriers
aussi. LesTurs se départirent de là, et nous revenimesen Tost
Moult de gens se merveillèrent quant il ne se vindrent com*
batre à nous, et aucune gens distrent que il ne le lessèrent fors
que pour tant quc^ il et leur chevaus estoient touz affamés à
Cadres , là où il avoient séjourné près d'un an.
Quant ces Sarrazins furent partis de devant Jaffe, il vindrent
• IsHme$ : sortîmes. — * Hutin : i Tingts. — * Prise : pressée. — * Qu'il»
combat, mêlée, — ' Deaz cent quatre- I ne s'en abstinrent que parce que.
" Si les m'envoya ceulz gui lui pleut que je menasse, manuscrit do
Lacques.
** QuHlz remcctoient noz sergentz jusques à la bataille du maistre,
manuscrit de Lucques.
*** El pareillement Saiseit le maistre des arbalestiers, quand il veoit
que ses gens estoient des plus/ebles, éditions de Ménard et de du Gango;
**** On lit le légat dans les éditions de 1547, <617 et 1668.
DE SAINT LOUIS. 169
devant Acre et mandèrent le sei^eur de l'Arsur*, qui estoit
Gonnestable du royaume de Jérusalem, que il destruiroient les
jardins de la ville se il ne leur envoioit cinquante bezans**;
et il leur manda que il ne leur en envoieroit nulz. Lors firent
leur batailles ranger^ et s'en vindrent tout le sablon d'Acre si
près de la ville, que Ten y traisist bien d*un arbalestre à
tour***. Le sire d*Arsur issi de la ville et se mist ou Mont
saint ****, là où le cymetère Saint-Nicholas est, pour deffendre les
jardins. Nos serjans à pié issirent d'Aore, et commencièrent à
bardier à eulz ' et d'arez et d'arbalestres.
Le sire d'Arsur appela un cbevalier***** qui avoit à non mon--
seigneur Jehan le Granty et li commanda que il alast retraire *
la menue gent qui estoient issus de la ville d^Acre, pour ce que
il ne se meissent en péril.
Tandis que il les ramenoit arières, un Sarrazin li commença à
escrier en sarrazinnois, que il jousteroit à li ^ se il vouloit ; et ce-
li li dit que si feroit-il volentiers. Tandis que monseigneur Jehan
aloit vers le Sarrazin pour jouster, il regarda sus sa main se*
nestre ; si vit un tropiau de Turs, là où il y en avoit bien huit,
qui c'estoient arestez pour veoir la jouste. Il lessa la jouste du
Sarrazin à qui il devoit jouster, et ala au tropel de Turs qui se
tenoient tout quoi pour la jouste regarder, et en féri un parmi
> A iM harceler. — ' Retraire: retirer. — * Avec lai.
* Le mannscrit de Lacques porte : et mandèrent ^u teignent d'Atur,
Asiur ou Artnf, Anopha , Arsnpha, viUe maritime voisine de Jaffa, et
nommée AnUpatru chex les anciens , était alors possédée par la maison
d'U)elin. Les Assises de Jérusalem et d'autres iiTres du moyen âge font
mention de Jean d'Ibelin , seigneur d'Assur ; mais Joinville est le seul qui
lui attribue le titre de connétable du royaume de Jérusalem.
** Le manuscrit de Lucques, comme les éditions de 1547, 1617, 1668, por*
tent cinquante mille hesant.
*** Les éditions de Blénard et de du Gange donnent xet s'en vindrent le
long des sables d^Acre, si près de la ville, qu*on eust bien tiré jusgues e n
ville avec une arbaleste de tour,
**** Ou mont Sainct'Jehan, manuscrit de Lucques.
***** i^ même manuscrit ajoute : de Gennes,
15
t70 HISTOIBS
le cors de sa lânee et le getamort. Quant fes antres virent ce, il
)i coururent sus end^ivieiitres que il revenoit vers nostre gent^et
Tun le fieit gnoit cop d'une maco sur le chapel de fer ; et au pas*
ser que li fist, tnons^gneur Jehan li donna de s'espée sur une
touailie dont il y avolt sa teste entorteillée, et li fist la toaaiile
Toler emni les champs '^. Il portoient lors les touailles quant
il se vouloient conibatre, pour ce que elles reçoivent un grant
coup d'espée. L'un des autres Turs féri des espérons à K , et H
vouloH; donner de son glaive parmi les espaules ; et monseigneur
Jehan vit le glaive venir, si guenchi ^ Au passer que leSarrazia
fist, monseigneur Jehan 1! donna arière-ndain d'une espée parmi
les bras, ^ quefl li fist son ^aive voler ennuies ehans. £t ainsi
s'en revint et ramena sa gentà pié ; et ses troiz biaus cop» fî$t-
il devant le seigneur d'Arsur et les riche$ homes qui estoient
en Acre, et devant toutes les femmes qui estoient sus le$ xmrs
pour veoir celle gant.
Quant celle grant foyson de geni sarrazins qui furent devant
Acare et n'osèsent eombatre à nous, aussi comme vous aves
oy, ne à oeulz d'Acre**, il oîrent dire, et vérité estoit, que
le roy fesoit fermer la dté de Sayete ' et à pou de bones gens,
se traïtrent m. ed)e part. Quant monseigneur Symon de Mon-
celiart***, qui estoit mestre des arbalestrii^rs leroyetcbe-
vetam de la gent le roy à Saiete , oy dire que ceste gent ve-
> Gmnohi i §^ ièUntutu^* Fortmer Uk ciU do SiiioQ«
* Et rung â^eulx Iwif donna un grand coup de masse s^r ton haul'
bert; mais le ehevalier^ à son retour, lup donna ung tet coup dé son espée
sur la teste, qu'il luy ancitla les touailles qu'il portoH en sa tesie^ édi-
tion de P. de Rieux.
** Les continnatenrs de D. Bouquet supposent qn*U convient d'ajouter id »
ils se relièrent de devant cette place. Le manuscrit de Lucques porte. Quant
ceste grande quantité de Turcs qui furent devant Acre, et ne se osèrent
cornbalre à nous, ainsi comme vous avez oy devant ne à ceulz éPAcre,
oyrentdire, et vérité estoit, que le roy faisoit fermer la cité de Seeiie, et
à peu de hone gens d'armes, ils se tirèrent celle part,
*** Dans le manuscrit de Lacques ce chevalier est appelé Symon de
Monlsceliarf.
DE SAINT LOUIS. 171
noient , se retrait ou chastel de Saiete , qui est moult fort et
enclos est de la mer en touz senz ; et ce fist-il, pour ce que il
Téoit bien que il n'atolt pooir à eulz*. Avec li recela ' ce que
il pot de gmt; mes pou en y ot, car le chastel estoit trop es-
trolt. Les Sarrasins se férirent en la ville, là où il ne trouvèrent
nulle deffense ; car die n'estoit pas toute close. Plus de deuz
mille personnes oecirent de nostre gent ; à tout le gaaing que
il firent là , 8*en alèrelit en Damas.
Quant le roy oy eeâ nouvelles , moult en fu eonrouciés se
amender le peust **; et aux bar<»s du pays en fil mouk bel ^*%
pour ce que le roy vouloit aler fermer un tertre là où il {y
eut****] jadis un ancien chastel au tens des Machabiex. Ce
chastel siet ainsi comme Ten va de Jaffe en Jérusalem. Les
barcms d'outre-mer se descordèroit du chastel refermer •, pour
ce que c'estoit loing de la met à cinc lieues; par quoy nulle \/
viande ne nous peut venir de la mer^ que les Sarrazins ne nous
tollissent^, qui estoient plus fut que nous n'estions. Quant
ces nouvelles vindreut en Tost de Sayette que le boure qui
estoit destruis *****, et vindrent les barons du pays au roy, et li
dîstrent que il li sooit plus grant honneur de refermer le bourc
de Saieitc que les Sarrazins avoient abatu, que de faire une
forteresse nouvelle ; et le roy s'acorda à eulz 4.
Tandis que le roy estoit à Jaffe, l'en li dit que le soudanc
de Damas li soufferoit ^ bien à aler en Jérusalem par bon as-
seurement^. Le roy en ot grant conseil ; et la fin du conseil fu
* Jtecefa ; retira. — > Ne furent pas | leur avis. — ^ SoyifferiM : souffrirait,
d'avis de refortitler le château. — { permettrait. — * Eu tonte sftreté.
< ToUissent : enlevassent. — * Fut de 1
* Qu'H n'av&U pûs le povair de rétisUr conire tube, manuscrit, de
Lacques.
** Il enfui grandemant datent ; miiU Une le povoit umeader, édition
de 1S47.
*** Les barons du pats en furent bien joyeulat, iMd. '
•**« ifannscrit de Lnoqnes.
***** 1^ même manuscrit porte : du bourg de SeeUe qui estait des
iruict.
172 HISTOIBB
tel , que nulz ne loa le roy que il y alast, puisque il couvaiist
que il lessast la cité en la main des Sarrazins.
L'en en moustra au roy un exemple qui fu tel, que quant le
grant roy Phelippe * se parti de devant Acre pour aler en
France , il lessa toute sa gent demourer en Tost avec le duc
Hugon * de Bourgoingne, Taienl cesti * duc qui est mort nou-
vellement. Tandis que le duc séjoumoit à Acre , et le roy Ri-
chart d'Angleterre aussi , nouvelles leur vindrent que il pooient
prenre lendemain Jérusalem , se il vouloient , pour ce que toute
la force de la chevalerie le soudanc de Damas s'en estoit alée
vers li pour une guerre que il avoit à un autre soudanc**. Il
étirèrent leur gent, et fist le roy d'Angleterre la première ba-
taille , et le duc de Boiurgomgne l'autre après, à tout les gens
le roy de France. Tandis que il estoient à esme^ de prendre la
ville , en li manda de l'ost le duc que il n'alast avant ; car le
duc de Bourgoingne s'en retournoit arière, pour ce sanz, plus,
que l'en ne deist que les Anglois n'eussent pris Jérusalem.
Tandis que il estoient en ces paroles, un sien chevalier li
escria : « Sire , sire , venez jusques ci , et je vous mousterrai
Jérusalem. » Et quant il oy ce , il geta sa cote à armer devant
ses yex tout en plorant , et dit à Nostre-Seigneur : « Biau site
Diex, je te pri que tu ne seuffires que je voie ta sainte cité ,
puisque je ne la puis délivrer des mains de tes ennemis. »
I Phllippt-Avgrutte.— ^ CetH: de ce. | rance. Oadit encore, à Lyon, émê, au
— 3 E$mê : estime , croyance , espi- | lien d'e«prif , à'inteUigence»
* Hugues m, mort à Tyr en «85, père d'Eudes III, et aïeul de Hu-
gues IV, qui fut duc de Bourgogne depuis 12t8 jusqu'en 1272. JoinvîUe
écrivait peu après cette dernière époque > puisqu'il dit que Hugues ( IV )
était mort nouvellement,
** L'édition de P. de lUenx porte t en une guerre gu*il avait à
Mesêa contre le soMan du lieu. Au lieu de Messa, Ménard et du Cange .
ont Imprimé Neua ; mais ni le manuscrit 2(N6 que nous sulTons, ni celui
de Lucques ne font mention de ce lieu. Il s'agit probablement de Hamab ,
vilie de filyrie située sur l'Oronte. Voyez les Extr, des Met. arabes, de
ML nelnaud, pag. 338.
DE SAINT LOUIS. 173
Geste exemple moustra Vea au roy, pour ce que se il, qui
estoit le plus grant roy des Crestfens , fesoit son pèlermage
sanz délivrer la cité des amemîs Dieu , tuit li autre roy et U
autre pèlerin qui après li yenroiem , se teuroirat touz apaiés <
de faire leur pèlerinage aussi comme le roy de France auroit
fet, ne ne feroient force de la délivrance de Jérusalem.
Le roy Richart fist tant d'armes outre-mer à celle foys que
il y fu, que quant les chevaus aus Sarrazins avoient poour d'au-
cun bisson* , leur mestre leur disbient : « Guides-tu, fesoient-
il à leur cbevaus , que ce soit le roy Ricbart d'Ai^leterre ? »
Et quant les enfans aus Sarrazinnes bréoient ^ , elles leur di-
soient : « Tai-toy, tai-toy, ou je irai querre le roy Richart, qui
te tuera*. »
Le due de Bourgoingne , de quoy je vous ai parlé , fu moult
bon chevalier; mes il [ne**] fii onques tenu pour sage ne a
Dieu ne.au siècle 4; et il y parut bien en ce fet devant dit. Et
de ce dit le grant roy Phelippe , quant l'en ti dit que le conte
Jehan de Ghalons*** avoit un filz et avoit à non Hugue pour le
duc de Bourgoingne 9 il dit que Dieu le feist aussi preuhomme
comme le duc pour qui il avoit non Hugue, Et en li demanda
pourquoyiln'avoitditaussi/^rettflfofnme : « Pour ce, fist-il, que
il a grant différence entre prenhomme elpreudomme ; car il
a maint preuhomme chevalier en la terre des Grestiens et des
Sarrazins, qui onques ne crurent Dieu m sa mère****. Dont
je vous di , fist-il , que Dieu donne grant don et grant grâce au
* Se tiendraient tons satisfaits. — i criaient. — < Ni envers Dieu si envers
'■ Msson : buisson, — • ' Bréoient : \ le monde.
. " JoinvUle a déjà dit cela, pag. 29. shakspere rend le même témoi-
gnage de Talbot. Voyez Fini Part of King Hennr Vit act. II , se. III.
** Manuscrit de Lacques.
*** Jean, comte de Gbâlons et d'Âuxerre, eut' de sa première femme»
Mahaut on Malhilde, fille du duc de Bourgogne Hugues IIl , un fils qui
reçut ce même nom de Hugues,
«** * Le manuscrit de Lucques donne cette variante : qui oncques ne crcu^
reni bien Dieu ne aymèrenL
15.
174 HISTOIBB
chevalier crestien que il seuffre estre Taillant de cors, et que
il seuffre en sou serrise en li gardant de péchié mortel ; et celi
qui ainsi se demeinne vdoit Vm appeler preudomme, pour ce
que ceste proesse li vint du dcm Dieu. £t ceulz de qui j'ai avant
parlé peut Fen appeler prawsAomin^j^ pour ce que il sont preus
de leur cors et ne doutent' Dieu ne péchié*. »
Les grans deniers que le roy mist à fermer Jaffe ne couvient-
il pas parler, que c'est sanz nombre; car il fenoaa le bourc
d^ Tune des mers jusqoes à l'autre, là où il ot bien vint et
quatre tours ; et furent les fossés curez de lun^ dehors et de-
dans. Troiz portes y avoit , dont le légat enfist l'une et un pan
du mur. Et pour vous moustrer le coustage que le roy i mist,
vous foiz-je à savoir que je demandai au légat combien ceHe
porte et ce pan du mur IL avoit cousté ; et il me demanda com-
bi^ je cuidoie qu'elle eust cousté ; et je esmar^ que la porte
que il avoit fet faire ti avoit bien cousté cmc cens livres, et le
pan du mur troiz cens livres. Et il me dit que , se Dieu h
aidast, que la porte , que le pan li avoit bien cousté trente
mille livres. Quant le roy ot assouvie^ la forter^ce du bourc
de Jaffe, il prêt conseil que il iroit refermer ^ la cité de Sayete,
que les Sarrasins avdeoit abatue. Il s'esmut pour aler là le jour
de la festedes aposfcres saint Pierre et saint Pol , et ju8t7 le
roy et son ost devant le cha^l d'Arsur, qui moult estott fort.
Celi soir appela le roy sa gent, et leur dit que se il s'aoordoîent,
que il îroît prenre une oité des Sarrazins que en appelé Na^
pies s , laquel cité les anciennes escriptures appelent Samarie.
Le Temple et l'Ospital li resq[»ondirent d'un acort, que il estoit
' Se demehme : se conduit, •—
' Dcmieni : craignent, redoutent. —
> Lun : boae. — * Bsmai : estiaiai. •»
* Assouvie : acherée. — « Refermer :
Niort ifier. --»' Jmst t coveka, jseuU,
•— > ^ MaplooM.
* La différence que saint Louis veut établir ici. d'après Pfaitippe- Au-
guste , entre preukomme (preux chevalier, vaillant guerrier)^ et prend'
homme («âge et religieux personnage) n'est pas indiquée dans les autres
livres français du moyen'âge. Les Bollandistes l'ont exprimée d'une manière
plus positive dans leur version latine : c Afagnam enim differentiam Inter-
cedere dicebat iuler vlrum fortem ac virum probum» »
DE SAINT LOUIS. 175
bon que Ten y essaiast à preiire la dté* ; mes il ne s'acor-
deroieat jà que son oors y alast' , pour ce que ce* aucune
chose avenoit de li , toute la terre seroit perdue. Et il dit que
Il ne les y lèroit jà aler, se son cors n'i aloit avec ** . £t pour ce
demoura cdle emprise , que les seigneur terrier ne s'i voudront
acorder que il y alast. Par nos journées venimes ou saUon
d'Acre, là où le roy et l'ost nous lojames illec. Au lieu vint à
moy un grant peuple*** de la grant Homénie qui aloit en pè-
lerinage en Jérusalem , par grant tréu rendant aux Sarrazîns ^
qui les oonduisolent^ et im latimier **** qui savoit leur language
et le nostre. Il me Ihent prier que je leur moustrasse le saint
roy. Je alai au roy là où fl se séoit en un paveillon^ apuié à
Festache^ du paveillon , et séoit ou sablon sanz tapiz et sanz
nulle autre chose desouz li. Je li dis : « Sire, il a là hors un
grant peuple de la grant Herménie qui vont en Jérusalem, et
me proient, sire, que je leur face moustrer le saint roy; mes
je ne bée jà à baisier vos os ^. » Et il rist moult derement,
et me dit que je les allasse querre ; et si fis-je. Et quant il oreni
veu le roy, il le command^ent à Dieu, et le roy eulz. Lende-
mam just Tost en un lieu que en appelé Passe-poulain, là -où
il a de moult fodes eaues ^ , de quoy Ten arrose ce dont le sucre
vient. Là où nous estions logié illee 7 , Tunde mes chevaliers me
dit : « Sire, fist-il , or vous ai-je logié en plus biau lieu que vous
ne feustes hyer. » L'autre chevalier***** qui m'avoit prise la
« Q«'il 7 allât de «a penoaae» ^ i .. s 11^1, j« ««aflplm
Ce (m) : si. — ^ En payantgrantiri- 1 ter tm reliqaM. —• '
ut aax Sarrasin*. — * Estaeke : poteaa. 1 ' Illee : là.
k'aaplM i^s eooftM à bai-
Ce (se) : si. — ^ En payantgrantiri- ) ter Toa reliqaM. — ' Emvee i eaax. —
bttti
* Les Templiers, les Hospitalliers et les barons du païs fespondirent
quHl estait bon que on assiegast la citéf mannscfit de Lacques.
** L'édition, de P. de Rieux porte t Et le roy respondit qu'il ne per^
mettroit jà que ses gens y allassent, s^il n*y estoit en personne,
*** En ce lieu vint à moy ung grant pevfde, manuscrit de Lucques.
•*♦* Un truchement latin, éditions de P. de Rieux, Ménardet du Cange.
***** L'édition de du Cange porte, d'après celles de P. de Rieux et de cl.
Ménard : Et l*aultre de mes chevaliers qui m'avoit logié eeluy jour devant
176 HISTOIBB
place devant, sailli sus tout effraez , et U dit tout haut : « Vous
estes trop hardi quant vous parlés de chose que jeface. >» £t
il sailli sus et le prist par les cheveus. Et je sailli et le féri du
poing entre les deux espaules , et il le lessa ; et je li dis : « Or
hors de mon ostel ; car, si m'aist Dieu <, avec moy ne seres-
vous jamez. » Le chevalier s'en ala si grant deuls démenant, et
m'amena monseigneur Gilles le Brun le connestable de France ;
et pour la grant repentanoe que il véoit que le chevalier avolt
de la folie que il avoit faite, me pria si à certes comme il pot,
que je le remenasse en monliostel. Et je respondique jene H
remenroie pas, se le légat ne me absoloit de mon serement.
Au légat en alèrent et li contèrent le fait ; et le légat leur res-
pondi que il n'avoit pooir d-eulz* absoudre, pour ce que
le serementestoit rèsonnable ; car le chevalier Tavoit moult bien
déservi ^ Et ces choses vous moustré-je , pour ce que vous
vous gardés de Cère serement que il ne couvieingne faire par
résou; car, ce dit le sage, qui volentiers jure, volentiers se
parjure.
Lendemain s'ala loger le roy devant la cité d' Arsur, que l'en
appelé Tyri en Ja Bible. lUec appela le roy des** riches homes
de l'ost, et leur demanda conseil se il seroit bon que il alast
prenre la cité de Belinas'^* avant que il alast à Sayete. Nous
Ipames tuit que il estoit bon que le roy y envoiast de sa gent ;
mez nulz ne li loa que son cors y alast : à grant peinne l'en
destourba l'en****. Acordé fu ainsi, que le conte d'Eu îroit et
* Si m'tM JMêU : qne Dieu m« i serment, ita me Dent a^fuvet, — > O^
•oit «a aide. C'est la tradactioii da j servi : inérité.
(la Teille), tuy va dire : Fous estes trop Jol ardy à monseigneur^ vous
allez hlasmer chouse que j*ai faiste,
* De moy, manuscrit de Lucqnes.
** Le même manuscrit porte : ses»
*** Belinat àsÂi être la ville que les anciens appelaient Paneas on Cèsarée
de Philippe, Ce qui empêche de songer à Balanaa en Pbénicie, c'est que
saint Louis ne se dirigeait pas de ce côté.
**** Lemamucritde Lucques porte : à grant peinç Ven destour iia l'un,
ce qui donne le même sens.
ii£ SAINT LOUIS. 1117
moiiseigneur Plielippe de Montfort , le sire de Sur < , moiisei-
gneurGiles le Brun, coimestable de France, monseigneur
Pierre le Chamberlain , le mestre du Temple et son couvent,
le mestre de TOspital et son couvent , et son frère aussi. Nous
nous armâmes à Tanuitier % et venimes un pou après le point
du jour ea une plainne qui est devant la cité que en appelé Be-
linas, et Tappele TEscripture ancienne Cézaire Phelippe, £n
celle cité sourt ^ une fonteinne que l'en appelé Jour, et enmi
les plainnes qui sont devant la cité , sourt une autre très-beie
fonteinne qui est appelée Dan, Or est ainsi , que quant ces
deux ruz4 de ces deux fonteiimes viennent ensemble , ce appelé
l*en le fleuve de Jourdain là oii Dieu fu bauptizié.
Par Tacort du Temple et du conte d'Eu^ de TOspital et des
barons du pais qui là estoient, fu acordé que la bataille le roy^
en laquelle bataille je estoie lors , pour ce que le roy avoit re-
tenu les quarante chevaliers qui estoient en ma bataille avec
H * , et monseigneur Geffroy de Sergînes le preudomme aussi,
iroient entre le chastel et la cité; et li terrier enterroient^ en
la cité à main senestre, et TOspital à main destre^ et le Temple
enterroit en la cité la droite voie que nous estions venu. Nous
nous esmeumes lors tant que nous veinmes delez la cité , et
trouvâmes que les Sarrazins qui estoient en la ville, orent des-
confit les seijans le roy et chaciés de la ville. Quant je vi ce,
ving^ aus préudeshomes qui estoient avec le conte d'Eu, et
leur dis : « Seigneurs , se vous n*alés là où en nous a com-
mandé , entre la ville et le chastel , les Sarrazins nous occir-
ront nos gens qui sont entrés en la ville. » L'alée y estoit si
périlleuse , car le lieu là oii nous devions aler estoit le péril-
' Sur : Tyr. — > A la tombée de 1 * RaiMeanx. — ^ Et les barons da pays
la nuit. — * Souri : jaillit, coule. — I entreraient. -— « ring : (je ) vins.
* Les mots lors, pour ce que.,, avec li^ sont omis dans te manus-
crit de Locqoes. Claude Ménard et du Gange les remplacent par ceux-ci :
oU festoie avecques mes chevaliers pour iors^ en laquelle aussi estoient le»
quarante chevaliers que le roy m'avait baillez dèspiecza de la v%aison de.
Champaigne.
178 RISTOIBE
leus; car il* y avoit troiz paire de murs ses' à passer, et
la coste estoît si roite ** que à peinne s'i pooit tenir che?aus; et
le tertre là où nous devions aler, estoit garni de Turs à grant
foison à cheval. Tandis que je parloie à eulz, je vi que nosser-
jans à pîé deffesoient les murs. Quant je vi ce, je dis à ceulz à
qui je parloie , que Ten avoit ordené que la bataille le roy
iroit là où les Turs estoient ; et pms que en Tavoit conmiAndé,
je iroie. Je m*esdreçai *, moy et mes deux chevalin», à oealz qui
deffesoient les murs , et vi que un serjant à cheval cuidoit pas-
ser le mur , et H chéi son cheval sus le cors. Quant Je vi ce »
je descendi à pié et pris mon cheval par le frain. Quant les Turs
nous virent venir, absi comme Dieu vouH^, il nous lessèrait
la place là où nous devions aler. De celle place là où les Turs
estoient, descendoit ime roche taillée en la cité. Quant nous
feumes là et les Turs s*en furent partis, les Sarrazins qui es*
toient en la cité , se desconfirent et lessèrent la ville à nostre
gent sanz débat. Tandis que je estoie là, le maréchal du Temple
oy dire que je estoie en péril ; si s'en vint là à mont vers moy.
Tandis que je estoie là à mont, les Alemans *** qui estoient en
la bataille au conte d'Eu vindrent après moy; et quant il vi-
rent les Turs à cheval qui s'^ifuioient vers le chastel, il 8*68*
murent pour aler après eulz ; et je leur dis : « Seigneurs, vous
ne fêtes pas bien ; car nous sonmies là où en nous a commandé,
et vous alez outre commandement. »
Le chastiau qui siet desus la cité, a non Subeibe****, et siet
* Sif : MCC. — 3 Je marehfti. — | 3 frouU ; voulat.
*St périVeua guHl, manascrit de Lncques.
** 5i droicte^ ibidem.
*** Les chevaliers de l'ordre Teutonique.
**** Sabbette, manuscrit de Lacques.
« On aperçoit à une demi-lieue de Banias, le village de Soudba ou Son-
beita , placé mr le sommet du mont Pandion. C'est la forteresse on ci-
tadeUe de Banias; elle appartenait aux Templiers, et JoinviUe la nomme
:io»bèbe„.. Ayant passé le pont... nous entrâmes... dans l'antique Panlas
ou Panéade, que l'archevêque de Tyr nomme aussi Bélmaz,.,, Gontmal
DE SAIJNT LOUIS.
179
biai demi-lieue haut es montaigoes de Libans ; et le tertre qui
monte ou chastel est peuplé de grosses roches aussi comme li
huges s Quant les Alemans virent que il chassoient à foUe > ,
il s'en revindrent arière. Quant les Sarrazins virent ce> il leur
coururent sus à pié, et leur donnoient de sus les roches grans
cops de leur maces, et leur arrachoient les couvertures de leur
chevaus. Quant nos seijans virent le meschief, qui estoient avec
nous', il se eommencièrent à |efireer; et je leur dis que se il
s'en aloient, que je les feroit geter hors des gages le roy à
touzjours mès^. £t il me distrent : « Sire, le jeu nous est mal
partie ; car vous estes à cheval, si vous enfuirés; et nous som-
mes à pié, fit nous oeoiront les Sarrazins. » £t je leur dis :
« Seigneurs, je vous asseure que je ne m'enfoiraê pas ; car je
demourrai à pié avec vous* » Je descendi et envolai mon cheval
avec les Templiers, qui estoient bien une arbalestrée ^ darières.
Au revenir que les Alemans fesoient, les Sarrazins fénrent un
mien chevalier qui avoit non monseigneur Jehan de Bussey,
d'un carrel parmi la gorge ; et chéi tout* devant moy. Mon-
seigneur Hugues d'Escoz \ eui niez il estoit?, qui moult bien
se prouva en la sainte terre, me dit : « Sire, venés nous aidier
pour reporter mon neveu Taval **. » -<- « Mal dehait ait ^ ,
fiz-je , qui vous y aidera ; car vous estes alez là-sus 9 sanz mon
commandonent. Se il vous en est mescheuj ce est à bon droit.
> Huges : hnehei, eoffrea. — ^ Qa'ilc
s'étaient foUement engagés à lapoor-
•uite de f ennemi. — 3 A tout Jamais.
— 4 Est mal partagé, n'eat pas égal
entre nous. — ^ k une portée d'ar-
balète. — * Hugues d'Ecosse. —
' A qui il était neveu. — « Qu'il ait ma-
laise, celui. — • * ti^m: là-haut.
sons k terrasse, MUes ivcc las restes des édifices «nttqpies sur la pente
occidentale de rAnti-Liban, des minea inrorraas, un tracé de mars d'en-
ceinte , les tours et les fossés d'un diMean féodal : voilà tout ce qui reste
de Panias on Césiféede Philippe. » ( Corretptmdanct d^OrieiU, tonu VU,
pag. 396, 397. )
* Au lieu de tout, le manuscrit de Luoqnes porte : nwrt,
** On lit dans l'édition de du Cange , comme dans celles de P. de Rieux
et de Hénard : me disl.,, qutje luy allasse aider à p&rier son mveu aval
pour le faire enterrer.
180 HTSTOiaE
Reportés-le Faval en la longaingne ', car je ne partirai de ci jus-
ques à tant que Ten me revenrra qu^rre. «
Quant monseigneur Jehan de Valenciennes oy le meschief là
où nous estions, il vint à monseigneur Oliviers de Termes* et
à c^s autres chieveteins de la corte laingue ** , et leur dit :
« Seigneurs, je vous pri et conunant de par le roy, que vous
m*aidiés à querre le séneschal. « Tandis que il se pourchassa
ainsinc *, monseigneur Guillaume de Biaumont vint à ii et li
dit : « Vous vous traveillés pour nient ; car le séneschal est
mort. » Et il respondi : « Ou de la mort ou de la vie diré-je
nouvelles au roy. » Lors il s'esmut et vint vers nous, là où
nous estions montés en la montaingne ; et maintenant que il
vint à nous, il me manda que je venisse à Ii ; et si fis-je ^ .
Lors me dit Olivier de Termes que nous estions illec en
grant péril ; car se nous descendions par où nous estions montés,
nous ne le pourrions faire sanz grant péril **^ , pour ce que la
coste estoit trop maie < , et les Sarrazins nous descendroient
sur les cors : « Mes se vous me voulés croire, je vous déliver-
rai sanz perdre. » Et je li diz que il devisât ce que il vourroit,
et je [ le****] feraie. « Je vous dirai, fit-il, comment nous esclia-
perons : nous en irons, fist-il , tout cependant , aussi comme
nous devions aler***** vers Damas ; et les Sarrazins qui là sont,
cuideront que nous les weillons prenrç par darières. Et quant
Qous serons en ces plainnes, nous ferrons ^ des espérons en-
* Longahùgnê : TSirle. — * Mnsine : i maaTaise. •» ^ Perrons : frapperoiM ,
ainal. — 3 gt ainsi fls-je. — * MtUe : | piquerons.
* Fils de Raymond , seigneur de Termes en Langnedoc.
** Torte langue y dans les éditions antérienres à 1761. — Langue torte
et langue d'oc sont des noms d'an même idiome.
P. de Rieax ajoute ici : entre lesquels estoit messire Arnoul de Com'
menge, duquel f ai devant parlé*
*** A la place de péril, le mannscrit de Lucques donne perte,
**** Uanascrit de Lucques.
***** Ainsi comme se (si) nous en voullions aller, manuscrit de Luc-
ques.
DE SAINT LOUIS. 181
tour la cité, et aurons (avant*] passé le ru' que il puissent
venir vers nous; et si leur ferons grant doumage, car nous
leur métrons le feu en ses fonn«B * batus qui sont enmi ces
chans. » Nous feimes aussi comme fl nous devisa ; et il fist
prenre canes de quoy l'en fet ces fleutes, et Gst mettre char-
bons dedans et ficher dedans les fourmens batus. Et ainsi
nous ramena Dieu à sauveté^ , par le conseil Olivier de Ter-
mes. Et sachiez quant nous veoimes à la héberge là où nostre
gent estoient, nous les trouvâmes- to^ désarmés; car il n'i ot
onques nul qui s'en preist garde. Ainsi revenimes lendemain à
Say^e, là où le roy estoit.
Nous trouvâmes que le roy son cors^ avoît fait enfouir les
cors des Grestiens que les Sarrazins** avoient occis, aussi
comme il est desus dit ; et il-meismes son cors portoit les
cors pourris et touz puans pour mettre en terre es fosses, que
jà ne se estoupast^, et les autres se estoupoient. Il fist venir
ouvriers de toutes pars , et se remist à fermer la cité de haus
murs et de grans tours ; et quant nous venimes en Tost, nous
trouvâmes que il nous ot nos places mesurées, il son cors^,
là où nous logerions. La moy place? il prist delez la place le
conte d*Eu, pour ce que il savoit que le conte d'Eu amoit ma
compaignie.
Je vous conterai **^ des jeus que le conte d'Eu nous fesoit.
Je avoie fait une mèsou, là où je mangoie, moy et mes cheva-
liers, à la clarté de Fuis* : or estoit l'uis au conte d'Eu****; et
* iln ; ralatean. — ' Form»ns : fro- | »t bovchitlei narines. — < Lni-mème
menta. — *SaMveié .'saint. — ^ Le roi 1 en personne. •— ' Ma plaee. — * UU :
en personne, — ^ Sans qne Jamais il I porte ; d*oà huisiier.
* Manuserit de Lncqnes.
** n y a dans te manmcrit 2016, les Crestiêns que les CresUens avaient
occis. Pas plus que les éditeurs do Recueil des Historiens des Gaules, nous
n'avons pa hésiter à préférer b leçon du manuscrit de Lucques : les corps
des Crestiêns que les Sarrasins,
*** Cet alinéa et te suivant sont du nombre de ceux qui n'avaient pas
été imprimés avant 1761.
*•** Qf fgf^ i f^^yg devers le conte d^Eu, manuscrit de Lucques.
HlSr. DE 8A1KT LOUIS. 16
182
HISTOIBE
if qui moult estoit soutilz ' , fîst une petite bible * que il
getoit eus * ; et fesoit espier quant nous estions assis au manger,
et dressoit sa bible du lonc de nostre table , et nous brisoit nos
pos et nos vouerres.
Je m^estoie garni de gélines ^ et chapons ; et je ne sai qui li avoit
donné une joene oue 4 , laquele il lessoit aler à mes gélines ,
et en avoit plus tost tué une douzainne que Ten ne venist illec;
et la femme qui les gardoit batoit Toue de sa gounelle'^**.
Tandis que le roy fermoit ^ Sayete, vindrent marcheans en
Tost , qui nous distrent et contèrent que le roy des Tartarins
avoit prise la cité de Bandas *** et Tapostole des Sarrazîns ****
qui estoit sire de la ville, lequel on appeloit le califre de Bandas,
La manière comment' il pristrent la cité de Bandas et du?
— 3 Céline : poule , gallitui ; d'où ge-
linotte.— *Cne jeane oie. — ' Gou-
nelle : rob« ; anglaîa, çown, — '' Fer*
moit : fortifiait. — ? Et le.
* SoutiU : subtil , malicieux. —
' Avec laquelle il lançait des projec-
tiles dedans. A la place A'ens, le ma-
nuscrit de liUCiues donne œufs. —
* Petite baliste ou machine k jeter des pierres :
Volent carrel et pel et dars
Et pierres granz , et les perrières
Et les bibles, qui sont tropflères,
Getent trop menoetement.
{Le Roumaffis de Claris et de Laris, manuscrit de la Bibliothèque impé-
riale, n» 75S4 — 5, folio 164 recto, col. 2, v. 27. )
** Voici la leçon du manuscrit de Lucques : une jeune ourse, laquelle
il laitsùit aller û met géUnes, et Qn avoit plut tost tué une douzeineque
OH n'euti etté au lieu pour en prendre une; et la femme qui les gardoii
haitoit icelle ourse de sa quenoille.
Ce qui suit jusqu'à que tu eusses onques, n'est pas dans l'édition de Cl.
Ménard, et ne se trouve qu'en note dans celle de du Cange. On croyait
que c'était un chapitre ajouté par P. de Rieux ; mais il se lit, sauf des dif-
férences de rédaction, dans nos deux anciens manuscrits.
«** Baudas dans Jolnville et dans Froissart ; ailleurs Baudtic ou Bal-
âae, aujourd'hui Bagdad, Les Tartares qui prirent cette ville étaient com-
mandés par Honlagou.
**** Le calife , pape ( ou apostole ) des Sarrashis : Regnum de Baudas,
uhi est papa Saracenorum ^qui vocatur kabatus , sive ealiphas, dit
Jacques de Yitry, au Uv. HL de son histoire de l'Orient. ( Getta Dei per
Francos, pag. 1125, lig. 38. )
DE SAINT LOUIS. 18S
ealife, nous contèrent les marcheans, et la manière fa tele.
Car quant il orent la cité du calife assiégée, il manda au ca-
life que il fesoit volentiers mariage de ses enfsms et des siens;
et le conseil leur louèrent que il s'acordassent au mariage*.
£t le roy des Tartarins li manda que il li envcûast jusques à
quarante personnes de son conseil et des plus grans gens, pour
jurer le mariage ; et le calife si fist. Encore li manda le roy
des Tartarins, que il li envoyast quarante des plus riches et
des meilleurs homes que il eust; et le calife si fist **. A la
tierce foiz li manda que il li envoiast quarante des meilleurs
que il eust; et il si fist. Quant le roy des Tartarins vit que il
ot touz les chevetains de la ville, il s'apensa que le menu
peuple de la ville ne s*auroit pooir de deffendre > sanz gou-
verneur. Il fist a touz les six vint * homes coper les testes , et
puis fist assaillir la ville, et la prist et le, calife aussi.
Pour couvrir sa desloiauté, et pour geter le blasme sur le
calife de la prise de la ville que il avoit fête, il fist prenre le
calife et le fit mettre en une cage de fer, et le fist jeunuer
tant comme l'en peust faire homme sanz mourir ; et puis ii
manda se il avoit fain. Et le calife dit que oyl; car se n'estoit
pas merveille. Lors li fist aporter le roy des Tartarins
un grant taillouer^ d'or chargé de joiaiis à pierres précieuses,
et li dit : « Cognois-tu ces joiaus? » Et le calife respondi que
oyl : « Il furent miens. » Et il li demanda se il les amoit bien :
et il respondi que oyl. « Puis que tu les amoies tant , fist le
roy des Tartarins , or pren de celle part que tu vourras et
manju^. » Le califes li respondi que il ne pourroit; car ce
n'estoit pas viande que l'en peust manger. Lors li dit le roy
< N'aarait poaToir dft se déren- 1 bassin. —< Marf/u : mange.
dre. — » Cent Tlngt. — * TaUlawr : \
* Le cotueil du caliphe se accorda et adviea gu^il se devoit accorder au
mariage^ manuscrit de Lacques.
** On lit au même manuscrit : quarante des plus riches hommes quHl
avoit; ce qu*iljlst.
184 HISTOIRE
des TartariDS : « Or peus veoir au ealioe ta defifense*; car se
tu eusses donné ton trésor d'or, tu te feusses bien defiendu à
nous par ton trésor^ se tu Teusse despendu s qui au plus grant
besoing te £auit* que tu eusses onques. »
** Tandis que le roy fermoit Sayete^ je alai à la messe au
peint du jour, et il me dit que je l'attendisse, que il vouloit
chevaucher ; et je si fis. Quant nous fumes ans cbans , noua
venknes par devant un petit moustier, et veismes tout à cheval
un prestre qui chantott la messe. Le roy me dit que ce mous*
tier estoît fait en l'omif ur du nûrade Xfœ Dieu fist du dyable
que il geta hors du cers de la fiUe à la veuve femme; et il me
dit que se je vouloie , que if orroit léans ^ la messe que le prestre
avoit comm^usiée; et je li dis que il me sembloît bon à fère.
Quant ce vînt à la pez^ donner, je vi que le derc qui aidoit
la messe à chanter, estoit grant, noir, megre et hericîés, et
doutai que se il portoit au roy la pez^ que espoir^ c'estoit un
Assacis^, un mauvez homme, et pourroit occirre le roy. Je
alai prenre la pei au clerc et la portai au roy. Quant la messe
fu diantée et nous fumes montez sus nos chevaus, nous trou-
vâmes le légat aus chans; et le roy s'approcha de li et m'ap-
pda, et dit au légat : « Je me pleing à vous dou séneschal,
qui m'apporta la pez et ne voult que le povre derc la m'a-
porta. » Et jjB diz au légat la reson pourquoy je l'avoie fait;
et le légat dit que j'avoie moult bien fet. Et le roy respondi :
« Vraiment non fist. » Grantdeseort? yot d'eulz deuz, et
* Despendu :- dépensé. — ^ ' Foui : | — •* Un Huebisehi, AaMMin. Voya
mnnqne. •* * Léans :. là-dedans. -» | ei-deMvS) p. 78. — "> Deeeori : désae-
•— *,Pes: paix. —^JEspoir: peut •être. I cord.
* Or à présent peulx-tu veoir ta grande faulte, édition de P. de
Rieux. — 1468 mots au calice du mannscrit SOIS embarrassent réditenr
de 1761, qui demande si l'on ne pourrait pas y substituer 6 caliphe. Peut-
être au calice veut-U dire dans ce vase, dans ce bassin; mais, ainsi que
le font observer les continuateurs de D. Bouquet, le passage est réellemeat
fort obscur.
**' Cet alinéa Tandis que,,, et tout ce qui suit jusqu'à ne sai-je q^
il devindreni, manquent dans les éditions de 1547, 1617 et 166S«
V
** • ; I ^ ,.•■■/
Dl SAINT LOUIS. 185
je ea demound en pez. Et ces nouvelles vous ai-je contées,
pour ce que vous veez la grant humilité de lî.
Ce mirade que Dieu fist à la fille de la femme, par l'Evan-
gile qui dît* que Dieu estoit, quant il fist le miracle, in
parte Tyri et S^ndonis > ; car lors estoit la dté de Sur que je
vous([aî nommée,] appelée) 7^H, et la dté de Sayette que je
vous^^f devant nommjée, 5&fotn6**. f^* v,, m ^m
Tandis que le roy fermoit > Sayête, vindrent à li les messages
à un grant seigneur de la parfonde Grèce, lequel se fesoit ap-
pder le grant Gommenie et sire de Trafentesi **". Au roy appor-
tèrent divers joiaus à présent. Entre les autres li apportèrent
ars de cor 3 9 dont les coches entrbient à vis dedans les ars ;
et quant en les sadioit hors , si trouvoit Ten que il estoieat
dehors moult bien tranchant et moult bien faiz****. Au roy re*
quistrent que il li envoiast une pùcelle de son palais, et il la
prenroit à femme. Et le roy respondi que il n'en avoit nulles
amenées d'outre-mer ; et leur loa que il alassent en Constantin-
noble à l'empereour, qui ^toit cousin le roy, et li requds-
sent que il leur baiilast une Svaum pour leur sdgneur,
tde qui feust du lignage le roy et du sien. Et ce fist-il,
pour ce que Tempereiir eust aliance à son***** grant
riche home contre Yatache , qui lors estoit empereur des
Griex ***•**.
I Dans le p^jn de Tyr et de Sidon. I cor : arcs de cormier.
— > FermoU : fortiflait. — ^ ^rs de \
* Du miraele que Nostre-Seigneur JUi à la JUU de la w(fve femme,
parle VBvangiUe et dit, maniucrit d-denus.
** J'ai restitué ce passage d'après Je manuscrit de Lacques.
**« U grant Çammenênas, sire, de TraffetûtUe», manuierit de Lacques.
U s'agit Ici de Comnèoe , seigueur de TréMzonde.
**** Quant on Uê UuehoU hore, on trouvoit que eestoit eheumet
dedens moult bien faietes et bien êreneham, naBOScrit de Lacques.
***** A eettuy, manuscrit de Lacqoes.
*••♦** Voyei cHlessiH , p. «J.
16.
,//
186
HISXOl&E
La royne, qui Douvelement estoit relevée de dame Blan-
che^ dont elle ayoit geu' à Jaffe, arriva à Sayette; car
elle estoit venue par mer. Quant j'oy dire qu*ele ettoit venue,
je me levay de devant le roy et alai encontre li \ et ramenai
jusques ou ebastel. Et quant je reving au roy, qui egtoit en sa
chapelle, il me demanda se la royne et les enfants estoient
baitiés^, et je li diz oil**. Et il me dit : « Je soy^ bien quant
vous vous levsites de devant moy, que vous aliés encontre la
royne, et pour oe je vous ai fet attendre^ au sermon. » Et
ces cfaoseç vous ramentoif-je^, pour ce que j'avoie jà esté
einc ans entour H, que encore ne m'avoit-il parlé de la royne
nedes.enfans***,queje oi8se,neàautrui; etcen*estoit pa^
hone manière, si comme il me nemble, d'estre estrange? de
sa femme et de ses ^ans.
Le jour de la Touz-Sain$ je semons > touz lej» riches homes
de rost en mon hostel, qui estoit sur la mer ; et lors un povre
chevalier arriva en une. barges, et sa femme M quatre fila
que il avotent. Je leç Hz venir manf;er m mon ho$teK Quant
nous eumesi mangé, je appQ||p les riches homes qui léan$'<> es*
toient, et leur diz : « Fesonsune grant aiunosne et deschargons
oest povre d'omme (< de ces enfans, et preingne chascun, le $ien^
et je en prenrai un. » Chascun en prist un, et se combatoiait
de ravoir. Quant le povre chevalier vit ce , il et sa femme il
commencièrent à plorer de joie. Or avint ainsi , que quant le
conte d*Eu revint de manger de Tostel le roy, il yint veoir les
I Dont elle était accoachée. —
» Au-devant d'elle. — 3 Haitiés : en
bonne santé. — * Soy : sus. — & J'ai
ordonné qu'on tous attendit* —
5 RamenMf'je : rappelé-je. — ' Es-
trange: étranger. — *^ Semons : invitai.
— * Barge : barque. — '* Léans : là-
dedans. •«• ** Ce pauvre homme. *
*La princesse BUnche, née à Joppé en 1292 , morte en Espagne en
1320, femme de Ferdinand de la Cerda, fils du roi de Castilte Aifonse X.
— Le manuscrit de Luoques ajoute le nom Marguerite aprè» La royne.
** l^ même manuscrit porte t et ton enfjànt estoient v^mz, je luy. dis.
ffU-c oy,
*'* Ne de ses enjfans, manuscrit de Lucques.
DE SAINT LOUIS. fS7
riches homes qui estolent en mon hostel, et me tolli < le mien
en&nt , qui estoit de l'aige de douze ans, lequel servi le eonte
si bien et si loialement, que, quant nou»revenimes en Franee,
le conte le maria et le fist chevalier ; et toutes les foiz que je
estoie là où le conte estoit, à peinne se pooit départir de moy,
et me disoit : « Sire, Dieu le vous rende ; car à cest honneur
m*avez-vous mis. » De ces autres trois frères ne sai-je que if
devindrent.
Je prié* au roy que il me lessast aler en pèlerinage à
Nostre-Dame de Tortouze**, là où il a voit mouH grant pè*
lerinage, pour ce que c'est le premier autel qui onques feust
fait en Tonneur de la mère Dieu sur terre ; et y fesoit Nostre»
Dame moult grant miracles, dont entre les autres i avoit un
hors du senz * qui avoit le dyable ou cors. Là où ses amis ,
qui Tavoient léans amené , prioient la mère Dieu qu'elle li
donnast santé , Fennemi ^, qui estoit dedans , leur respondi :
e Nostre-Dame n'est pas ci, ainçois est en Egypte, pour aidier
au roy de France et aus Crestiens qui aujourd'ui ariveront en
la terre, 0 à pié^ contre la paennime 4 à cheval. » Le jour fu
mis en escript et fut aporté au légat; que ^ monseigneur le me
dit de sa bouche **\ £t soies certein qu'elle nous aida ; et
• ToUi : f nleta. — > Un foa . — | — * Çue : car.
> L'êitnemi : le diable. >— ^ Les païens. I
* Ici finit la lacune des éditions.
** Tortose , sur la côte de Pbénicie, XAntarade des anciens, peut-être
aussi l'ancienne Orthosia, — Jacques de Vitry, liv. !•*, chap. XLn ( Gefta
Dei per Francos , page 1072, lig. 54), dit que les Musulmans conduisaient là
leurs enfants pour les faire baptiser, persuadés que c'était un moyen de
les préserver de toute maladie. — i I^'égllse de Tortose, maintenant con-
vertie en étabte «t en caravanséral, est le seul édifice de l'ancienne ville que
le temps B*ait pas trap endommagé. L'édifice, situé à l'orient du château, est
formé de trois nefs et conserve ses vofttes, ses piliers et ses murailles, dont
les pierres ont la beauté du marbre. Mandrell, qui a mesuré ce monument,
lui a trouvé oent traite pieds de long, quatre-vingt-treize de large, soixante
et un de bailleur. » ( Correspondante d^ Orient, par HM. Michaud et Poq.*.
joulat, (om. VI, pag. 428, 429. )
*** Qui mesmes le me dist, manuscrit de Lurqiies.
188
HISTOIAB
nous eust plus aidé se nous ne Teussioiis eourtMioiée, et It et
son filz, si comme j'ai dit devant.
Le roy me donna congîé d'aler là» et me dit à grant con-
seil que je li achetasse cent camelins de diverses couleurs*,
pour donner aus eordeliers quant nous vendrions en France.
Lors m'assouaga' le cuer; car je pensai bien que il n'i de-
mourroit guères. Quant nous vBiimes en Gypre à Triple**,
mes chevaliers me demandèrent que je vouloie faire ^s ca-
melins» et que je leur deisse : o Espoir, fesoie-je , si les robe é >
pourgpaingaer***. »
Le prince 3, que Dieu absoiUe , noiis fist si grant joie et si
grant honeur comme il pot onques, et eust donné à moy et
à mes chevaliers grans dons, se nous les vousissons avoir pris.
Nous vousimes rien prenre , ne mes que de ses reliques , des-
quelles je aportai au roy , avec les camelins que je 11 avoie
achetez.
Derechief je envoiai à madame la royne quatre camelins^
Le chevalier qui porta ****, les porta entorteillés en une touaille^
blanche. Quant la royne le vit entrer en la chambre où elle
estoit, si s'agenoilla contre U, et le chevalier se ragenoilla^
contre li aussi; et la royne li dit : « Levez sus, sire chevalier,
vous ne vous devez pas agenoiller qui portés les reliques. »
Mes le chevalier dit : « Dame, ce ne sont pas reliques, ains
sont camelins que mon seigneur vous envoie, i* Quant la royne
oy ce, et ses damoiselles, si commeneièrent à rire ; et la royne
* J$souaga : soalagea. ^-^ ' Peut-
être , fàlsaiS'Je , les ai-je dérobés. —
> De Tripoli. ~« TtmaHle : serviette;
espagnol, toalla; anglais, lowel. -^ ^
Se ra0eno<//(i ; s'agenouilla & son tour.
* Le manuicrit de Luoqnes porte : cent livrées de camelot de diverses
eoulleurs. Le camëot était différent du camelin, grosse étoffe de laine,
an stijet de laquelle ou peut consulter nos Recherches sur le commerce,
la fabrication et l'usage des étoffes de soie, etc., tom. II, pag. 48-51.
** Quant nous vinsmes à Triple ( Tripoli), manuscrit de Luoqnes.
*** Et je leur dis que je les veulhye revendre pour gaigner, manuscrit
de Lucques.
^ *••♦ ^» les luy présenta, ibid.
DB SÂIlfT LOUIS. ia9
dît à mon cbévriier : « Dites à vostre seigneur que mal ' jour
K soit donné, qoaDt il m'a fet ageaoiiler contre ses eamelins. »
* Tandis que le roy estoit à Sayette , li apporta l'en une
pierre qui se levoit par escales ' , la plus merreilleuse du monde ;
c^i quant l'en IcYoit une escale, l'en trouvoit entre les deux
pierres la forme d'un poisson de mer. De pierre estoit le pois-
son; mais il ne Mloit riens en sa fourme , ne yex , ne areste,
ne couleur, ne autre chose que il ne feust autreteP comme
s'il feust vil Le roi manda une pierre, et trouva une tanche**
dedans , de brune eoleur et de tel façon conmie tanche doit
estre.
A Sayette vindrent les nouvelles au roy que sa mère estoit
morte. Si grant deul en mena, que de deux jours en ne pot
onques parler à li. Après ce m-envoia querre par un vallet de
sa chambre. Quant je viug devant li en sa chambre, là où il
estoit tout seul, et il me vit et estandi ses bras et me dit : »
« A! séneschal, j'ai parduema mère. » — « Sire, je ne m'en
merveille pas, fis-je, que à mourir avoit-elle ; mes je me mer-
veille que vous qui estes un sage home, avez mené si grant
deul ; car vous savez que le sage dit , que mésaise ^ que l'omme
ait ou cuer, ne li doit parer ou visage ; car cil qui le fet, en fet
liez^ses ennemis et en mésaise ses amis. » Moult de biausser-
vises en fit faire outre-mer; et après il envoia en France un
sommier^ chargé de lettres de prières aus esglises, pour ce
que il priassent pour li?.
**^ Madame Marie de Vertus, moult bone dame et moult
sainte femme, me vint dire que la royne menolt moult grant
I Mal : maiiTftic. — ' BtcaUt : | — * Sommimr : cheval de charge, bête
Aeaillea. — ^ Jutrêtel : pareil. — I de somme. — ' lA : eUe.
* Qaelqne chagrin. — ^ Lies ; joyeax. 1
* Cet aHnéa, publié p«r P. de Rien, a été omis dans redit, de CL Mé-
nard et mis en note à la suite de celle de da Gange»
** Le manuscrit de Lncques donne eette variante : Leroy me donna
une pierre , et trouvay une tanche,
*** Cet alinéa et le suivant sont compris dans l'édition de 1547, omis
dans celte de 1617 , et insérés dans les notes de du Gange.
1Q0 HISTOUE
deulz, et me pria que j'alasse vers ii pour la réeoitforter. Et
quant je viag là, je trouvai que elle pleuroit, et je U dis que
voir ' dit celi qui dit que Ten ne doit femme croire : « Car ce es-
toit la femme que vous plus haies, et vous en portez tel deuU »
£t elle me dit que ce n'estoit pas pour li que elle ploroit, mes
pour la mésaise que leroy avoit du deul que il menoit , et pour
sa fille qui puis fii royne de Navarre, qui estoit demourée en la
garde des homes. »
Les durtez que la royne Blanche fist à la royne Marguerite
furent tiex >, que la royne Blanche ne vouloit soufrir à son
pooir que son filz feust en la compaingnie sa femme, ne mez
que le soiç quant il aloit coucher avec li. Les hostiex ^ là où il
plesoit miex à demeurer > c'estoit à Pontoise, entre le roy et
la royne, pour ce que la chambre le roy estoit desus et la
chambre estoit desous*. Et avoient ainsi acordé leur besoi-
gne , que il tenoient leur parlement en une viz ^ qui descen-
doit de Tune chambre en Tautre; et avoient leur besoignes si
attirées**, que quant les huissiers veoient venir la royne
en la chambre le roy son filz, il batoient les huis de leur ver-
ges***, et le roy s'en venoil; courant en sa chambre, pour ce que
sa mère ne Fi trouvast ; et ainsi refesoient les huissiers de la
chambre la royne Marguerite quant la royne Blanche y venoit,
pour ce qu'elle y trouvast la royne Marguerite. Une foiz es-
toit le roy de costé la royne sa femme, et estoit^ en trop grant
péril de mort, pour ce qu'elle estoit bledée d'un enfant qu'elle
avoit eu. Là vint la royne Blanche, et prist son filz par la main
et li dist : « Venés-vous-en, vous ne faites riens ci. » Quant la
* yoir : vrai. — ' Tiggg . telles. — * ■ d'escalier, en forme de coquille d'ea^
^ Hostiex: hôtels, logis. — ' Sorte | cargot. — ^ Et elle était.,
* Let logis oU il plaisait mieulx à demourer au roy et à la noyne >
c*esioit à Pontoise; pour ce que la chambre du roy estait dessoubs, et la
chambre la royne estait dessus , manuscrit de Lacques.
** Et avoient leufcas si- bien ordonné ^ ibidem.
■ *** Ils battaient les chiens ajfin de les/aire crier ; et quant le roy l'en-
tendait .Use mnssait ( se cachait ) de sa mère y édition de P. de Ricuik.
DE SAINT LOUIS. 191
royne Marguerite vk que la mère enmenoit le roy, die s'es«
cria : « Hélas! vous ne me laîrés* yeoir mon seigneur * ne
morte ne vive. » Et lors elle se pasma , et cuida Ten qu^elle
feust morte; et le roy, qui cuiâa qu'elle se mourût, retourna,
et à grant peinne la remist Ten à point.
En ce point que la cité de Sayette estoit jà presque toute
fermée, le roy fist fère pluseurs processions en l'ost^ et en la
fin des prooessions fesoit prier le légat que Dieu ordenast la
besoigne le roy à sa volenté, par quoy le roy en feist le meil-
leur au gré Dieu, ou de râler en France, ou de demeurer là»
Après ce que lés processions furent faites, le roy m'apela là
où je me séoie avec les riches homes du pays, de là en un
prael, et me fist le dos tourner vers enlz. Lors me dit le légat *
« Séneschal, le roy se loe moult de vostre servise, et moult vo-
lentiers vous pourchaceroit vostre profit et vostre honneur;
et pour vostre cuer, me diMl, mettre aise, me dit-^il que je
vous deisse* que il a atirée sa besoigne pour aler en France à
ceste Pasque qui vient. » Et je 11 respondi : « Dieu l'en lait'
fère sa volenté ! »
Lors me dit le légat que je le eonvoiasse^ jusques à son
hostel **. Lors s'enclost en sa garderobe entre li et moy sanz
plus, et me mist mes deux mains entre les s^es ^y et oommensa
à plorer moult durement; et quant il pot parler, si me dit :
« Séneschal, je sui moult lié^, si en rent grâces à Dieu, de ce
que le roy et les autres pèlerins eschapent du grant péril là
où vous avez esté en celle terre. Et moult sui à mésaise de
euer de ce que il me couvendra lessier vos saintes eompain*
gnies, et aler à la court de Rome, entre celle desloial gent qui
* Lairis: Ulsteres. — ' Seigneur: \ vofasse ; accotnpagnaâse. -~^5fue«:
MMi. —3 Lait : UiMe. — * Con- 1 siennes. —v /.i« : Joyeux.
* Pour vostr* ewenr mmcire à aiu, m'a dU (pu Je vouê dU, maoïiterit
ito Lacques.
** Lors se leva le légat, et me dit que je le convoyasse jusques en
hosUl : ce que je fais, ibidem.
193 SISTOIBB
y gont; mèfi je vous dirai que je pense à fère : je pense encore
à fère tant que je demeure un an après vous, et bée â despen-
dre' touz mes deniers à fermer le fort4x>urc d^Acre*; si
que je leur mousterrai tout cler que je n'enporte point d'ar-
gent : si ne me courront mie à la main. »
Je recordoie ** une foiz au légat deux pédùez que un mien
inrestre m'avoît lecordez; et il me respondi en tele manière :
« Nulz ne scet tant de desloiaus péchiez que l'en fait en Acre,
/ comme je &iz ; dont il couvient que Dieu les venge, en td
manière que la dté d'Acre soit lavée du sanc ans hafoiteuis,
et que il y vieigne après autre gent qui y habiteront. La pro-
phéde du preudonmie est avârée en partie***; car la dté
est bien lavée du sanc aus halnteurs ; mes encore n'i sont pas
venus cil qui y doivent habiter, et Dieu les y envoit* bons à sa
volenté 1 »
Après ces choses, me manda le roy que je m'alasse armer
et mes chevaliers. Je li demandm pourquoy; et il me dit pour
mener la royne à Sur et ses enfians jeuscpies à Sur, là où il
avoit set lieues. Je ne li r^ris onques la parole ; et si estoit le
commandement si périlleus, que nous n'avions lors ne trêves
ne pez, ne à ceulz d'Egypte ne à ceulz de Damas. La merd
Dieu, nous y venimes tout en pez sans nul empeeschanent et
à Fanuitier, quant il nous convint deux foiz descendre en la
terre de nos ennemis pour fère feu et cuire viande, pour les
enfans repestre et alaitier.
Quant que le roy se partist à la dté de Sayete ****, que il avoit
fermée de grans murs et de grans tours , et de grans fossés
* (Je) songe à dépenser. — > Entoit : envoie {n^.)»
* L'édition de 1547 et les suivantes portent : à faire fermer et clorre les
faubcbaurgz i?Atre»
** Voici encore un alinéa omis dans les anciennes éditions.
*** C'est le mmiiscrit cte Lnoqoes qui nous donne les mots avitiê en par-
tie , an lieu des mots , bien moins admissibles , avertie ou parHe^ da ma-
noscrit 2016.
*"** Quant le roy se partût de la dté d» SeetU, manuscrit de Lucqnes.
DE SAINT LOUIS. 193
curez dehors et dedans, le patriarche et les barons du païs vin-
drent â li et H dîstrent en tel manière : « Sire, tous avez fer-
mée la cité de Sayete, et celle de Césaire, et le bourc de Jaffe,
qui > moult est grant profit à la samte terre ; et la cité d'Acre
avés moult enforciée des murs et des tours que vous y avez fet.
Sire , nous nous soumes regardez entre nous, que nous véons
que vostre demeurée puisse tenir point de proufit * au royaume
de Jérusalem*; pour laquel diose nous vous loons et conseil-
lons que vous alez en ^cre à ce quaresme qui vient, et atirez
vostre passage , par quoy vous en puissîés aler en France v^
après ceste Pasque. » Par le conseil du patriarche et des ba-
rons^ le roy se parti de Sayette et vint à Assur là où la royne
estoit, et dès illec venimes à Acre à l^ntrée de quaresme.
Tout le quaresme fist arréèr^ le roy ses nefz pour revenir en
France, dont fl yot treize, que nefz que galles^. Les nefz et
les galies furent atirées en tel manière, que le roy et la royne
se requeillirent en leur nefz la vegile de Saint-Marc^ après Pas-
ques, et eûmes bon vent au partir. Le jour de la Saint-Marc,
me dit le roy que à celi jour il avoit esté né; et je li diz que
encore pooit-il bien dire que 11 estoit renez, quant il de celle
périlleuse terre eschapoit.
Le samedy vdmes Tille de Cypre, et une montaigne qui est
en Cypre, que en appelé la montaingne de ht Croîz, Celi sa-
medi leva une bruine et descendi de la terre sur la mer, et
pour ce cuidèrent nos mariniers que nous feussionsplus loing
de Fille de Cypre que nous n'estions, pour ce que il véoient
la montaigne par desus la bruine. Et pour ce firent nager
habandonnéement ^ : dont il avint ainsi que nostre nef hurta
I Ce qui. — ^ Ne peat paaHre pro- I nnscrit de Lucqnes en annonce qaa*
Stable. --* jlrréer, disposer, armer. | torae, — * Firent vogner à force de
— * Tant navires qae galères. Le ma- | bras et à force de voiles.
*Sire, nous avons regardé entre nous, que nous ne voyons que tfe-
Ktrmais vostre âemourée puisse riens prof^ier^ etc., 'manuscrit de Lue-
ques.
17
194
HISTOIBE
à une queue de sablon qui estoit en la mer. Ot avint ainsi ,
que se nous n'eussions trouvé ee pou de sablon là où nous hur-
tames, nous eussions hurté à tout plein de roefaes qui estôient
couvertes , là où nostre nef eust esté toute esmiée < , et nous
touz périlz* et noiez. Maintenant le cri leva eu la nef si ^ant,
que chascuB crioit hé las I et les mariniers et les autres batoient
leur paumes *, pour ce que chascun avoit poour de noier. Quant
je oy ce, je me levai de mon lit où je gisoie, et alai ou ehastel
avec les mariniers. Quant je ving là, frère Samon**, qui es-*
toit Templier et mestre desus les mariniers , dit à un de ses
valiez : « Giete ta plomme^. >» Et si fist-il. £t maintenant que
il Tôt getée, il s'escria et dit : « Ha las ! nous sommes à terre. «
Quant frère Remon oy ce, il se désirra jusques à la courroie^*
et nrist à arracher sa barbe, et crier : « £t mi, ai mi ! » £n ce
pointmefistunmienchevalier,quiavoitnonmo7»6»g»tf»rJe^ii
de Monsan, père Tabbé Guillaume de Sainè-Michiel, une grant
débonnaireté, qui fu tele; car il m'aporta sanz dire ^, un mien
seurcot forré et le me geta ou dos, pour ce que je n'avoîe que
ma cote. £t je li escriai et li diz : a Que ai-je à fère de vostre
seurcot, que vous m'aportez quant nous noyons? » Et il me
dit : « Par m'ame ^ ! sire , je auraie plus chier que nous feu^
sions touz naiez, que ce que une maladie vous preit de firoit,
dont vous eussiez la mort'** .»
Les mariniers escrièrent : «Sa 7,1a galiel » pour le roy
requeillir; mais de quatre g^lies que le roy avoit là , il n'i ot
' Eêtniée : miêe en miettefl, brisée.
•— * Pttume$ : vaiaik — ^ PUmme» et
plus bas plommée : sonde. — ^11
déchira sa robe jusqa'à la ceinture. — «
A Sans dire mot. -^ < Par mon âme.
— ' Cà.
* On lit pétillez dans l'éditioli de du Gange , où commence , aprë^ les
deux mots suivants , et noiez^ une nouvelle lacune , qui ne finit qu'aux
mots sïtost comme il fu jour. Les mêmes lignes manquaient dans les
éditions de 1547 et 1617.
** Frère Remond, manuscrit de Lncques.
*** n semble pourtant, comme le font judi^usementobseryer les con-
tinua tenn de D. Boiiquel, que la submersion de tous les passagers , y
compris JoinviUe, eût été un plus grand malheur.
DE SAINT LOUIS. 195
onques galle qui de là s'aprochast, dont il ûrent moult que
sage I ; car il avoit bien uit eeas persones en la nef qui touz
feussent ssdlli^ès galies pour leur eors garantir, et ainsi les
eussent eff(»idées.
Cil qui avoit la plommée , geta la seccnide foiz, et revint à
frère Remon, et li dit que la nef n'estoit mes' à terre; et lors
frère Remon^la dire^ au roy, qui estoit en croiz* sur le
pont de la nef, tout desehaus, en pure cote et tout descherdé
devant le cors Nostre-Seigneur qui estoit m la nef, comme di
qui bien cuidoit noier.
Sitost comme il fu jour nous veimes la rocbe devant nous,
là où nous f eussions burté se la nef ne feust adhurtée4 à la
4]ueue du sablon.
Lendemain envoiale roy querre le mestre notbonnier des ne&,
lesquiex envoie*^ quatre plungeurs en la mer aval, et plungè^
rent en la mer; et quant il revenoient, le roy et le mestre no-
tbonnier les oyoi^t l'un après l'autre, en tel manière que l'un
des plungeurs ne savoit que l'autre avoit dit. Toutevoiz
trouva Ten par les quatre plungeurs, que au fréter que nostre
nef avoit fait ou sablon « en avoit bien esté quatre taises du
tyson^ sur quoy la nef estoit fondée.
Lors app^e le roy les mestres notbonniers devant nous , et
leur demanda quel conseil il donroient du cop que sa nef avoit
receu. H se conseillèrent ensemble, et loèrent au roy que il se
descendist de la nef là où il estoit et entrast &i une autre ;
« Et ce conseil vous loons-nous ; car nous entendons de cer»
tein que tooz les ès^ de vostre nef sont touz eslocbez 7 : par
fouies les planches de vostre m/ s^nt
esbranlées. Cette traduction nous est
foaraie par ane variante du inaqq-
scrit de Lncqqes,
< En qnoi ils firent très-sagement.
— » Mes .-plus. — * Le dire. —
* Adhwrtée : henrtée. \je manuscrit
de Lacqnes porte arrestée, — ^ Toi-
ses de la qoille. — ^ Es : ais. — ' Que
* Le manuscrit de Lucques porte qui gisoit en croix adeniZy c'est-à-
dire prosterné en croix , la face contre terre.
** Les maisires noihiers des nefs , lesquels envoyèrent^ manusccit de
Lucques. Pins loin on lit encore : les maisires noihiers^
196
HISTOIBB
}
quoy nous doutons que quant vostre nef renra en la haute
mer, que elle ne puisse soufirîr les cops des ondes, qu'elle ne
se despiesoe ; car autel ■ avint-il quant vous venistes de France,
que une nef hurta aussi. Et quant elle Tint en la haute mer,
elle ne pot soufrir les cops des ondes, ainçois se desrompi, et
furent touz périz quant que * il estoient en la nef, fors que
une femme et son enfant qui en esdiapèrent sdF une piesce de
la nef. » Et je vous tesmoing^ que il disoîent voir; car je vi
kl firamne et l'enfant en Tostel au conte de Joingny en la cité
de Baffe *, que le conte norrissoit **.
Lors demanda le roy à monseigueur Pierre le Chamberlain,
et à monseigneur Gile le Brun connestable de France, et à
monseigneur Gervaise Desoraines*** qui estoit mestre queu le
roy, et à Tarcedyacre de I^icocye qui portoit son seel, qui puis
fu cardonnal, et à moy, que nous 11 loions de^ ces choses;
et nous H respondimes que toutes choses terriennes ^ Fen de-
Toit croire ceulz qui plus en savoient : « Dont nous tous loons
devers nous que vous fadez ce que les nothonniers vous
loent. »
Lors dit le roy ans nothonniers : « Je vous demant sur voz
loialtés^ se la nef feust vostre et elle feust chargée de vos mar-
chandises , se vous en descendriés. » Et il respondirent touz
ensemble que nanin.^ ; car il ameroient miex mettre leur cors
en avanture de noier, que ce que il achetassent une nef quatre
mil livres et plus****. « Et pourquoy me loez-vous donc que je
descende? » — « Pour ce, firent-il, ce n'est pas geu para?;
car or ne argent ne peut esprisier* le cors de vous, de vostre
* Auiel f antant. — ' Qucmique:
tons tant, tutti quanU» — ' Tesmoing:
certifie. — ^ Ce qae nous conselllioas
relativement à« — ^ Qoe snr tontes
les choses terrestres. «^ ^ Kanin :
nenni , non. -^ ' Geu parti : alterna-
tive. Le manuscrit de Lacques donne :
Pour ce f fireni»iU , que ce n'est pat
chose pariklle, •» * Avoir le mhme
prix que.
*" ViUe de Chypre, Fandenne Paphos.
** Le manuscrit de Lacques si^oale : pour Dieu»
*** Monseigneur Gervaise de Croignes, manuscrit de Lacques.
**** Qui leur cowteroit dix mil livres et plus^ même manuscrit.
f>E SAINT LOUIS. 197
femme et de >os enSBUQtsqui sont séans*, et pour ce ne vous
loons-nous pas que vous metez ne vous, ne eulz, en aventure. »
Lors dit le roy : « Seigneurs, j'ai oy vostre avis et l'avis de
ma gent; or vous redirai-je le mien, qui est tel, que se je des-
cent de la nef, que il a céans tiex > cinc cens persones et plus,
qui demorront m Tille de Gypre pour la poour du péril de leur
cors; car il n'i a celi qui autamt n'ait en sa vie comme j'ai *^,
et qui jamez par avanture en leur paiz ne renterront : dont
j'aimme miex mcm cors et ma femme et mes enfans mettre ea
la main Dieu , que je feisse tel doumage à si grant peuple ^
comme il a céans. »
Le grant doumage que lé roy eût fait au peuple qui estoit
en sa nef, peut l'm veoit à' Olivier de Termes qui estoit en la
nèfle roy, lequel estoit un des plus hardis hommes que je on-
ques veisse et qui miex s'estoit prouvé en la terre sainte, n'osa
demoorer avec nous pour poour de naier ; ainçois demeura en
Cypre, et fu avant un an et demi que il revenist au roy ; et si
estoit grant home et riche home, et bien pooit paier son pas-
sage : or regardez que petites gens eussent fet qui n'eussent
eu de quoy paier, quant tel homme ot si grant destourbier*.
De ce pérfl dont Dieu nous ot eschapez , entrâmes en un
autre; car le vent qui nous avoit âatis^ sus Chypre, là où .
nous deumes estre noies, levai si fort et si orrible, car il nous
batott à force 4 sur Tille de Cypre; car les mariniers getèrent
leur ancres encontre le vent, ne onques la nef ne porent arèstei^
tant que il en y orent aportés cinc. Les parois de là chambre
le roy convint abatre, ne il n'avoit nulli léans ^ qui y osast de-
meurer, pour eé que le vent ne les emportast en la mer. Bu
1 Tiex : telloo. -^ ' Destourbier : I *. Qu'il nous pouaaait avec Tiolence,
empèehemeat. — 3 Flatis : Jetés. — I — * Nulli léans : nul là dedans.
* Le maniucrit de Lacques donne le même passage en d'autres termes :
Car en or ne argent ne peuU'-on aprecier vostre cors, celuy devoéire
femme et de vos en/fans ^ qui sont dans,
** Et il n^y a celuy qui autant n^ayme sa vie comme je fois la mûmne,
manuscrit de Lucques.
17.
t98 HISTOIBB
ce point le coimestabte de France nurnsetgoeur Giies le Brun
estiens couchié en la chambre le roy , et en ce point la royne
ouvri Tuis ' de la chambre et cuida trouver le roy en la seue * ;
et je li demandai qu'elle estoit venue quenre : elle dit qu'eJle
/Ç estoit venue parler au roy pour oe que il promeist à Dieu
' v^ aucun pèlerinage, ou à ses sains, par quoy Dieu nous délivrast
de ce péril là où nous estions ; car les mariniers avoient dit que
nous estions en péril de naier. Et je li diz : « Dame , prometés
la voie^ à monseigneur saint Nieholas de Warangeville, et je
vous sui pl^e^ pour li que Dieu vous remenra en France, et
le roy et vos enfans. » — « Séneschal, fis^elle, vraiement je le
ferois volentiers ; mez le roy est si divers ^ que se il le savoit
que je Teusse promis sanz li , U ne me lèroit jamez aler, » —
« Vous ferez une ch^, que se Dieu vous rameinne en France,
que vous li promettrés une nef d'argent de cino mars, pour le
roy, pour vous et pour vos enfans, et je vous sui piège que
Dieu nous remenra en France ; ear je promis à saint Mcholas
que se il nous reschapoit de ce péril là où nous avions la nuit
esté, qpe je Tiroie requenre de Joinville à pié et deschaus. » £t
elle me dit que la ntf d'argot de dne mars que elle la prot
mettoit à saint Nicl^olas, et me dit que je l'en f eusse piège;
et je li dis que si serme-je moult volentiers. £Ue se parti de
tUec, et ne tarda que un petit; si revint à nous et me dit ;
« Saint Nîcholas nous a garantis de cest péril; car le vent est
cfaeu« •
Quant la royne, que Dieu absoille, feu revenue en France,
elle fist fère la nef d'argent à Paris. £t estoit en la nef, le roy,
la royne et les trois enfisuis, touz d'argent ; le marinier, le mat,
le gouvernail et les cordes touz d'argent , et le voile tout d'ar-
gent. Et me dit la royne que Ifi façon avoit cousté cent livres.
Quant la nef fu faite , la royne la ni'envoia à Joinville pour fère
conduire jusques à Saint-Nicbolas, et je si fis ; et encore la vis-
■ Vit : porte. -^ ' MM.-aieue. 1 eautioa. -» ^ iHvert : diff^rvnt des
— •' ^oit : pèlerinage. — « Piège : I autres.
I>£ SAINT. LOUIS. 199
je à Saint^lcholas quant nous menâmes la sereur > le roy à
Haguenoe , au roy d'Allemaingne *.
Or revenons à nostre matière et disons ainsi , que après ce
que nous fumes eschàpé de ces périlz, le roy s'asistsur le ban**
de la nef et me fist asseoir à ses piez , et me dit ainsi : « Sé«
neschal , nous a bien moustré nostre Dieu son grant povoir;
que un de ses petits vens , non pas le mestre des quatre vois,
dut avmr naié le roy de France, sa femme et ses enfans, et
toute sa compaingnie. Or li devons gré et grâce rendre du pé-
ril dont il nous a délivrez.
• Sénèschal ***^ fist le roy, de tdes tri))uladon8 quant elles
aviennent aus gens , ou de grans maladies , ou d'autres perse*
euoioDS« dient les sams que ee sont les menaces I^ostre-Seix
gneur; car aussi comme Dieu dit à oeulz qui esdiapent de
grans maladies : « Or véez-vous bien que je vous eusse bien
9 mors' se je vousisse ^ » et ainsi peut-il dire à nous : « Vous
« véez bi€» que je vous eusse noiez $e je vousisse. » Or devons,
fist le roy, regarder à nous , que il n'i ait chose qui li desplaise
que nous n'ostions hors**** ; car se mm le fesions autrement
fiprès oeste menace que il nous a faite, il ferrai sus nous ou
par mort , ou par autre gprant mesçhéanee^ , au douwiage des
cors et des amas. »
l^ roy dit : « Sénèschal , le saint dit ; » Sire Dieu, poqrquoy
« nous menacea*tu ? car se tu nous avoiés touz perdus , tu n'en
« s^oies jàpour œ plus povre ; et se tu nous avoies tou% gaai-
* Strmtr: sœur, soror. — 2 Mors 9 l * Ferra : frappera. — * Meschéanoe :
fait mourir. -^^ Vomisse : touI une. — 1 malheur.
* U s'agit ici de Blanche , tille de Philippe le Hardi , mariée aa duc
d'Autriehe Rodolphe, depuis roi de Bohême. Ce paasage montre que Joiii-
▼flic écrivait sous le règne de Philippe le Bel/// 7 -f -/ './"/J
** Sur le bort, sianuscrit de tucques.
*** Cet alinéa et le suivant sont omis dans l'édition de P. de Rieux.
**** Ce passage est pins développé dans le manuserit de Lacques ; on y
lit : qu*il n*y ait chose qià luy desplaive, pourguoy il noiu a ainsi es-
penlez ( épouvantés); et te hqus trmvons chose qui Iwj despiaise, que
nous le mettions hors.
soo
HISTOIBE
« goez, tu n'en seroies jà plus riche pour ce : dont nous poons
« veoir, fait le saint , que ces menaces que Dieu nous fet ne
« sont paspoursonpreuavanciers nepourson doumagedes-
« tourber ' ; mez seulement pour la grant amoiur que il a en
« nous, nous esveille par ses menaces, pour ce que nous voîons
« der en nos défautes, et que nous estions ce qui lidesplet. •
« Or le fesons ainsi , fist le roy , si ferons que sages^. »
De Fille de Cypre nous partîmes, puis que^ nous eûmes pris
en Tille de Tyaue firesche et autres choses qui bèscHng nous es-
toient. A une ille venimes que en appelle la LempUmsé^ , là où
nous prdsmes tout plein de connins^, et trouvâmes un her-
nûtage ancien dedans les roches, et troUYames les courtilz que
les hermites qui y dormirent anciennement aboient fait; oli-
vier* , figuiers y seps de vingne et^ autres arbres y avoit. Le
ru 7 de la fonteinne couroit parmi le courtil. Le roy et nous
alames juesques au diief du courtil ^ , et trouvâmes un ora-
toire en la premtke voûte, blanchi de chaus**, et une croiz
vermeille de terre. En la seconde voûte entrâmes, et trou-
vâmes deux cors de gens mors, dont la char estoit toute pour-
rie ; les costes se tenoient encore toutes ensemUe, et les os
des mains estoient sur leur piz9 ; ^ estoient coudiez contre
orient, en la manière que Ten met les cors en terre. Au re«
quëillir'<> que nous feismes en nostre nef, il nous feflli" un
de nos mariniers, dont le mestré de là nef cuida que il feust là
demouré pour estre hermite; et pour ce Nicholas de Soisi,
qui estoit mestre seijant le roy, lessa troiz sacz de becuiz**
< Poar accroître son profit. — ^ Det'
tourber : cmpècber , détourner. «^
^ Nous agirons aagtmenU'^^kptèt qne.
— * Lampedoase.— ^Connins : lapins.
Il y a encore à Bordeaux la me des
rrois-Connils. — ' A«, radical de ruis^
seau, — * Jasqn'an bout da Jardin. —
* Plz : poitrine ; italien petto , espa-
gnol peeho, latin peetue.— ^ Au re»
gueiUir ;à la rentrée. Le mannscritde
Lncqaes donne : au retourner, -^ >■
Failli : manqua . — '^ Beeuiz ; biscuits.
• St dedans le Jardin que Vhermiie qtii y demouroit anciennement
avQÎt fatt , y avoit olliviera , mannscrit de Lucques.
** Dtt Cange a imprimé , comme Ménard , blanche de champ , quoiqu'il
y eût blanchie de chaux dans l'édition de 1S47.
DB SAINT LOUIS. 201
sur la rive , poor oe que dl les trouvast et en vequist.
Quant nous fumes partis* de là, nous Yeisines une grant
ylle en la mer, qui avoit à non ParUennelée**, et estoît peu-
plé de Sarrazins qui estoîeift en la subjection du roy de Sezîle
et du roy de Thunes*. La royne pria le roy que H y envoiast
troiz galies pour prenre du fruit pour ses engins; et le roy li
otria, et commanda aus galies que quant la nef le roy passeroît
par devant Fille , que il feussent touz appareillés de venir à
luy***. Les galies entrèrent en Tylle par un port qui y es-
toit ; et avint que quant la nef le roy passa par devant le port,
nous n'oymes onques nouvelles de nos galies. Lors commen-
dèrent les mariniers à murmurer Tun à Tautre. Leroy les fist
appeler, et leur demanda que il leur sembloit de cest heure * ;
et les mariniers li distrent que les Sarrazins avoîent pris sa
gent et les galies : « Mes nous vous loons et consefllons, sire,
que vous ne les attendes pas ; car vous estes entre le royaume
de Gezile et le royaume de Thunes , qui ne vous aimment
guères , ne Tun ne Tautre ; et se vous nous lessiez nager, nous
[tous **^] aurons encore ennuit ^ délivré du péril ; car nous vous
aurons passé ee destroit. » — « Vraiment, fist le roy, je ne vous
en croirai jà que je lesse ma gent entre les mains de Sarrazins,
que je n'en face au moins mon pouer < d'eulz délivrer; et vous
eommant ^ que vous tournez vos voueles, et leur alons courre
sus*****. » Et quant la royne oy ce , elle commença à mener
moult grant deul, et dit : « Hé lasse ! ce ai-je tout fet****** I »
* ThuikM : Tuiiif . --> ' Oe cette l — * Power ; pouvoir, possible. —
aTentnre. — • ' Snnuit : eette nnit. I ^ ConunaMt : commande, recommande»
*11 y a une lacnoe-dans les éditions de I6J7 et 1668, depuis ces mots ,
Quant nouê/umes parUt, jusqu'à n te eouchoU le roy.
** Pantelerie on Pantalarée , entre la Sidle et TAfrique.
*** On Ut à fnoy dans le manuscrit 2(H6; à luy dans le manuscrit de Luc*
qnes et dans rédition de P. de Rienz.
**** Manuscrit de Lucques.
***** Ge qui va suivre, jusqu'à si se coucheit le roy /manque dans
réditton de 1547.
***** * Q^ jf^y ^ gi^ gy /0i,l cefoU^ manuBCTlt de Lacques.
202
HISTOIBK
y
V
Tandis que Fen touimoit les voiles de ta aef le roy et des au-
tres, nous veismes les galies issir de Tylle. Quant elles vindrent
au roy, le roy demanda aus mariniers pourquoy il avoient ce
fet ; et il respondirent que il n'en pooient mes , que ce fir^it
les fiU de bourjois de Paris, dont il y avoit six qui mangoient
les fruiz des jardins, par quoy il ne les pooient avoir, et il ne
les vouloient lessier. Lors commanda le roy que en les meist
en la barje de cautiers' ^ et lors il conmiencèrent à crier et à
brère.: « Sire, pour Dieu, raimbez-nous' de quant que nous
avons * j mes que vous ne nous metiez là où ^ met les mur-
triers et les larrons ; car touzjours mes nous seroit réprouvé ^. »
La royne et nous touz feismies nos pooirs comment le roy se
vousist souffrir ^ ** ; mes onques le roy ne voult ^ escouter
nullui ; ainçois y furent mis et y demeurèrent tant que nous
feumes à terre, A tel meschief y furent, que quant la mer gros-
soioit, les ondes leur voloient ^ar dessus la teste , et les cou-
venoit asseoir, que le vent ne les emportast en la mer. £t ce fu
à bon droit ; que ^. leur gloutonnie nous fist tel doumage que
nous en fumes délaies? uitbones journées ***, parce que le roy
fist tourner les nefz ce devant derière ^.
Un autre avanture nous avint en la mer, avant que nous ve-
nissions à terre, qui fu tele, que une des béguines la royne 9,
quant elle ot la royne chaucée****, si ne se prist garde, si jeta
sa touaille de quoy elle avoit sa teste entorteiUée, au cbief de
la paielle de fer là où la soigne la royne ardoit <° ; et quant elle
' En U ebalonpe. — ' Aflrfm&e?-
M0«« .* raehetM-noas. — ^ Kèprfuvmi :
reproché. — * Voulût ae désister. —
* F'ovM : Tovlat. — « Çtte : car. —
'' Délaies : retardés. ^ * PU retoar*
âer les vaisseaux en arrière. — ' Une
des reltgienses qai serTaient la reine.
— *^ Auprès de la poêle ou du bassin
de fer, oà la chandelle de nuit , la
TeiUense de la reine, bràlatt.
* Le nianiMCvit de Luoques donne : prenez tout ce que noue avone*
*" Nos povoirs envers le roy , affin qu'il lui/ pleust se apaiser, iDème
Aianiucrit.
*** Ce séjour d'une semaine devant cette tie , indicfué dans Tâdltioi» de
1547 , ne l'est point dans celles de (6(7 et de 4668.
**'* he manuscrit de Lucques porte : œuechù;
DE SAINT LOUIS.
203
fu alée coucher en la chambre desous la chambre la royne, là
où les femmes gisoient , la chandelle ardi tant que le feu se
prist en la touailte , et de la touaille se prist à telles * dont les
drâs la royne estoient couvers. Quantla royne se esteiHa^ elle
vit la chambre toute embrasée de feu , et sailli sus toute nue,
et prist la touaille et la jeta en la mer, et prist les tonalités et
les estaint*. Cil qui estoient en la barge de cairtiers criè-
rent : Basset** , le feu! le feul » Je levai ma tei^e, et vi
que la touaille ardoit encore h clere flambe sur la mer, qui
estoit moult quoye*. Je vesti ma coste au plutost que jepoi,
et alai seoir avec les mariniers. Tandis que je seole là , mo»
escuier qui gisoit devant moy, vînt à moy et me dit que le roy
estoit esveîllé , et que il avoît demandé là où je estoîe : « Et
}e lî avoie dit que vous estîés ans chambres; et le roy me dit :
« Tu mens. » Tandis que nous parlions illec , à tant ès-vous ^
«lestre Geffroy le clerc la royne , qui me dit : « Ne vous effiréez
pas ; car il est ainsi avenu. » Et je li diz : « Mestre Geffroy,
alez dire à la royne que le roy est esveillé , et qu'elle voise vers
li pour li apaisier. » Lendemain le connestable de France et
monseigneur Pierre le chamberlanc et monseigneur Ger-
vaise*** distrent au roy : « Que a ce anuit esté^, que nous
^tmes parler de feu? » Et je ne dis mot. Et lors dit le roy ; « Ce
soit par mal avanture là où le séneschal est plus celant ^ que je
tie sui ; et je vous conterai, dist le roy, que ce est, que nous
deumes estre ennuit touz ars. y> Et leur conta comment ce fu,
et me dit : « Séneschal , je vous comment ^ que vous ne vous
couchiez dès or en avant, tant que vous aàés touz les feus de
« TeUet : toiles. — ' Quoye : cal-
me. — 3 ^ tant ès*vous : alors voilà.
— 4 Qa'est-il arrivé cette nnit ? —
& Celant : discret. Le manoserlt de
Lacqaes porte : nonehcttant, — * Com-
ment : commande, recommande.
* On lit au manuscrit de Lacques : print la touaille et la gecta toute ar-
dant en la mer, etestaignii les ioilles.
•* Le mot Basset, qu'il faut peut-êtr e lire vallet dans le manuscrit 2016
manque dans celui de Lucqi|cs.
*** Ce dernier ajoute lepannetier.
204 HISTOIRE
céans estains, nemezquele grant feu qui est en la soute de la
nef' ; et sachiez que je ne me coucherai jeusques à tant > que
vous revdgnez à moy. » Et amsi le fiz-je tant comme nous
feumes en mer ; et quant je revenoie , si se couchoit le roy .
Une. autre avanture nous avint en mer; car monseigneur
Dragonès , un riche home de Provence , dormoit la matinée
en la nef^ qui bien estoit une lieue devant la nostre, et appela
un sien escuyer et li dit : « Va estouper ce pertuis 4 ; car le sol-
leil me fiert ou visage. » Geli vit que il [ne] pooit estouper le
pertuis , se il n'issoit de la nef ^^ de la nef issi. Tandis que 11
aloit le pertuis estouper, le pié li failli, et chéi en Tyaue; et
celle ^ n*avoit point de barge de cautiers; car la nef estoit
petite. Maintenant? fîi esloingnée celle nef. Nous qui estions
en la nef le roy, cuidions«en que ce fust une somme ou une
boutide^, pour ce que celi qui estoit cheu on l'yaue ne metoit
nul consdl en li. Une des galies le roy le queilli et Taporta en
nostre nef, là où il nous [compta*] conunent ce li estoit avenu.
Je li demandai commcait ce estoit que il ne metoit conseil en
li garantir, ne par noer9 ne par autre manière. Il me respondî
que il n*estoit nul mestier ne besoing que il meîst conseil en
. ;^Â)li; car sitost comme il commença à cheoir, 0 se commanda à
^ * Nostre-Dame**, et elle le soustint par les espaules dès que il
chéi , jusques à tant que la galie le roy le requeilli. En Ton-
neur de ce miracle , je l'ai fet peindre à Joinville en ma cha-
Çl ^{, 1 pelle , et es verrières de Blehecourt ***.
'l\^^^ Après ce que nous eûmes esté dix semainnes en la mer, ar-
^ rivâmes à un port qui estoit à deux lieues dou chaste! que en
> An baf de l'arrière do vaiMeaa. I 8*11 ne sortait da navine. — " Cette
— ' Jeusqueâ à tant : jasqa'à ce. I nef. — "> Maintenant : bientôt. —
— 'En ea nef. — * Boucher ce troti. l > Un paqnet on vnv fntaille. — > NI
— ^ Qu'il ne pouvait boucher ce trou, | en nageant.
* Manuscrit de Liicques.
** Le même manoscrit ^joate : de Faulvert.
*** Et aux verreries de Véglise de Blehecourt, manuscrit de Lue«
quesb
f.m
DE SAINT LOUIS.
205
appeloit Yéres ' , qui estoh; au conte de Provence qui puis fu
roy de Cezile. La royne et tout le conseil s'acordèrent que le
roy descendeist illec, pour ce que la t^re estoit son frère '.
Le roy nous respondi que il ne descendroit jà de sa nef jeus*.
ques à tant que il veuroit à Aiguemorte* , qui estoit en sa
terre. En ce point nous tint le roy, le mercredi, le jeudi , que.
nous ne peumes onques vaincre^. En ces nefz de Marseille a,
deux gouTemaus , qui sont attachiez à deux tisons 4 gi mer-
TeUleusement, que sitost comme Ten auroit tourné un roncin ^
Fen peut tourner la nef à destre et à senestre. Sur Tun des
lisons des gouvemaus se séoit le roy le vendredi , et m'appela
et me dit : « Séneschal , que vous semble de cest oevre? » Et
je li diz : « Sire, il seroit à bon droit que il vous enavenist aussi
comme il fist à madame de Bourbon, qui ne voult descendre en
cest port, ains se remist en mer [pour aller**] à Aguemorte, et
demeura puis sept semai'nnes sur mer. » Lor aiqpela le roy son
conseil , et leur dit ce que je li avoie dit , et leur demanda que
il looient à fere ; et li loèrent touz que il descendeist ; car il ne
feroit pas que sage^ se il metoit son cors , sa femme et ses en?
uns en avanture de met, puisque il estoit hors. Au conseil
que nous li donnâmes s'aoorda le roy, dont la royne fiit moult
liée.
Ou chastel de Tères descendi le roy de la mer, et la royne
et ses enfans. Tandis que le roy séjoumoit à Yères pour
pourchacier? chevaus à venir en France, Tabbé de Clyngny ^ ,
qui puis fil évesque de TOUve***, li présenta deux palefrois qui
de charge. — ^ Que sage : sagement.
— ^ Pourchaeier : se procurer, ache-
ter; angl. topurehase. — •Cluoy.
1 Hyères.— 3 Appartenait à son firère.
— > * Qae nous ne pûmes jamais lai faire
changer de sentiment. — ^ A, deax
pièces de bois. — ^ Aoncin : cheval
* La ville d* Aiguës-Mortes est oonnne depuis le règne de 9aAat Lonii.
Ce prince y fit bâtir la tour à îaqaeUe on donne mlgalrement le nom de
Constance , et qui devait servir de fanal aux navigateurs.
** Manuscrit de Lucques.
*** n s'agit de <SuiUauiiie de Pontolse , d'abord prieur de la Chanté ,
puis abbé de Cluny, ensuite évèque deroiive, et non de Langres*
18
200
HISTOIRS
vouroioit bien aujourd'ui cînc cens livres, im pour li, et l'autre
pour la royne. Quant il li ot présenté, si ^t au roy : « Sire,
je venrai demain parler à vous de mes besoignes ^ » Quant ce
vint lendemain , l'abbé revint ; le roy Toy moult diligenment
et moidt longuement. Quant Vnbhé s'en fu parti , je vinz au
roy et li diz : « Je vous weil * demander, se il vous plet , se
vous avez oy plus débonnèrement Tabbé de Clygny, pour ce
[que] il vous donna byer ces deux palefrois. » Le roy pensa
longuement, et me £t : « Vraiement oyl. » — « Sire, fiz-je ,
savez pourquoi je vous al fête ceste demande ? » — - « Pourquoy ? »
fist-il. — « Pour ce, sire, fîz-je, que je vous loe et conseille
que vous deifendés à tout vostre conseil juré, quant vous
venrez en France, que il ne preingnent de ceulz qui auront à
besoigner par devant vous; car soies cert«n, se il prennent ,
li en escouteront plus volentiers et plus diligentment ceulz qui
leur donront, ainsi comme vous avez'fet Tabbé de Qyngni. »
Lors appela le roy tout [son*] conseil , et leur recorda er-
rant^ ce que je li avoie dit ; et il li dirent que je li avoie loé bon
conseil 4.
Le roy oy parler d*un cordelier quî*avoit non frère Hugue;
et pour la grant renommée dont il estoit, le roy envoia querre
celi cordelier pour li oyr parler. Le jour que nous venimes à
leure**, nous regardâmes ou chemin par où il venoit, et
veismes que trop ^ grant peuple le suivoit de homes et de
femmes. Le roy le fist sermonner^. Le commencement du
* Besoignes : affaires ; anglais, bu-
sintst, — ■■' ffeil : veai, — 3 Errant :
incontinent , toat de suite. Tout en
riant, manascrit de Lucques. —
* Donné bon conseil , comme porte
le même mannscrit. — ^ Trop : très.
— ® Sermonner : prêcher.
comme l'a supposé Ménard. L'évèché d'Olive on d'AndrcTlUe était en
Morée, et dépeiidait de la métropole de Fatras, où l'abbaye de Climy
possédait le priesré de Sainte-llarie d'Ierocomata, qui doit être Le jnonas-
tère de Hiero Komto d'aujourd'hui.
* Manuscrit de Lucques.
** Le même manuscrit porte : pour le venir tl pour l*ayr parler. Le
iokr quHl vint à Yèrrs.
BE SAINT LOUIS. 207
sermon fu sur les g<ens de religion ' , et dit ainsi : <«. Seigneurs^
fist-iU je vois plus de gent de religion en la court le roy , en
sa coœpaignie ; sur ces paroles je tout premier, fîst-il , et dit
ainsi ^ que il m sont pas en estât d'eulz sauver^, ou le&
saintes Escriptures nous mentent, que il ne peut estre > ; car
les saintes Escriptures nous dient que le moinne ne peut vivre*
hors de son cloistre sanz péehé mortel, ne que^ le poissoD
peut vivre sanz yaue. Et se les religieus qui ^t avec le roy^
dient que ce soit cloistre , et je leur diz que c'est le plus large
que je veisse oùques ; car il dure deçà mer et delà. Se il dient
que ai cesti cloistre l'en peut mener aspre vie pour Tame sau-
ver, de ce ne les croi-je pas v mes quant j'ai mangé avec eulz
grant foison de divers mes de char et de bons vins fors ** ; de
quoi je sui certein que se il eussent esté en leur cloistre , il ne
fussent pas si aisié comme il sont avec le roy. »
Au roy enseigna en son sermon comment il se devoit main-
tenir au gré de son peuple ; et en la fin de son sermon dit ainsi ,
que il avoit leue la Bible et les livres qui #ont encoste^^ la Bible,
ne Onques n'avoit veu ne ou livre des créans , ne ou livre des
< mescré.ans, que nul royaume ne nulle seigneurie feust onques
perdue , ne changée de seigneurie en autre, ne de roy en autre,
fojs que par défaut de droit : « Or se gart, fist-il, le roy, puis
que il en va en France , que il face tel droiture à son peuple
que en retiengne Tamour de Dieu, en tel manière que Dieu ne
li toille le royaume de France à sa vie *>. »
Je dis au roy que il ne le lessast pas partir de sa compai-
gnie , tant conmie il pot^ ; mes il n'en vouloit riens fère pour
' Sur les religieux. — 'Ce qui i & Dorant sayie, comme porte le ma-
ne pent être. — '^ Ne que : pas plus I noscrit de Lacques. — ^ Tant qu'il
que. — * EneoUe : à côté de. — ) pourrait.
* Variante du manuscrit de Lacques : Le commenc&metU de son set'
mon fut »ur les gent de religion en la eourt du roy , en ta compaignie;
et disi ainsif quHlz ne sont pas en estai de eulx tauver.
** I<a rédacUon du manuscrit de Lncriues me semble ici préférable :
Mait je vous dis que j'ay mangé avecguet euls grant foison de divers
mcciz de chair, et beu de divers vins fors et clcrs.
308 HISTOIBfi
ii*. Lors me prist le roy par la main , et mie dit : « Alons li
encore prier, v Nous venimes à li , et je le dis : « Sire ^ foites
ce que mon seigneur tous proie , de d^nourer avec li tant
comme il yert > en Provence. » Et il me respondi moult irée-
\/ ment * : « Certes, sire, non ferai; dins irai' en tel lieu là où
Dieu m'amera miex que il ne feroit m la compaignie le roy. »
Un jour demoura avec nous, et lendemain s'en aia. Ore m'a
l'en puis dit que il gist en la cité de Marsdlle, là où il fet
moult bêles miracles.
Le jour que le roy se parti de Tères **, il desoendî à pié du
chastel pour ce que la coste étoit trop roite; et ala tant à pié
que, pour ce que il ne pot avoir son palefroi, que il le couvint
monter sur le mien. Et quant ses palefrois furent venus , il
counit sus moult aigrement à Poînce Tescuier *** ; et quant ii
l'ot bien mésamé *^**, je li dis : « Sire, vous devez moult sou-
frir à Poînce l'escuier ; car il a servi vostre aieul et vostre père
et vous. » — « Séneschal , fîst-il, il ne nous a pas servi, mes
nous l'avons servi quant nous l'avons soufert entour nous,
aus mauvèses taches ^ que il a; car le roy Phelippe mon aieul
me dit que l'en devoit guerre donner à sa mesnie 4, à l'un
plus, à Tautre moins, selonc ce que il servent. Et disoit encore
que nul ne pooit estre bon gouverneur de terre, se il ne
savoit ausi hardiement escondire ^ comme il sauroit donner.
Et ces choses, fist le roy, vous apren-je, pour ce que le siècle
est si engrès^ de demander, que pou sont de gent qui resgar-
dent au sauvement ^ de leur âmes ne à l'onneur de leur
' YêrX : sera. — ^ Iréement : en co- I «on.-- ' J?<cotuMr0 .* refuser, écondaire.
1ère. —* Avec les maoTaises qualités. 1 — ^ Sngris: avide. — ^ Sankvement:
— * Récompenser les gens de sa mal* | saint.
* Maniiflcrit de Lacques : // tMdùt qu'il l'en atoUJà prié; mais il Cle
oordelier ) n'en voulUni riens faire pour Ivy. Toyei d-deasus, pag. 21.
** An Uen de Yères qni se Ut dans le manuscrit de Lacques, il y a Mirret
dans le manascrlt SXNS.
Cet alinéa manque dans les éditions antérieures à 1761.
*** ji Ponce ion eseuyer^ manuscrit de Lucques.
***♦ Quand il Veut bien tancé, idem.
t
i*^* i
DB SAINT LOUIS. / 209
eoTS, que il puissent traire Tautrui chose par devers eulz, soit
à tort, soit à droit. »
Le roy s*en vint par la contée de Provence jusques à une
cité que en appelé Jys en Provence, là où Ten disoit que le
cors à Magdeleînne gisoit; et fumes en une voûte de roche
moult haut, là où l'en disoit que la Madeleinne avoit esté en
hermitage dix-sept ans. Quant le roi vint à Biaukaire, et je le
vi en sa terre et en son pooir, je pris congé dé li et m^en ving
par la daufine de Viennois manice ', et par le conte de Chalon
mon oncle , et par le conte de Bourgoingne son filz *, Et
quant j*oi une pîesce * demouré à Joinville et je oy fbtes mes
besoignes, je me muz vers le roy, lequel je trouvai à Soîssons ;
et me fist si grant joie, que touz ceulz qui là estoient s'en
merveillèrent. lUec trouvai le conte Jehan de Bretaigne^ et sa
femme la fille le roy Tybaut, qui offri ses mains au roy ', de
tele droiture comme elle devoit avoir en Champaingne ; et le
roy l'ajourna au parlement à Paris ^ et le roy Thybaut de
Navarre le secont^, qui là estoît pour oyr et pour droit fère
aus parties.
Au parlement vint le roy de Navarre et son conseil , et le
conte de Bretaingne aussi. A ce parlement demanda le roy
Thybaut madame Ysabel la fille le roy pour avoir à femme *" ; et
* Niée: nièce. -«>3 Unepieiâe: quel- 1 pour faire hommage au roi. — ^ Le
que temps. — ' Laquelle se présenta I deuxième du nom.
* Par le Dauîphiné de Vienne ( qui appartenoit à ) ma niepce, et par la
conté de Chalon ( qui appartenoit à) mon oncle , et par la conté de Bour-
qoigne ( qai appartenoit à ) son fils^ manuscrit de Lacques.
La daupliine de Viennois était Béatrix de Savoie, fiUe de Pierre , comte
de Savoie, et d'Agnès de Faucigny. Joinville se dit oncle de Béatrix , soit
qu'elle fût sa nièce par alliance , ou bien sa parente en un degré infé^
rieur. ^
Jean , comte de ChAlons, était le fils du comte d'Âuxonne Guillaume, et
Crère de Béatrix , seconde femme du père de l'historien Joinville : celui-ci
sç qualifie ainsi neveu de Jeau.
Hugues, tils de ce même Jean, épousa Alix de Méranic, héritière
d'Othon III, comte palatin de Bourgogne.
** Le manuscrit 2016 ï)orte : Ysabel la fille le roy pour avoir à/emms
18.
210 HI$T01B£
les paraies que nos gens de Cbampaigae menoient par darière
moy, pour Tamour que il orent veue que le roy m'avoit
moustxée à Soissons, je ne lessai pas pour celque je ne venisse
au roy de France pour parler dudit mariage *.^a Alez, dit le roy,
si vous apaisiés ou conie de Bretaingne ' ; et puis si ferons
nostre mariage. » Et je li dis que pour ce ne devoit-il pas
lessier. Et il me respondi que à nul feur " il ne feroit le ma-
riage, jeusques à tant que la pez fust faite , pour ce que Fen
ne deist^ que il mariast ses enfans ou déshéritement de ses
barons.
Je raportai ces paroles à la royne Marguerite de Navarre
et au roy son filz, et à leur autre conseil ; et quant il oyrent ce,
il se hastèrent de fère la pez. Et après ce que la pez fu faite,
le roy de France donna au roy Thybaut sa fille ; et furent
les noces fêtes ** à Melun grans et plenères ; et de là l'amena
le roy Thybaut à Provins, là où la venue fu faite à grant foison
de barons ***.
Après ce que le roi fu revenu d'outre-mer, il se maintint si
dévotement que onques puis ne porta ne vair, ne gris, ne es-
carlatte, ne estriers, ne espérons dorez. Ses robes estoient de
camelin ou de pers ; ses pennes ^ de ses couvertouers et de ses
robes estoient de gamites, ou de jambes de lièvres ****.
' Et faites la paix avec le comte de i — ^ Poar qae l'on ne dit pas. —>
-^etagoe. — ' Feur : prix , manièrek 1 * Penne» .* bordures.
TUi esUnt jUle le roy. Ces derniers mots sont une répétition inutile, qui
n'est pas dans le manuscrit de Lucques, et qu'à Texemple des continuateurs
de D. Bouquet, nous avons retranchée.
* Il senU>le à l'éditeur de 1761 qu'il faut lire ici : et malgré les paroles
gue nos gens, etc. Dans le manuscrit de Lucques, Joinville dit au contraire :
Les paroles que nos gens de Cfiampaigne menoieni en derrière de moy,
de ^ quHls avoient veu que le roy nî'avoU monstre à Soissons si grand
amour, me firent parler à lui du mariage»
-*En 1253.
*^* Le manuscrit de Lucques ajoute : et de grans despens.
*♦** On lit de garmites, ou de jambes de lièvres, ou d'aigneaulx, dans
le manuscrit de Lucques, et gamuies dans l'édition de 1547.
Le maniisorit de Lucques contient ici de plus les lignes suivantes : Il
\^
DE SAINT UOmS. SU
Quant les ménestriers aus riches homes venoient léaiis et il
apportoient leur vielles après manger» il attendoit à oïr ses
grâces tant que le ménestrier eust fait * sa lesse * : lors se
levoit, et les prestres estoient devant H, qui disoient ses* grâces^
Quant nous estions privéement léans , il s^asséoit aus pies de
son lit ; et quant les preescheurs et les cordeliers qui là estoient,
li ramentevoient aucun Kvre qu'il oyst volentlers, il leur disoit :
« Vous ne me lirez point ; car il n'est si bon livre après
manger, comme quolibez : c'est-à-dire, que chascun die ce
que il veut. * Quant aneunz riches homes ** mangoient avec li,
il leur «stoit de bone compaingnie.
De sa compaingnie *** vous dirai-je. Il fii tel foiz que l'en
tesmoingnoit qu'il n'avoit si sage à son conseil comme il estoit ;
et parut à ce que tout senz son conseil , tout de venue ^ dont
je ai oî , il respondi à touz les pvélas du royaume de France
d'une requeste que il li firent, qui fu tele****.
' Lêsse : tirade.
esioU si sobre de sa bouche gu*il tte devisait nullement ses viandes fors
ce que les cuisiniers luy appareillaient, et on le mectoit devant luy et il
mangeoit ; son vin trempait en ung gobellet de verre, et, selon ce que
le vin estoit, il mectoit de Veaue par mesure , et tenait le gobellet en sa
main ainsi comme on luy trempait son vin derrière sa table. Il faisoU
toujours manger les paouvreSf et après manger leur faisait donner de ses
def tiers.
Ces lignes ne sont pas dans le niannscrit 2016 ; mais on les a déjà lues, du
moins en parUe, à-dessus, pag. 10.
* Tant que les ménestriers eussent faict silence, manuscrit de Luoques.
** Le même mannscrit ajoute : estrangiers.
*** Le mannscrit de Lucques fournit la variante que voici : De sa sa-
pienee vous dirai-je, qui fu telle, que on tesmoignoit qu'il n'avoit en
son conseil si saige homme comme il estoit; et paraissait à ce que
quant on luy parlait d'aucunes choses, il ne disoit pas : « Je m^en con^
seillerai; » ains quant il veait le droit tout cler et appert, il respondoit
sans long séjourner : dont fay oy qu'il respondit à tous les prélatz de
France, d'une requeste qu'itz luyfeirènt, qui fktt telle, laquelle l'etvesque
d^ Auserre flst pour eulm tous, etc.
**** Les trois alinéa suivants sont omis dans les éditions de 161>et 1608.
Le premier est dans celte de 1547; mais les deux autres y man<iucnt.
SIS HISTOIBB
'^L'éresque Gui d'AuoeriB M dit pour eulz touz : « Sire, fist-
ii, ces arcevesques et ces évesqaes qui ci sont, m'ont chargé
que je vous die que la cretieuté dédnet et font entre vos mains,
et décherra encore plus se vous n'i mctés conseil, pour ce que
nulz ne doute hui«t le jour escommoiiement *. Si vous requé-
rons, sire , que vous commandez à vos haillifis et à vos seijans iy'j^
que il contreingnent les escommeniés * an et jour, par quoy il
r
Êioent satisfaccion à l'Église. » Et le roy leur respoMlouz /^'
sanz conseil, que il commanderoitvolentiers àsesbaïUiz età4ses
serjans que il constreignissent les escommeniés ainsi comme
il requéroient; mes que en li donnast la congnoissimce se, la
sentence estoit droiturière ou non. Et il se conseillèrent et
ê
respondirent au roy, que de ce que il afféroit à la cresti^té
ne li donroimt-îl la congnoissance. Et le roy leur respondi
aussi , que de ce que il afféroit à li, ne leur dourrdt-il jà la
congnoissance, ne ne commanderoit jà à ses seijans que il
constreinsissent les escommeniés à eulz fère absoudre, fu tort,
fu droit : « Car se je le fesoie, je feroie contre Dieu et contre
droit. Et si vous en mousterrai un exemple qui est tel : que les
évesques de Bretaigne ont tenu lé conte de Bretaigne bien sept
ans en escommeniement , et puis a.eu absolucion par la court
de Rome; et se je l'eusse contreint dès la première année , je
l'eusse contreint à tort **. »
Il avint que *** nous fumes revenu d'outre-mer, que les
moinnes de Saint-Urbain esleurent deux abbés; l'évesqtie
Pierre de Chaalons, que Diex absoille, les chassa touz deuz et
béney en abbé monseigneur Jehan de Mymeri, et li donna la
croee. Je ne voil recevoir ***% pour ce. qu'il avoit fet tort à
* Ne craint, ne redonte anjoard'hoi les eieommnnicfttioaa.
* Le manuscrit de Luoqoes ajoute s qui auront soutenue la sentence,
^*, Gomme le font remarquer tes conUouateurs de D. Bouquet , on V9U
que saint Louis savait se tenir en garde contre les entreprises du clergé;
*** Q^amt, manuscrit de Lucques.
**•* Je ne levouUu recepvoir, maBUScrit de Lucques,
'k*
r
DE SAINT LOUIS. 2ia
Tabbé Geoffroy, qui avoit appelé contre li et estoit aie à Rome.
Je tingtantrabbaieen ma main, que ledit Geffroy emporta la-
croce, et celi la perdi à qui l'évesque Tavoit donnée;, et tandis
que le ooiitens ' en dura, Tévesque me fit escommemer : dont
il ot à un parlement qui fu à Paris, grant tribouil * de moy et'
de révesque Pierre de Flandres, et de la contesse Marguerite
de Flandre, et de l'ercevesque de Reins, qu'elle desmanti^ A
Tautre parlement qui vint après, prièrent touz les prélas au-
roy que il venist parler à eulz tout seul. Quant il revint de
parler aus prélas, il vint à nous qui l'attendions en la chambre
ou palais *, et nous dît tout ei^riant le tourment que il avoit
eu aus prélas, dont le premier fii tel, que l'ercevesque de*
Reins avoit dit au roy : « Sire, que me ferez-vous de la^
garde Saint-Remi de Reins que vousme tollee^ ? car je ne vou-
roie avoir un tel péchié comme tous avez , pour le royaume
de France. » — « Par les sains de céans, fist le roy, si fériés 4
pour Compieigne **y par la convoitise qui est en vous; or en.
y a un parjure. L'évesque de Chartres me requist , fist le roy,..
que je li feisse recroire ce *** que je tenoie du sien ; et je li dlz-
que non feroie, jeusques à tant que mon chatel **^* seroit paies.
Et li dis que il estoit mon home de ses mains, et que il ne se
menoit ne bien ne loialment vers moy, quant il me vouloit
déshériter s. L'évesque de Chalons me dit, fist le roy : « Sire,
« que me ferez-vous du seigneur de Joinville , qui toit à ce
« povre moine l'abbaïe de Saint-Urbain? » — « Sire évesque,
fist le roy, entre vous avez establî que l'en ne doit oyr nul es-
ccmmenié en court laie; et j'ai veues lettres scelées de trente-
deux seaux, que^ vous estes escommenié : dont je ne vous es-
* Canien» : eontestotion. — ' Tri" i ^Vonsen feriesaatant.— ^DépoaiUer,
bovil : troBble.— » Tollez : enleres. — I — « Qui portent que.
* J la chambre aux plaUz^ manuscrit de Lncqaes,
** Pour la compagnie^ idem.
*♦* Créance de ce, idttn,
*••* Giste, idem.
914 RISTOIKE
coûterai jeusques a tant que vous soies absoulz. » Et ces choses
vous moustré-je,'i^ÛT ce que^^il se délivra tout seul par son
senz , de ce que iravoitlL'fère.
L'abbé Geffroy de Saint-Urbain, après ce que je li oz ' faite
sa besoiogne , si me rendi mal pour bien , et appela contre
moy. A nostre saint roy fist entendant > que il estpit en sa
garde. Je requis au roy que il feist savoir la vérité, «e la garde
estoit seue ou moy ^ : « Sire , fist Tabbé . ce ne ferez-^vous jà,
se Dieu plet;; mez nous tenez en plet ordené entre nous et le
seigneur de Joinville; que nous amons mieux avoir nostre
aU)aîe en vostre garde^ que nous à oeli qui Téritage est **. » Lors
me dit le roy : « Dient-il voir, que la garde de Tabbaïe est
moye ?» — « Certes, sire, fiz-je, non est, ains est moye. » Lors
dit le roy : « Il peut bien estre que Téritage est vostre; mez ***
^ la garde de vostre abbaïe n'avés-vous riens; ains couvient,
se vous voulés et selonc ce que vous dites et selonc ce que le
séneschal dit, qu'elle demeure ou à moy ou à li. Ne je ne
lèrai jà pour choses que vous en dites, que je n'en face savoir la
vérité; car se je le metoie en plet ordené, je mesprenroie
vers li 4 [ qui ] est mon home^ se je li metoie son droit en plet,
douquel droit il me offre à fère savoir la vérité clèrem^t. » 11
fist savoir la vérité; et la vérité seue, il me délivra la garde
de Tab^aïe et me bailla ses lettres****.
■ Oz : eus. — ^ Fit eotendre. — i tort. Le mot qai suit eatre oroebets
3 Sieone oa mienne. — < Je lui ferais I manque dant le manaierit 2016.
* Et ces choses vow desclaray-je /àj[fin quejvous voyez tout der
comme f manuscrit * e Lacqoes. ^-^ — .— ^
**
Le manuscrit de Lucques offre cette variante : que nul ne peult pas
uvoiv nostre abbaye en garde^ que vous, à qui est Vhéritage,
« Dans la iecon que nous avons tirée du manuscrit 2016, disent les cont^
noateurs de D. Bouquet, que non a celi serait un peu moins obscur que nous
à qui. >
*** C'est sans doute à l'abbé que ceci s'adresse.
**** « Ce fut en vaip que le comte de Champagne voulutre vendiquer le ju-
gement de cette affaire par des lettres qui se conservent manuscrites dans les
archives du château de Joinville, et qui sont conçues en ces termes : « K
DE SAINT LOUIS. 215
* Il avifit que le saint roy pourchassa tant , que le roy d'An-
gleterre^ sa femme et ses enfans, vindrent en France** pour
traitier de la pez de li et d'eulz. De ladite pez furent moult
contraire ceolx de son consdl, et li disotent ainsi : « Sire , nous
nous merveillons moult que vostre volenté est tele , que vous
Toulés donner au roy d' Angleterre si grant partie de vostre terre
que vous et vostre devuicier avez conquise sus li et par leur mef^
fait Dont il nous semble que se vous entendez que Vous n'i aies
droit, que vous ne fêtez pas bon rendage au roy d'Angleterre,
se vous ne li rendez toute la conqueste que vous et vostre de«
vancier avez faite; et se vous entendez que vous y aies droit,
il nous semble que vous perdez quantque vous li rendez. » A
ce respondi le saint roy en tele manière : « Seigneurs-, je sui
c son très-chier seignor et très-cMer père Lois , par la grâce de Deo roi^
• de Franoe, Tlûbaut par celle même ^aœ, rois de Navarre, de Cham-
« paigne et de Brie cuenz palatins , salut, à lui appareillez à faire toute sa
« Yolenté. Sire , nous vous fesons savoir que notre araé et féal séuéctiaux
c de Champaigne nous a montré que li abbé et 11 convent de Salnt-Drbain
« l'ont fait ajorner le lundi après les witiennes de Pentecôte par devant
« vous ; et por ce , sire , que ledis sénéchaux tient la garde de laditte
c abbaye et de la ville de Saint-Urbain et de la terre que li abbé et li con*
ff vent dessus dits ont de la châtellenie de Joinville et de no% nos vos re-
• qnérons que nnl plait ne teigne de choee qui teigne k nos, comme nous
« soyens appareillez de faire droit à l'abbé et convent dessus dits doudit
c sénéchaux et tous autres qui se plaindront de li. Donné à Fossez l'an de
c grâce M. ce. LiYi. le vendredi après la Pentecôte. > Louis IX, sans
avoir égard à cette requête, Jugea Vaffaire en faveur du sire de Joinville. »
{Recueil des historiens des Gaules, etc., tom. XX, pag. 29 , not. 12. )
* Le récit de Joinville se reprend ici dans les éditions de Cl. Ménard et
de du Gange, même aussi dans celle de Pierre de Rieax , laquelle toutefois
diffère des deux antres par l'ordre comme par la rédaction de presque
tous les derniers articles du livre.
** On trouve une longue relation de ce voyage du roi d'Angleterre,
Henri III, dans r^ûtona tnajor de Matthieu Paris, sous l'année 1254,
édit. de Londres, hoclxixiv, pag. 772-77 A, Louis IX alla au-devant du
prince anglais jusqu'à Chartres; et dès qu'ils se virent, les deux souverains
se prédpitèrent dans les bras l'un de l'autre. A Paris, il se donna, à l'occa-
sion de cette visite , un fesUn si brillant que l'écrivain déclare que jamais
dans les temps passés, d'Assuénis, d'Arthur ni de Charlefnagne, il n'y en
216 HISTOIRE*
certain que * les deTan<»ers au roy d'Angleterre ont perdu tout
par droit la conqueste que je tieing ; et ia terre que je H donne,
ne li donné-je pas pour chose que je soie tenu à li ne à ses
hoirs, mes pour mettre amour entre mes enfans et les siens,
qui sont cousins germains. Et me semble que ce que je li
donne emploié-je bien^ pour ce que il n*estoit pas mon home, si
en entre en mon houmage. » Se ' fu Tomme du monde qui plus
se traveilla de paiz entre ses sousgis ', et es^écialement entre
les riches homes voisins et les princes du royaume , si comme
entre le conte de Chalon, oncle au seigneur de Joinville, et
son fil le conte de Bourgoingne , qui avoit grant guerre quant
nous revenimes d'outre-mer. Et pour la pez du père et du fil,
il envola de son conseil ^ en Bourgoingne et à ses despeos; et
par son pourchas^ fu fête la pez du père et du fil.
'Puis ot grant guerre ^tre le secont roy Tibaut de Gham-
pàigne et le conte Jehan de Chalon , et le conte de Bourgoin-
gne son filz, pour Tabbaie de Lizeu** ; pour laquelle guerre
appaisier monseigneur le roy y envoia monseigneur Gervaise
Descrangnes **'^, qui lors estoit mestre queu de France, et par
son pourchas il les apaisa.
Après c^te guerre que le roy appaisa, revint autre une grant
guerre entre le conte Thybaut de Bar ^ le conte Henri de Lu-
cembourc, qui avdit sa sereur ^ à femme ; et avint ainsi, que il se
combatirent Tun à l'autre desouz Priney ^ , et prist le conte
Thybaut de Bar et 7 le conte Henri de Lucembourc, et prist
« Ce. — * Sousgi» : Sujets. —
^ Qaélqaes-uns de ses eonseiHers* —
* Par ses soins. — ^Sereur: sœnr. —
* Pigney on Piney en Champagne. —^
' La coBJonetioii tttéXk supprimer Ici.
avait eu nn pareil. Au nombre des «onyiyes fignraieDt douze éréqnes,
vingt-cinq ducs et barons, dix-huit comtesses, dont deax étaient sœnrs de
reines , etc. Le roi de France tenait te milieu de la table, ayant à as droite
te roi d'Angleterre, à sa gaudie Ttiibault, roi de Navarre.
* Les deux mots certain qw sont omis dans le manuseritaolS; mais ils
sont nécessaires^ et le manuscrit de Lncqaes nons les fournit.
** Lesueil, manuscrit de Luoqnes. U s'agit ici de Luxeu , ou Loxeuil,
.en Franche-Comté.
A** Gervaise des Craignes, manuscrit de Lucques.
DE SAINT L0UI8. 217
le chastel de liney qui estoit au contede Lucemboure de par sa
femme. Pour celle guerre appaisier, envoîa le roy monseigneur
Peron le clifflub^rlain, Tomme du mmàe que il créoit plus,
et aus despens le roy ; et tant fist le roy que il furent apai-
sié*.
De ces gens estranges que le roy avoit apaisié, lidisoient au-
cuns de son conseil que il ne fesoit pas bien , quant il ne les
lessoit guerroier ; car se il les lessast bien apovrir, il ne li cour-
roient pas sus sitost, comme se il estoient bien riche. Et à ce
respondoit le roy , et disoit que il ne disoient pas bien. « Car
se les princes voisins véoient que je les lessasse guerroier, il
se pourroient aviser entre eulz, et dire : « Le roy par son malice
« nous lesse guerroier. » Si en avenroit ainsi que par la hainne
que il auroient à moy, il me venroient courre sus, dont je pour-
roie bien perdre en la hainne de Dieu que je conquerroie ** ,
qui dit : « Benoit soient tuit li apaiseur. » Dont il avint ainsi,
que les Bourgoignons et les Looreins que il avoit apaisiés,
l'amoient tant et obéissoieut, que je les vi venir plaidier par
devant le roy des descors* que il avoient entre eulz, à la court
le roy, à Rains, à Paris et à Orliens***.
Le roy ama tant Dieu et sa douce mère, que touz ceulz que
il pooit atteindre qui disoient de Dieu ne de sa mère chose
d^oneste ne vilein serement, que il les fesoit punir grief-
* Deteors : discordes.
* Dans cet arttcle, le manuscrit de Lncqnes présente plusieurs varian-
•tes :... . se combattirent r«ii à Vautre de leur autorité.,, print te chastel
de Lixey.,, qu''il croyoitplus, et tant ae travailla le roy que la paix
vint entre eulx.
** Dont je y pourrais bien perdre, sans la haine de Dieu que je con-
querroisy manuscrit de Lucques.
***Ant. P. de Rieux ajoute ici un chapitre numéroté xc et intitulé :
Comme Charles duc d^ Anjou , et frère du roy, par le moyen des papes
Urbain et Clément, fut roy de Sicile, et comme Maufroy fut tué en une
baiaUle. U n'y a rien qui corresponde à ce chapitre dans les deux manus-
crits, ni dans les éditions de 1647 et IG68.
HIST. DE ST LOUIS. 19
218 HISTOIRE
ment : dont je vi que il fist mettre un orfèvre en l'eschielc* à
Cézaire s en braie et en chemise, les boiaus et la fressure d'un
porc entour le col, et si grant foison que elles li avénoient jois-
ques au nez. Je oy dire que puis que je reving d'outre-mer,
que il en fist euire le nez et le baleure *** à un bourjois de
Paris ; mes je ne le vi pas. Et dist le saint roy : « Je yonrroie
estre seigné^ d'un fer chaut, par tel convenant < que touz vi-
leins sèremens feussent ostez de son^ royaume, w"?^
Je fu bien vint-deux ans en sa compagnie ***, que onques
Dieu ne li oy jurer, ne sa mère, ne ses sains ; et quant il vou-
loit aucune chose affermer, il disoit : « Vraiement il fu ainsi, »
ou « vraiment il yert ainsi. »
Onques ne li oy nommer le dyable , se ce ne fii en aucun
livre là où il affèroit à nommer, ou en la vie des sains de quoy
le livre parloit. Et c'est grant honte au royaume de France, et
au roy quant il le seuffre, que à peinne peut l'en parler que en
ne die : « Que dyable y ait part ! » Et c'est grant faute de lan-
guage, quant l'en approprie au dyable Tomme ou la fenù&e qui
est donné à Dieu dès que il fubaptiziés. En l'ostd de Jœaville,
qui dit tel parole, il doit la bufe ou la paumeUe^, et y est ce
mauvez language presque tout abattu.
'^' Il me demanda se je le lavoie les pies aus povres le jeudy
absolu?; et je li respondi que nanin , que il ne mesembloit
pas bien. Et il me dit que je ne le dévoie pas avoir en despit ;
car Dieu l'avoit fait; « car moult envis ^ fériés ce que le roy
* A Cénrèé ta PaJcttine. — > Brû-
ler avec an fer chaud le nez et la lèvre
inférieare. — > s$igné : signé, mar-
qué. — ^ Â conditioB. — * Liaes son
aa lien de «khi. — > Rei^it un soufflet
ou une tape. — "> Jev^dy absolu : jeudi
saint. — " Envis : à contre-cœur, In*
fHtûs,
* On faisait monter le*condamné aux plus hauts degrés d*iine échelle ,
poar l'exposer aax regards du peuple.
** Le pape Clément IV, comme le font observer les.contmuateurs de
D. Bouquet , eut la sagesse de désapprouver cette rigueur barbare. Par une
bulle qui se conserve an Trésor des chartes , il exhorte saint Louis à punir
les blasphémateurs , mais sans mutilation et sans peine de mort
*** Le manuscrit de Lucques donne trente^deux , chiffre qui uè répond
j»a8 au nombre d'années écoulées de 4248 à 4270.
/ • /
\
;
i i / / //
DE SAINT LOUIS, 2t9
d'Angleterre fet, qui lave les piez aus mézeaus * et bèze ^ »
Avant que il se couchast en son lit, il lEésoit venir ses eofans
devant li, et leur recordoit les fez ' des bons roys et des [bons **]
empereurs y et leur disoit que à tiex^ gens devoient-il prenre
exemple; et leur recordoit aussi les fez des mauvez riches
hoounes, qui, par luxure et par leur rapines et par leur ava-
rice, avoient perdu leur royaumes. « Et ces choses , fesoit-il ,
vous ran)entoif-je4, pour ce que vous vous en gardez, par quoy
Dieu ne se courousse à vous ^. » Leur heures de Nostre-Dame
leur fesoit apprenre, et leur fesoit dire leur heures du jour **^,
pour eulz acoustumer à oyr leur heures quant il tenroient
leur terres.
Le roy fu si large aumosnier^ que partout là où il aloit en
son royaume, il fesoit donner aus povresesglises, à maladeries^,
à mesons-Dieu, à hospitaulz, et à povresgentilzhommes et gen-
tilzfemmes. Touz les jours il donnoit à mangera grant foison
de povres, sanz ceulz qui mangoient en sa chambre ; et main-
tes foiz vi que il leur tailloit leur pain et leur donnoit à
boivre.
De sontens furent édefiées pluseurs abbaïes; c'est à savoir,
Royaumont,rabbaïede Saint-Antoinne delez Paris, Tabbaïe du
Liz, l'abbaïe de Mal-Bisson?^ et pluseurs autres religions* de
preescheurs et de cordeliers. Il fist la mèson-Dieu de Pon-
toise, la mèson4)ieu de Brînon^*^*, la mèson des aveugles
> Mézwus .'lépreux.-— ' RaeoDtait 1 ^ McUaderie* : léproseries. — '' Mau-
les faits. — ^Sur de telles. •— ^ AaivMn- | buisson, — ^ Religions : maisons reli-
ft)</y«;rappelé-je. — ' Contre vous.— I gieoses.
* Le sens de lâ^pBR^ parait être : c Feriez -vous donc avec répu-
gnance^ ce que fait le roi d'Angleterre, qui, > etc. Voyez ci -dessus,
pag. 12.
** Manuscrit de Lucques.
*** Ei les leur faisoU dire devant luy Us heures du jour, manuscrit
de Lucques.
***• De Femon, même manuscrit.
N(.
320 HfSTOIRE
de Pai'is , l'abbaîe des cordelières de Saint-Gloa , que sa seur
madame Isabiau fonda par son otroî '.
Quant aucuns bénéfices de sainte Esglise eschéoit au roy *,
avant que il le donnast il se eonseilloit à bones persones de'
religion et d'autres, ava^t que il le donnât ; et quant il s'estoit
conseillé, il leur donnoit les bénéfices de ssdnte Esglise en bonc
foy, loialment et selonc Dieu. Ne il ne vouloit nulz bénéfices
, donner à nulz clers ^ se Jljie renonçoit aux autres bénéfices
des esglises que il avoit. En toutes les villes de son roiamne là
où il n*avoit onques esté, il aloit aus preescheurs et aus cor-
deliers, jse il en y avoit nulz, pour requérir leur oroisons.
y 7 /tlomment le vey cor^iga ses bailUz, ses prévos, ses maieurs'; et
/ comment il establi nouviaus establissemens; et comment Ëstienne
I Boisliaue fu son prévost de Paris *",
Après ce que le roy Loys fu revenu d'outre-mer en France,
il se contint si doucement ^^^ envers Nostre-Seigneur, et si droi-
turièrement envers ses subjez, si regarda etapensa que moult
estait belle chose d'amender le royaume de France. Premiè-
ment establi un général establissement sur les subjez par tout
le royaume de France en la manière qui s'ensuit : « Nou5
; Looys, par la grâce de Dieu roy de France , establissons **** ,
* Otroi : permiuion — ^ Muieur* : maires. ^
* Advenoient à la donation du roy, manascrit de Lucques.
** Cette rubrique est la seule qui se rencontre dans le manuscrit 2016
et dans celai de Lacques ; mais elle y fait parUe du texte ; elle forme un
alinéa écrit des mêmes caractères » disposé de la même manière que les
autres. Les éditions de Ménard et de du Gange en ont changé la rédaction :
Cy après verrez comment , etc.
*** Si dévotement t manuscrit de Lucques.
**** « QQiie ordonnance, dit du Gange, fut expédiée à Paris, l'an 1236,
et se trouve en quelqqes registres de la Gliambre des comptes, plus étendue
qu'elle n'est ici. »
Elle n'a été insérée, telle que JoinviUe la rapporte, ajoutent les conti-
nuateurs de D. Bouquet , ni dans la grande collection des Ordonnances ,
ni dans le Recueil général des anciennes lois françaises ; mais les dispositions
///,. •' 'A
/
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/
y
DE S4mT LOUIS. 221
que touz nos baillifz, vieontes, prévoz, maïros et tôuz autres,
en quelque afère que ce soit, ne que il soient*, face sere-
mentque tant comme il soient en offices ou en bailliez, il feront
droit à chascun sanz excepcion de persones , aussi aus povres
comme aus riches, et à Testrange conune au privé, et garderont
les us et les coustumes qui sont bones et esprouvées. £t se il
avient chose que les baiiliz ou les vicontes ou autres, si commo
serjant ou forestiers, facent contre leur seremens et il en soient
attains, nous voulons que il en soient puniz en leur biens et en
leur persones, se le inesfait le requiert ; et seront les baillifz*
puniz par nous, et les autres par les baillifz. Derechief ; les
autres prévoz**, les baillifs et les serjans jureront que il garderont
loialment nos rentes et nos droiz, ne ne soufferront nos droiz
que il [soient] soustrait ne osté, ne amenuisié*** ; et avec ce il
jureront que il ne prenront , ne ne recevront par eulz ne par
autres, ne or, ne argent, ne bénéfices par de costé % ne autres
' Indirectement. *
qu*elle oonlient se retrouvent plus ou moi^ conipléteaieDt en deux, ordon-
nances datées du mois de décembre I2S4 et de l'année 2256. Yoyei la Col-
lection des Ordonnances, in-fol., tom. I, pag. 65-81 ; le Recueil des an-
ciennes lois françaises, tom. I, pag. 264-277. L'ordonnance de 1254 est eti
trente-neaf artides, et celle de 1659 en vingt-six; elles sont d'ailleurs le
plus souvent conformes Tune à l'autre. JoinviUe en donne une sorte de
traduction libre. Cet édit est rapporté aussi, sauf des variantes, par Guii-
lanme de Nangis ; et Ton en rencontre pareillement le texte, soit latin , soit
français , en divers recueils manuscrits on imprimés.
La Bastie a inséré la copie de l'un des plus anciens textes français, d'a-
près le manuscrit du roi 9646, dans le tome XV des Mémoires de 1* Acadé-
mie des inscriptions et belles- lettres, .pag. 726-736.
* En quelque (tfftce qu'ilz soient manuscrit de Locques.
** On lit privez dans le manuscrit 2016 : c'est sans doute une faute du
copiste.
Les édiUons de 1617 et 1668 i^ontent : auâiteun des comptes et autres
officiers entremetteurs de nos finances. Les continuitears de D; Bouquet
font Judicieusement observer qu'il n'y avait point ûl auditeur des comptes
sous Louis IX : ils ont été créés en 1520, par un édit de François !•'.
**'* Qu'ils soient fortraictz, ne diminuez, mamucritde Lucqses. -^
Le mot soient est omis dans le mamucrit 201&
19.
213 . HISTOIBE
choses, se ce n*est fruit ou pain, ou vin, ou autre présent, jeos*
ques à la somme de dix soûls*, et que ladite somme ne soit pas
seunnontée* . Et avec ce il jureront que il ne feront, ne ne pren-
ront** nul don, quel que il soit, à leur femmes , ne à leur
enfans, ne à leur frères , ne à leur seurs , ne à autre persone,
tant soit privée d'eulz ' ; et sitost comme il sauront que tiex
dons serons reœus , il les feront rendre au plustost que il
pourront. Et avec ce il jureront que il ne retenront don nul,
quel que il soit, de home qui soit de leur baillie ***. Deréchief,
il jureront que il ne donront ne n*envoieront nul don à home
qui soit de nostre conseil, ne aus femmes, ne aus enfans, ne à
ame qui leur apartieingne , ne à oeulz qui leurs contes reten-
ront **** de par nous, ne à nulz enquesteurs que nous envoions
en leur baillies ne en leur prévosiés, pour leur fez enquerre. Et
avec ce il jureront que il ne partiront ^ à rente nulle de nos
^rentes ou de nostre m^Muioie *''***, ne à autres choses qui nous
appartieîngnent. Et jureront et promettront que se il seveut
sour eulz 4 nul officiai , serjant ou prévost qnr soient des*
loiam, rapineors, usurier çu plein d*autE«8 riees , par quoy il
doivent perdre nostre service, que il ne les soustîdngnent par
don, ne par promesse^ ne par amour, ne par autres choses;
ainçois^ les puniront et jugeront en bone foy. Deredaief nos
prévos, nos vîcontes, nos maires, nos foretiers, et nos autres
serjans à pié ou à cheval, jureront que il ne donront nuls dons
h leur souverains^, ne à femmes, ne à enfans ******. Et pour ce
f Seurmoniie : dèpa«aé«. -^ ^ Qnel-
qa'intime qu'elle «oit avae cas. —
' Partiront : auront part. — * Sons
enik — * jiinçêi$: mais, a« aontraire»
— 0 A lears supérlears.
* De dix Uvret, msunserit de Lncqnou
•* Qu'ils ve prendront ne feront prendre, fdein.
*«* ^>|| ne reeepveroni préeeiU â*hommê qui tait en leur bailliage ,
ne d'amtru qui emuee oyeal » ne qui plaident par devant eulz , idem.
**** Reeepvenmt, ideîa.
***** ^ fftnig nulle que on face de nos rentes, de nos bailliages, ou
de nostre monnotfe, idea.
****** j^ maniucrit de Lnciiaei ajoute i qui leur appartienne.
D£ SAINT LOUIS. 233
que iMHis voulons que ces sèremeos soient feriBement establiz,
nous voulons que il soient pris en pleinne assise, devant touz,
et ders et lais^ chevaliers et serjans, jà soit ce que il ait ' juré
devant nous ;|àce que il craignent à encourre le vice de par- ''
jure , non pas tant seuUement pour la paour de Dieu et de ' >
nous , mez pour la honte du mondef^ Nous voulons et esta- ^
Uissons que touz nos prévos et nos baiilifz se tieingaeut de
jurer parole qui tieingne au despif de Dieu, ne deNostre-Damc
et de touz sains, et se gardent de geu de dez , de taverne. Nous
voulons que la forge de deiz soit deffendue par tout nostre
royaume, et que les foies femmes^ soi^t boutées hors des
mèsons; etquiconques louera mèson à foie femme, il rendra
au prévost ou au baillif le loier de la mèson d'un an. Après ,
Qousdeffendotts que nos bailUfz outréement^ n'achatent ne ne
faoent acheter par eulz ne par autres, possessions ne terres qui
soient en leur baillies, ne en autre, tant comme il soient en
nostre servise; ne ne marient filz ** ne (ille que il aient, ne
autres personesqui leurapartieingnent, à nulle autre persone
de leur baillie , sanz nostre espécial congié ^ ; et avec ce, que il
ne les mettent en religion du leur, ne que il leur acquière bé-
néfice de sainte Esglise, ne possession nulle ; et avec ce, que il
ne preingnent oeuvre ne procuraeions en mèson de religion, ne
près d'eulz, aus despens des religîeus. Ceste defifense des ma-
riages et des possessions^cquerre , si comme nous avons dit^
< Quoiqu'il ait. •— * D9»ipM : mépris, i tréemeni : avec eiecs. i^ & Sans notre
— ' Les femmes publiques» —* Ou- \ permission spéciale.
* Le maoBScrlt 2016 porte : à ce que il doutaient encore le vice de
parjurer, non peu tant seulement pour la paour de Dieu et de nous,
me;z pour la bonté de Dieu et du monde, A l'exemple des continoateors
de D. Booqaet, nous avons préféré la leçon plus claire et plus cohérente
du manuscrit de Lucques.
** En nostre service f sans nostre congié. Et si telz achaptz se font,
nous voulions quHlz soient et demourent eu nostre main. Nous def fen-
dons à nos bailli/z que, tant comme Hz seront en nostre service, ne ma-
rient Jilz, manuficrit de Lucques.
224 « HISTOIRE
ne voQloDS-nous pas qu'elle se eseonde^.aus prévos, ne aus
mahres , ne aus autres de meneur office. Nous commandons
que baillifz , ne prévos , ne autres , ne tieingnent trop grant
plenté > de seijans ne de bediaus , pour ce que le peuple ne ^
80Î1 grevé ; et voulons que les bediaus soient sommez en pleinue
assise, ou autrement ne soient pas tenu pour bediau. Où nos
serjans soient envoies en aucun lieu loing, ou en estrange pays,
nous vouions que il soient pas creu sanz lettre de leur souve-
< rains. Nous commandons que baillif ne prévost qui soit en
nostre office , ne grève les bonnes gens de leur justice outre
droiture, ne que nulz de ceulz qui soient desous nous , soient
mis en prison pour deble que il doivent , se ce n'est pour la
nostre seulement. Nous establissons que nulz de nos baillifz
ne iiève amande pour debte que nos subjez doivent, ne pour
malefiaçon ', se ce n'est çn plein plet ^ où elle soit jugée et esti-
mée, et par conseil de bones [ gens], jà soit ce que elle est esté
jugée par devant eulz. Et se 4 il avient que cil qui sera d'aucun
blasme ne weillepas attendre** le jugement de la court qui
' Plenié : mvUitude. — * Maie/açon : méfait. —3 piet . procès. — "* Se : si.
* Qu'elles se extendent, manuscrit de Lucques.
Les lignes qu*on vient de lire correspondent aux articles U, 13, 16 de
Tordonnance de décembre 1254 , conçus en ces terme& :
« U. Protiibentes insuper senescallis ne quamdiu baillivi fuerint, sibi
vel suis domesticis aut propinquis matrlmonia copulent , tempère sue bai-
livie, sine nostro spécial! consensu, nec predictos in religionibus ponant,
aut bénéficia ecclesiastica vel possessiones eis aoquirant.
« 1S. Gista eliam vel procurationes in domibus religiosis vel circa, èum
eipensis eorum non recipiant sine nostra licenlia spécial!.
« 16. Prohibilionem verô istam quam facimus de matrimoniis non copu-
landis et possessionibus non acquirendis, non extendimus ad prepositos,
majores et alios ofticiales minores qui majorias , preposituras et alia orii-
cia tenebunt in locis mansionum suarum, dum tamen hxc faci^nt sine
nostra vel allerius lesione. »
** De bonnes gens, jaçoit ce qu'elle ait esté guignée par avant ce. Et
s*U advient que aucun en soit reprins ne veille pas actendrt , manuscrit
de Lucques.
Ces dispositiom sont énoncées comme il suit dans Tarticle as de l'or-
DE SAINT LOUIS. 225
offert li est, ainçois offre certeîime soixtme de deniers pour
l'amande, si comme Fen a eonmuinénieiit receu ; nous voulons
que la court reçoive la somme des deniers , se elle est rèso«.
nableet couvenable, ou , se ce non, nous vouions que ramende
soit jugée sdone ce que il «st dessus dit, jà soit ce que le cou-
pable se mette en la volenté de la court. Nous deffendims que
le baâlif, ou le mère, ou le prévost, ne omtreingnent pas par
menaces, ou par poour, aucune cavelladon < nos subjez à paier
amende en repost ou appert. £t establissons que dl qui ten-
dront ,les prévostez, viconte et autre baillif*, que il ne les
puissent à autrui vendre sanz nostre congé ; et se pluseurs acha-
tent ensemble les offices dessus nommez, nous vouions que Tim
des acheteurs face Toffice pour touz les autres, et use de la
franchise qui appartiemient aus chevauchées, aus tailles et aus
communes charges , si comme il est accoustumé. £t deffendons
que lesdiz offices il ne vendent à frères, à neveus et à cousins,
puis que il les auront achetés de nous ; ne que ii ne requièrent
debte que n*en leur doie par eulz, ce ' ce n'est des debtes qui
appartiennent à leur office; mez leur propre debte requiè-
' Cavelladon : chicane ; anglais , eavillaHon, — * Ce : si.
doonance : « Emendas aotem pro malefîciis seu delictis a baillivis nostris
levari nolumus, nisi in foro Judiciario pubUce de bonorum coasUio fue-
rint Judicate Tel eatimate, quanqnam aatea foeriot gagiate ( quoique '
les amendes aient été auparavant consignées ou payées, ) Si tamen iUe cui
crimen imponitur, curia sibi offerente judicium, Id nolnerit expectare,
et pecuniam certain offerat pro emeiida, et taie sit crimen de quo efficnda '
pecouiaria recipi oonsuevit , liceat curie eam recipere , si sibi competens
videatar ; alioquin émendam faciet judicari vel estimari, secundom qaod
dietom est , licet reus se velit sabjicere omnimode curie voluntati. Ga- <
veant tamen Judices et bailUvi ne minis vet terroribus vd machinaUoni- 1
Iras callidis, clam Tel palam, aliquem ad emendam orferendam induoantt
Tel sine causa rationabili accusent. »
* Le manuscrit de Lucques porte : par menaces, par pouvoir, ou par,
aucune cavilacion nos subgectz à payer amande en repost ou appert {en
secret on en public), et ne les accusent pas sans cause raisonnable. Avec
ce nous establissons que ceulx qui tiendront nos prévostés, vioontex ou
bailliages^ etc.
226 HISTOIBB
rënt par l*auctorité du baillif ; tout aussi eomme se il ne fus-
sent pas en nostre serrise/. Nous deffend(His que baillifs ne
prévoz ne travaillent' nos subjcz en causes que il ont par de-
vant eulz menées, par muement* de lieu en autre ; ains ^ oyent **
les besoignes que il ont par devant eulz , ou lieu là où il ont
esté acoustumez à oyr, si que U ne lessent pas à poursuivre
leur droit pour travail ne pour despens. Derechief, nous oom-
itiand(ms que il ne dessaisissent home de sésinne que il tieingne,
sanz congnoissance de eause, ou sanz eommandem^t espécial
de nous ; ne que il ne grèvent nostre gent de nouvelles exactions,
de tailles et de coustumes < nouvelles, ne si ne semoingnent ^ que
Vea ùice chevauchée pour avoir de leur argent , d*aler*** en
ost^ sanz cause nécessaire; et c^z qui voudront aler en ost
en propres persones, ne soient pas contraint à racheter leur
viole 7 par argent. Après, nous deffendons que bailliz ne prévos
ne facent dépendre de portw blé , ne vin, ne autres marchan-
dises hors de nostre royaume, sanz cause nécessaire; et quant
il oouvendra que deffense en soit fête , nous voulons qu'elle
soit faite communément en conseil de preudoumes, sans soue-
peçon de fraude ne de boidie*. Item , nous voulons que touz
bailliz vies 9 , vicontes , prévos et maires soient , après ce que
il seront hors de leur offices, par Tespace de quarante jours****
ou pays où il ont tenu leur offices, en leur propres persones ou
. * TnmailkiU : Iktigaeat. •— > Mue- | impôta. — *, Mi ne commandent. —
tnent : mutation , changement. — 1 ® à l'armée. — ' Foie : voyage. —
s Jin* : mais. — * Onutumes : droits, I * Ni de troraj^rle. — * Vieax, anclcoa.
.*Oq lit<luM rordomianco (fcaac«iBe) de 4254 s < Et si ne ymiloiis
que ceub qoi achèteront iceUes préroetés ou bailUe», esploiteot iean
doibtes propres; c'est assaroir oeltea qfil lear sont deues , non pa» despré-
vosMs oa antres baiUies, ou à leurs oompaignoos, de leur propre ancto»
rite, ainçois par la inain do bailly ou do plus haut juge les requièrent»
amsl eomme se U ne teooient prévostés ne baiUies. »
**nj9k ùiex dans le mannaerit 2016.
*** CariMUê vouloHttfuemMi qui doive c/uvoMchée, ne soit semoni d'al-
ier, manuscrit de Lncqqes.
**** Cinquante jours , dans l'ordonnance de 1234.
B£ SAtlii: LOUIS. 327
par procureur, pour ce que il auroient meefet contre ceulz qui
se Tourroient pleilidre d'eulz *. Par cest establisseinent amenda ' / '/ '
moult le royaume./ La prévosté de Paris ^toit lors vendue ^^ .-. >
aus btnifjôis de 1?aris, ou à aucuns; et quant il avenoit que ^/<<'
«ucuns Tavoit achetée, si soustenoient leur enfans et leur nevéus
en leur outragés; car les jourenciaus avoient fiance en leur
parens et en leur amis qui la prévosté tenoient**. Pour ceste /
chose estoit trop le menu peuple défoulé, ne ne povoient avoir
droit des riches h(«ne6 , pour les grans prés^ks et dons que il
fesoient aus prévos. Qui à ce temps disoit voir * devant le pré^
vost) ou qui vouloit son fièrement garder ^ qui ne feust par-
jure, d'aueuiœ debte ou d'aucune chose, ou feust t^u de
respondre***, le prévost en levoit amende, et estoit puni:
Par les grans injures**** et par les grans rapines qui estoient
faites en la prévosté , le menu peuple n'osoit demourer ei)
la terre le roy 3, ains âloient demourer en autres prévostés
et en autres seigneuries. Et estoit la terre le roy si vague, que
quant il tenoit ses plez *****, il n'i venoit paspkis dç dix pei^onœs
ou de douze. Avec ce il avoit tant de maulfeteurs et de larrons
à Paris et en dehors , que tout le pais en estoit plein. Le roy,
qui metoit grant diligence comment le menu peuple feust gardé,
sot toute la vérité. Si ne voult plus que la prévosté de Paris
feust voidue ; ains donna gages bons et grans à ceulz qui dèii
or en avant la garderoient. £t toutes les mauvèses coustumes
dont le peuple pooit estre grevé, il abatit ; et fist enquerre par
tout le royaume et par tout le pays, où Ten [pourroit trouver
* Amenda : gagna. — ' VtAr : vrai. — ' Da roi.
* 4^ guHlz pûisaent respondre aux nauvtaulx bailliz de ce qu*Uz au-
roni me/fait, manuscrit de LuG(pie«.
** Cest dans le même manuscrit que nous prenons les mots, qui la pre?
voêté tenoient , au lieu de qui les ieu0ietU, du manuscrit 2016.
*** Dont il feust tenu de respondre , mannscril de Lacques.
**** On lit par les grans jures dans le manuscrit 2<H6 ; injures nous est
fourni par celui de Lucques.
***** Qffg quant le prévosi tenoit ses plaids» même manuscrit.
338 HIST0UB
homme qui *] fetst b<»ie justbe et roide, et aespargnast
plus le riche home que le povre. Si li fu enditié ^ Estiennc
BoiUaue** , lequel. maÎDtmt et garda si la ptévosté, que nul
t Endiiié : indique» i»digitatu$,
* Ce qui se trouve ici «nlre crochets est empnvité au manuscrit de
Luoqiies.
** A ce nom les continuateurs de D. Bouquet écrivent en note : « Etienne
Boylesre, Boilyaue ou Boileaue, est appelé dans un compte de 1266 , Ste*
phanu$ Bibens ûquam. Il avait épousé Harguerite de laGuesle en 1225, et
l*OR peut en conclure qu'il était né vers 1200. Il fit, en 1228, un partage
. noble avec ses frères Geoffroy et Robert. La qualité de chevalier lui est
attribuée dans le contrat de mariage de' son fils Foulques, vers le milieu
du XIII* sièele* Ces documents autorisent à le dédarer de race nc^le. De-
puis son temps jusqu'au n6tre, on trouve des BoisleaveouBoUeau, d'abord
en Anjou , puis à Paris, en Touraine, eu Bretagne , en Angleterre. Appar-
tiennent-ils tous à une même famille d'origine angevine ? on l'a supposé
ainsi dais plusieurs notices biographiques. Selon ce système, Nicolas Boi-
leau Despréaux serait un descendant du prévôt de Paris, contemporain de
saint Louis. Cependant on ne peut guère prendre pour un petit-fils 'ou
anière-petit-fils de ce prévôt , le Jean Boileau anobli par Charles V, en
1371 ; car U n*avait pas besoin de lettres d'anoblissement s'il était Issu d'un
chevalier de si haut parage s or c'est de ce Jean Boileau qu'un arrêt du
10 avril 1699 fait descendre Despréaux et ses frères. Ajoutons que , selon
toute apparence, cet arrêta été rendu sur un très-faux exposé : des notes
de Charles- René â*Hozier et de Clairambanlt , qui se conservent manus-
crites à la Bibliothèque du Roi , ne laissent sur ce point presque aucun
doute.
« Estienne Boilesve accompagna saint Louis à la croisade de 1248, y
partagea la captivité de ce prince en 12S0, et ne recouvra sa liberté qiie
moyennant une rançon personnelle de mille livres d'or, nouvel indice de
sa haute condition. De retour en France, il fut tait prévôt de Paris en
1234 ou plus probablement en 1258. On rapporte qu'il fit pendre un
sien filleul, parce qu'on disait qu'il ne se pooit tenir de rober ( dérober ) ;
item un sien compère qui avoit nié ( un dépôt). Le roi aUoit souvent se
'seoir auprès de lui, afin d'encourager tous les juges k imiter la rigoureuse
équité de ce ma^trat. Le premier des registres Olim indique les en-
quêtes faites par Estienne Boilesve aux parlements de la Chandeleur 1265,
de la Pentecôte 1264 et 1265, de la Chandeleur 126Z : ces dates doivent
servir à rectifier celles de 1216 et 1260, qu'on a quelquefois données pour
la première et la dernière de sa magistrature. Il étaR remplacé, en 1270 ,
par Renaud Barbou ou Bourbout, et l'on en peut conclure qu'il est mort
en 1269. On a de faii un recueil connu sous les noms de Livre des métiers^
DE SMRT LOUIS. 229
inalÊuteur, ne liane ' , ne mortrier n'œa demeurer à Paris ,
qai tantost ne feust pendu ou destmit; ne parent^ ne li-
gnage^ ne or, ne argent ne le pot garantir. La teire le roy
oommença à amender, le peuple y vint pour le bon droit que
en y fesoit. Si moultq[>lia tant et amenda , que les ventes , les
saisinnes , les aehas et ks antres choses valoient à double ,
que quant li roys y prenoit devant*. « En toutes oes choses
que nous avons ordenées pour le proufit de nos subj^ et de
nostre royaume, noâs retenons à nous** pooir> d'esdardr,
' Ni larron. — * Pooir : poaToir.
Livre de Vétablistemeni des métiers , Premier registre des métiert ou
Livre blanc. Ce recueU n*a jamais été iiii{»riiné en entier; mais il en
existait nn exemplaire manuscrit dans la biblioUièqiie de la Sorbonne, un an
Châtelet» un entre les mains du commissaire de police Lamare, et on à la
Chambre des Comptes , qui passait pour original, et qui a péri dans Tin-
cendie de 1797. Celui de la Sorbonne, aq|o«rd*hui le plus ancien » se con-
serve h la Bibliothèque du Boi, n<» S50, et n'est point«à confondre avec la
copie très-moderne inscrite dans le même dépôt sous le n° Siippl. 2370 *'.
11 en subsiste deux à la préfecture de police, savoir, celui de commissaire
Lamare, et un antre provenant de la collection Lamoignon.^ Celui que
possèdent les Archives du royaume CJ. 97 ) est, quant au corps du volume,
Tancien exemplaire du Châtelet, qui était resté entre les mains du procu-
reur général Joly de Fleury ; il contient beaucoup de pièces accessoires et
une table de comparaison de ces diverses copies. Boilesve avait iméré
Ini-mâine dans son recueil plosteors disposiUoos d'ordonnances royales.
Des articles du même genre ont été interpolés ou ajoutés en plus grand
nombre dans les manuscrits de son livre ; en sorte qu'il est devenu assez
difficile de distinguer le texte primitif, depuis la perte de rexemplaire de
la Chambre des Comptes. »
* On lit au manuscrit os Luccfues : et les autres levées valloient à
double autant que le roy y prenoit par avant.
** Le manuscrit 201 6 porte : à nostre roy aume^ nous recevons à nostre ma-
'festé, mots anqnels nous avons substitué ceux qui se Usent dans te manuscrit
de Lucques : et de nostre royaume^ nous retenons à nous. Cette leçon est
plus conforme au dernier article de Tordonnance (française) de 1254, ainsi
conçu t « Toutes les choses devant dites et chacune d'iceiles , lesciuf^Ues
Nous à présent , pour le repos de nos sujets, avons ordenées. Nous von-
.Ions que nit destroitement gardées de nos baillis et subgés; retenue à
nous la plénité de la royal puissance de y déclarer, muer ou corriger,
adjouster on ; amenuiser. ». Dans, le texte latin : retenla npbis plenitu-
aine régie potestatis declarandi, etc.
20
230 H1ST0IBE
d*ameiider, d'ajouster et d'amenuisier^ selonc ce que nous aurons /
conseil* »'Pâr cest estabiisseaient amenda moult le royaume
de France, si comme pluseurs sages et anciens tesmoignent.
Dès le tctts de s'en&nce, fa le roy i^ifeeus* des povres et
des souffiraiteus ; et acoustuoié «stoit, que le roy piartout où
il aloit, que six vint povres dissent tout adès * repeu en sa
nièsoa, de pam, de vin, de char ou de poisson^ chascun jour.
En quaresme et es aurens ^ croissoit le nombre des povres ; et
pluseuTs fofz «vmt que le roy les servoit et leur metok la
viaAde devant eulz, et leiur trenchoit la viande devant eulz, et
leur donnoit au départir 4, de sa propre main , des deniers.
Meismement aus hautes vegiles des festes soUempnielx ^, il ser-
voit ces povres de toutes ces choses desusdites, avant que il
mangast ne ne beust. Avec toutes ces choses avoit-il chascun
jour au disœr et au souper près de li , andejis hpmes et dé-
brisiés ^, etJeur«fesoît donner tel viande ? comme il mangoit;
et quant il avoient mangé, il emportoient certeinne somme
d'argent. Par desus toutes ces choses ^ le roy donnoit chascun
jour si grand et si larges aumônes aus povres de religion , aus
povres hospitaus, àus povres malades, et aus autres povres col-
lèges, et aus povres gentilzhomes et famés et damoiselles, à
femmes décbenes , à povres femmes veuves et à celles qui gi-
soient d'enfant* , et à povres * qui par vieillesce ou par ma-
ladie ne pooien]; labourer 9 ne maintenir leur mesUer, que à
peinne porroit l'en raconter le nombre ; dont nous poon bien
dire que il fu plus bienaeureus que Titus l'empereur de Rome,
dont les anciennes escriptures racontent que trop se dolut'<> et
fil deseonforté d'un jour que il n'avok donné nul bénéfice. Dè^
* Piteus : compatissant. — ^ Tout
adès i toujours. — 3 Et pendant l'a-
vent. — * Départir : départ. — » 5W-
lemfniex : soleanellcs. — ^ DébrisUs :
estropiés. — ' Fiande : noarrifurc,
— " Qnl étaient en couche. — * Lahov^
ttr : fAvalUer. — ** Je dolut : ae
]4aigntt*
* Le manascrit de Lacques ajonte mènestrierg, qui doit être traduil,
ce me semiric, par ouvriers, en ancien provençal et en catalan men^x^ra/»»
menestayrals , en espagnol menestrales , et tninistêlli dans la basse la-
tinité. , I
PE SAINT LOUIS. 231
ie commanciemait que il vint à 9011 royaume tenir et U se sot
apareevoir s il eommença à édefier moustiers et i^useurs mè-
SQQS de ï'eljgion; entre lesquiex Tabbaye âe Royauoiont''
porte rooneur et la hautesee. 11 fist édefier pliiseufs mèsons-
Dteu, la iiièson*Dieu de Pwis, edle de Pontoiset cdle de Com-
pîeiiigiie et de Yamcm, et leur domia grans rentes. 11 fonda
Tabbaye de Saint^Mathe de Aoau', où il mist femmes de
Tordre des Frères preesebeura, et fonda oeUe de Ixme-ehanip,
où il nist femmes dé Tordre des Fl'ères meneurs, et leur donna
grans rentes. £t otroia à sa mère èi fonder l'abbaîe du liz
ddez Melun*sur-Sdnne, et celle delezPontoise, que Ten nomme
MuUBUson. £t fist fère k mèson des Aveugles delez Paris, pour
mettre les ayeugles de la cité de Paris ; il leur ôst fère une
chapdle pour oyr leur servise Dieu. £t fist fère le bcm roy la
mèson des Cbartriei^ ^ au dehors de Paris , et assigna rentes
suffisantes aux moines qui illeo ^ estoient, qui servoient Nostre-
Seigneur. Assés tôt après il fist fère une autre mèson au dehors
Paris, ou chemin de Saint-Denis **, que fu appelée la mèson
ausFUles DieUf et fist mettre grant multitude de femmes en
Tostel ^, qui par povreté estoient mises en péehié de luxure , et
leur donna quatre cens livrées de rente pour elles soustenir
***
• Et qu'il sut »c connaitre. — * De 1 Mers : Chartreux. -^ < lUee ; là. —
Saint-Matthieu de Rouen. — ^ Char- \ ^ Ostel : logiSy maison.
" Monastère de rordre de Ctteaux, dans le diocèse de Beauvais, fondé en
1228.
Ce qui oonGerne cette abbaye et les autres étabUssements reHgieiix qui
vont être indiqués , manque dans les éditions antérieures à 47S1 » éditions
qui ne recommenceront à correspondre aux manuscrits qu'à l'alinéa :
/■iprès ces ehmes âe$U8 âiUê,,..
** Les mots, et mtHgna rentes,.* de Sait^Denis, sont omis dans le
manuscrit 2016 ; en sorte qu'on y lit t la mèson aux Chartriers au dehors
de Paris, quefu appelée la meson aux Filles Dieu, Le roamiscrit de Luc-
ques nous a fourni, comme aux continuateurs de S. Bouquet , le mdyen
de réparer une si grave et si visible omission.
""* Et leur donna trois cens Hvres de renie pour êtes abstenir, manu»*
ait de Lucques. — Les continuateurs de ÎK Bouquet font observer
'abstenir pourrait bien ôtre là véritable leçon.
232
HISTOIBE
Et fist CD pluseurs liex de son royaume mèsons de bé^ioes,
et leur donna rentes pour elles vivre, et commanda Ten que eci
y receust celles qui vounroient fère ccmtenance' à vivre dias-
tement. Aucun de ses famiiés groussoient ' de ce que il fesoît
si larges aumosnes et que il y despendoit ^ moult ; et il disoit :
« Je aimme miéx que l'outrage ^ de grans despens que je faiz,
soit fait en aumosnes pour Tamour de Dieu, que en boban ^ ne
en vainne gloire * de ce monde. Jà pour les grans despens que
le roy fesoit en aumosne , ne laissoit-il pas à fère grans.despens
en son hostel, chascun jour. Largement et libéralement se eon-
tenoit le roy aus paorlemenset ans assemblées des barons et des
chevaliers, et fesoit servir si courtoisement à sa court, et large-
ment et habandonnéement^^ et plus que il n'i avoit eu lonc
temps passé à la court de ses devanciers. Le roy amoit toutes
gens qui se metoi^t à Dieu servir et qui portoient habit dé
religion ; ne nulz ne venoit à li qui fiullîst à avoir chevance de
vivre **. Il pourveut les frères du Carme 7 et leur acheta une
I Vœa de continence, — ' Grous-
soient : grondaient. Le manuscrit de
Lacques porte : Ânewu de ses famU-
tiers grumettèreni, — ^ Despendoit :
dépendait. — ,* Outrage : excès. —
& Soban : laxe.— * Hàbandonnéement :
i l'abandon. — ' On Mont-Carmel ,
les carmes.
* Les Espagnols, qui ont la même expression, t'écrivent en un seul
mot, vanagloria.
** Je crois qu'il faut rendre ce dernier membre de phrase par ni nul ne
venait à lui qui manquât d*obtenin abondance de nourriture, contraire-
ment à l'interprétation des continuateurs de D. Bouquet, qui, après avoir
rapporté la viirianle présentée par le manuscrit de Luoques ( quiJalUt à
son bienfait \ ajoutent : qui échappât à ae» bienfaits, et qui manquât
d'obtenir de quoi vivre. A coup sûr, saint Louis eût voulu donner de
quoi vivre seulement à tous les religieux qui se seraient présentés à lui ,
que les finances de la France n'y auraient pu suffire; mais sans doute
sa générosité n'allait pas Jusque-là, et le pieux monarque se bornait à faire
donner aux gens d'église qui l'abordaient , la nourriture et te couvert
pendant le temps de leur vi^te. Ainsi faisait, pour tous les étrangers, un
riche baron anglais de l'époque, auquel son biographe décerne de grands
éloges pour cette large hospitalité : « Cesti Fouke, dit-il, fust bon viandour
e large; et fesoit turner le real chemyn par mi sa sale à soun .maner
( manoir ) de Àllcston, pur ce que nul ostraunge y dut passer s'il n'avoit
DE SâlIlT LOUIS. 239
placie iur Seioiie devers Charenton, et fist fèce une leur mèsoD,
et leur acheta vestemens, calices et tiex' choses comme il
apartieat à fère le service Nostre-Seigneur. Et après il pour-
vent les trères de Saint-Augustin, et leur acheta la granche * à
un bourjois de Paris et toutes les appartenances, et leur fist *
fère un moustier dehors là porte de Monmartre. Les frères
des saz ** il les pourveut, et leur donna place sur Seinne par
devers Saint-Germein-des-Prez, où il se herbergèrent ; mez il
n*î demourèrent guères, car il ùxtmt ahatus assez tost. Apres
ce que les frères de Saz furent herhergiés , revint un autre
mamère de frères que l'en appelé Fordre de Blan8'ManHam**%
et réquistrent au roy que il leur aidast que il poussent demourer
à Paris. Le roy leur acheta un mèson et vieilz places entour
pour eulz herberger, delez la viex porte du Temple à Paris ,
assés près des Tissarans ^. Icedz Blans frirent abatus au con-
cile de Lyon, que Grégoire le dixiesme tint.* Après revint une
autre numière de frères, quisefesoientappelery9^re« deSainte-
< Tiex : telles. — ' Granehê : graa* 1 la rae de la Tixeranderie.
g«. — ' Des Tisserands, e'est-à>dijre de I
viannde ou berbergage oa aatre honoar ou bien du snen ( sien }. • ( His-
toire de Foulques Pitz-ff^arin. Paris, SUvestre, 1840, in-SS pag. 97.)
* Bi leur enftslt manuscrit de Lucques.
** Les flores du Saz ou de la Pénitence, établis par saint Louis sur
la paroisse de Saint- André des Ars , ne subsistèrent que peu de temps.
Cuillaunie de la Villeneuye les représente comme parcourant le matin
les rues de Paris en criant du pain aus sas! Voyez les Crieries de Paris,
V. 80 ( Fabliaux et contes, édlt. de Méon, tom. II, pag. 280), Us Ordres
de Paris par Rutebeuf , v. 73 et suiv. ( ibid,, pag. 295-297) , et une note
de H. Jubinal, dans les œuvres complètes de ce trouvère, publiées à Paris
en 1239, in-8», tom. P*, pag. 182, I6S.
*** Des religieux qui portaient des manteaux blancs, et qui se qualifiaient
serfs de la Vierge Marie, vinrent en 1238 de Marseille à Paris, où Louis IX
les établit dans une maison voisine de la vieille porte du Temple. Gré-
goire X ayant, an second concile de Lyon , en 1274, supprimé les ordres
mendiants, à l'exception des carmes; des franciscains, des dominicains et
des augustins, la communauté des serfs de la Vierge Marie cessa d'exister,
et fut remplacée, en 1297, par des guillemltes on guiUemins, réunis d^uis
aux bénédictins.
20.
234 HISTOIRE
Croiz, et portent la croiz derant leur (hz \ et reqilistrent au
roy que il leur aidast. Le royle fist voleirîiers, et les herberga
en une rue qui est appelée le quarrejwir du Temple, qui ore
est appelée la rue Sainte-Croix, Einsi avir oïma le bon roy de
gens de religion la ville de Paris.
Après ces choses desus dites, avint que le toy manda toaz ses
barons à Paris en un quaresme. Je me excusai ver fi powr une
quartaine> que j'avoie lors, et li priai que ii vousist ^ souffîrir*;
et il me manda que il vouloit outréement ^ que je y alasse car
il àvoit itlee bon phisicièns ^ qui bien savoieât guérir de la quar-
téinne. A Paris m'en alai. Quant je ring le soir de la vegile
Nostre-bame en mars, je ne trouvai ne roy, n'autre** qui me
sceut à dire pourquoy le roy m*avoit mandé. Or arint ainsi
comme Dieu voult , que je me dormi à matines ; et me fuavis
en dormant, que je veoie le roy devant un autel à genoillons;
et m^'estoit avis qu^ pluseurs prélas revestus le vestoient d'une
chesuble vermeille de sarge de Éeins. Je appelai après ceste
vision monseigneur Guillaume, mon prestre, qui moult estoit
sage; et li contai la vision: Et il me dit ainsi : « Sire, voua
verres que le roy se croisera demain. » Je li demandai pour-
quoy il le cuidoit; et il médit que il le cuidoit, par le songe
que j'avoie songé ; car le chasible de sarge vermeille senefknt la
croiz , laquelle fu vermeille du sanc que Dieu y espandi de sont
oosté et. de ses mains et de ses piez : « Ce que le chasuble estoit
de sarge de Reins, s^efie que la eroiserie sera de petit es^loit,
aussi comme vous verres, se Dieu vous donne vie. »
Quant je oi oye la messe à la Magdeleine à Paris , je alai en
la chapelle le roy, et trouvai le roy qui estoit monté en Teschau-
faut au reliques, et fesoit aporter la vrai croiz aval. Endementres
que le roy venoit aval, deux chevaliers qui estoient de son con-
• Sur leur poitrine. — - Çuariaine : I « Outréement ; absoloment. — & PhU
flèvre quarte. —3 f^ousist : voulût. — 1 sieiens : mééeeips; angl. fhysioians.
* A la place de 9ouJi[rir, la maaiucrit de Lucques porte laisser.
** Je ne trouvay nully ne la royn^ ne autre, manuscrit de Lua|ttc$.
DE SAINT LOUIS. 235
fieil, commencèrent à parler l*un à l'autre, et dit l'un : « Jamez
lœ me eceez , se le xoy ne se ercâse illec. » Et l'autre respondi
que se le toy se eroise, ee yeit une des douUoureuses'' journées
qui onques feust ^à France : « Car se nous ne nous crois<His,
nous popdrom le toy > ; <)t se iipvs nous croisons, nous perdrons
Dieu, que* nous ne nous croisarons pas pour li *^ »
Or avint ainsi, qaid le royse^roisa lendemain***, et sestroiz
filz avec li ; et puis est avenu que la croiserie fii de petit e^loit ^,
selonc la prophéeîe mon prestre. Je âi moult i^essé du roy de
France et du roy de Navarre de moy eroisier. A ce respondi-je
que tandis comme je aYoie esté ou serviae Dieu et le roy. outre*
ma , et poiis que je en reving, les serjaos au roy de France et
le roy de Navarre m'avoient destruite ma gent et apovroicz ^ ;
« que il ne seroit janièsheaco que moy et eolz n'en vauâsaent^
piz; Et leur ^tisoie ainsi, que se je mvonloie ouvrer au gré
Dieu, que je demourroi ci pour mon peuple «dier <A deftodre;
car se jemetoie mon cor en l'av^ du pèlerinage de la eroiz,
là où je verroie tout d^ que ce serolt au mai et au doumage
demagent ****^ (j'en courrouceroyeOieu^*** ] , qui mist son cor
pour son peuple sauver.
Je entendi que tous eeulz firent péché mortel , qui U loèrent
Talée ^; potnr ce que ou point que il estoit en France ^ tout le
royaume estoit en bone pez en limeismes et à toui^s voisins;
ne onques puis que U en parti ; Testât du royaume ne iist que
* La terear du roi. -* ' Çue : ctt». I iemt : vftloMOit. — ^ <^l lui coiweil-
— 3 La croiMule eat pou de succès, -r I lèrent ce voyage , conune porte le ma-
< Jpovraiez : appauvri. — ^ Fawsù' \ nvscrit de Lscqaes.
* Nous avons tiré le mot doulloureuses du manuscrit de Lucques ; celui
que nous suivons d'habitude porte délivreuses.
** le manuscrit de Lneiiaes «Joute i nmia pour paeur Uu p^^
*** Nous soaunes à l'année iaSS.
**** jfn adventure oupeUerimige de la croix, là où je vo^ tout cler
que ce êerait ou mal et domnutige de me$ paouvres gens , efcc, mamis-
crit de Lucques.
***** Nous avons pris dans ce teite tes motsjVfi courroueeroie Dieu,
qui manquent au manuscrit 2016.
*
f
236 HISTOIBB
empirer. Grant péché Orent cil qui )i loèrent Talée, à la grant
flebesce * là où son cors estoit ; car il ne pooit souffrir œ le
charier, ne le chevaucher. La flebesce de li estoit si graoït,
que il souflûri que je le portasse dès Tostel au conte d'Ausserré,
là où je pris congé de li, jeuàques ans Gorddiers entre mes
bras ; et si feble comme il estoit, se il feust demouré en France ^
peu8t-4l encore avoir vescu assez et fait moult de biens [ et de
bonnes oeuvres^].
De la voie* que fl fist à Thunes^ ne weil-je riens conter ne
dire, pour ce que je ni fo pas, la merci Dieu; ne je ne wdl
chose dire ne mettre en mon livre, de quoy je ne soie certein.
Si parlerons de nostre saint roy sanz plus , et dirons ainsi ^
que après ce que il fu arrivé à Thunes, devrait le chastel de
Carthage, une maladie le prist du flux du ventre, dont il aooii-
cha au lit, et senti bien que il devoit par teos trespasser ** de
cest siècle à Tautre. Lors appela monseigneur Phelippe son
filz, et li commanda à garder aussi comme par testament, touz
les enseignemens que il li lessa , qui wat d-après escript en
françois , lesquiex enseignemens le roy escript de sa sainte
main, si comme l'en dit.
« Biau filz, la première chose que je t'enseigne , si est que tu
mettes ton cuer en amer Dieu ; car sanz ce nulz ne peut estre
sauvé. Garde-toy de fere chose qui à Dieu desplese, c'est à
savoir péchié mortel ; ainçois devroies soufrir toutes manières
de vileinnies, tormens, que fere mortel péché. Se Dieu t'envoie
adversité, si le reçoif en patience** et en rent grâces à Nostre-.
^ /
' / /
• Flebesce : foiblesse. — » P^oie : voyage. '— * Tuais.
* Les molB entre crochets sont empruntés an manuscrit de Luoques. -
** Cette phrase est plus développée dans le manuscrit île Luoques; on
y Ut i le print duftux du ventre; et Phelippes, sonJUs aitné, fut maiade ,
de fièvre carte, avec leftux du ventre quête roy avoity quis'acoutcka
au lictf et aemhloit par temps qu'il deust trespasser.
*** Au Heu de adversité, que donne le manuscrit deLucques, le manu-
scrit 2016 porte, par erreur, perversité.
DE SAINT LOUIS. 237
Seigneur, et pense <iue ta Tas déservi < , et que il tournera tout
à preu ^ Se il te donne prospérité*, si l'en mercie humbleinent ,
si que tu né soies pas pire ou par orgueil ou par autres maniè-
res, dont tu dotes miex valoir 3; car Ten ne doit pas Dieu
de ses dons guerroier. Gonfesse-toy souvent, et eslt confesseur
preudomme qui te sache enseigner que tu doies £aiire et de
quoy tu te doies garder; et te doiz avoir et porter en tel
manière, que ton confesseur et tes amis te osient reprenrés 4
de tes mesfaiz**. Le servise de sainte Esglise escoute dévote-
ment et de cuer et de bouche, espécialement en la messe,
que la consécration est faite***. Le cuer aies douz et^iteus^
aus povres, aux ehiétis et aus mésaisiés ^, et les conforte et aide
selonc ce que tu pourras. Maintien les bones coustumes de
ton royaume, et les mauvèses abesse. Ne convoite pas sus
ton peuple, ne te charge pas de toute ? ne de taille ****, Se tu
as aucune mésaise ^ de cueur, di-le tantost à ton confesseur,
ou à aucun preudonmie qui ne soit pas plein de vainnes paro-
les; si là porteras plus légièrement. Garde que tu aies en ta
compaignie preudommes et loiaus qui ne soient pas plein
de convoitise, soient 9 religîeus, soient séculiers , et souvent
parle à eulz; et fîii et eschlesve '"^ la compaingnie des mauvez.
Escoute volentiers la parole Dieu et la retien en ton cuer, et
* Déiervi : mirité. — > Preu : pro-
fit. — 3 Des choses qai doWent te ren-
dre meilleur. — * Osent reprendre.
— & Piietu : oompatissant. — * Aux
chétifSi et aaz malaisés. — ^ Toute .*.
Impôt; d'où maltôtier. — " Mésaise :
malaise , peine. — ^ soit. — ><> ES'
ehieve : irite , esquive.
* Pareiltemeiity au lien de prospérité, qu'on lit dans le premier, le
second offre propriété, qu'à l'exemple des continuateurs de D. Bouquet,
nous n'avons pas hésité à rejeter de notre texte.
** Que ton confesseur et tes amys te represgnent et enseignent tes
faits, manuscrit de Luçques.
*** Dévotement et sans truffer (nàileTf plaisanter) de bouche et espatte-
ment { ébattement ) àla messe, à Vfteure que la consécration sera faicte,
manuscrit de Lucqnes.
**** Le manuscrit de Lucques ajoute : «i ce n'est pour ta grant nécessité^
On a proposé de lire, ne lb charge (lui, ton peuple), au lieu de te :
mais (« se lit dans les deux manuscrits.
2^ HISTOIBE
pourcbace voléntiers proières et pardons. Ainmie toupreu ' et
ton biea , et hai touz maus où que il soient* Nui2 ne soit si
bardi devant toy, que il die parole qui atraie et esmeuve péché,
ne qui mesdie d'autrui par derières en détractions; ne ne seuf-
fre que nulle vileinnie de Dieu soit dite devant toy. Ren grâces
à Dieu souvent de touz les biens que il t*a faiz , si que tu smes
digne de plus avoir. A justices tenir et à droitures soies loiaus et
roide, et à tes subjez, sanz tourner à destre ne à senestre;
mez aides au droit *, et soutien la querelle du povre jeus-
ques à tant que la vérité soit desclaûriée **. Et se aucun a action
encontre toy , ne le croi pas jusques à tant que tu en saches la
vérité ; car ainsi le jugeront tes conseillers plus hardiement
setonc vérité, pour toy ou contre toy. Se tu tins riens de
Tautrui, ou par toy ou par tes devanders,^ c'estcbose certeinne,
rmt-le sanz demeurer; et se c'est chose douteuse***, fai*le en-
querre par sages gens isnellement et diligemment*. A ce dois
mettre t'entente^ conunent tes gens et tes songez vivent en pez et
en droiture desouz toy. Meismement les bones villes et les cous-
tûmes de ton royaume garde en Testât et en la franchise où t^
devanciers les ont gardées. Et se il y a aucune chose à amender,
si Tamende et adresce ^ , et les tien en faveur et en amour;
car par la force et par les richesses des grosses villes , doute-
ront ^ les privez, les estranges 6, de mespendre vers toy, espé-
cialement tes pers et tes barons****^. Honneure et aime tous les
* Preu : profit. Le manuftcrit de
Lucqaes donne honneur. — * Isnelle-
ment : promptement, oo incontinent,
comme porte le manuscrit de LncqucA.
— ' T*entente : ton attention. — * Cor-
rige et redresse. — ^ Douteront :
craindront , redouteront. -^ ^ Estrçm-
I ges : étrangers.
* Mais toujours à droite , idem.
** SottsUen la vérité du paouvre jusques la vérité soitscoue, nianu-
scrft de Lucques.
On doit saos doute maioteotr ici la leçon du manuscrit %^\^ , soustien
la querelle.
*** Soustenable^ manuscrit de Lucques.
***t* Et tes barons ayme » et honnore toutes tes personnes de saiucte
Église , manuscrit de Luc(|aes.
Le manuscrit 201 6 porte : et tes barons honueure. El aime toutes les pcr-
DE SAINT LOUIS. 239
pers<mes de sainte Esiglise) et garde que en ne leur soustraie
ne apetise leur dons et leur aumosnes que tes devanciers leur
auront donné. L*en raconte d'un roy Phelippe^ mon aïeul, que
une fois H dit tm de ses eonseilliers , que moult de torfaiz ^
li fesoient ceulz de sainte Esglise , en ce que U U toUoient ses
droictures ' et apetissoient ses justices ; et estoit moult grant
merveille commet il le souffrôit. Et le bon roy respondi que
il le créoit bien ; mez il regardoit les bontés et les courtoisies
que Dieu li avoit faites : si vouloit miex, lesser aler de son droit,
que avoir contens ^ à la gent de sainte Esglise *. A ton père et
à ta mère porte honneur et révérence, et garde leur com-
mandement. Les bénéfices de sainte Esglise donne à bones
persones et de nette vie, et si le fai par conseil de preudommes
et de nettes gens **. Garde-toy de esmouvoir guerre, sans grant
conseil , contre home crestien ; et se il le te convient fère ,
si garde sainte Esglise et ceulz qui riens n'i ont mesfait. Se guer-
res et contens meuvent entre tes sousgis ^, apaise-les au plutost
que tu pourras. Soies diligens d'avoir bons prévos et bons
baillis , et enquier souvent d'eulz et de ceulz de ton *** hostel ,
comme il se maintiennent , et se il a en eulz aucun vice de
trop grant convoitise , ou de fausseté, ou de tricherie. Travaille
' ToTtt et méfait!. — > Ha lui enie- ] testatioAs. — * Smisgis : sujets.
Talent ses droits. — ^ Contens : coo- 1
Bonnes de saineie Ssgîise, Suivant cette ponctoàtioil , saint Louis reoom-
mandenùt à sgn Als d'honorer tes pairs et les iMirons, cVaInaer tes ecetérias-
Uques ; mais tons les éditeurs , P. de Rieux , Cl. ICikiard , du Change , «t
Capperonnier ttiéme, ont terminé ta phrase précédente par le mot baron»,
et rapporté honore ainsi qœ aime aux gens d'église. Mous en avons usé de
même , suivant en cela Texemple des contimiateurs de D. Bouquet
'* Variantes du manuscrit de Lucques dans la phrase : L'en ren^
conte à la gent de sainte Esglise. *-* On racompie,,. mouli de
loris et de forfaits. . . lui tollissoient ( enlevaient) sa droicltpre (ses droits)
et admenuisoient... laisser aller djt 80% droit aux gens d'Église, qife
avoir discort,
** Et de bonnes gens, manuscrit de Lucques.
*** TON hostel, comme dans le manuscrit de Luoqnes, et non son
hostel, Iccon évidemment fautive du manuscrit 2016.
240 . HISTOIRE
que touz vilains péchiez soit osté de ta terre ; espécialment
vilains sèremens et hérésie £ai abatre à ton pooir. Pren-te garde
que lesdespens de ton hoste) soient rèsonnable*. Et en la fin,
très-douz fil, que tu faces messes chanter pour ra'ame et oroisons
dire par tout ton royaume; et que tu m*otroies espédal part
et planière en touz les biens que tu feras. Biau chier filz , je
te donne toutes les bénéissons ' que bon père peut donner
à fil. Et la benoîte Trinité et tuit li saint te gardait et def-
fendent de touz maulz ; et Diex te doint grâce de fère sa vo-
lenté touzjours , si que il soit honoré par toy , et que tu et
nous puissions après ceste mortel vie, estjre ensemble avec li et
li loer ** sanz fin. Amen ***. »
Quant le bon roy ot enseigné son filz monseigneur Plielippe,
Fenfermeté » que il avoit commença à croistre forment **** , et
demanda les sacremens de sainte Esglise. Et les ot en sainne
pensée et en droit entendement, ainsi comme il apparut; car
quant l'en Tenhuiliolt et en disoit les sept pseaumes, il disoit
les vers ^ d'une part. Et oy conter monseigneur le conte d'A-
' BénMttont : bénédictions. — | espagnol, enfermedad, — ^ yen :.
* Enfermeté : Infirmité, maladie; | Tcraets.
* Raisoimables et ndmeaurés^ manuscrit de Lacques.
** Ei goitlotiéf idem,
***• Claude Ménard a publié (édit. de JoiuTilie, 1617, pag. S5I-334 ) la
copie que lui avait communiquée Loisel , de l'Enseignement de taint
Loys à son fils, tel qu'il se lisait en des registres de la Chambre des
Comptes* Gomme cette copie- ne diffère du texte de Joinville que par des
variantes d'une faible importance, nous ne la reproduisons point. Nous en
transcrirons seutement les premières et dernières lignes ; elles suffiront
pour donner une idée des différences de langage : < Ghters fieus, première
cose que je t*enieigne> si est que tu mettes toutten cuer en Dieu amer ; car
sans chou nus ne se puet sauver. Garde-toy de faire toute cose qui des^
plaire H puet : cb'est péchiez mortens. ... Au daerrain, très-cher fiex.
Je te doins toutes les bénéichons ke bons pères et preus puet donner à fiU.
£t li benoîte Trinitez et tout li saint te gardent et deffendent de tout mal.
Et Uiex te doint grâce de faire sa volenté tous jours, si k'il soit hounercz
par toi, et que nous puissons, après cheste vie, [estre] ensamble avoecluy
et luy locr s^ns fin. Amen. »
Fermement, manuscrit de Lucques.
****
DE SAINT LOUIS. 241
Icnçon son fite, que quant il aprochoit de la mortt il appela
les sains pour li aidier et seeourre*, elmeismemeot moosdgDeur
saint Jaque, en disant s'oroison', qui eommence : Esto Do-
mine; c'est-à-dkre Dieu sait eaintefieur > et garde de nostre
peuple **>. M(niseigneur saint Denis de France appela lors en
s*aide 3, en disant s'oroison*^* qui vaut autant à dire : « Sire
Dieu^ donne-nous que nous puissions despire 4 l'aspreté de ce
monde****, si que nousnedoutiens^nulle adversité. »£toy dire
lors à nMHîBdgoeur d'Alençon, que son père rédamoit sainte
Geoevière *****. Après, se fist le saint roy coucher en un lit cou*
vert de cendre, et mist ses mains sur sa poitrine , et en regar-
dant vers le ciel rendr à nostre Créateur son esperit, en celle
hore meismes que le fiiz Dieu morut ****** enla croiz.
Précieuse ******* chose et digne est déplorer le trespassemmt
de ce saint prince , qui si saintement et loialment garda son
royaume, et qui tant de bdes aumosnes y fist, et qui tant de
biaus establissemens y mist. Et ainsi comme Tescrivain qui a
fait son livre ********, qui l'oilumined^or etd'azur, enlumina le-
ditroy son royaume de belles abbaïes que il y fist, des^jmisions
Dieu, des preescheurs, des cordeliers, et des autres relijg^ons \
qui sont d-deranl qommées *********.
*Sonorai«oii. — '5a<fifé:/le«r;Mn€- I * ÙBspire : mépristr, despiMn, —
tifleatear. — > En son itide. — I ^ En aorte quA sam ]i« redooHoaa. -
* Le manucrit de Lucqms i^oote : en diêant les oraisons,
** Voroison qui commence , Esto, Domine, plebi tue *, etc., c'est-à-dire ,
Stf« Dieu , soyez sancUfieur et garde de vostre peuple y idem.
*** Monseigneur saint Denis appelle lors en soy en disant Vorai-
son, idem.
«*** jsiézister contre la propriété de ce monde , idem.
***** j monseigneur d'Mlenton, que Dieu absoUle, oy-je dire que
son pire réclamoU lors madame saincte Geneviefve, manuscrit de Luoqncs.
****** Mourut pour le salut du monde , idem.
******* XYaiA 4761, les éditeurs imprimatent Pitetùe.
******** çg livre, manuscrit de Lucques. •
** ******* Enlumina le devant dit roy de belles abbayes son royaume
quHl yJUt^ et de la grant quantité de maisons Dieu et maisons deptes'
21
ê
%i7 H16T0IBE
Lendemain de feste saint Berthemî Tapostre, trefipasfia de
cest siècle un bon roy t^oys, en Tan derineamaeion Nostre-Sei-
gneur, Tan de grâce mil cclxx *, et furent ses os gardés en
im èscrin et enfouis à Saint-Denis en France, là où il avoit
esteae sa sépulture, ouquel lieu il ta ^terré, là où Dieu a fait
maint biau miracle pour li par ses désertes *.
Après ce, par le ponrchas » du roy de France** et par le
commandement Fapostelle^, \int Tercevesque de Roan et frère
Jean de Samoys, qui puis fu évesque ; vindr^t à Sâ^nt-Defiis
en France , et là demourèrent lonc-temps pour énqnerre la
vie des œuvres et de miracles***; et en me manda gue je
alasse à eulz, et me tindrent deux jours ****. Et après ce qtie il
orent enquis à moy et à autrui, ce que il oreot trouvé fu porté
à la court de Rome; et diligenment virent l'apostelle et les
cardonnaulz ce que en leur porta; ei selonc ce queilvvent,
il li firent droit et le mistrent ou ^ non^re des martir^olHifes-
seurs : dont grant joie fu et doit esire à tonf le royaume de
France, et grant honneur à toute sa lignée qui à li vourront ^
retraire ***** de bien faire, et grant boimeur à touz ceulz de son
•lignage, qui par bone^ œuvres te vourront ensuivre; grant dés-
honeurà son lignage qui mal voudront fère; càreales mousterra
■ DétérU» : mérites. — ' P<mrcka8 /Ile manuscrit de Lacques — * Mirent au.
dUigenee. — ^ Da pape, comme porte i — ^ fourrant : Tondront.
cheurs et de plusieurs autres religieux, comme cy devant est diet, ma-
nuscrit de Lucques.
* Il n*y a que mil CC et X dans le manuscrit 2016. ï\ faut Lxx, comme
dans le manuscrit de Lucques. Saint Louis mourut à Tunis , le 25 août
1270f à l'heure de nones, c'est-à-dire à trois heures après midi.
** Philippe le Hardi.
***'De la vie et des œuvres du sainctroi, manuscrit de Lucques.
"*** L'enquête de l'archevêque de Rouen, Guillaume de FlaTacourt, et
du cordelier Jean de Samois, depuis évéque de Rennes et de Lisieux, eut
lieu en l'année 1282.
***** Ressembler de bien faire, et grant deshonneur à tousceutao de
son lignage qui par l^nes œuvres ne le vouldront ensuivre; grand
déshonneur, dis-je à son lignage qui mal voufdront faire, manuscrit
de Lucques,
""' ^- '■'•/■ ■' ■•'• '■ ■ ■ ..--■•• -, i' .'..ît .• .■-
DE saiht louis. ^3
au 4)01, et dira Ven qae le saint roy dont il soat estrait, feist
envû * une teie BiauTestié.
Après oe que ces hooes nouvelles furent venues de Rome ^,
le roy danna journée laidemain de la Saint-Berth^emi , à la-
quelle journée le saint c<Hrs fu levé. Quant le ^int cors fu levé,
Faroevesque de Reins** qui lors estoit, que Dieu absoille , et
monseigneur Henrrde Yill^rs, mon neveu *** , qui lors estoit
aorchevesque de Lyon.» le portèrent devant » et pluseurs, que
arcevesques, que évesques, que je ne sai nommer ; ou chafaut
que l'en ot establi fa poité ****.
lUee* sermona irère Jehan de Samois; et entre les autres
grans fez que nostre saint roy avait faiz, ramenteut l'en ' des
graus fais que leur avoie tesmoingnez par mon sèrement et que
j'avoie veus ; et dit ainsi : « Pour ce que vous puissiés veoir que
c'estoit le plus loiaus homme qui onques feust en son temps,
vous weil-je dire que il f u si loiaus , car envers les Sarrazins
vot-il tenir oouvenant ^ aus Sarrazins de oe que il leur avoit pro-
mis par sa simple parole; et se il fust ainsi que il leur eust tenu,
ileust perdu dix mille livres et plus. » £t leur recorda ***** tout le
£nt si comme il est ci-devant eseript. £t quant il leur ot le fait
reoordé, si dit ainsi : « Necuidés pas que je vous mente; que
je voi tel home ci, qui ceste chose m'a tesmoingné par son sè-
rement. »
* Eftt Ailt a^ree répugnance. -— ' Ea 1 Loequea.— ^ H lear 8Qavlat« — * (Am>
ce lieo, comme porte le manuscrit de l venant : parole, promesse.
I
* La balle de canoniiaUon de saint Louis, pàt BooUkee VUt, est do
41 août 1297.
** Pierre Barbet , mort en octobre 1298.
*** Les mots moti neveu aoof. omis dans le manuierit de Lnctiaei.
**»* £g portèrent devant ^ et plusieurs autres ^ tant archevesques que
évesques après » que je ne sçais nommer; ou chaffault (à l'échafaud)
que on avoit establi fut porté, même manuscrit.
***** Qu*il fut si loyal que envers les Sarrazins il voullut tenir ce qui
leur avoit promis par simple paroUe; car s*il eust esté ainsi qu'il ne
leur eust tenu, il eust gaigné dix mille livres et plus. Et leur recorday,
iU.
244 BISTOIBS
Aiurès oequelesemumfiifaUUfleroy et ses frères ai re-
porterait le saÎDt eon en Tesglise par l'aiiâe de leur lignage^
que fl durent fère honneur ; car grant honneor leur est faite ^
se en eulz ne demeure >, ainsi comme je vous ai dit devant.
Prions à li que il weîi * prier à Dieu que il nous doint ce que
besoing nous yert ^, aus âmes et aus cors. Amen.
Encore wdi-je dire de nostre saint roy aucunes choses qui
seront à Tonneurs de li : c^est à savoir que il me semUoit
en mon songe que je le véoie devant ma diapelle à Joinville,
et estoit, si comme il me sembloit, merveilleusement lié ^ et
aise de cuer ; et je-meismes estoie moult aise, pour ce que je le
véoie en mon diastd, et li disoie : « Sire^ quant vous partirés
de d, je vous herbergerai à une moie^ mèson qui siet en
une moie ville qui a non CheviUon, » Et il merespondi en riant,
et me dît : « Sire de Joinville , foi que doi vous , je ne bée
mie ^ sitost à partir de ci. »
Quant je me esveillai , si m'apensai et me sembloit que il
plesoit à Dieu et à li que je le herbeijasse en ma chapelle, et
je si ai fet'; car je li ai establi un autel à Tonneur de Dieu et
de li ** ; et y a rente perpétuelment establie pour ce foire. Et
ces choses ai-je ramentues ^ à monseigneur le roy Looys, qui
est héritier de son non ; et me semble que il fera le gré Dieu
et le gré nostre saint roy Looys, si pourchassoit des reliques le
vrai cors saint et les envoioit à ladite chapelle de Saint-Lorans
k Joinville; par quoy cil qui venront à son autel , que il y
eussent plus grant dévotion ***.
■ S'ils n'y mettent olwtaele. — 1 — < Je n'aapire poa. — ' Ramentues :
* f^etl : TeaiUe. — s Yert : sera. — | racontées. Le mannserit de Lacques
' Lié : Joyeax. — . « lUùiê : mienne. I porte raeomptées,
* Crue, manuscrit de Lucqnes.
** Ung àutei à l'honneur de Dieu et de lutf, là où Von chantera
à Unusours mais en Photineur de luy ; et fay establi rentes perpé-
tuelles pour ce faifis , idem.
*** Si que par son pourchatz on peult avoir des reliques du vray corps
cy-devant dit, par quoy ^uiconques viendra à son autel qui ayt plus
grand dévotion, id.
DE SAINT LOUIS. 245
Je faiz savoir à touz que j'ai céans * mis grant partie des
faiz nostre saint roy devant dit^ que je ai veu et oy, et grant
partie de ses faiz que j*ai trouvez, qui sont en un romant **,
îes^iex j'ai fet escrire en cest MweJ Et ces choses vous ra-
/'mentoif-jé, pour ce que cil qui orront ce livre croient ferme-
.' ment en ce que le livre dit, que j'ai vraiement veus et oyes***.
Ce fu escript en l'an de grâce mil ccc. et ix., ou moys d*oc- ;'
ovre****.
* Cy-devflfi^, manuscrit de Lacques. ^ ^ .,/ , ,. ' » J ./. y.
** Sn romant y klem. — On voit, comme le font remarquer les con- ^ ' '
tinoatears de D. Bouquet, qu'il y avait une histoire de saint Louis en
langage vulgaire , avant le livre de Joinville. S'agit-il de celui du confes-
seur de la reine Marguerite , ou de celui de Guillaume de Nangis, ou de
quelque autre?
*** Que fay vrayement veu et oy. Et les autres choses <fui ne sont
escriptes , ne vous tesmoigne que soient vrayes^ parce que je ne les ay
vues ne oiez , manuscrit de Lucques.
**** Le manuscrit de Lucques ne porte ni cette date ni aucune autre.
21.
APPENDICES.
247
APPENDICES.
ENSEIGNEMENT
DE SAINT LOUIS
A SA FILLE ISABELLE.
Chièio Olie, pour che que je quit * que tous retendrez plus
▼oleDtiers de moy , pour Tamour que vous aves à moy, que
TOUS ne feriez de pluisours autres , j'ay pensé ke je vous fadie
aucuns enseignemens escris de ma main» Ghière fille, je vous
enseigne que vous amez Nostre^gneur de tout vostre cuer
et de tout vostre pooir * ; car sans chou ^ nus ne puet rien va-
loir, uule cose ne puet bien estre améene si droiturièrement 4 ne
si proufitabiement. Ch*est ii sires à qui toi^ créature puet
dire : « Sire, vous estes mes Qiex, vous n'avez mestier ^ de nui
de mes biens. Chou est li sires qui envoya son fill en terre et le
livra à mort pour nous délivrer de la mort d'infer. Ghière fille,
se vous ramez, li poorfil^ en sera vostres. Moût est la créature
desvoiie ? qui aillorsmet Famour de son cuer, fors en luy ou de-
sous luy. Ghière fille, la mesure dont noua le devons amer^ si
est amer sans mesure, n a bien déservy ^ que nous Tamons, car
il nous ama premiers. Je vaunNM9ke vous seussiez^bien penser
as œvres ke li benoiet fins Dieu *<» fist pour nostre raencbon.
> Çmit : Cttide, peaM. >— ' Pooir :
poBToir. — * CAott ; cda. — * Droi-
tmriàrément .* légitimement. — * Jffe«-
(ter: beiein. — * PwrfU ; profit, ->
1
De$wM« : égarée. — *Dé*«irv^ : mé»
rite. — * rawroi : To«draie. — lo U
béni flif de Uieo.
249
250
ENSEIGNEMENT DE SAINT LOUIS
/
1 I
Chière fille» aiiés gnmt désirier comment vous li pussiez plus
plaire» et metez grant entente à eschiver ' toutes les coses que
vous cuiderez qui li doivent desptaire. Espéciaument > vous
devez avoir cheste volenté ke vous ne feriez péchié mortel
pout nule cose qui peust avenir ; et ke vous vous laisseriez an-
chois ^ les membres couper, et la vie tolîr 4 par cruel martire,
que vous le fesissiez à ensient s. Chière fille, acoustumez-vous
souvent à confesser, et eslîsiez tous jours confessours qui soient
de sainte vie et de souffisant lettrure ^, par qui vous soiiez en-
signée et doctrinée des coses que vous deve% eschiever et des
coses ke vous devez faire. £t soiiez de tel manière par quoyv^
vostre confessours et vostre autre ami vous osent ensignier et
reprendre. Chière fille, oyez volontiers le servise de sainte Glise ;
et quant vous serez au moustier, gardez-vous de muser et de
dire values paroles. Vos cnrisons otites en pais'ou par bouche
ou par pensée, et espéciaument entroès con 7 li corps nostre
signour Jhésu-Cris sera présens à la messe, soiiez plus en pais
et phis ententive à orison» et une pîèche devant. Chière fille»
oyez vol^tiers parier ^é Nostiie-Signour en iqsrmons et en pri-
vez pariem^s. Toutevoye ^ privez pariemens eschivez , que 9
de gens moût esl^ez en boutez et ensainteez. Pourcachiez '®
volentîers les pardons. Chière filjg^ se vous avez aucune per-
sécution ou de maladie ou d'autre cose, ea qiioy vous ne puis*
siez mètre conseil en bone manière , souffirez^le débonnaire-
ment, et en merchiiez ' '. Nostre-^gneur et Fèii sachiez bon gré ;
car vous devez quider ke eh'est pour vostre bien, et devez qui-
der que vous Taiiez déservi «>, et plus, se fl vausist ^^, pour
chou '^ que vous l'avez pau *^ amé et pau- servi et avez main-
tes coses farctes contre sa volenté. Se vous^ avez aucune pros-
périté ou de santé de cors ou d'autre cose, merehiiez-ent INostre*
^ B$éMver : éviter.—' B9péctaumênt :
spécialement. -> > yinehois : plutôt.
— * Tolir : rarir, iollere, — * Ensient :
escient. — « Lettrure : littératai^, ins-
truction. — 7 Eniruêê eon : pendant
qne. — .• Tùuievo^ t tontefola. ~ ' Si
ce n*e8t. — ^ Pùurcaehiez : recberchei.
— *' JUereMiez : remereiei. — '* Dé-
servi .-mérité. ~ ^ rtnsiet : troulftt.
— '< Chou : cela. — '* Pou ; peu.
A SA FILLE ISABBLLE.
2âl
Seigneur humdement *, et l'en sachiez bcm gré, et vous preaez
bieu garde que de chou n'empiriez ne par orgueil ne par autre
megprison ' ; car chou est moût graos péchiez de guerroyer
Nostre-Seignour pour i'occoison ^ dé ses dons. Se vous avez
aucune malaise de cuer ou d'autre eose, dites^le à vestre cour
lèMow ^u à aucune autre persoosie ^e vou& guidiez qui soit
loyaus et ki voie doive bien cfaéler 4, pour chou ke vôud le por-
tez pte en pais, se ich'est cote ke vot» puissiez dire. Chière
fille, aye£ le eueur piteux ^ vers toutes gens que vous énten-
derez qui soieitt à meschief ^ oq de ener ou de c6rsi et les se-
coures volentiers ou de confort 7 ou d'aucune aumosne, selonc
étmi ke tous leporrez faire enbone manière. Ghière fille,
amez toutes bonnes gms, soioat de religion ^, soient du siècle,
par qui vous eotenderéz ke Nostre^^ires soit hounerez et ser-
vis. Les povi^es amez et secourez^ et espédauinent cheu\ qui
pour l'amour Nostre-Sîgnour se sont mis à povreté. Chière
fiUe^ obéissez humelement à vostre marit et à vostre père et à
vostre mère es coses qui sont selonc Dieu. Vous devez chou
volentiers faire pour l'amour que vous avez à aux 9, et assez
plus pour l'amour Nostre-Signour qui ensi l'a ordené à cascun
sekmc qu'il affîert '^. Contre Dieu vous ne devez à nului obéir.
Chière fille, metez grant peine que vous soiîez si parfaite, que
cbil ' * qui orront parler de vous et vous verront i puissent pren-
dre bon exemple. 11 me samble qu'il est bon ke vous n'ayez
mie trop grant souravis »* de reubes '^ ensamble, ne de joaux,
selonc Testât où vous estes; ains me samble miex que vous fâ-
chiez vos aumosnes au mdns >4 de chou qui trop seroit^ et
que vous ne metez mie trop grant tans ne trop grant estuîde *^
en vous parer ne achesmer>^. Et prenez garde que vous ne
* Humelement : hamblement. —
* Mesprison : faute. — 3 Oeeaison : oc-
caiioB. — • Ckéler : celer. — * Piteux :
miséricordieux. —^Mesehief: souf-
france. — ' Confort : consolation. —
* Religion : clergé. — Aux .* eux. —
»• Suivant ce qu'il conrient. — '• CkiL-
ceux. — '2 Souravis : luxe. — " ng^^
bes : robes. — •< Mains : moins. — '* Es-
(uide . étude. — '* Achesmer : parer.
352 ENSEIGNBUBNT DB SAINT LOUIS A SA FILLE ISABELLE.
fâchiez outrage ' en vostre atour ; mais toosjours vous endinez
anchois devers le mains * que àeven le plus, diière fiUe, aiiez
un désirier ^ en vous, ke 4 jamais ne se départe de vous, eh'est
à dire comment vous puissiez plus plaire à Nostre-Signour, et
metez vostre cuer à chou ke se vous estiez chertaineque vous
ne fuissiez jamais guerredonnée ^ de bien que vous fesiasîez,
ne punie de mal que vous fesîssiez, si vous devriez-vous garder
de faire cose ki despleust à Nostre signour, et entendre^ à
faire les coses qui li plahroîent, à vostare pooir; purement pour
l'amour de hii. Chière fille , pourcachiez 7 volentiers onsons
de bones gens, et m'i accompaigniez. £t se il avîent k'fl plaise
à Nostre-Signour que jou trespasse de cbeste vie devanlt vous,
je vous pri que vous pourcachiez messes et oriscms et autres
bien&its pour m'ame. Je vous commant * que nus ne voie chest
escrit sans congiet». Nostre aire Diex vous fochebone en toutes
coses, autant comme je désire et plus assez ke je ne saroie dé-
sirer. Amen.
' Outrage : exeèi. — ' PlntAt vers
ie noliia. — ^ DésMer : désir. — * Ke:
QDi. •— ^ Guerredonée : récompensée.
— 6 Et Toas appliquer. >— ' Pourea»
«Mes .* reeherelMi. — • CoêmmoU : rt-
commande. — ^ Congiet : permission.
■* L'Enseigiieiiientde saint Louis à sa fille babeUe aété donné par le oon-
iesseur de la reine Marguerite, qui rapporte également les enseignements
du saint roi à son fils. ( Rec. des historiens de France, tom. xix, pag. 82
86. ) Ceux-ci se lisent en latin dans le lirre de Geoffroy de Deanlieu ( ibid,,
^ag. 8, 9) et dans celai du moine anonyme de Saint-Deois {ibid,, pag. 47-
50) ; il en existe une ancienne venlon bançaise» que les continuateurs de
D. Bouquet ont transcrite, pag. 26, 27. Après JoioTlIIc, Guillaume de Nan-
((is a encore reproduit ces mêmes enseignements en latin et en français.
Gomme le fait olnenrer M. Daunou, le fonds de ces préceptes demeure ie
même dans tous ces textes, mais avec plus oo moins de yariantes.
LETTRE
DE JEAN PIERRE SARRASIN
Chambellan da roi de France
A NICOLAS ARRODË
Prév6t des marchands de Paris en 1189 et IMI
8Ua Lk PIIBMIÈRB CBOISÀDB DB SAINT LOCiS.
A seigneur Nicolas Arrode , Jehans Sarrasin , chambrelens
le roy de France, salus et bonne amour. Je vous fais à savoir
que li roys et la roîne et lî quens < d'Artois et li quens d'An-
jou et sa femme et je, somes haitié* dedans la cité deDamiete,
que Dieus , par son miracle , par sa miséricorde et par sa pitié,
rendi à la crestienté le dimanche de la quinzaine de Pente -
coste. Après ce je vous fais à savoir en quel manière ce fu. 11
avint quant li roys et li os ^ de la crestienté furent entrés es
neâ à Aigue-Morte , que nous feismes voile le jour de feste de
Saint-Augustin , qui est en la fin d'aoust, et arrivâmes en l'isle
de Cipre quinze jours devant ^ la feste de saint Remy, c'est à
savoir le jour de la feste de saint Lambert. Li quens d'An-
giers descendi à la cité de Lymeçon ^ , et li roys et nous qui
avec lui estions en la nef, que on apeloit ta Monnoie, descen-
dîmes bon matin, et quens d'Artois entor tiercé à ce port meis-
mes. Nous feusmes en cette isle à moût pou ^ de gent * et sé^
* Qttent : comte, — > tiaitié : en i vont : ayant. — ^ Lymeçon : Limi,aso.
bonne santé. — ^ Os .* armée. — * De- j — * Avec très-pea.
* ISous/eUmes en cette isle amont pou de gent, édit. de MM. Bllcband
et Poujoular.
HIST. DE SJkINT UDUIS. 253' 32
25t LETTRE
journaismes illuec jusques à rAscenâion pour atendre l'his-
toire > qui n'estoit mie venue.
Des messages que H Tartarin envolèrent au roy de France,
Il avint que au Noël devant >, que li uns des graus princes
des Tartarins que on apeloit Eteltay^ etcrestiens estoit, en-
vola au roy de France en Nycoisie en Gjpre ses messages. Li
roy envola à ces messages £rère Andrieu, de l'ordre de
Saint- Jacques 9 et li message qui nient * lib savoient que on
y deust envoyer, le connurent aussi bien, et frère Andrieus
eulz, con nom^oimoistriens K uns l'auire. Lt ^oysiîst venir ces
messages devant lui , et parlèrent assés en lor langages ; et frère
AndrieOs disoit en françois au roy que li plus grans princes des
Tartarins avoit esté cresti^is le jour de la ThtplKiigne ^^ ^ grant
plenté't de Tartarins aveo^^s Id, meismement ^ des plus graos
seigneurs. Encore disoient-il <pie Etlieltay<, à tout son ost^ de
Tartadns, seroit en aide au roy de France et de 4a (»?estienté
encontre le caliphe de Bandas 7 et fflico&tre les Sarrasins ; car il
entendroit venger ks grans hontes «t las grans damaiges que li
Choramins et li autres Sarrasins avoient faites à nostre seigneur
Jésus-Christ ^ à la crestîenté. il disoîent que leur sires man-
doit encore au roy que il passast en Egypte au nouviau temps
pour guerroier le Soudan de Babiloine, et li Tartarin en ce
point meisme enterroient ^ pour gueiroier en la terre le ca-
liphe de Baudas; car en telle manière ne pourroient-il aider li
uns aus autres. Li roys de France ot conseil d'envoyer ses
messages avec euls à Ëtheltay, leur seigneur, «t au «ouverain
seigneur des Tartarins, que on apeloit Quio-Quan. Pour sa-
voir la vérité de ces choses^ il disoient que jusques là oo Quio-
Quan manoit 9, des Tartarins avoit bien demi-an d'errure »® ;
» mtibîre ! flflitte — » tievant : au- | ' Baudas : Bagdad. — 8 ÉtUerroient :
paravant. —^1%iphaigne:Èpiphiiin\e. 1 tntreraient ~ » Manoit : demearait ,
— < Plenté : multitade. — * Meisme- I manebai. — •• Errue : voyage.
nent : mène — 6 Avec ion armée. — J
• rieu, éaît de M M. Michaud et Poujoulat.
DB JEAN PIEBBE SARRASIN.
255
mais Etheltay, lor sires, et ii os 49S T|irt9riii& «'estwut mie
loin; car il esltomt m Perse, que 'û avoicnt toute destruite et
mise en la subjection des Tartarios. Biea disoient encore que li
TartarûDS estoîeut moût à la voteuté le roy et de la crestie&té.
Quant ce vint i la quinzaine de la Chandelqr, U message les
Tartarins et U message le roy s'en alèrent tous ensamble, ce
est savoir frère Andrieus de Saint-Jacques et uns siens frère elt
maistre Jehans Goderiche et um autres clers de Poissy, et
Herbers, li sommeliers» et Gerbers de Sens. Et quant ce vint à
la mi-quaresme^ li roys oï nouvelles d'euls que il s'en aloient
la banière desploye au maistre des Tartarins, parmi la terre
des mescréans, et que il avoimt ce que il voloient par la dou-
tance ' des messages au maistre, des Tartarins. Après ces
choses, li roys et toute Testoire, que il esmoit * bien à deux mille
et cinq cens chevaliers et cinq mille * arbalestriers , et grant
plenté d'autre gent à pié et à chevaU entrèrent es nés ^ et mon-
tèrent sus mer à Lymeçon et aus autres pors de Cypre, le
jour de FAscension , qui adonques. fu le trezième jour, [et]
murent pour aler en la cité de Damiete, où il n'avoit pas de
Cypre plus de trois journées. Nous fumes sus mer vingt-deux
jours, et moult eûmes de contraires 4 et de travaux ^ en la mer.
Commeni U crestîen prisent terre.
Le vendredi après la Trinité, entôr tierce, revenismes devant
Damiete, et grant partie de nostre estoire avecques nous ; mais
ele n'i estoit mie toute d'assés ®, et bien i avoit trois lieues jus-
estimait. — 3 Ifés : nefc, navires. — '
* Cimtrairei : «oatrariétés. — & TYo-
vaux : peites. — * Mats U elté n'était
pas asset près , trad, Miehaud et Pou-
* La seule eepte q«e Ton connaisse de la lettre de Jean Pierre Sarrasin
porte que il esmoit bien à deuxième et cinquième chevaliers et cinquième
mil arbalestriers; mais il est évident qne le copiste a mal la des abré-
viations de l'originaL Joinviile parle de deux mille huit cents chevaliers que
le roi menait en Egypte. Le traducteur de la Collection de MAI. Micbaud
et I*oi]^oulat rend cette partie du texte par 1,603 chevaliers et 5,000 arba-
létriers.
256 LETTRE
ques à terre. Li roys fist Pestoire aanerer, et manda lantosl
tous les barons qui là estoient. H s'assemblèrent tous dedans
Monnoîe , la nef le roy, et s'accordèrent que fl iroient prendre
terre lendemain bien matin et malgré les ennemis , isi il lor
osoient deffendre. Commandé jfu que on apareillast toutes les
galères et tous les meismes vaissiaux de l'estoiie , et que len-
demain bien matin y entraissent tout cil qui entrer y porroîent.
Bien fii dît que chascun se confessast et apareillast, et feist
son testament et atomast bien son affaire < com por morir, se
il pleust à nostre seigneur Jésus-Gbrist. Quant ce vint lende-
main bien matin, li roys oït le service Nostre-Seigneur et tel
messe que on fait en mer, et s'arma et commanda que tout
s'armaissent et entraisseut en petis vaissiaux. Li roys entra en
une coche de Normandie , et nous et nostre compaignon avec
lui , et li légas aussi , si que il tenoit la vraie crois et seignoît
I les gens armées qui estoient entre les menus vaissiaux pour
I aler prendre terre. li roys fist entrer en la barge de cantier*
monseigneur Jehan de Biaumont, Maihieu de Mar etGeofroy
de Sargines, et fist mètre le confanon monseigneur saint Denis
avec euls. Celé barge aloit devant , et tuit li autre vaissel alè-
rent après et suirent > le confanon. La coche où li roys estoit et
li légas deleis ^ lui , qui tenoit la sainte vraie crois , et nous es*
tions tousjours allans derrières. Quant nous aprochames de
la rive à une arbalestrée , moût grant plenté de Turc à pié et
f a cheval et bien armés , qui estoient devant nous sus la rive ,
traissent à nous ^ moût espessement et nous à eus; et quant
nous aprochames de terre , bien deux mil Turc qui estoient
à cheval se férirent ^ en la mer biœ avant encontre nos gens,
et assés de euls à pié. Quant nos gens qui estoient bien armé es
' Et arrangeât bien ses affaires, l près de. — < Tirèrent sur aoas. — ^ Se
-* » 5uirenf .* suivirent. — » Dekia : I lancèrent.
* Au lieu de barge de cantier, qui signifie chaloupe (Archéologie na"
vale, par A. Jal. Paris. 1840, in-8*, tom. U, pag. 404), MM. Michaud et Pou-
joulat ont écrit barge de Gautier.
DE JEAN PIERBE SARBASIN. 267
vaissiaux, meismement* li chevalier, virent ce *, n'entendirent
pasà suir * le confanon monseigneur saint Denis, ainsalèrent en
la mer tout armé, li uns jusques as aiselles, li autres jusques as
mameles, li uns plus en parfont, li autres mains, selon ce que la
mer estoit plus parfonde en un lieu que en un autre. Assés y ot
de nos gens qui traissent lor chevaus par grant péril, par grans
travaux et par grans prouesses hors des vaissiaux où il estoient.
Adonques s'efforcièrent nos arbalestriers , et traissent si du-
rement et si espessement que c'estoit merveilles à veoir. Lors
vinrent nos gfflis à terre et la guaignièrent. Quant li Turc virent
ce, si se ralièrent ensamble et parlèrent en leur langage , et
vinrent sur nos gens si durement et si fièrement y que il sem-
bloit que il les deussent tous occire et découper ; mais nos gens
ne se murent de sus le rivage, ains se combatirent si vigou-
reusement que il sambloit que il n'eussent onques souffert
ne prisons, ne travaux, ne angoisses de la mer, par la vertu
de Jésus-Christ et de la sainte vraie crois que li légas tenoit en
haut desus son chief encontre les mescréans. Quant li rois vit
les autres saillir et descendre en la mer , il voult ^ descendre
avec euls; mais on ne li vonloit laissier, et toutes voies ^ des-
cendi-il outre lor gré et entra en la mer outre la chainture , et
nous tous avec lui; et puis^ que li roys fu descendu en la
mer, dura la bataille grant pièce ^. Quant la bataille ot duré
par mer et par terre dès la matinée jusques à midi , lors tous
se traissent 7 li Turc arrières et s'en alèrent et entrèrent de-
dens la cité de Damiete. Li roys demoura sur la rive et tout
Fost de la crestienté. Il ot en celé bataille ou peu ou nul perdu
descrestiens; des Turc y ot occis bien jusqu'à cinq cens, et
moult de leur chevaus. Il y ot occis quatre amirauls. Li
roys qui avoit esté chevetains ^ en la bataille où li queus de
» Meismemeni : même. -— * Suir : wri-
yre. — ^f^oult: yoalat. — * Touteivoiei:
toutefois. — ^ Puis : depuis. — ^ Grant
pièce : longtemps., — "> S^ iraisseni :
se tirèrent. — ^ Chevetains: cliefs,
capitaines.
* Dans l3 Nouvelle Collection des mémoires^ la première partie de cotte
phrase est défigurée.
22.
!s58
LBTT1I£
Bar et de MoDtfbrt avoient esté deaconfis devers Cadres s fu
occis en celé bataille. Ceestoit, disoît-OD, liplus grans sires de
toute la terre d'Égjrpte , après le Soudan , et bons chevaliers et
hardis et sages ^ de guerre. Landemain, ce est à savoir le diman-
die devant les octaves de la Pentecouste, au matin, vint un Sar-
rasin au roy et dist que tous les Sarrasins s'en estoient aie de-
vant la cité de Damiete t et que on le pendist se ce n'estoit
voirs^. lÀ roys le fist garder et envoya gens pour savoir la
certaôneté. Avant que il fiist nonne , certaines nouvelles vin-
drent au roy que grant plenté de nos g^is estoient jà dedens
la dté de Damiete , et la banière le roy seur une haute tour.
De kl grant garnison et de la grant force de la cité de Da-
miete.
Quant nos gens oïrent ce, moult durement loèrent Nostre-
Seigneur et mercièrent de la grant débonnaireté que il avoit
faite ans crestiens ; car la cité de Damiete estoit si fors de murs
et de fossés et de grant plenté de tours fors et hautes, et de hor-
déis 4 et debarbacanes ^, et de grant plenté de gens d'armes
et de viandes^ et de quanque mestiers estoit 7 pour ville def-
fendre, que à peine peust nuls bons ^ cuider que ele peust
estre prise se par trop grant painne non 9 et par trop travaux ,
par force de gens. Moult la trouvèrent nos gens bien garnie de
quanque mestier estoit. On trouva dedens en prison cinquante-
trois esclaves de crestiens^ qui avoient esté laiens '^^ ce disoient,
vingt-deux ans. il furent délivrés et amenés au roy, et disoient
que li Sarrasins s'en estoient fui dès le samedi par nuit , et que li
Sarrasins disoient li un à l'autre que li pourcel estoient venu. On y
trouva aussi je ne sai quans Suriens > ' crestiens, qui manoieut
laiens ' ' ensubjectiondes Sarrasins. Quant cil virent les crestiens
* CmAnaf rGan. -~*5aoM.* savant.
— J P^oin: vrai. — * Hordii» : boards,
Mpècf de fortifications sur Iai|«elle on
peut consulter l'Histoire de la guerre
de Navarre, par G. Anelier, pa(. 093.
— * Sarbacanes : créneaux, embrasu-
m, — « riandes : vivr». — ' Et de
tontce qnl était néçeasaire. — " lions s
bomme. — ^ Sinon par trop grande
peine. — '" Laiens : là. — " Suriens :
Syriens. — ■'•' Oemearaieut là dedans.
DE JEAN P|£BB£ SAURASIN. 259
en la ville , il prirent erois et les portoteat , et por oe u'orent
garde. On leur laissa leur maisons et ce qu'il avoient dedens ^
après ce que il ormt parlé au roy et au légat Li roys et li os se
dealogea , et s'en alèrent logier devant la dté de Damiete len-
demain de la feste saint Barnabe Tapostre, Li roys mtt^ premier
dedens Damiete, et fist despeehîer le maistre mahomerie ' et
toutes les autres, ^ en fist &ire églises édifiées * en l'honneur
de JbésurChrist. Nous cuidons bien que nous ne nous mou-
vons de la cité jusqu'à la feste Tous Saints, pai' la croissance
dou flun de paradis que on àpele ie ml; eset m [ne] puet [aler]
en Alexandrie ne en Babiloine ne au Chaaire, quant il s'est es-
pandu par la terre d'Egypte^ ne il ne doit descroistre, cedist-on,
devant. Adonques sachiez que nous ne savons mie du soudan
de Babiloine; mais on fait entendre au roy que autre soudant
le guerroient. £t sachiez bien que onqiies puis que Diex nous
ot rendu la cité , on ne vit près de nostre ost fors Beduins
Sarrasins , qui vienent aucunes fois à onze lieues près de Fost ;
et quant nos arbalestri^*s vont traire * à euls, si s'enfuient.
Cil meismes viennent par nuit dehors Tost pour embler ^ che-
vaus et testes de gens , et dist-on que li soudans donne dix be-
sons par chascune teste de crestien que on li aporte. £t cou-
poient en tele manière li Sarrasins Beduins les testes des
pendus, et deffouoient 4 les cors qui estoient enfois en terre pour
porter au soudan , si que on dist [ que] uns Beduins Sarrasins
qui y venoit tous seuls y fut pris ; pour ce le garde-on encore. Ces
larrecins pooient-il faire légièrement s, car jà soit ** ce que ^ li
roys ait dedras la cité de Damiete la ro3me, sa femme , et une
partie de son hamois? dedens le palais, et les fremetés^ le
Soudan de Babiloine , et li légas dedens les sales et les freme-
tés le roy qui fu occis en bataille quant nous arrivâmes, et
* Briser la principale mosquée. — 1 gtèrement ; facilement.—: • Jà soit m
' Traire : tirer. — ^ Embler: enlever. que : quoiqae. — ' Uarnois : éqnipage.
-^ *De//auoient : eihumaieat.-^^ U' \ — « fremeiés : cbâteaax.
* EdieseSf nouv. Gollect. des mémoires.
*• FaloU, ibid.
260
LBTTBS
cbascuns des barons ait ausi son grant ostel et. bel dedensla
cité de Damiete, neqiiedent' li os de la erestienté et li roys
et li légas sont logié dehors la ville. Pour ces larrecips que li
Sarrasins Béduins faisoient, ont li crestiens commencié à faire
entre Tost bons fossés profons et larges; mais il n'est mie en-
core parfait. Ainsi rendi nostre sire Jésu-Christ, par sa misé-
ricorde, la noble cité et la très-f(Mrt de Damiete à la erestienté
quant Tan de rincamatton estoit mil deux c^ns quarante-neuf
ans, le dimanche après les octaves de Pentecouste , c'est à savoir
le si»esme jour du mois de juin, qui adonques * fii un dimanche.
Qans ans il ot ^ entre les deux prises de Damiete,
' . Ce fut trente ans après ce que li crestiens l'orent conquis
par grans travaux et par grans labours encontre les Sarrasins,
et la reperdirent dans Tan meismes , quant il alèrent pour as-
seoir 4 le Chaire , et li flum crut et s'espandit entour eulz , que il
ne porent [aler] ne av£uit ne arrière. Pour eele chose euidon^
nous que li os ne se voise ^ mouvoir de Damiete, devant ce que li
flum sera descrus et revenus arrière dedans ses chaneus^. Faites
savoir ces lettres à tous nos amis. Ces lettres fiurent faites
en la cité, de Damiete ; la vegile 7 de la Nativité monseigneur
saint Jehan-Baptiste, qui fu ce mois meismes.
Comment H roys fist aoumer ^ richement les églises de
Damiete, et comment li os de la erestienté se parti de
Danriete.
Quant Damiete fii prise, ainsi comme nous avmis dit devant,
li cardonnaux 9 et li roys de France firent ordonner archevesque
en la maistre église de la ville, qui avoit esté faite de sa maistre
mahommerie. Il y establirent chanoine pour y faire le service
Nostre-Seigneur. Bonnes rentes et riches leur assena '^ li roys et à
' jyequedent : néanmoins. — ' Jdon- gile : veille. — * Aoumer : orner, —
ques : alors. — 3 Combien d'années il » Cardonnaux : cardinal. — '<> Assena :
y ea t. — < Asseoir t assiéger. — ' f^oise : assigna,
aille. — 6 Ckaneus : canaux. — ' Fe-
DE JEAN FIEBBE SABRASIN. 261
Tarchevesque et aus chanoines, as Templiers, as Hospitaliers,
ans frères des Alemans', aus frères Meneurs^ aux frères de
Saint' Jacques , aus frères de la Trinité et as autres que nous
nepoons mie nommer. As barons, as princes de la terre
d'outre-mer, assena H roys bêles manandises ^ et riches , selon
ce qui convenoit à chascun , dedans Damiete. Les églises qui
avoient esté establies des mahommeries et les autres Ûst H
poys richement aoumer de galises, d'encensiers 3, de candélabres,
de seaus, de crois , de crucifis, de livres, de casuves^ , d'aubes,
d'estoles,deÊinons,dedras d'autel, de dras de soie, d'ymages de
]Nostre-Dame, de capes de cuer*, de tuniques, de dalmatiques,
de reliquaires, dephilatères^ d'or et d'argent, de crystal , et de
toutes autres choses que il convenoit. Prouvoires^ et ** chape-
lins, clers et personnes 7 de sainte Eglise, faisoit li roys mettre
par tous les lieus où mestier estoit^, et rentes leur assenoit 9
et livroit , desqueles il pooient bêlement et honnestement vivre
selon ce qu'il convenoit à chascun. Grant painne, grant en-
tente, grant estude et grans cous >** mettoit liroys à ces choses et
as autres, par lesquelles li services nostre seigneur Jhésu-Crist
fust maintenu en la cité de Damiete et au pays, et la foi crès-
tienne tenue ethonnourée. La fremetés meismes de Damiete,
qui estoit très-fort à grant merveilles , faisoit-il encores renfor-
Gier,ies fossés réparer, barbacannes en tel lieu où eles n'estoient
mie , lices , fossés , conduis, et autres choses que nous ne savons
mie toutes nommer. Li roys mettoit teuls << painnes et teuls
cous à c«s dioses que nous avons devant nommées , qu'il
avoit ' > assés de teuls en l'ost des crestiens qui dîsdient que
' Aai frères Tentoniqaes. — ' Ma- i — ' Personnes : ecclésiastiques. On
nandises : richesses. — 3 Richement | dit encore en anglais parson dans le
orner de calices, d'encensoirs. — j même sens, — ^ Où besoin était. —
* Casuves : chasubles. — ^ PhiMères : 1 Âssenoii : assiiniait. — «^ Cous : frais,
reliquaires. — 8 Prowoires : prêtres. I — " Teuls : telles. — *' Qu'il y aralt.
* De mer^ Nouy. GoUect des luém. — Le traducteur a compris comme
nous.
** Jus, ibid. — Nous comprenons la phrase tout autrement que MM. Mi-
chaud et Poujoulat.
i
262 LSTTBE
ce eaioit gramt folie ôt grans outrages ' et que Ineii s'en peust-
on faire à maiiis '. La loyne, la eoatesse d'AIrtois , la contesse
de Pokiers et une partie dea erestieuse estaient dedans Daaiiete
par les maisons. lÀ roys, li cardonnaux^ et la plus grant
partie et la plus forte de l'ost estoient logjiés devant la eité,
ontre le pont qui estoît aeur le filun du Nil , en celé isle
meismes de Maalol, Ik où il estoient arivé; il estoient logié
seur la rire du Hrm^ ta que li fhm estoit nxtte Tost et I>a-
miete. Celé hât de Maalot, qui est devant Damiete, d*autre part
le flum , est plentive ^ de moût de bien, Li roys et li crestiens
estoient là endroit 4 logié on sablon. Grans ennuis et grans
angoisses souffîrolant de la grant chaleur, de la grant plenté ^
de moosehes et de piiees grmis et grosses qui estoient en Tost.
Li Bédouins et li Sarrasins qui aloiesit es(Hans entour Tost ,
quant il trouToientqui avoient eseartéTost, il leur couroioit
sus et li nostres à eus. Aucunes foia en avoient li Sarrasins le
meilleur, mais plus souvent li nostres,' Ainsi avenoit que on
trouvoit assés de crestiens qui estoient mors en lescfaans entour
Tost. Entour la mi-aoust avint que li Ture vinr^t, leur ba-
tailles raugiées et ordonnes, pour oombatre cele psfft où li ares-
tiens estoknt logtés. Li roys fist crier partout Fost et deffen-
dre que nus ^ ne fust tant [ hardis} qui issist 7 des lices, par
quoi nus crestiens ne Tosa mouvoir. Li Sarrasins se tindrent en
tel manière une grant pièce en sus^ des lices ; etquant ne sai
quans9des Sarrasins virent quenus des crestiens n'issoient, il se
départiratit des autres et s'en vindrent vers les liées des eresti^is
pour emUer *"*. MessîreGauehersd'Autrechenepot >■ ce souffrir,
et sailli sur un cheval tout armé, et se féri » * hors les lices contre
le commandement le roy ; mais nulz ne le sui. Vigoureuse-
ment couru sus ces Sarrasins qui estoient si approchiés. Grant
bataille ot entr'eulz si vigoureusement , et si bien se maintint
■ Otttrages : exeèa. — > Maini : i sortît. — * £» sus : à distance. —
moins. — « s Plentfve : abondaote. — l '"* Je ne sais combien. -^ •" Embler :
• Là endroit : là. même. — » Plenté : \ voîor. — »♦ Vot : put. — •» Se féri : se
abondance. — « ffus : nul. — ' Issist : I laaca.
DE JEAN PiERBE SABBASIN. 263
raessires Gauchiecs tous seuls , que il en ocd trois et ^e li
autres s'enfuirent vers ks batailles des Sarvasias qui esloieBt
bien rangpées et se regardoient, maïs il ne se mouvoient
Mesaîres Gauchiers féri [son] cheval des espérons après ceids
qui s'enfuyoîent ; mais ses chevaus, qui estoit lassés, obay s
et raenires Gauchiers dessous. Qu»it K Sanrasîus qui s'en-
iuioient Tirent monseigneur Gauchkr cfaeu , il retournèrent isn.
nelement > vers hâ et descendirent pour lui occire ; mais mes»
sire Ymbers de Bîau*Geu s'en perçut et sailli isnelemeat sur
un dieval, et autres chevaliers après lui, et fériient chevaus ées
espeimis grant aleure ^ celé part. Quant li Turc les perçurent,
n'or^t mie loisir d'occire monsagneur Gaucbler, ainçois^ re-
sailUrent isnelement sur leur dievaus et s'enfuirent aus autres.
Messires Gauchiers lu raportés en Fost, et fu mors dedans
le tiei^ jour de celecheute. Li Sarrasins s'^ votouroèrent arrière
leur batafiles rangies, quant il virent que li ciestiens ne se com-
bateroient mîe à eus là endroit. Après aviat entour la fe^e
saint Luc l'évangelisle que fi grans et généraus ten^ste fo
en la mer et en ces parties, que li grans plenté des nés ^ lureiit
périllés ^ es pors de la marine *, et moult grant plenté de gens
noies, et grant plenté de viandes lurent perdues en la mer. Celé
grant tempeste fu presque partout les pors d'outre-mer. Au
port de Lymaçon en i'isle de Chypre , ne courut mie ode grant
tempeste. A ce port ariva li quens de Poitiers à toirte l'esloire 7.
Et quant il et ses gens se furent raireschis en celé isle un pou
de temps , fl remonta sur mer et arriva à Damiete sains et
saus à toute Testoire. Moût ot li roys grant joie et toute li os,
9e la venue le conte de Poitiers et de ses gens. Et quant ce
vint entour la feste sainte Cécile, li roys fist appareiliier ses nés.
* Chay : cheat, tomba. — ^ Isneh'
ment ;r«pideiii«nt.<— > atours : train.
Dans rédition de la noaveUe Collec-
tion de niéinoire«, ces deui mots se
troQTcnt à la suite l'un de l'autre.
— * Aineoi» : mais. — ^ Nés : ncfSi,
navires.' — ^ Pétilles : mis eo péril.
— ' Avec la flotte.
* La première édition de ceUclettre porte de la matinée, que le traduc-
teur n'a pas rende.
Ô€4
LETTRE
Tant y avoit de barges », de galies % de grans nés et de petites,
chargées de viandes, d'armes, d'engiens, de harnas et de toutes
manières de choses que mestier avoient à hommes età cfaevaus,
que ce estoit une grant merveille à veoir. Tant y avoit de vais-
siaus et petis et grans, que tout H fluns en estoit couvert cèie
part. U ost se deslogea, et issirent^ de Tislé de Maalot^et pas-
sèrent en Tautre isie d'autre part là où Damiete siet. U ordon-
nèrent leur batailles et s'en alèrent tout contrémont le flun^,
si que li os qui estoit es nés estoit adès ^ encontre Tautre ost
qui aloit par terre. Cil qui aloient par terre avoient le flum et la
navie ^à destre 7. Tout s'en alloient ensemble tout contrémont
le flun vers midi. Damiete avoient à destre et le chastel à
sénestre ^ contre le grant ost des Turcs qui estoient assemblés
outre le flun de Thanis , ou lieu que on appelle la Massorre.
Là endroit se part li flun de Thanis du grant flun du -Nil à
sénestre, ets'enqueurt 9 en la mer par proche delès le chastel.
Li Sarrasins savoient bien que Tintenciop du roy et des barons
estoit d'asségier la noble cité de Babiloine et le Chaaire, et de
prendre toute la terre d'£gypte, se nostre sire Dieu leur voloit
doner l'aide, et que là endroit leur convenoit-il passer le flun de
Thanis pour leur navie, qu'Une pooient^® lai'ssier sans grant da-
mage , et là endroit séjoumoient ces deux os à moût petites
journées, et très-lentement s'en aloient contrémont le flun;
car livens estoit si fors et si roidesqui ventoit entre «uls, que
les nés ne li autre vaissel ne pooient estre mené contrémont ,
se par trop grant travail non << et trop grant painne. £t il ne
pooient mie laissier leur navie, 11 rois et cil qui aloient par terre
sans grant péril et grant damage moût , car il mirent à aler
de Damiete jusques à la Massoure, où il ne [y a] mie plus
de dix-huit lieues, plus de trente- et-un jours et plus encore;
car il murent tout droit de Damiete le vingtième jour du mois
• Barges -.barques. — ' Galies .'ga-
lèves, — * lasirent ; sortirent. — <Et
remontétent le ûenve, — & Jétës : toa-
jonrs. — « Navie : flotte j en anglais.
navv, — ' Désire : droite. — ■ Sénés*
Ure : gauclue. — * S'en queurl : court .
-i *o Pooient : poavalent. — '• Sinon
par trop grand traTaiL,
DE JEAN PIBBBE SARRASIN. 2<»5
de novembre ^ et ne vmdrent là devant ' le jour de la feste
de saint Thomas Tapostre, qui est cinc jours devant la Nati-
vité nostre seigneur Jhésu-Grist II avint tout droit ainsi que
il s*en aloientpar leur petites journées, et le lendemain la
feste saint Nicolas, au point du jour, que li Turc firent un
embuschement s et envoièrent cinc cens Turc, des plus preus
et des plus hardis , des miex armés et des mîex montés de
toute lor ost, qui se férirent en Tavant-garde de nostre ost si
vigoureusement, si asprement et si hardiement, qu'il sembloit
qu'il deussent toute nostre ost desconfire -, mais li Templier
ne li autre de nostre ost , qui estoient Tavant-garde , ne fu-
rent onques esbahis ; hardiement les reçurent aus tranchans
des espto. Fier poignéis^ et aspre y ot tant com il dura ; mais
nedemoura mie que li Turc le desconfirent, et s'enfuirent
grant aleure^ versrembuschement, de là s'enfuirent ensamble
à lor ost. En ce poignéis trouva-on des Turs trois occis, des
crestiens n^en trouva-on que deus tant seulement. Puis lors en
avant ne trouvèrent mie nos gens grans contcns ^ jusques à
tant que il vindrent au- coron^ de celle isle » là où les deus iaues
s^enforcent Et pour ce qu'il ne porent mie passer contre l'ost
aus Sarrasins qui estoient logiés outre Tiaue, car li flun du Nil
estoit à nos gens à destre, et li flun de Thanis à sénestre, par
quoi il ne porént aler de nule part se il ne retournèrent arrière.
Pour ces choses il se logièrent illeques 7 dès le flun du Nil jus-
ques au flun de Thanis. Celui jour meismes que il furent
logié, passèrent li Sarrasin le flun de Thanis, et se férirent ^ en
nostre gent à pié; mais li chevalier et cil à cheval de nostre ost
s'en perçurent et coururent celé part à grant aleure et férirent
entre les Sarrasins. Mais H Sarrasin ne se tinrent mie longue-
ment , ains se desconfirent moult laidement. Assés en y ot
d'occis et de pris; li remenansd s'enfuit, et par grant mes-
• Devant ; avant. — » Embusche' 1 — * Contens ^ lattes. -- « Coron :
Ment : embuscade. — « Poignéis : coin. — ' Illeques : là. — " Férirent :
choc, — * Meure ; allare, course. I lancèrent. — ^ Remenans .'reste.
23
266
LETTRE
chéance' d'euls-meismes il ne porait ftiir vers le Oun de
Ttianis, aîns s'enfuirent vers k géant flan du 199, là où
nostre nam esloil «ocrée, ffostre eratien te ^^laçoîeat , oe-
dant et alMtaift ; mais lî Sorasin Tindrent aa flim> il se féri-
rent«BS * à pîé el à ehevai pour eschiver^ la ment; mais peu
lorYaSat, carnostre gent qui estoît es nés^, quant il virent oe,
coururent aus armes ; «t quant il véoient les Samsins qui
nooient'^ à pié eu à dheval , il les féroienf^ d'«spéesou4lehaces
et d'autres armes , cft de grans perces 7 loegnes et pesais , et
ains les oceioient «n Tîaue. fin trie manière teiBDt presque tout
perdu 1i Sarrasin qui furent à «el assaut Lendemain repassèrent
Il Tur }e flun ^ phis gr»it plefité^e gent qu'il n^avoioit fait le
jour devant; moult estoient eogrant* d'eols levan^; il se
férirent en nostre os^ Nos gns les reçureoit crudeoMut aus
espéesetauslnices, grant balaffle joLii Turc ne peient en-
durer plus. Il fur^A deeconfis eatele manière et aussi male-
ment «u plus oomme il avoient esté le jour ^deisant. En ces
deus assaus ot bien oeds et noies deux cens Turcs ou phis,
des crestiensott peu ou mils. Quant li Turc virent qu'il avoient
ainsi perdu à ees assailliesque il ainoîent faites , il se tinàrent
tout eoi et toiA serré outre le flun de Thanis, seor la rive,
là où il estoieut logiéS) et ilurcment s'appareillièrent poiur
deffendre aus noss que il » passaissent le flun. Assés'
i ot de Tmn qui dîsoient que se nostre gent povoient passer
le flun avant qu^ ne fiûiwntnMUt damagié et amenoisîé '»
de lor gent , que il avoientpovoir de conquanre BabOoinne et le
Chaaîre et toute la terre d'Egypte, maugréks Turs. Puis ' * ces
deux bataSIes devant dites^ fiireut nos gens auques en pais
des salHies" des Turcs jusques à la fesie saint JBastîen.
I Mes^têamôe «• maHiear, <-* > Em:
dedans. — 3 SscMver : esquiver, éviter.
— * Né* : nefs, navires. — * Nooient :
Aaseaient. — « Féroient : frappaient.
— ' JPeret» : perches. — * BngranU :
(Tésireax. ~ »JVos .• lAvtm, — m^>
menuUU : amoindris. — ** P^IU : de-
puis. — *' SaiUies : attattues.'
DE JEAN PiBBBB SABRASIN.
207
Comment li roys et li cresfien s'en alèrent droit à la Mas-
sorre.
NouvelesqiH estoient eonnies par nostre ost éës ee que il
murent > de Damiete, ftirent adonques seuw et noncées tout
eertaifiement ; car li soudaos de Balriloiiie, qui aroît esté malade
près d*un an, estoit nouvelemeot mors. Il ayoit eoToyë, ains *
qu'il fu8t mors, bons messages à son fils, qui adonques de«
mouroit es parties d'Onoit, que il Tenist hastivement en Egypte,
pour estre nres de la terre ^ et poiur estre contre les crestiens
qui la vonloiwt conquerre; car il avoit fait jur» à tous les
amiraut 4 et à tous les grans hommes du pays seur le livre
de la loi Mahomet que on apele alehoran, sairement de féauté
et d*ômmage que il le recevroient à ^ seigneur et à Soudan,
quant il sferoit venus. Il avoit fait chevetaî&e^ et garde de
toute sa terre et du très-grant ost que il avoit assemblé encontre
les crestiens, un graut amh'aut, riche et puissant, prudhommc,
chevalier et grant guerrier, jusques à tant 7 que ses flls fust
venus. Gtl amiraus avoft non Fackardi/k. Quant lî roys et li os
et cil de la crestienté virent que il ne povoient passer le flun
pour Tost des Sarrasins qui estoient logîés par Tautre part seur
la rlve^ par le conseil des barons li roys commanda que on fîst
une cfaancie forte et haute et large, de terre et de mairien^,
parmy le flun de Thanîs en tel manière que tout li flun de
Thanis s'encourist 9 par le chanel *• dou flun du Nil, diHit il
se portoft là endrmt; car adonc porroit passer K os de là
crestiçnté par le chanel du flun de Thanis quant ele seroit vuidie
de riaue, ou ele seroit petisie" ; et se on ne pooit mie ce
fahre que cil flun de Thanis s'encounist par le chanel du flun
du Nil| au mains quant la chaude seroit faite bien avant de-
I Mw§fU f «'«a allèrent. — ' Jins :
avant — ■ * Seigneur do pay«. — < ^-
mlra«f.* émirs.— ^A : comme.— «^Aa*
vetaine : cspitaine. — ? Jusque$ à
tont.'^aaqn'àMque.— B Mairies: mer-
rai n, bols. — • S'eneourist : courût,
•'éeoolftl* — '<> Ckanei : r-anal ; angl.
ehemei. — >< P«ii9ie: diminuée.
268
LfiTTBS
dans le fluD de Thanis, et Tiaue seroit bien estrechie^ on
teroit plus légièrement * pont de mairien de chaude seur la
rive qui estoit par devers les &irrasins. Ainsi le devisoient-il ;
mais ce n'estoit mie* chose légière à faire. Li roys fist faire deus
chas 3 , moult bons et moult fors, et fist drecier ses engiens ,
l)errières, mangonniaus, trébuches et autres choses, pour geter
contre les Sarrasinsqui lepassagedeffendirent Quant ces choses
furent ainsi atirées^, li nostre boutèrent^ avant le chas
sur le pas ^; cil qui aportoient le mairien et la terre, et cil
qui faisoient la chaude, se tapissoient desous. Quant li Sarra-
sin se perçurent de ces choses , il firent drecier grant plenté
d*engiens encontre tes nos; et pour dépcschier 7 les chas
et la chaucie, si grant plenté faisoient geter de pierres grosses
et petites, que tous s'en merveilloient. II frondilloient et lan-
çoient et traioient quarriaux d'arbalestre à tour**. Il traioient
dars turcois^, il lançoient et getoient feu grégois; eu toutes
manières assailloient nos engiens et ceuls qui cele chaude
faisoient, que ce estoit une grant laideur à veoir et à ce oïr.
Pierres, dars, sajctes, quarriaux d'arbalestre et feu grégois
[chaoient 9] aussi espessement com pluie. Quant cele chaucie
fu faite par très-grans travaux, graus paines, grans cous, grans
frès, plus assés que moult de gens ne creroient mie légière-
ment, jusque le milieu du fiun , li Sarrasin s'enforcièrent si
durement à relais de gens et par nuit et par jour, que il sem-
bloit que il commençaissent tousjours adès'" cele besoigne
tout de nouvel. Pour trois raisons ne pourent onques li crestien
1 Sttreckie : rétrieie. — ' Légière-
ment : facilement. —^ Chas .-chaU,
espèce de machines de gaerre. >—
* Mirées: disputées.—- ^Boutèrent:
poussèrent. — ^ Pas : passage. —
7 Dépesehier : dépecer, mettre en piè-
ces. ^— s J\irc(Hi i tares. ^ ' Chaoient :
tombaient. — <' Jdès : aussitôt.
* Une, édit. Michaad et Poajoulat.
*M1 8'agit Ici d'arbalètes à tourniquet. Le traducteur de Sarrasin rend
ainsi ce passage. « Ils faisaient tour à tour Jouer la fronde, et lançaient et
tiraient carreaux d'arbalète, » etc.
DB JE.41S PIEBBE SARRASIN. 3G9
faire ceie chaucie tout outre ; car quant ii Qun fu ci estrechié ' ,
riaue s'en couroit aval si radement * par oel lieu estrechié, et
de si grand ravine ^ trébuchoit contreval/, que nule chose que
on y getast ne pooit arrester que ele ne s'en alast aval : ce
fil la première raisqn. La seconde raison ta que:li Sarrasin ge-
toient tant de grosses pierres et pesans encontre nos engiens,
que il les dépeçoient presque tous. La tierce 4 raisim iii que
li Sarrasin landèrent et getèrent tant de dars et de sajete» el
de qoarriaiix d'arbalestre allumés et embrasés de feu grégois,
avec les grosses pierres que li engiens gêtoient sur nos deus
cbas, dessous lesquels dl se tapissoient qui la chaucie faisoient,
que les grosses pierres les brisoient tous, et li feu grégois <>t
les torches esprises ^ que il gêtoient, les firent esprendre**. En
tele manière furent tous ars ^ et nus en cendre.
En dementiers ? que nostre crestien entendoient * à faire celé
chaucie, 4i Sarrasin passèrent à moult grans effors le flun
soudainement. Il se férirent s en Tost des c^estiens de deus
pars. En une des parties de Tost où il se férirent estoient li Hos-
pitalier et li frère de Ïïostre-Dame des Alemans. Des deus
parties furent-il moult crueusement <° reçus. Grant bataille y ot
et plénière; tant comme elle dura, assés y ot fait de grans
prouesses et de biaux cops et de grans hardemens et d'une
part et d'autre. En la fin li Turc furent desconfis et de çà
et de là ; grant plenté en y ot d'occis. Li nostre les chacièrent,
occiant et abatant jusques au grant flun du Nil; pour la
grant paour '' que il avoient de la mort, il se fénrrat en Tiaue.
Grant plenté en y ot ce jour d'occis et de noies des Sarrasios
' Esireehii : rétréci. — ^Bademeni:
raide. — ^ Ravine : impétuosité. —
* Tierce : troiaième. — ^ Esprises :
allumées. — Jrs ^ : brdlléa. — '' En
dementiers : pendant qae. — > En-
tendoient: s'occupaient. — ^ Férirent:
lancèrent. — ■<> Crueusement : ccncUe.
ment. — M Paour : peur.
* L'édition de la nouvelle Collection des mémoires porte contre en bas
val : J'ai cru devoir supprimer le second et le troisième mots, qui sont la tra-
duction des autres.
** De même on lit dans b première édition : embraser, csprendrc
23.
370 LKTTU
en âinviet manières. Gfant damage leçoroit le jour li mes-
créant * de leur gent. Moult de gens disent par Tost de la crcs-
tiemé qatb sedl denostreostqui estoient par devers la cbaucie
eossentTiguereusement etisnelementsen dementres* que la
bataille fa et la ehase, asaîlli au pas^ , que li crestîen eussent
le floB pavé mangré les Sarrasins, et le'passage conquis. En
eele luitaille perdirent li Hospitalier onze de leur frères ; de
Rostre-Dame des Alemans en y perdirent quatre des leur ; mais
moult forent ce jour loé et prûé par Tost. Geste bataille fu
tout droit le Jour de la f este de saint Bastion lemartir, qui est
el mois de ganTîer. Après avînt le samedi devant le (3iandeltor4
que moult grans ^em et moult fors venoit devers Tost ès^ Sar^
rasios tout contreval le flun du Nil , là où nostre navie^^ estoit
aencrée; il prisent ^piatre barges, si lesendiainèrent ensemble
decbainnesdefer, il les emplirent d'estoupes, de pailles, foure?,
de busebe seobe. de pois, de sain * et d'autres nourrissemens de
fou, il les esprisent» de feu grégois et il les espamsent ><> en
riaue tout contreval le flun, pour ce qu*il cuidièrent nostre
navieardoir " ; mais notre maromder**, qui forent isnel ■* etas-
pre et tournant, coururent grant aleure, àcros >^ et à percbes ,.
et maugré le vent et la flambe <4, qui s*estendoient contreval, et
le feu qui durement croissoit et estinceloit contre eulz, les bou«
tèrent '' arrière ensus>^ de nostre navie, si qu'el n'ot garde.
Comment U roys et U crestien passèrent le flun de ThaîOsi
Quant li roys de France et li baron de Tost de la crestienté
virent que la cbaucie ne pooitestre parfaite >? parles raisons que
' iMelMMiil .* rapidement. — > i?ii
dgmmUret : pendant. — > Paa : pas-
Mite. — > * dUmdPitor .'Cbandelenr. —
*£» .• sor les. — « Ifavié : flotte. —
** Fe%re : paille; d'oà fourrage, —
' Sain : (raisse. — ^EipritetU ; embra-
sèrent — »• Espainsent : jetèntnt. —
'* ^rdMr : brûler. — " /sue/ : lestes.
— **ATec des crocs. — **'Flambe :
flamme. — >* Boutèrent : repoussè-
rent — »fl Ensua: loin. — " Parfaite:
achevée.
• L'édiUon de MU. Uichaud et Ponjoubt porte matelot maronnhr, c*c«l-
à-dlre deox mots dont l'un est la traduction moderne de l'autre.
DE JEAN PlBRBfi SARBASIN. 271
nom afODS devant dites, H parlorent eosamble comment il
poiroient passer le flun et eombotre ans Sarrasins qui là
esloient lo^ et qui le passage tour deffendoient. 11 mandè-
rent Sarrasins tnâfcenrs' qui estoient venu en nostre ost de Tost
as meseréans, et leur demandèrent se il savoient en oe flun de
Tbanis un gné. Il y en ot un qui dist au roy que ilavoit» bien
aval au flun de Thanis un gué » mais il estoit bien parfons. U
ouidoit bie&f ce dîsoît-ii, que H roys peust bien par là passer,
liroys et li baron quilàestoioità ceeonseîK virentqueil ne
poœeQt^paaser ennuie manière par autre lieu queilsetissent,
et disent que il ensaierment à passer par le gué que li Sarra-
ws leur ^soiU Lendemain qu*il fu le jour de quaresme-pre-
naiH, devant Taube du jour, li roys et U troi frère et le plus
grant partie de la chevalerie et des antres g^is à cheval fur^H:
armé et monté, et issirent 4 de Tost leur batailles raigiées et
ordenées. li roys laissa bonnes gardes en Tost pour garder leur
hamois et les gens qui demouroient à pLé et à cheval. Quant li
roys et li autre qui monté estoient por passer le Qun , furent
ans dians fors de Tost, li roys commanda àtrestous commu-
nément, ans haus et aus bas, que nus ne fusttant hardis que
H se desroutast ^ , ains se teoist chascuns en sa bataille^, et que
les batailles se teniasent près les unes des antres et àlaissent tout
ce paset toutes ordonéement, et quant li premiers seroient passé
le flun, que il atendissent sur l'autre rive d*autre part tant que
li roys et li autre fussent passé.
Quant li roys ent ainsi commandé et ordenées ses batailles,
li Sarrasins les y mena, et il alèrent tout après jusqùes au gué
que li Sarrasins leur monstra. Quant il vinrent là endroit, il
trouvèrent le gué assés plus périlleus que il ne cuidoient*,
car les rives estoient durement hautes , et d'une part et d'autre
pleines de boue et de betumés et de lymon , et Tyaue assés plus
< TraiUur» : traîtres. — .a il y i * Itsirent : soriirtnt, — ^ Desroutast :
avait. >- 3 PoiHeni : pouvaient. — | ècartftt. — *< Bataille : bataillon.
* La même édition porte evidoient.
272 LETTBE
parfonde et plus périlleuse que li Sarrasins ne leur avoit dit; car
il eonvenoit la endroit * par force leinr chèvaus nager en teuis
lieus y avoit. Quant il furent là venus, et li Sarrasins leur ot
monstre le gué , li roys li tist conduire arrière en nostre ost
et li fist donner grant avoir. Li quens d'Artois et li autre qui
faisoient Tavant-garde se férirentenriaue par grimt hardèment,
et par grans prouesoes passèrent et par grans périls de leur
cors et de leur chevaus. En tele manière piassa li roys et tout
li autre après. Ki ot celui d*euls tous, tant fnst bien montés,
qui n'enst paour de noier, ains que il ftissent outre. Quant cil
qui estoient en Tavant-garde or^t passé le flnn, et il furent
seur la rive d*autre part, encontre le commandeinent et Tordè-
nement que K roys y avoit fait, il s'en alèrent isnelement ' grant
aleure tout contremont de la rive du fiun, jusquas à tant que il
vindrent au lieu où li engienaus Sarrasins estoient dredé encontre
la devant dite chaucie^. Moût matin soudainement se férirent en
Fost des Sarrasins qui là endroit estoient logié et qui dé ce ne
se prenoient garde, et de tels y avoit qui estoi^t encore tout
endormi et de tds qui se gisoient en leur lis. Cil quieschargai-
toient^ Fost aus Sarrasins furent premièrement tous desoonfis
et presque tous mis à Fespée.' Nos gens se féroient par lés her-
berges des Turcs; tout occioîeht à faiit, sans espargnier nuls
hommes, fenmi^, enfans,vielsnejones,granset petits, haus et
bas , riches et povres ; tout découpoient , détrenchoient et me-
toient à Fespée. Se il trouvoient pucetes , viels gens et enfans
qui se fussent répons^ pour eschiver la mort, quant il les trou-
voient, n'i avoit mestier crier ne braire ne crier merci, que tous
ne fussent mis à la mort. Là fu ocds Fachardins li chievetaine^
de Fost aus Sarrasins , et ne sai quant 7 autres amiraus, haus
hommes et puissans, avecques les autres. Granz pitiez estoit à
veoir de tantde cors gens mors et de si grant effusion de sanc, se
• Là endroit : en cet endroit. — i veillaient. — ' Répons : cachés. —
'/«nc/emcnl:promptement.— 3cAc»A- ^ Ckievetaine : chef, capitaine. -
cte : chaussée. — « EschargaitoUnt . I " Quant : combien.
DE JEAN PIEBBE SABBASIN.
278
ce ne fustdes anemis de la foi crestieime. Quant H nostre vûreDt
que il faisoi^t ainsi leur volenté des Sarrasins et que tout s'en-
fuyoirat devant eus, il les commendèrent à chadersansconseil
et sans apensément ' . A tant frères Oilles, 11 grans eonmiandères
du Temple, boins chevaliers, preus et hardis et sage * de guerre
et clerveans ^, dist au conted' Artois que il feist ses gens areslar
et ralier tous ensamble, et que on atendist le roy et les autres
batailles qui n'avoient mie passé le flim. Bien encore disoit frères
Giles que H quens d'Artois et dl qui estoient avecques lui,
avoient fait un des grans hardemens et une des plus grans
ehevaleries qui fust faite, grant temps avoit; en la terre d^ou*
tre-mer. Ce looit encore que on se traisistrers les engiens des
Sarrasins qui estoient dreeié delés^ la chaude; car se il cha*
çoient ainsi esparpeillié comme il estoient et devisé, 1i Sarrasin
se rassembleroienttous ensamble, car il s*enprendroienl garde,
et retoumeroient et leur courroient sus,. et légièrement^ les
desconfiroient, car il n'estoient que un pou de gens au regard ^
de la grant plenté des Sarrasins qui là estoient assamblé. Uns
chevaliers que nous ne savons mie nommer, qui estoit avecques
le conte d'Artois, respondi en tel manière : « Adès i aura-il du
poil du leu7. Se lî Templier et li Ospitalier vousissent", et li
autre de cest pays, la terre fust ore toute conquise. » Gil-meis-
mes qui là estoient, parloient au conte d'Artois en tele ma-
nière : « Sire , et ne vééâ-vous que li Turc sont desconfis ,
et que il s'enfuient grant aleureo? Ne sera-ce mie grant mau-
▼aistié et grant couardise se nous ne chaçons nos anemis? » Lj
quens <<* d'Artois , qui estoit chevetaine de Tavant-garde ^ s'ac-
cordoit bien à chacier, et dist à frère Giles que, s'il avoitpaour,
que il demourast. Frères Giles respondi en tele manière : « Sire,
I ÂpensetÊient .* dessein, réflexion. —
* Sage : «ayant. — ' Clerv«aM«.' clair-
voyant. — * Delés : près de. — ^ Li-
giirement : facilement. ^^Au regard :
en comparaison. — ' Toujours y an-
ra-t-il du poil dà loup (c'est'à'dire
de la traliison). Voyei, sur cette ex-
pression, qoe^l'on retrouve dans VHiS'
totre de Charle» VII, de Jean Cbar-
tier, nos tbeeherches dé philologie eoni'
parée sur V argots etc, pag. 331, col.
2, art. Poil (Avoir du). — » Vovsis-
sent : ▼onlussent. — ' Aleyt^ : train.
— >o Qutns : comte.
374
LBTTBE
je m iiii ' frètt tt'avoos p» paoïir, nom ne àmomùon^ pas,,
aîns yroDS mwqam tous; mm nààtz que nmit Aoutns que
wmsmTOBSii'en fereignoDSjà. M
En demcBkrtt ^ qqe il parloîestaiBBU 4ix èheralMn HBèMt
ta tous aeoumt aaconl&d'AirlQis «t U dîtant de par le roy
qua tl ne se renmst ^ el que; il atendîst taat que K ro3rs f U8t
vcfRt. U respoodi que H Sanaain ealoient deseonfis et que il
nedemourrok mie»aiisle8cfaaeeroit.Tanlofiteottnirentaprèa
les SatrasBis parmi les berbères, les ehaeiàent tout devisé et
tout départi, sans routa tenir, jusque là que il vindrent à ime
vilete que on apelei Ai Mtumnre. Tantost se fénreot dedens U
uns après Tautre; tous eeula oeiotait que il pooient atmndre.
li Sarrasin pooi^t à paines croire que lî nostre chaebaisa^Mt
si fi^tonent^ ne que il se fus8ent|embatu^ si périlleuseiDent et
eqiKindu par les rues de ce cassel ? ; bien virent que il en fe-
rment aveeques leur voienté. U firent sonner tabura, ews et
buisines; isneLement se rassamblèrent et avironnèrent no(s
gens de toute psfft, cruelenient leiur eoururent sus ; car il avoient
les cuers moût angoisseux de la grsuit oceisi<m de leur gent que
il ^voient veue et seue. Moût trouvèrent nos gens à grant mes*
cbief ^y car il n'esteient mieensamble. U et leur cbeval ealoient
si las que il défmlloient tout, tant avoient couru et racouru par
les berbergps des Turs que il ne se pooieut aidier. Li Sarrasin
le» trouvèrent espandus par tropiaus, légièremei^9 en firent
Leur voienté. Tou&lesdétre&ehièrent et découpèrent et prisent >^
et toièreut et traînèrent en prison. Aucun en y ot qui se mir
sent *' au fuir vers le flun, qui cuidoient eschiever ■* la mort ;
mais li Sarrasin les suioient de si près, wxmA et abatant d^
baces danoises, de madaies*^, de lances et d'espées. Quant cil
vindrent au flun, qui estoit grans et rades <4 et parfons, il se fé-
' Mi : mea. — ^Demourons : de-
neurerona. — » £« dementres : pea-
dant. — «Qu'il ne bougeât pas. —
* PoursuWisMDt en si petit nombre. —
« Embatu : engagés. — ' Casset : bi-
coque. — c Sfeaehi^ : nauvats état.
— ^Légiènment : aidaient. — '<> Pri-
ient : prirent. — '• Miseni : mirent.
— '* Eschiever : esquiver. — '3 J/a-
chcs : masses. — « Hades : rapide.
BE JEAN PlEBfiE SARBASlIf. 275
rirent ensdesrois* et furent tous noîés. En «ele bataille furent ^u
mors ou pris, on ne set mie bien lequel^ Robers li quens é*Ar-
tois, frères le roy Loys de France, ilBonls fi sires de €oncî, Ro-
giers li sires de Kosm-en-Tieraisse , Jehan sires de Cheyisi ,
^rars sire de Bralne en Champaîgne, <httllaume8 Longue-Espée
quens de Salesbières^ en Engleterre; tont li Templier furent
perdu, et n^en demonra que quatre ou cinc. Moût grant plenté
de nos barons, de chevsdiers, d'artmlestrîers et d« sergans à
clieval , des plus preus et des plus eiâens de toute nostre osft ,
furent perdu , n'onques n'en sot-on certaîtteté *. Li roys, quant
il ot passé le tlun, et les autres batailles qui estoient avecques
lui, vindrent tout ordonéement et tout rang^ celé part oi!i li Sar-
rasin estoient; mais li Sarrasin, qui les nostres orent si hii-
dcment desconfis, furent monté en si grant orgueil , que il ne
prisotent mie le roy ni toiït le remanant 4 de nostre ost un
boton. Tantost comme il perçurent le roy , pfar grant orgueil,
par grant beuban^ et par grant desrol ^, Tindrent hardiement
et fièrement encontre euls. Quant li roys rit ce , bien se pensa
que cil qui devant aie estoient, avoient mise la trestienfté qui là es-
toit, en mauvais point. 11 commanda à tous oeus qui avec lui es-
toient, que fl se tenissent tout serré. Moût lesBdmonestoitet disoit
que il ne dévoient point douter celé grant plenté de mescréans
qui venoient contre euls, car nostre sire Diex Jbésu-Crist,
por qui il estoient là aie , estoit plus fors et plus puissans que
tous li mondes. Quant li Sarrasin s^aprocièrent de nostre gent,
la noise y fu si grans de cors et de buismes, de tabours, de
cris de gens, et de cbevaus, que ce eâtoit grans faideurs 7 à oîr.
Il achanissent^ tour en tour, et troîssent sigrant plenté de s^-
jetés et de quarriaux , que pluie ne grésil ne fdssent mie plus
grant obsciuté, si que moût y ot navré de nos gens et de leur die-
vâus. Quant les premières routes des Turs orent widié tout leur
* U« je kncèrent deètas en dévor-
dre. — " StUetkières : Salisbury. —
3 N'en ■ot-<»a le nombre an juste»
— * Jtemanani : rette. — ^ Bevban :
fierté, fanfaroimadtt.— ^ Desroi : dé-
sordre. — ''indeurs : frayeur. —
^ jichanissent. MM. Micbaud et Poujou-
lat traduisent ce mot Tpar attaquèrent.
276
LETTBE
carcoit et totit trait, il se traissent arrière ; mais les secondes
routes vindrent tanU^t après où il avoit encore plus. Cil trais-
sent encore plus espessement assés que n'avoient fait li autre.
Li roys etnostre gent n'avoient nul.arbalestrier là endroit;
cil qui avoient passé le flun avecques le roy, avoient esté tous<
oecis avecques Tavant-garde, car li Sarrasin occirent sans es-
pargnier trestous les arbalestriers que il prenoient. Quant li roys
et nostre gent virent que il perdoient ainsi leur chevaus et
euls-meismes, il férirent des espérons tout ensemble contre les
Turs pour eschiver les sajetes. Assés en abatirent et occistrent,
en lor venue, aus glaives et aus espées; mais la plenté des
Turs y estoit si grant que peu ou nient < y paroit. Quant
il y avoit aucun Turc ou occis ou abatu , tantost revenoient
autres en lor lieus tout frès et tout nouvel. U Turc virent
que nostre gent et 11 cheval estoient moult blecié et à grant
mescbief', se pendirent, isnelement leur ars^ aus senestres^
bras desous les rpueles, et lor coururent sus moult cruelment.
Aus mâches ^ et aus espées si durement tenoient nos gens à
destroit^ de toutes pars, que ce estoit une merveille à veoir.
Assés y ot de nos gens qui furent à celé bataille, qui puis dirent
et affermèrent 7 certainement que se li roys ne se fustmainte*
nus si hardiement et si vigoureusement, qu'il eussent esté et
tout mort et tout pris. Onques li roys ne trestourna son viaire*
ne mestui à 9 son cors des Tur^. Il confortoit et admonestoit
nostre gent de bien faire, si que il en estoient tout rafreschi.
Moult se desfendoient vigoureusement , si au desous comme il
estoient, et souffroient celé grant plenté de Sarrasins qui déche-
voient euls, les unes routes après les autres. Ainsi dura celé ba-
taille jusques entour noni^e. Li chevalier et les autres gens qui
^toient à nos herberges, qui bien véoient que les choses ne les
povoient secorre, pour le flun qui estoit entre deus, tous et pe*
• Nient : n*ant, rien.— » Mesehiff:
mauvais état. — 3 ^rt: arcs. — *5c-
nestres: gauches. — & Mâches : mas-
ses. — « ^ destrou : en échee. — ' af-
fermèrent : afflrmèrent. — • Viaire :
visage. — * Mestwt à. MM. Michand
et Poujoalat traduisent par s'écarta^
l'cat-ètre faut-il lire n'estui a.
DE JEAN PI^BtiE SARRASIN. 277.
tis et grans, bràioieat et ploroient à haute vois, batoient lor
pis ' et lor testes, tordoient lor poins, esrachoîent lor cheveus^
esgratinoient lor visage et disoient : « Las lias ! las ! li roys et si
frère et toute la compagnie sont tout pçrdu. » Adonc couru-
rent les gens à pié et li communs pueples de Tost hardiement
et très-hastivement au mairien, aus engiens ' et aus autres es-
tromens de Tost^ et commencièrent à essaier se il porroient
faire aucune voie dessus ce pas^, par laquelle il peussent passer
outre pour aidier le roy. Par grans paines, par grans travaus
firent une voie de mairien assés périlleuse par dessus le pas,
car riaue estoit par desous si rade ^ et si parfonde et si périlleuse
pour le lieu qui estoit estrecliiés^ por la chauciée qui là estoit
faite, que nuls n'i chéist ^ qui tantost ne fust perdus. Tantost
passèrent périlleusement, plus isnelement 7 que il porent, pour
aidier le roy; mais quant U Sarrasin les virent venir et passer
le Qun, il se traissent arrière et se partirent de là endroit et s'en
alèrent à leur herberge. £n cde bataille perdirent li Sarrasin
assés de leur gens, qui furent occis. Des nostres n'i ot-îl gai-
res de mors ; mais assés eu y ot de navrés ^, et assés perdirent
de lor chevaus, qui furent tous occis et navrés en diverses ma-
nières. Li nostre, quant il orent retenu et gaignié le champ à
l'aide de Dieu, s'en retournèrent jusque delès le pas 9. Là firent
tendre lor paveillons et leur tentes et se logèrent delès les en-
giens des Sarrasins, dont il y en avoit vint-quatre. Assés trou-
vèrent nos gens illeques endroit «> mairien, tentes, paveillons et
autres hamois, que li Sarrasin avoient laissiés quant il furent
souspris de Tavant-garde. Gelé nuit demoura li roys là endroit
à " peu de g^t; mais li pons qui estoit fait desus le flun, fu
avant bien atirés '* et bien parfais de grans fus «^ et de mairien,
si '4 que on povoit aler seurement par dessus^ de l'un ost à
« Pis : poitrine, peetus. — ' En-
gtens : engins , machines. — ^ Pfta :
passage. — * Rade : rapide. — ^ Es-
treehiés :• rétréci. — « Chéist : chût,
tombftt . — ^ Isnelement : promptemept.
— » Naorés : blessés. — ^ Près dn pas*
sage. — ' * A cet endroit mème.^ ••>#.•
aTCC, — '2 Atirés : arrangé. — «3 jsy^, .
pièces de bois; fustes,^ — i^ si : en
sorte,
24
278
LETTRE
Fautre. Le jour des cendres , qui fu le lendemain, eommasida
li roys que les vînt-quatre engîens que fi avoieift gaaignés fus-
sent dépescblés', et que on y feist bones liées entour nos-
tre ost. Quant ce vint le Tendredi aTant la Cen^e y M Sarrasin
se rassemblèrent de toutes pars. Quant H aprocièreni de nos
gens, â corne est lor coustume, si grant plemé traissent de sa-
jettes, de quarriaus lancièrent, frondillèrent et j^èrem pieives,
que aucuns de t^uls qai là estoient disent qne !1 n*a!raeiit on-
ques veu plus espessement grésiller; et {de] tant 4e diverses «la*
nières longues et espoentables et onbles assaillirettt nos fens ans
lices , que dl du pays qui là estoient disoient que il u^wm&kX on-
ques mais veu es parties > d*outre-mer si liaréBement asBaâlir ne
si cruelement. Il sembloitbten qu^il ne doutaissent' ne {ne] pri-
saissent rien la mort. Tantost quant li uns estoient las, U^KiIre
revenoient en leur lieus, qui esCoîenI tout très et tout noviwii ;
il ne sambloit pas que il inissent hommes, xaak beMi sauvages
toutes erragiées. ïi "nostres «stotent nus au bersail * 4edeii8 leur
lices ; merveîlteusement leur prioit )i roys eft adsumestoitde bien
faire. Bien disent aucuns qui. devant avoioiteaté nequi âirest
après, ne virent le roy ^re mauvais sarablant, ne oooait ni es-
bahi, n*il sambloit bien à se diîère ^ quil n'eust en son cuer ne
paour ne doutance ^ne esmai?. Li Turc et li nostre 6*entre-fé-
roient de mâches ', de lances, d*espées, de haces danoises, de £au-
sars, de coutiaus et d'autres arnieures,toiiC ainsi comme il £eis-
sent seur pierres ou seur fus*, on seur autres dièses qui rien
DO sentissent. Quant celé bataille ot si longuement duré, et li
Sarrasin furent lassé et ûrent assés perdu , il se traissent arrière
et retournèrent à leur herberges. Plus assés ot » ocds en celé
bataille et navrés de TUrs que des nostres. Après ces choses se
' Depetehiés : dépecéa, mis en piè-
ces. — > Dans les contrée*. — ' Dou-
iaiêêent : redovtaaMst. — * MM. Mi-
ebavd et Poaioulat tradnitent étaient
exposé* aux traits. — ^ A sa fi^are.
— ® Doutanee : crainte. — ' Esmai :
émoi. — > S'entre-firappaient de masses.
— «0«.nyeut.
* La coUecUon Midiaud «t Poajoulat porte êew fut bois, c'cstà-dire U
traduction à la suite de /us.
DE JEAN PIEEBE SABBASIN. 279
tinreDt U Turc tout cd une pièce s se ne fu aucuns paletois * qui
fu de peu de gens en aucuns lieus. ISe demoura mie moult après
celé bataille que li fils le Soudan qui mors estoit, que il avoit
mandé ains que il mourust, es parties ^ d'Orient, vint à tout
grant gens en Tost des Sarrasins qui estoient assemblés à la
Massorre. Cil d*Égyptale reçurent à moult grant joie, à timbres,
à muses ^^ à flahutes et autres manières d'estrumens ; à seigneur
et Soudan le reçurent ainsi come il avoit juré à son père « [et] U
fdrent féauté selon les us et les coustumes dou pays. De sa
venue crut moût durement la force et li pooir des mescràms.
Comniènt H roys et H crestien estoient à grant mescàie/^ à
la Massorre.
Grant pitié et grmit angoisse doivent avoir à leur cuers
toutes maniées ctes crestiens, et à grant pitié et h grans
larmes et à grans gémîssemens doivent estre racontées entre
toutes manières de crestiens qui aimeirt; de vrai cuer Tonneur
etrensauetiement de la foi crestienne, des choses qui advindrent
au roy et à ta crestienté, qui estoient logiés à la Massorre et
qui le fluB avotent'e(mquis sur les Sarrasins par force, par quoi
toutes ebosés leur avindrent puis par contraire et encontre
leur volenlé. Une grande mortalité si pesmes ^ et si généraus
vint es hommes et èschevausen dementres? que il séjomoient
là, que à paines véist-on nul jour que parles chapeles ne fust
bien vint bières ou trente. Chaseun atendoit la mort tout pres-
tement, nul n*en cuidoit eschaper. A paines trouvast-on en
si grant ost celui qui ne plonrast ou qui ne doulost ^ un sien
ami qui fust mort. A paines trouvast-on t^te, ne paveillon
ne loge, que il ni eust ou mort ou malade de celé pestilence.
Cil qui estoient anui tout haitié 9 avoient grant doutanee que
* Pièce : espace de temiMir — ^ Si l état. •-'^ Pesmes : aauTalM, pessitna^
ce n'est qaelqae escarmouche^ — 1 — "^ Eu dementrtis : penûani. — * Dou-
3 Dans les contrées. — * Avec des I litst : regrettât. — ^ \ujourd'hui bien
mnsettes. — ^ Meschitf : imauvais 1 portants.
^80 LETTBE
il ne fuissent demain ou mors ou malades, là sain estoient
tout en blanc < de garder les enfers '. Tout autel ^ estoit-il
des chevaus. Viandes estoient toutes faillies 4 en Tost, à
hommes et à chevaus. Famine estoit si grant en l'ost que li
haitiémesmes estoient si maigres et sidé£ailli que il ne se pooient
aidier. Il menjoient les charoignes des chevaus, des asnes, des
mulets et des autres bestes de Tost, quant il les povoient trou«
ver, et leur sambloient moult grant richece. Après il prenoient
encor pluiseurs choses, quant il les pooient trouver ; qui trou-
vast un chien ou un «hat , il fust mengié dellen^ de grant de-
vise. Assés y avoit de haus hommes et de puissans qui s'enba-.
toient ^ tout dessemons ? es lieus là où il savoient que on man-
joit, pour la faim que il avoient. Nulle viande^ ne povoit venir
de Damiete, car li uouveaus soudans avoit fait venir par terre
seur chars et seur autres estrumens cinquante galles » au flun
dou Nil entre nostre ost et Damiete, et les avoit moult bien
garnies de Turs fors et hardis et bien armés. Cil entretenoicnt
si bien nos gens, que nus ne povoit aler ne venir par nostre ost.
Ces cinquante galles qui estoient ou flun prisent ^° assés de nos
vaissiaus qui portoient viande de Damiete à nostre ost. Entre
ces autres domages, il en firent deus trop grans à la crestienté,
car nostre gent qui estoient à Damiete envolèrent pat deus fois
deus caravanes de nés ", où il avoit bien cent cinquante vaissiaus
et plus, qui portoient pain et vin, farine, char salée et autre
chose qui mestier avoit^* à nostre ost, et qui bien estoient gar-
nies de maronniers et de gent armée. Quant il s'en aloieutcon-
tremont* le flun, les galles les assaillirent et les desconfîrent.
Assés en occisent , les autres prisent , et les nés et quanque il
avoit >^ dedens les nés détindrent; les viandes envolèrent en
* CooTerto d« taches blanches. —
* Buferg : malades, inilrmi, — » De
même. — * Tous les vivres man -
qnaient. — * ^DeUenJ — « S'enba-
toient : se jetaient — ? Dessemons :
•ans invitation. — * Fiandê : vivres.
— » Galies : galères. — »• Prisent :
prirent. — >> J^és : ne fil, navires. —
•< Était utile. — » Et toat ce qu'il
y avait.
La nouvelle Collection des mémoires porte outremonU
DE JEAN PIERRE SARRASIN.
28 r
Tost des Sarrasins, qui moult en fu remplis. En. tele manière
prisent-il les deux carvanes l'une après Tautre. li ost de la
crestientéenfu apovrie, et li ost des Turcs en fu enrichis. Quant
li roys et li crestien sorent ces grans meschéances', qui chas-
cun jour leur croissofent de toutes pars, moult furent esbahis;
il disoient apertement que il estoient tout perdu. Cilmeismequl
haitié estoient et qui aidier se pooient, avoient prise la besoî-
gne contre cuer, que nul ne faisoit son pooir de la besoigne
faire. Il disoient que tout le meilleur de nostre ost estoient perdu
avecques le conte d'Artois. Encore disoient-il que li saudoier
ne poToient estre paie de choses que U roys leur deust. Encore
disoient-il que assés de crestiens s'en estoient aie en Fost des
Sarrasins par défaute de viande', et que c'estoient cil qui plus
de mal faisoient à nos gens. Par ces choses que nous avons de*-
vaut dites estoient moultaflobiés^ et amenuisiés liost des cres-
tiens; presque chascun jour il avoient assaus ou paletéis 4 ou
petit ou'grant à nos lices. Le jour du jeudi d'absols^ , le ven-
dredi de crois aourée^, le samedi dePasques et le diemence de
la grant Pasque , firent li Sarrasins aussi grans assaus à nos
lices et ausi longuement, et vindrent en autel? conroi' que
nous avons dit devant que il firent le vendredi après les Gen-
dres. Li roys se douta moult que li Sarrasins ne Tassausissent
aucun jour si durement, que il les preissent par force et les
meissent tous h Tespée. Nos gens meismes , qui avecques lut
estoient , disoient* assés tout apertement que celé besoigne ne
lor plaisoit mais** , car bien lor sambloit que Diex ne le voloit
mie; et que s'il avoient pooir de départir d'ilec 9, il s'en r'iroient
adorée. — ' Jutel : tel, pareil. —
0 Conroi : équipage. La première
édition porte convoi. — ^ Et que s'ils
avaient pouvoir de partir de là.
' Mefehéances : malheurs. — > Par
manque de nourriture. ~- 3 AJlohiés :
affaiblies. — * Patetéis : escarmouche.
— 5 Le Jeudi saint. — « Aowrée :
* Disoient de tels y avoit^ édit. Micbaud et Poujoulat.
** La même édiUon porte mais' point: il y a. toute apparence ((ue le se-
cond mot est du fait d'un copiste, qui aura voulu expliquer le premier,
dont le véritable sens est plus,
2'u
3^2
LETTBR
en lor pays, que jà ' plus eu oele terre ne demorroient. Pour tou-
tes ces desoonv^iances' et pourtoutes les autres devant dites,
li roys , par le conseil de ses barons , envoia au soudan ses
messages pour requerre trives^. Li soudans et li Sarrasin qui
avec lui estoient, firent semblant que il renvoieroient volentiers
la parole ; mais il n'en avoient corage ne volonté d'en donner »
si comme 4 il apparut après. Toutesvoies^ distli soudans qu'il
voudroit conseiller et que il revenissent à un jour que on leur
nomma. Après les fist aler et venir par trois fois ou par quatre ;
adès prenoit jour de lui eonseillier. Tant que on parla des
trives , laissièrent li Satrasins auques^ en pais nostre gent.
Au derrain jour que nostre message furent revenu au Soudan
por oïr son conseil des trives, li soudans leur respondit en tele
manière : « Saoe bien vostre roys et tout li crestien qui avec-
ques lui sont, que je ne leur donrai nules trives. Je san miex
lor couvine 7 et leur pooir que il ne cuident ; il sont tout mis eu
ma volenté. Je ferai d'euls quanque^ me plaira, soit de mori
ou de vie. R'alés-vous-en et leur dites que il facent dou miex
que il pueent9< » Quant nostre message furent revenu et il
orent dit au roy et aus barons ce que li soudans leur avoit res-
pondu, tout furent esbahi i car là-endroit ne povoient-il plus de«
morer. Tout s'accordèrent à ce qu'on s'en r'alast versDamiete,
se Nostre-Sires le vouloit soufrir.
Comment li roys et li crestien s'en retournèrent pour venir
à Damiete, et furent tous pris entre noies.
Aucuns barons vindrent au roy et li dirent privéement et con-
seillièrent que il montast sur le meillor cheval que il porroit
onques trouver, et que il s'en alast, au férir *<" des espérons, par
terre. Li autre disoient qu'il entrast en ime galie bien armée et
• Car jamais. — ' Desconvenanees :
diMentitaents. — « Trives : trèvea. —
* Si eo^tthe : ainsi que, sicut. —
* Touiesvoies : toutefois. — e fu-
gues : uQ peu, aliquid, — '' Couvine :
état, dessein. — " Çuanque : tout ce
que » qiiùntum ^fuod : — * Pueent :
peuvent. — "> Férir : Arapper.
DE JEAN PIEBBE SÀBRASIN.
283
que il s'en âlast à force contrevai le flunpour venir en sauveté
à Damiete, se il povoit eschaper ; car li reoienans ■ estoU tous
perdus. U autre disoient que il emmenast ses frères avecques
lui ; mais h roys et si frère ii tranchièrent tantost la pa-
role et distrent que ce ne ferdent-il en nule manière , ains
demorroîettt avecques eux , fust à mort ou fust à vie. Moult
loèrent auroy que au moins il s'en alast; mais U roys ne pot on-
qnes estre mené à ce que il le voulust faire. Quant il creirent que
li roys ne s'en iroil pas, si commendèrent à deviser comment
il s'enretoumeroient. Il atirèrent» queon metroit tous les ma-
lades et tous les IloibleB au flun dedens les nés, et que on y me-
troit maronnîers et nageurs^ et gens à armes, qui les eondui-
roieiitoontreval jusqu'à Damiete, siDiex Tavoit pourvue. Atiré
fu que il lairroi^t 4 grant partie de lor tentes et de lor pàvQÎllon ,
en lor lices entr'euls, pour ce que li Sarrasin ne se percevroient
mie si tost de leur retour. Devisé fu que il se départiroient par
nuit, pour ce que il se délogeaissent avant et peussent le flun
de Thanis repasser arrière avant que li Sarrasin s'en preissent
garde. Bioi fii dit que tout s'en iroient ensemble et à pié et ii
cheval , et par iaue et par terre, tout serré li uns encontre Tau-
tre. Quant il orent ainsi devisé leur choses, comme dl qui
avoient plus affaire plus que euls-metsmes ne cuidoîent par
estovoir^ et par nécessité si grant que à paine le porroit
nus raconter ne croire que il ne povoient eschiver^ en nule
manière du monde, li roys et nostre gent repassèrent le flun
arrière et se misent au retour vers Damiete, ainsi comme il
avoient devant dit et devisé. Quant li Turc s'enaperçurent , is-
nelement ? passèrent le flun de Thanis après euls. Quant il orent
passé le flun, grant aleiu*e coururent au férir des espérons
après nostre gent. Il commendèrent à huer et sifler et sonner
tymbres et t2d>urs ^ , cors et buisines, et moult faisoient grant
* /{«meiionf : reiUnt. — ^ AHrè-
Tint : dispofèreat. — 3 Mariniers et
bateliers. -^^ Lairroieni : laiaseraient.
— ' Sttowdr . besoin* — ^ Eschicer :
esquiver. — ' Isnelement : prompte-
ment. — ' Taburs : tambours.
284
LETTRE
noise après eus. Quant il les orent aconsuis ', il les aTironèrent
de toutes pars au devant, et misent granscontesde toutes pars
pour destouma: ceuls qui s'en aloient. Les cinquante galies
qui estoient au flun vindrent grant aléure encontre ceuls qui
s'en aloient par iaue. Li nostre, qui bien cuidoient morir,
illeques* prirent cuer et hardement en eus-meismes \ à ce ten-
doient, sans plus, que il vendissent bien leur noort. Toutes les
heures que li Turc s'aproçoient si d'euls que.il povoi^t venir,
vigoureusement leur couroient sus, si ^ que parmi euls faisoi^t
bonne voie et large, et toutesvoies^ passoi^t outre. li roys
avoit commandé que on ne laissast mie les navrés ne les ble-
ciés es assaus que li Turc leur feroient, mais tantost les meist-
on es nés ou sus les autres voitures de Fost. Li Turc les aloient
.gaitaot en toutes les manières que il les porroient grever. Chas-
cun jour apetissoit li nombres des nostres, et li nombres des
Turc croissoient. Sagetes plouvoient ausi sus nos gens que leur
escu et leur targes et leur arçons de selles de ceuls qui estoient
à cheval, et leur autres armes en estoient toutes couvertes.
Tant y avoit mésaises^ et desconvenues que li Sarrasin meis«
mes s'esmerveilloient tout. Li roys les confortoit et amonestoit
de bien faire, si que il estoient plusencouragiésde deffendre. A
cel mescbief ^ s'en alèrent tant que il vindrent près de Damiete
à cinc lieues. Quant il vindrent là endroit, li soudans s'aperçut
que il aproçoientia cité. Si ot moult grant doutance que li nos-
tre ne li eschapaisent. Il avoit mandé par toutes les bonnes
villes qui estoient entor laMassore, quant li nostre s'en dépar-
tirent, que tout venissent à lui à pié et à cheval , en tel manière
que li desloial chien qui s'en aloient ne li peussent eschapper.
Cil estoient apleus de toutes pars ?. Li soudans parla à ceuls et
à tous les autres qui estoient en son osten tel manière : « Moult
est grans hontes et grans viletés' à si grant plenté de haus ho-
■ Jctmauit : atteints. — > Ille-
ques : là. — » 51 : de sorte. —* Tou-
tesvoiê» : toatefoU. — & Mésaises ;
■oafTrances. — * Meschiêf : malheur.
— ' Ceux-ci avaient plu de toutes
parts. Le traducteur de la nouvelle
CoHectiondes Mémoires n'a pas reoda
cette phrase. — * yUeiés : vilenie.
DE JEAN P1EBRE SARBASIN. 286
mes , de riches et de puissans et de boins chevaliers , fors et
hardis et bieo esprouvés * en maintes guerres, et de Sarrasins
bien combatans comme il a en nostre ost, que moult de
gens aferment certainement que nous avons illeques toute la
(leur et tout le povoir de tous les prudhoinmes de toutes les
terres qui sont obéissans à la loi Mahommet, et occis les pères
et les mères, et après les enfans , et autel feroient*il moult vo-
lentiersdenous, se il en povoient venir au deseure', comme
chiens meseréant et desloyal ; et^bien dient * que Mahommès
ne sa loi ne vaut rien , et n*en font que sifler non 3. Se il puebt
tant faire que il viegnent à Damiete, nous n'aurons pooir à
euls; car la cité est leur, et grant plenté de leur gent dedens.
Grans périls et grant domage sera à tous ceux et à la loi Ma-
homet , se il nous eschapent. » Ces choses et autres il leur di-
soit, et chcvauchoit par les grans routes 4 des Sarrasins et les
ammonesloit de bien faire. Tous disoient et crioient que li
soudans disoit voir ^ ; autel ^ meismes disoit li soudans à ceus
qui estoient dedens les cinquante galles?. Il Ûst issir ^ de la
galie tous les navrés 9 et tous les bleciés et ceus qui ne se
pooient mie aldier, et en lieu de ceuls metoit aucuns tous frès
et tout nouviaux; es galies, où il li sembloit que il eust peu
de gens à armer**, en metoit asés et à grant plenté, car il le
savoit *** bien où prendre. Tousli pays estoit couvers de Turs,
et encore aplouvoien^il'<' de toutes pars. Cil qui là furent en ce»
choses virent et afremèrent certainement que li soudans avoit
bien en soii ost qui là estoit , trois c^s mile Turs à armes.
Adonques fu celé besoîngne recommende tout de nouvel. li
Turc se mistrent à grans routes tout entour nostre gent. Adon«
ques trouvèrent-il les nos à moult grant meschief , car il es-
' A bout. — » Dient : diaent. — i reiUe cboae, — ' Galies : galèrea. —
3 Qae siffler. — * Boutes : troupes. » Issir: sortir. — » Navrés : blessés..
— » roir : vrai. — « Jutel : pa- I — »» Pleuvaieut-lls.
* La ouvelle Collection des Mémoires porte csperonnés.
** Arrivery ibid.
*** // les avoit, ibid.
386 LBTTBE
toient jà tous défaits. Assés y avoit de ceus qoi ne se pooient
mais smistenir. li Turc leur coururent sus vigoureusement de
toutes pars ; assés y en ot mors, et d'ooe pact et d'antre. Li
ttostre ne porent mio loD^eueffit souffrir ede grant plenté de
SarrasûiSt qui desdiarçoieiit' sur euls les unes routes' après
les autres. Li Turc les commeneièrent à occire et à décoiiper,
si <iue te terre estoit toute oouTerte de gens occis et de sanc
espandtt. Toute leur volentéfiaisoicait li Tdrc des crestiens. Le
plus eu ocdrent , les autres prisent et loièr^t et traînèrent en
prison. Là fa pris ti roys et si doî frère^ li quens ' de Poitiers et
li quens d'Anjou , H queos de Flandres et li quens de Bretaigne,
li quens de Soîssons et assés autrœ haut homme , chevalier et
seijant que nous ne savons mie nommer. Assès y ot de cres*
tiens qui s'^fuirent jusques vers nostre navie^, pour ce que il
cuidoîent là eschaper; mais la navie s'^ estoit jà alée. Quant
i vindrent là , il se fériroit ou (bm ^ et furent tous noie. Ainsi
fu toute perdue nostre gent qui s'en retournèrent; aucunes
gens disent qu'il n*en esehapa nesuns^ tout seuls de ceuls qui
furent à cele derraine bataille qui fu par terre. Pris aussi ma-
lement furcoit mesme nostre gent malade et li auftre qui es-
toient es nés 7, qui s'en retournèrent par le flun du Nil. Li Sar-
rasin qui estoient es galies leur coururent sus , et tous ceus * à
eu! il pooient avenir occioient et noioient et pechoient^ les nés
et faisoimt plungier ou ftun. Il faisoient leur galies lancier par
force d'avirons aval le flun après nos vaissiaus qui s'enfuioient ,
et getoient feu grijois dedens. En tele manière ardoient ou flun 9
les nés et les maies et les autres crestiens qui dedens estoient.
En tel manière refurent tout perdu nos gens qui s*en retour-
noient par le flun. Aucuns de nos vaissiaus en eschapèrent;
mais ce firent merveilles petit, au regard >f de ceux qui furent
» D99charç»iewt ? — » Btmtes : batail-
lon*. — s Çnens : comte. — * Navie :
flotte. — 4 lis s'élancèrent dans le
flcQTe. — « Nesuns : nol. — ' Nés :
nefk, naTfarefl. — ' Peekoient : met-
taient en pièces. — ^ Brûlaient au
flesTe. — • '<> Mais ce fut bien pea , en
comparaison.
L'édition de SUf . Michaud et Poujoulat porte en tous wns.
DB JEAN PIEB&B SABBASIN. 2S7
perdu. Li Jégas de l*église de Eonune, maistre Oedes de ChasteU
Raoul et li patriardies de Jbérusalem et li autre évesque et
prélat qui estoient avee le roy , quand il virent celé graut
collusion de la crestiènlé , entrèrent es nés par le congié le
roy. Li lé^s et li patriarebes et aucun autre eschapèreni. Li
évesqae de Lengres et assés d'aulre» furent occis dedens leur
nés. li évesqoes de Soissons ne voult me le roy laissier ; mais
encore ne «et-on certainement se il fu o.u mors ou pris. Au-
cunes gens affennèrent pour ?oir que il se féri * ou flun ou fu
Boié avec les autres. Entele manière ftieent tous perdus do-
lereusemeat li crestien qui là estoient assamblé contre les
anemis de nostre f oy , et par yaue et par terre «n diverses ma-
nières. Li aesciéMit gaaignèrent leur tentes , paveillons , che-
vaos, armeoses, vaisselemente**, robes, calipses aurés*, or,
argent , deniers et toutes leur antres cboses, nés le seel le roy ^ .
Biout ea furent enriobi li anemi de la cresti^té, et tout nostre
crestien qui demouré estoient, apovrié. Quant ces cboses fu-
rent ainsi doleraùsement avenues à la crestienté, li soudans fist
prendre le roy et «ois ses autres prisons <. Les uns envoia au
Chaaire , les autres ea Babiioine et les bonnes villes d'Egypte ,
et m^re en prison. Tant en avait par les Chartres^ du pays,
que eles en estoi^it tourtes plaines.
De la forme des [trénes] que H roy s et li êeudans firent en-
sangle ; comment H Sarrasins ocâretU leur seigneur.
Un peu de temps après ce que li roys fu pris, li soudans en-
vola à li des messages qui li disent moût cruelement et moût as-
prement et par grans menaces , que il feist au soudau rendre
' Il s'élança. — ' Calice* dorés. 1 soffs : prisonaiers. — * Otarirvs : foi^
— 3 Même le aoeaa du roi. — * Pri- I sons, carceres.
* Les mêmes éditeurs trouvant ce mot coupé en deux, l'ont rendu iiar
vaisselle, manies, alors qu'il n'a qu'une signification , ia première, i'ius
loin, calipses aures ent traduit par livres.
288
LETTBE
[Damiete] tout entierre et toute sainne, ausi garnie de toute chose
et plentiveuse ' de tous biens eon ele estoit au jourque li cres-
tien y entrèrent premièrement, et que li roys li feist rendre tous
ses despens et tous ses cous que il et ses pères * avoient mis en
la guarre puis^ que li crestien estoient arrivés en Egypte. En-
core requeroient-il au roy que il leur feist rendre tous les Sar-
rasins que y crestien tenoient, vies 4 et nouviaij», à Ifemiete
et ou royatune de Jhérusalem et en dietivoisons ^, et tous les
damages que il ne ses pères avoient eus en la guerre que li roys
leur avoit esmue. Après moult de paroles et moult dèconsaus^\
trives furent devisées et faites entre le roy et le Soudan entel ma-
nière et en tel fourme : c*est à savoir que li sondans estoit tenu à
délivrer tous les chaitis^ crestlens qui estoient par toute saierre
et -par toutes les forterescesde tours qui obéissoient à lui , qui
avoient estépris de celé «ure que li roys arriva en Egypte , et
tous les autres, de quelconques parties il fussent ne dès le ^s
et le jour que li trives furent faites entre Kikamel, son aiol, et
l'empereur de Romme Fredric , en quelconques tepres il eus-
s^t estépris, quelque il fussent, povre ou riche, haut ou
bas, le roy tout avant et ses frères et tous les barons et tous
les autres ou el, et les iaisseroient aler quelque part qu il vou-
droient. Ausi por celé trive méismes rendroient li crestien
toutes les terres qu'il tenoient ou royaume de Jhérusalem, au
jour que li roys arriva en Jhérusalem, toutes en pais et toutes
quites sans nul ^vement, c'est à savoir cités, chastiaus, forte-
resces, viles, casiaus ^ et toutes leur appartenances. Toutes ces
choses que li roys et li autre ccestien tout avoient dedans Da-
miete , il les emporteroient et feroient leur volenté. Toutes ces
choses que li crestien vouroient lessier devant Damiete , et 11
roys et tout li autre, seroient toutes sauves, et en la garde et en
la défense du Soudan , et les porroient porter quelque part qu'il
' Plentiveuse : plantarease, abon-
dante. — a Lui .et floa père. —
3 Puis : depuis. — < nés : vieui. —
* CheHvoisons : captivité. — " Con-
saus : conseils. —' ^ Chaitis : raptifi.
— ^ Casiaiu : villages.
DE JEAN PIEfiBE SABBASIff. 280
vouroient , toutes les heures que il leur {dairoit , fust par terre,
fust par yaue.
Tout li crestien qui demouroient dedans Damiete , ou pour
maladie ou pour leur choses vendre, ou pour atendre nés ' ou
autres voitures, demourroient tout seurement et tout sauvement,
ou fust par mer ou fust par terre. A tous ceus et à toutes ce|es
qui par terre s'en voudroient aler, li soudans estoit tenu à eus
livrer sauf-conduit et seur jusques as terres des cresticns.
Toutes ces choses devoit li soudans tenir et faire tenir sans cm-
peschement et sans contredit, et estoit tenu à toutes ces choses
délivrer.
Li roys estoit tenu à rendre et à délivrer la cité de Damiete,
et par huit fois cens mille besans sarrasinois de sa délivrance,
et toutes les autres choses qui sont devant nommées , et pour
les cous et les despens et les damages que li soudans et ses * pè-
res et tous li autres avoient fais en la guerre. Encore li roys
estoit tenus à délivrer tous les Sarrasins qui estoient en cheti-
voisons et avoient esté pria ou royaume de Jhérusalem dès le
temps que la triveiu prise entre Kikamçl, Taiol le isoudan, et
Tempereur de Romme Fedric, et tous ceuls qui avoient esté
pris en Egypte , dès le temps que li roys arriva au port de Da-
miete. Ces trives en tel fourme que nous les avons devisées,
jura li soudans à tenir seur la loi Mahomniet, à sa manière et à
sa guise. Li roys les jura ainsi à tenir et à délivrer en tele ma-
nière comme il firent. Liioys paya au Soudan sa raenf^on,
c^est-à-dire quatre fois cens mille besans. Qusmt ces trives ta- .
rent ainsi coufermées et d'une part et d'autre , li soudans s'en
vint à tout son ost , et amena le roy et ses frères et les barons
avec li vers Damiete tout droit, pour toutes ces choses délivrer
ainsi comme eles estoient devisées.
Ainsi coDome il estoit un jour logiés auques^ près de Da-
miete il avint une matinée que il fu levés du mangier, là fu-
• Nés ; nefs, vaisseaux. — ' Ses : son. l — Juques : un peu.
HIST. DE SÀIMT LOmS. 25
290
LETTBE
rent aucun chevalier sarrasin qui M coururent sus par le
conseil et par l'acort de la plus grande partie de l'ost ai» Sar-
rasins; mais nous ne savons mie certamement pourquoi oe fu.
Aucunes gens éient que oe fii pour la reançon l^ roy que ii
voloient avoir. Quant li soudans vit que il li couroient ainsi
sus et jà Tavoient navré félonnessement ' , il issi ' hors de ses
tentes et s'enâii. Ol coururent après grant aleure et par devant
presque tous les amiraus de Fost, et moult grsmt plenté de
Sarrasins qui là estoient lefé*ir^t d'espéeet abatirent et erue-
lement Teccirent et dépiecèrent tout par pièces. Tantost que ce
fîi fait en celé grant ire^ grant mautalent ' et grant forcenerie^,
moult grant plenté de Sarrasins s'en adèrent tous aimés en
la lente le roy, ainsi comme s'il vausiasent^ lui et les autres
crevions qm là estoient occire et détrenchier, ainsi coamie il
aroient fait le soudanc, leur seignew. Assés avoit de gens là en-
droit <^i ce cuidoient certainement; mais tantost comme il
vinrent devant le roy, ne li ftrent onques semUant de mal faire,
mais tantost le requistrent et parlèrent de trives que li sou*
dans avoit faites au roy, et que il leor délivras! la dté de
Damiete isneiement ^.
Comment les trives meismes du roi/ furent refaites à i cent
et vlnt^quatre amiraus ^.
Quant il orent assés parlé de ces choses au roy , et li roys
ou d, et il erent moult de fois juré et affermé 9 par grans
paroles et par ^aps ocoi^uremens qne ii teimâiwét au roy tdes
trives et teles coutenances *® que li soudaas avoit fait à lui, en
la fin li roys et ii crestien qui avec loi estoient s- aecocdèreot en
tel fourme : tout li amiraut qui épient en Toat daa Sarrasins,
c'est à savoir cent vint-quatre, jurèreid; sur k loi Mahonunet
queiltiendroient nu roy et à àa crastienté les trives et toutes les
' Félonnessement : cruellement. — 'menf : promptement. — "> J : arec.
« Issi s sortit. — 3 Mautalent ; fti- — « Jmiraus ; émirs. — » J/fermé :
reur. — * Korcenerie : égarement. — affirmé. — »• Convenances : contcn-
* Cousissent .• vonluMent. — « isnele- tions.
DB JEAN P1£RB£ SABRASIN. , 291
eouvenanees teles que nous ks avooa devant devisées. Autel '
serment leur âst U Foys eOmmetl avoit £ait au soudan. Ëq eele
Irive derniàFe fàreiit niommé li jour eeitain ^e Damâete seroit
rezidae aus arakaus , et tout li ehaitis > seroient délivrés d^une
part et d'autre. Au jour qui fa nommé , rendili roys ans ami-
raus Damiete. Quant ee fu fait , li amirant dâivrèrent le roy de
la prison et ses deus frères, le conte de Poitiers et le conte
d'Angiers. Avecques eeuls furent délivré li quens de Flandre ,
Pierres Maucters, qui avoit esté quens de Bretaigne , H qûens
de Soissons et autres barons , et autres chevaliers du royaume
deTrance , de Jbérusalem , de Tisle de Chypre et d'autre pays.
Quant ces choses furent ainsi faites, li roys et li autre crestien
qui y estoient cuidoient certainement que li amiraut gardassent
fermement et loîaument leur sairemcnt des trives et des cou*
venances que il avoient eues au ^ roy. li roys lessa bons mes*
sages ^ et prudbomes avec les amtraus pour les prisonniers
recevoir. li roys fist issir de Damiete la royne sa femme, la
contesse de Poitiers, la contesse d'Angiers, sereur ^ la royne,
la contesse de Poitiers, le duc de Bourgoigne et tous les autres
chevaliers, hommes et femmes, qui issir s'en voudrent^ à
toutes 7 leur choses ; mais moult petit y avoit de vaissiaus , par
quoi il convint moult grant pièce demeurer et de gens et de
hamois, le roy et les autres. Quant ces choses furent ainsi
faites, li roys entra en sa nef, et tout U autre qui vaissiaus por^t
avoir ; sise départir^t du port de Damiete et se mistreot en mer
et s'en alèrent droit à Acre. Tout ciA de la cité alèrent enccHitre
le roy à grant procession. Li clerc estoient revestu sollempne-
lement, etportoient philatères^ crois, yaue benoîte, encensiers
et autres choses qui apartenoient à saisîte Eglise. li chevaliers,
li bourgois, li serjant, les dames, les pueeles et toutes les autres
gais estoient plus bêlement vestu et atiré 9 que il pooient.
» Autel : pardi. — » ChaiHs : cap- i drent : ▼oulareat. — ' À toutes :
tffs. ^»Au .«aTeelc. — < Messages ; I avec. - « PMlaières : rtliquaires. —
mesflagen. — * Sœars df. — « Tok- I » Jtiré : paré».
292 ^ LETTRE
Toutes les docbes de la vile sonoient et avoient jà sonné toute
jour de si loing que il porent percevoir de premiers en la mer.
Moult hoQBOurablement alèrent encontre lui jusqu«îs au port
où il arriva; tout droit renunenèrent, lui et lés autres, en la
maistre église de la cité. Assés y ot ■ larmes plourées de joie
de ce que li roys et cil qui là estoient furent délivré ^ et de pitié
de la grant meschéanoe * qui estoit avenue à la crestienté. Après
ce, il emmenèrent le roy à son hostel. Toiiit li grant homme
de la cité li firent grans présens et précieus, selon ce que dias-
cuns avoit pooir.
Comment li amiraut brisèrent les trives mcUement,
Quant li roys fii venu à Acre, il renvoya en Egypte grans
messages et sollempneus, et assés vaissiaus pour les chaitis^
et les autres qui là estoient demeuré , et pour les malades et
pour les hamois et les autres choses qui estoient demouré à
Damiete. Quant li message le roy vindrent à Damiete, li ami-
raut s'en estoient jà partis. Il les suirent 4 et les trouvèrent en
Babiloine; il leur requistr^t que il leur feîssent délivrer les
chaitis et les autres choses qui estoient le roy ^ et les autres
crestiens, selonc la fourme de la trive que il avoient jurée. Li
amiraut les missent ^ en bonne espérance du délivrer , et les
firent séjourner une grant pièc« 7 en Babiloine. Tout&jonr se-
monnoient ^ li serjant le roy les amiraus moût viguereusement
que il délivraissentles chaitis et les autres choses , et gardassent
leur sairement que il avoient fais. Quant li amiraut les orent
fait atendre longuement , il ne leur délivrèrent de tous les
chaitis que il tenoient en prison , que seulement quatre cens.
Cil estoient gens qui aidier ne se povoient; viel home et ma-
lade et foible estoient ; de ceulz meismes i ot assés qui furent mis
hors des prisons par raençon. De ces quatre cens en y ot
' Il y e«t beaacoap de. — - Mes- \ Tirent. — * .\a roi. — « MUsetU : roi-
ehèanee ; nalKeir, adversité. — I rent.— ' Longtemps. —" 5emoni»oi£ii/ .'
a Chaitis : captifs. — < Suirent : rai- ' sommaient.
DE JEAN PISBBE SABRASIN. 293
assés mort dedans court terme. Douleureusement et desloiau-
ment brisèrent li desloial amiraut cestrives que il avoient jurées
à tenir au roy et à la crestienté. 11 ne rendirent que quatre
cens prisons, dont il y avoit bien douze mille. Il détindrent <
toutes les choses le roy et des autres crestiens qui demourè-
ren^ à Damiete. Après ce que li roys s'en fu partis , il firent
cherchi^ les prisons où li chaitis estoient^ et prisent des plus
esleus bacbelers , fors et délivres % que il y trouvèrent , et leur
metoient les espées toutes nues sus les testes et leur faisoient
par diverses painnes et angoisses renoier la foi crestienne , et
leur faisoient réclamer et prier et croire en la loi Mahommct.
Assés y en ot de cens qui furent très-fors champion de nostre
seigneur Jhésu-Crist et fermement enraciné en la foi cres-
tienne. Ceuls faisoient-il ûoier en cest siècle ^ leur vies par glo-
rieus mardre. Ceuls qui estoient demeuré à Damiete , qui ne
s'en pooient mie estre aie avec le roy par défaute 4 de navie , et
les autres qui estoient demouré en la cité par maladie être-
muernesepovoient, il les occirent trestous et firent morir
cruelement en diverses manières de tourmens. Aucunes gens di-
sent que il prenoient les barrots ^, desqués y avoit assés en la
cité , et envelopoiént les crestiens dedens et lo[o]ient ^ fort de
boins loiens et y boutoient le feu. Ëntele manière les ardoient
cruelement Encore disoit-on autre chose , que li Sarrasin
avoient pris les barrots de la terre et les avoient traîsnés en un
lieu hors de la vile, et les cors des crestiens que il avoient oc-
ds, et les autres qui encore vivolent, avoient traisné avec et
geté tout ensemble, puis y avoient bouté le feu etars? tout
en cendre. Lors prenoient li desloyal les crois et les cru-
dfis que il avoient trouvés dedens la cité de Damiete, et les
loioient à cordes ; puis les traisnoient à grans siflois et par grans
risées et par grans eschamiss^Bens ^, puis les batoient, après
■ Détindrent : détinrent — - Déli-
vres : lestes. — * Sièele : monde. -—
* Défaute : manque. — ^ Barrots :
tonneaux. — ^ Looient : liaient. —
"> Jrs : brûlés. — > * Eschwnlssemens .
railleries.
25.
294 LBITBS
les détrenehoiefil et fouloient vâeme&t à lar pies. CerUiine-
meijt disent et afermèr^if moût de gens que se li roys et cil
qui adont avecques hii s'en estoient aie , fussent encore un
très-i)etitet demouré, que il ne se fussent sîtost mis au flun
et en la mer, que il n'en fost jà ■ nuls esehafipës que il ne fus*
sent tous mis à Tespée, oeeis, découpé aveeques les autres.
Quant li message le roy * sorent comment ces choses aloient
cnielement et desloiaumenty il prisent toutesvoies ces quatre
cens que on leur aroit baillés* Assés parlèrent dés autres
choses ; mais riens ne leur valut. Quant il Tirent ce^ il entrèrent
en leur nés^ à tout les prisons 4, et s'en retoumèreiit au roy
à Acre. Bien disent au roy et as erestiens qui là estoient, ces
choses , ainsi qu'eles estoient avenues et nous les avons de-
vant contées. Li tôys et t&iit li autre en furent esbahi , si que
il n'en savoient que dire. En ce point que li message le roy
revinrent d'Egypte , qui ces nouvelles apportèrent , faisoit li
roys appareillier et garnir sa navie , car il s*en béoit ^ à reve-
nir en Fraiice au passage d'aoust, qui estoit assés près; mais
quant il oirent que li amiraut avcnent les trives que il avoient
jurées et créantées seur la loi Mahonunet, enfreintes et brisies
si cnielement et si dolereusement, il ne se volt nue partir
d^Acre sans grant conseil. Il manda à un jour tous les barons
de France qui là estoient , et le» grans hommes du pays par
devant loi, et leur demanda conseil sur ces choses qui avenues
estoient. Presque touts'aeordèrent aune chose. Ilrespondirent
au roy que pixsqne li amiraiit avoient les trives brisies, que se
il s'en f0velioit en France , cpie ce ne seront autre chose fors
tant ^ ^ue il abandonneroit la terre et le pays et les erestiens
qui làestoic»t, en la mainiet eil la volenté des Sarrasins ; des
chasiâs qili encore estoient en prison seroit Tespérance toute
perdue de leur d^ivranoe. Toute la terre, ce disoient, ^eroit
perdue , et tout cil qui en prison estoient et tout li autre , se il
' Jà .* janittls. -— 3 Qnant lea messa- 1 — * Avec les priaonoie». — ^ Car il
ger» du roi. — 3 jv& ; nefg, navires. I aspirait. — « Si ce ii'e«t.
DE JEAN F1£AB£ SABBASIN. 29&
s'en aloient eu tel point. Tout li grant homme et presque tout
H meilleur estoîent mort eu la terre d'Egypte , par quoi U
crestien estoient en estât si foible et si dolereus , que cil qui
demouré estoient n'avoient pouvoir de la terre tenir ne def-
fendre , aîns convendrort que cil qui demourroient fussent tout
ou mort ou pris, ou la terre perdue. Encore disoient-il que se
U roys demouroit , li chetis porroient encore bien estre déli-
vrés , et les cités et les chastiaus^ et les viles retenues, et U
crestien sauvés , et assés de biens porroient venir à la cres-
tienté. Li autre disoient , mais petit en y avoit^ que il ne seroit
mie bon que li roys demeurast plus en la terre d'outre-mer ;
car il demourroit en grant péril d'estre perdus, ne pair leur con-
seil n'i demourroit-il plus. Li roys entendit bien que se il les-
soit la terre d'outre^mer en tel estât, que il seroit avisé de toute
la terre perdrer. Il respondi que il ne lairoit ' pas la sainte terre
en tel point, ains demourroit et viveroit et morroit avecques
ceuls qui demooarroîent. Encore disoit-il que il ne voudroit mie
vivre en cest siècle *, ptiis qu'il fu aecoisons ^ de la perdition
de la terre. En nule manière , ce disoit-il , ne laisseroit-il la
sainte terre en tel périi. Assés y ot de pitié , de larmes plorées,
quant il oïrent ainsi le roy parler. Li roys en renvoia ses deus
frères en France, et par euls ses letres seeiées de son seau
nouvel, où les aventures estoient eseriptes , bonnes ou mau-
vaises ; [ci] manda à tous ceuls de France', haus et bas, povres et
riches, et requist et ammonesta que il [le] secourusseut , à lui
et à la sainte terre. Grant volenté avoit de faire la besohi^c
Dieu, pour cui il estmt eroisiés et avoit laissié la terre et le
royaume de France, dont il estoit sires, et en estoit aie en es-
trange^ pays et en estranges terres. Ainsi demoura li roys Loys
en la terre df outre-mer, et si frère et li autre baron s'en re-
vindrent. Geste dolereuse meschéance ^ avint à la crestienté, et
ainsi reperdirent li crestien la seconde fois la noble cité et
• LtiiroH j laisserait. ^ » siècle : i * Estrange : étranger. — ' fllei.-
moiLde. — 3 Aecoisons : occasion. — | chcance : malheur, mésaycaturc.
296 LETTRE
très-fort de Damiet^^ Adonques estoit li ans de rincarûations
nostre seigneur Jhésu-Crist 1251, le mois de mai ; apostoles <
de Romme, Innocent li quins > ; roys de France, Loys ; roy
d'£ngleterre, Henris ; roi d'Alemaigne, couronné etesleus pour
estre empereur.de Romme, Guillaume li quens ^ de Hollande ;
archevesque de Rains, JoeK qui avoit esté archevesques de
Tours.
Des meschéances qui amndrent à la crestienté cet an rneis-
mes , et [de] diverses choses qui avindrent à la terre d'où-
tre^mer.
£n dementres ^ que li roys séjoumoit à Acre, vindrmt mes*
sage à lui qui li disent que li Turqueman mahomerois^ avoienten
moult pou de temps destruit par deus fois la terre d'Antiodie et
qui ^ estoit hors des forteresces. Autre message revindrent d'£r-
ménie, qui disent au roy que li mescréantmahommerois avoient
gasté la terre et pris le frère le roy d'Ërménie et mené en prison.
Li autres disent que li crestien de Triple 7estoient aie en fuerre ^
sur les Sarrasins, et que il avoient esté desconfît, et que il avoit
assés perdu des crestiens, de leur armes et de leur chevaus. Li
autres disent au roy que li messagier que il avoit envoie as Tarta-
rins estoient revenu et les avoit-on détenus dedens la cité de
Halape. Li Viels de la Montaigne , sires des Harsarsins, envoya
ses messages au roy ; mais nous ne savons pour quoi ce fii.
Li grans princes des Grifons, Vatages, envoya des messages
au roy ; mais nous ne savons pourquoi ce fu. Mais li roys ren-
voya ses messages à celui Vatages et au Viel de la Montaigne,
avec leur messages meismes. Li autre messagier, qui estoient
grant homme sollempnel, vindrent en Acre par deus fois, de
par Fedric qui avoit esté emperères. Fedric voloit mètre ses
baillius et ses serjans 9 dedans la cité d'Acre et par le pays de la
' ^postales : apôtre, pape. — 2 Le | métans.— «^ Et ce qui. —' Triple : Tri-
cinquième. — 3 çuene : comte. — poli. — " Au fourrage. — » Serjanê :
* Pendant. — » Mahomerois : maho- l soldats.
DE JEAN PIEBBE SABRASTN.
297
crestienté de Jérusalem. Li autre vindrent et distrent au roy
que li roys dé Chypre a voit espousé la fille le prince d'Antio-
che. De ce fu II roys moult lié '. Li messagler les amiraut '
d'Egypte vindrent au roy. Par euls mandoient li amiraut au.
roy que les trives que il avoient faites et prises fussent teçues.
Li roys respondi que il avoient les trives brisies en tel manière
que nous avons devant dit. Tant coururent les paroles que li
roys envoya ses messages en Egypte as amiraus avec leur mes- .
sages meismes; mais nous ne savons mie encore que il firent.
Li autre vindrent et distrent au roy que Fedric qui avoit esté
emperères estoit mort. Li autre vindrent qui dirent au roy que
grant discorde et grant guerre estoit esmue entre les Sarra-
sins. En tel manière li soudans de Halape ^ sot ^ que cil d'E-
gypte avoit occis le Soudan, leur seigneur. Tantost avoit se-
mons ^ ses os ^ à pié et à cheval. 11 avoit mandé tous ses amis
que il li aidassent. Il s'en estoit venu à tout ? si grant gens, ai
avoit pris Damas et presque toutes les cités , tous les chastiaus
et tontes les viles et tous les bours qui estoient et appartenoient
en la terre de Surie et de Jhérusalem , en la seigneurie de .
ceuls de Egypte. Li soudans de Halape, ce disoient, avoit
grant talent^ et grant volenté de conquerre toute la terre d'É-
g3rpte pour lui et pour son hoir. Grant semblant faisoit ii sou-
dans de Halape , ce disoient li plusieurs, de conquerre toute la
terre qui avoit esté au Soudan d'Egypte. En tele manière ve-
Qoient messagier de toutes pars au roi de France , qui estoit en
Acre , qui nouveles li apportoienl de diverses manières et de
divers fais. Boine chière 9 et boin samblant faisoit adès '<> li
roys, et hardiementse maintenoit, ne de nule chose ne s'es-
maioit onaues.
' Ué : jnyeox. — ' Jmiraut : émira.
— ' Halape : Alcp. — * Sot : «ut. —
* Semons : convoqué. — '•' O*: trou-
pe*. — ' jé tout : avec — ' Talent
désir. ^ » Chière : figure. — '»^dè«
toujours.
298
LETTBE
Comment une partie des crestiens esclaves furent délivrés.
Quant K doi frère le i^oy et li antre bafon de . France s'ea
furent r*alé ' eu France, li chevetaîns > dTÉgypte et de Babiloine,
et li autre amiraut renvoièrent an roy à Acre des crestiens
chaitis que il tenoient en prison ^ le maistre de THospital et
vint-cinc cheTaliers Ospitaliers et vmt-cine ebèralîers Tem-
pliers et dix chevaliers^ de TOspital des AHemans, et encore
cent chevaliers don siècle ^ et six cens autres perscmnes, que
homnoes, que famés. Après ces choses li roys envoia ses mes-
sages et gran» présens et grans dons, et entor-^ trds cens Sar-
rasins chaitis et esdaves à la chevetaine d'Egypte , qui en fist
grant feste et gfant joie ; et renvoîèrent au roy quatre-vios
chevaliers et dix esclaves crestiens et deus mil et deus cens ,
que^ honunes que femmes. Et si li ^ envoia un éléfant et un ona-
gre^ et li envoia précieus dons et riches , des pesches aroma-
tiques; mais ce ne làrent mie tous li crestien chaitis d'assés.
Li roys metoit grans cous et grans despens en tenir chevaliers
et arbalestriers et serjans àpié et à cheval ausarmes^et en en-
voyant ses messagîers et grans dons aus soudans,.et à recevoir
leur messagiers et en racheter les chaitis crestiens, et en eus
vestiret chaucier, et en donner larges aumônes et en fermer de
murs et de tours le forbourc i de la ville d'Acre.
Comment II chevetaine d* Egypte et cU du pays desconfirent
ceuls^de Halape^.
En dementres s que ces choses aloient ainsi en la terre des
crestiens, li soudans de Haïape, qui avoit amassé grant ost à pié
et à cheval, et avoit pris le royaume de Damas et de Jhéra-
salem , fors ce que li crestien en tenoient sur ceuls d'Egypte ,
et avoit grant fain de vengier ïâ mort le Soudan d'Egypte pour
* R'alé : retournés. — * Chevetains :
chef, capitaine. — 3 sécallers, libres.
— < Entor : environ. — & Que: tant.
— 6 Et il loi. — ' Forbourc: fau-
bourg. — • Ifalape : Alep. — " En
dementres : pendant.
DE JEAN PIEBBE SARRASIN. 299
lui et pour son hoir s passa à tout son ost ' parmi les désers
qui sont entre Svrie ^ et Egypte, ts^X qu'il vint à T^itrée d'E-
gypte; ne pot avoir nule viande, car U Béduin li avoient la
voie forsclose^; c'en fu à grant mçschief ^. Li chevetains d'Ë^
gypte rassembla ses gens et s'en vint encontre lui à gc&at oat^,
tant qu'il vint près de là où li soudans de Halape estoit à toutes
ses gens. Le jour de la Chandeleur au matin, il assamblèrent
ensamble et se oombatirent, et ass^ en y ot et de ipiori et de
pris. £n la fin forent vaincu cil d'Egypte, et s'enfijorent. lA Bé-
duin coururent à leur hamois et le ravirent et l'emportèrent ;
et quant ce vint vers le vespre 7, cil d'Égyptç rassemblèrent leur
gens, et se misent en conroy ^, et coururent à ceuls de Halape,
et se combatirent de rechief les deux 09 ensamble à bataille
cliampel 9. Eu la fin furent desconfis ei^ de Haiape trop
malement et s'enfuirent, et perdi li soudans de Halape presque
tous ses amiraus, et perdi bien de son ost vint^quatre mil hom-
mes, qui tout furent mort ou pris. li Bi^uin recomifent aus
hamois ceuls de Halape, et le ravirent et l'emportèrent : ainsi
gaaignèrent li Béduin le hamois à deus os.
Comment H roys fu assouls du sairement que U avait as
amiraus des trives.
Quant li roys vit que ceuls d'Egypte ne tenoient mie leur
trives que il avoient faites à lui et à la crestienté, il fîst assem-
bler par devant lui le légat et les prélas et les barons et les
sages hommes et clers et lais, et fist recorder *<" la forme et la
manière des trives, comment eles avoient esté faites entre lui et
le Soudan de Babiloine qui fu murdris 'S et après aus amiraus
d'Egypte cent et vint-quatre, et demanda s'il avoit bien tenu
les trives aus amiraus , et se li amiraut y avoient de riens mes-
pris >\ 11 s'en conseillkent et disent que 11 amiraut n'avoient
I Hoir : héritier. — ' Avec son ar-
mée. — » Surie : Syrie. — * Fors-
dote : fermée. ~ ^ Et ce fut grand
malbeur. — ^ Avec nne nombreuse
armée. ' — ' Fêspre : «oir. — • Con-
roy .' état, :— * En bataille rangée.
— '• accorder : rappeler. — ' ' Mur-
dris : mis à mort. — " Manqué ea rieo.
300
LETTBE
mic bien gardé leiir serrement ne les trives , ains * les avoient
brisies moult desloiaument et moult cruelement; et encore
ne les tenoient-il mie, ains trespassoient chascun jour leur
sairement. II disent que il ne povoient percevoir queli roys ne
les eust bien tenues en toutes manières, et son sairement bien
gardé en toutes manières, et gardoit encore. Li roys requist an
légat que puisque li Sarrasin ne tenoient les trives, que il l'as-
solsist > de son sairement que il avoit fait aus Sarrasins. Li légat
s*en conseilla aus préias et aus sages hommes qui là estoient.
Il respondirent que puisque li amiraut ne tenoient les trives,
li roys ne la crestienté n'en dévoient nules tenir aus àmiraus. li
légat, quant il s'en fu conseilliés, et il en orent assés parlé par
commun conseil, de tout il assolst le roy du sairement qu'il
avoit fait aus amiraqs, et dénonça que li roys ne la crestienté
'n'estoit mie tenu de tenir trives aus Sarrasins , puisque il ne
les tenoient. En teie manière demora li roys et la crestienté
sans trives encontre toute manière de Sarrasins.
Des trives que li nouvîaus soudans et li roys firent ensamble,
et que tout li crestien escfave furent délivré et les testes
rendues.
Après ces choses, quant li y vers fa passés et ce vmt au mars,
li roys assambla ses gens et s'en vint à tout son ost^ à Césaire
en Palestine, qui siet sur la mer, et se logea delès^; et flst
fermer s le forborc ^ de murs et de fossés et de seize tours. En
dementres? que ilséjomoit là, il envoia ses messages^ soKcmp-
nels au nouvel Soudan de Babiloine et d'Egypte, que il li amen-
daissent les défautes et les forfais 9 que il et li amiraut avoient
fois contre les trives. Quant li roys séjornoit là, li soudans de Ha-
lape envoia à lui ses messaîges solempnels pour faire trives au *°
roy et à la crestienté; mais la forme des trives que il offrirent
' Mns : mais. — ' ^ssoîsist : dé-
liât. — * Avec son armée. — * De-
tés : anprès. — i Fermer : fortifier.—
« Forborc : faubourg. — î En demtn-
très : pendant.' — • Messages : dé-
liât. — ^ Pour qu'il lui fit raison
des manquements et des forfaitures.
— >« Avec le.
DE JEAN PIB&BE SaBRÀSIN. 301
ne plot mie au roy ne à la (arestienté. Par ce demorèrent les
trives, et s'en r'alèrent li messagier, qui n'i firent noient. Li
Soudan de Babiloine et d'Egypte et li autre Sarrasin deia terre
en orent grant doutance < et grant paour que grant secours ne
venist au roy des crestiens et que il ne revenissent à Damiete
et au royaume d'Egypte, et que il ne conquéissent la terre sus
euls. Il s'en conseillièr^t et s'en vindrent à Damiete et i'aba-
tirent, et fondirent en terre toutes les tours et toutes les tor-
peles et toutes les tours de la cité; il (nrisent les pierres et les
portèrent ou fkm du Nil. Li messagier le roy qui furent envoie
au nouvel soudan revindrent, etenvoia li nouviaus soudans ses
messages au roy ; et tant coururent paroles étalèrent messagier
solempnel et d'une part et d'autre, que trives fllre^t faites et
devisées entre le roy et les crestien d'une part, et le nouvel Sou-
dan d'Egypte et les Sarrasins d'autre part. Pour ceste trive der-
raine* furent délivre tout li crestien qui estoient en chativoi-
sons ^ par tout le povoir [de] ceuls de Babiloine et d'Egypte, et
toutes les testes des crestiens qui pendoient aus murs de Babi-
loine et dou Cahaire et par toutes les forteresces à ceuls d'E-
gypte^ furent toutes despendues et renvoiées au roy^ et quatre
cens mil besans sarrasinois qu'il disoit que li roys li devoit de
sa raençon. Et fu en celé trive un point qui onques mais n'a-
voit esté en trives de crestiens et de Sarrasins *, car tout li
crestien renoié , fust par force ou par lor volenté , eurent
congié que il s'en revenissent quitement au roy et à la cres-
tienté. Par ceste trive fu tenu li nouviaus soudans de Babiloine
à rendre la sainte cité de Jhérusalem et la terre saint Abra-
ham et la cité de Naples ^ et toute la Galilée et toute la terre
jusqu'au flun Jourdain, fors ^ aucunes viles qui n'estoieut
nûe fermées^, que li soudans détint pour ce que il peust par
là passer au royaume de Damas. Quant la trive fu en tele ma-
nière faite et devisée, li roys mut à tout son ost 7, et s'en ala
« Doutance : frhjtur. — * Der- l » Fors : hormis. — « Fermées : torii-
raine : dernière. — ^ Chativoisons ; j fiéea. — 'Se mit en mouvement avec
captÎTité. — * Naples : Nnplouse. — ' son armée
26
303
' LETTBE
à Japhe *, et fist femer le fortHirc de mun et de tours et Aê
fofiséi.
t
Comment les trivçs ne furent mie ternies, et H rpy$ «Vn r£-
vM en France.
Grant espérance aroît !i roys et 1i légas et li cresCien que
la sainte terre de promission, si comme nous l'avons devant
nommée, leur fust rendue en brief temps ; mais li Sarrasin ne
leur en rendirent point assés. Envola messages 1! roys au sou*
dan , et li soudans à lui ; mais il ne valut noiànt. Il ne tindrent
mais la trive d'endroit la terre sainte rendre, ainsi comme il
l'a voient en couvent ». Quant li roys et li crestien virent que
li Sarrasin ne lor tenoient mie lor couvenances^ qui furent de-
visées^ si furent moût destorbés^. Li roys n'i avoit mise gent
par quoi il le peust amender ^ sus les Sarrasins. Nuls ne li aportoit
nouveles que il deu^t avoir secours ne aide de nule part, n se
conseilla auspréias et au3 barons qui là estoient ; par commun
conseil il atira ^ que messires Joffrois de Sargines demorroit et
que li roys li livreroit ses despens pour tenir chevaliers et arbales-
triers, et serjansà pié et à cheval^ pour la tierre aidieret garder
contre les Sarrasins, et qu'il s'en revîendroit en France, puis-
qu'il ne (>ooit avoir secors. Li roys le fist ainsi, comme noua
l'avons devant dit. Il fist atirer son navie ?, et prist la royne, sa
femme^ qui estoit grosse d'enfant, et deus enfans qu'elle avoit
eus en la terre d'outre-mer, l'un à Damiete et l'autre à Acre;
et s'en revint en France, et fu receus à Paris, la vigile* Nostre-
Dame en seutembre, à grant procession et à grant solempnité,
car on le cuidoit avoir perdu. Adont 9 estoient li an de l'incar-
nation Nostre-Seigneur mil deus cens et cinquante-quatre ; apos-
tole »** de Romme, Innocent le quart «»; roy de France, Loys,
' Japhe : JafFa. — ' Ainsi qu'ils en
é(ai«nt conT«nn«. — s Omvenanees :
conventions. — * Destorbés : trou-
blés. — * U pût remporter, — ^AUra :
rë^a, — ' Équiper sa flotte. — ' Fi-
gile : .veille. — • Jdont : alors. —
^^ Apostole : pape. — •' ÇHtarl: qua-
trième.
DE JEAN PIBBBB SABRASIN. 303
dont DOOB x^nméé^aatpàtié; loy d'jUBBHiigBe^GtiillaiHtte,
comte de Hôititide; roy d'Anglet^fe, Benris; roy de fiararr»
et qoens de GhampMgoe et sires de Brie, Tfaiebaus li pèfes ;
l'éVei^pjedeSoissoDB^MeiielODs deBatocbe9;aM>éde Saint-Mare
de SoiBBofts, J^romee de Goiaâi qnensde Seîssomh
Comment li erestkn firent Prives qwmt U roy s s'en fu re-
vemts au saudan, et oom des furent brisées.
Quant li roys se fu départis de la terfe. d'oatre-mer, ainsi
comme nous avons dit devant, nedemoratnfe * gramnent ^e
li nouviaus soudans de Babiloine et d^Êgypte et de Damas, et li
Sarrasin d'une part , et îi seigneur de la terre des crestieos et
li Temple et ïî doi Hospital, d*autre part, s*acordèrent et firent
trives à dix ans et à dix. jors, par tel manière que îi chastians
de Japhe fust hors de la trive. Et quant ce vint en Noël après,
messires Jofrois de Sargines et une grant partie des crestiens
s*assarablèrent au chastiau de Japhe, pour ce qu'il estoîent fors
de la trive, et toUte l'autre terre des crestiens y eétoit, par quoi
il ne povoient corir sus les Sarrasins, se par ce chaste! non*.
Et quant il furent là assamblé, il envoièrent espier en la terre
pour savoir de quel part il pooient plus gaaigner. Et quant ce
vînt le mercredi après Noël, il s'armèrent et montèrent et vin-
drentàpîé et à cheval moult privéement, et chevauchièrent toute
nuit. Et quant il vindrent entre Cadres et Escalonne % et iï vi*
rent que il fu poins de corre ^ sus Sarrasins , il coururent par
lescassiaud^, et aqueilKreiït hommes et femmes, et bestes,grans
et menues, et s'en tevlndrent à Japhe, tout sain et tout haitié ^,
que il n'i perdirent que un seul Turcople, qui fu occis. Et gaai-
gnèrent et partirent^ entre euls ensanJ)le quatre cens esclaves
qu'il avoient occîs , et desquels il y avoît bien huit cens , ce
' Sinon par ce chftteaa. — > Gasa et i * Cassiaus : TiUages. — & HaiM : bien
AscaloB. -«3 Ttmpi dé coarip. — | porMnf». — <f»ifrtlrra«: {NinsgèvAnt.
* Un gran meni, ddit. de la nouv. CollecL des Mémoires, etc.
304 LETIRE
coidoient ; et avoî^t bien gaaignié dix mille bestes menues, et
bien mil cbameus, que bu^es, que autres grans bestes. Li Sar-
rasin firent savoir au Soudan de Babiloine toutes ces choses,
ainsi comme nous avons devant dit. Li soudans manda isnole-
ment > Tamiraut ' de Jbérusalem qu'il semonsist les amiraus
d'entor et grant plenté de gens à armes, et que il alaissent as-
seoir ^ Japbe , et que il li feissent tout le mal qu'il pourroient.
Li amiraus le fist ainsi, et vint à grant plenté ^ de Sarrasins, et
assist Japhe, et loja son ost en ce lieu que on apele le Toron
des chevaliers, en tele manière que ceuls de Japhe les véoient
plainement. £t venoient souventes fois jusques aus murs du
chastel ; et cil dedens ne s'osoient mouvoir, car il cstoient peu
de gent, s'avoient paour d'embuscbement 5 et que il ne perdis-
sent le chastel. Quant li Sarrasin orent là esté une pièce ^, et
il virent que li crestien n'istroîent 7 mie dou chastel, il prisent
une partie de lor gens , si les envoièrent sus la terre des cres-
tiens. Cil se murent et coururent par la terre des crestiens, qui
garde ne s'en prenoient, et s'en vindrent sain et sauf à tout For
gaaigne^ en Tost aus Sarrasins qui estoient devant Japhe. Li
amiraus de Jhérusalem prist tous les prisons 9 , qui estoient
bien cent, que Templiers, que Hospitaliers, que serjans. Ilavoicnt
gaaignié quarante-neuf mille bestes, que grans que petites, par
esme'^, qiic il ne volt mie à envoier le soudanc; car il cuidoit
qu'il leur convenist tout rendre, pour ce que li crestien de ce
pays estoient en trives.
Comment li crestien desconfirent les Sarrasins devant Ja-
phe, qui n"* estoient mie en la trive.
Quant ce fu fait, li Sarrasin faisoient souvent leur cem-
biaus " et couroient jusques as murs de Japhe. Li crestien qui
estoient dedens Japhe disent que ce ne soufferoient-il plus. Il
' Isnelement : promptement.^' Jmi-
raut : émir. — 3 asseoir : assiéger.
— * Plenté : mnltitude. —5 Et ils
«voient penr d'embûches. —^ Pièce :
temps. — ' Jstroiênt : sortiraient, —
•Avec leur gain. — 9 prisons : pri-
sunniers. — "> Esme : estime. —
" Cembiaus : prouesses.
DE JEAN PIEBBE SARBASIN. 305
misent boines garnisons dedans le chastel pour le garder, que
il avenist de ceuls qui s'en iroient dehors combatre ans Sar-.
rasins. Et quant ce vint le vendredi devant mi-quaresme , li
Sarrasin coururent devant Japhe; li crestieu, qui estoientapa-,
reilliés, firent ouvrir les portes et se férirent.hors encoiitïe les
Sarrasins, et eommencièrent à hucier * : « À la mort! à la
mort! » Grant bataille y ot ; mais li Sarrasin s^enfuirent, quant
il orent assés perdu de leur gent. Aucune gent disent que li Sar-
rasin eussent esté ou tout mort ou tout pris, se ne fust li
quens de Japhe qui chéi'. Et eust esté occis se ne fuissent li
frère de TOspital qui le rescoussent ^ ; mais toutevoies 4 emme-
nèrent li Sarrasin son cheval. Mesires Jefrois de Sargipes les
chaça jusques en leur herberges. Ses chevaliers revindrent à
lui et li loèrent qu'il s'en retomaisseût , car il avoient paour
que il n'i eust embuschement^. Mesires Jpfirois et li crestien
s'en retournèrent à Japhe. Il contèrent que en eele bataille avoit
bien eu, que^ mors, que pris, deus mil Sarrasins, et des cres-
tiens vint serjans et un chevalier ; et si n'avoient esté en la ba-
taille li crestien que deus cens à cheval, et entor? trois cens,
que arbalestriers , que archiers , que autres serjans. En oele
bataille fu occis, avecques les autres, li amiraus de Jhérusalem
et li amiraus de Bethléem. Li Sarrasin firent savoir au Soudan
qui estoit à Damas que li crestien avoient les testes de l'a-
miraut de Jhérusalem et de celui de Bethléem. Li' soudans en-
voia ses letres à un amiraut qui estoit en Tost des Sarrasins,
que il radietast la teste à Vamiraut de Jhérusalem, et il li ren-
voieroit le cheval au conte de Japhe et vint mil besans sarra-
sinois. Et mesires Joffroîs li remandaque se il li donnoit plaine
une tour de besans et de chevaus, ne li rendroit-ll mie. li ami-
raus le remanda le Soudan à Damas; et quant li soudans oy ces
» ttuHer ; crier. — » N'eût été le
comte de Jaffa qai tomba. — ^ Res-
coussent :Becoutnrent, — *Toutevoies :
toutefois. — ^ Emhuschemeni : embus-
cade, — ^' Que : tant. — ' Entor : en-
viron.
9.6.
396 LKT'J
choses, s'en fu moult ocmrroueié et jara que il ne feroit ja-
maia trives ai» crestiens.
Comment k$ Béduins tolurent * bien aus SarraHns lei deu$
pan de hr prùié, eê gîte les ithies furent refaites.
Li Béduins qiâ estoîeut mis m(»itaigiies oi>^t dire que H
Sarrasio avoieaCiait grans damages seur les eresti^o», il di*.
sent qu'il y Toloi^U; partir >. U descendireiit des monlaigDes et
s'eu viudrent eu Tost des Sarrasms, où li gaaius estoit ; il disent
à rMBÎraut eui li soudMis avoit fait eheVetaliie^ de Tost, qu'il
voaloieiit partit à leur gaaing. Il leur réspondirent que il ne par-
tiroieut nue, car il ne Tavoient mie aidiéà gaaignier. li Béduin
s'en eombatîrent aus SarraâDS, et emmenèrent, cui qu'en pe-
sest^v lûeu les deus parties des bestes. Et ot bien ocis en celé
bataille, que'^ Béduins que Sarrasins, quatre mil au plus. Li
crestien se conseillière&t ensamble et envoièrent leur messages
au Soudan, qui estoit à Damas, et li mandèrmt que il rendist
les domagiss que il avoit feit ans crestiens , et que il ainendast
les trives que il av(Mt biisiées^ il et ses gens, et après fuissent
bien les trhres ainsi comme eles avoient esté devant devisées,^
se il voloit; bien fost la guerre. Aisés y ot pardes et messa^
giers dou Soudan as crestiens et des crestiens au soudan< Et
en la fin fist tant li soudans pour les crestiens, qoe mesires
Jofrôis de SargineS et li quens de Japbe et li autre seigneur
de la terre des crestiens, et li Temple et li doi Hospital, d^une
part, et li soudans de BabilcMiie et d'Egypte et de Damas, d'au-
tre part, que les trives furent réfutes et affermées^ ainsi come
elesestoient devant 7y à dix ans et à dix jors. Adont^ estoient li
an de l'incarnation Nostr&^igneur mil deusc»:is dnquante^sis.
' Tolureni : enlevèrent. ' — » Par^ l nible, — s çu^ .. tant. — ^Affermées ;
iir : prendre part. — ^ Chevetaine : 1 ceaclnes. — ' Devant : auparttwantb
capitaine. — « A qui que cela fftt pé- ' — • Jdoni : alora.
DE JEAN PlËftBE SABBÂSin. 307
Comment li crestien guerroièrent les uns lés autres.
Quant ces trives furent raffennées, et lî crestiea n'otent
point de guerre aus Sarrasins, fors seulement U chastiaus de
Japhe qui fors en estoit mis s li crestiea eommencièient à
guerroieras uns les autres^ honteusement ^ douloureusement
et vilainement à toute la crestienté et deçà et delà ; car il ot
discort > entre les Véniciens et les Pisaus et les Poulains* de la
terre , d'une part , et les Genevois et les Espagnols et les frères
de Saint- Jean de l'Ospital d'outre-mer, qui soubtenoient les
Gréjoi&3 pour une maison qui séoit dessus la mer en la terre
des Véniciens et desGréjois. £tdura la guerre près d'un an;,
et occioient et décopoient et faisoient tôt le mal qu'il povoient
faire 11 uns aus autres, tout ainsi comme il feissent aus Sarra*
sins , ou encore pis. On le fist savoir le prince 4 d'Antioehe, et
il vint à Acre assés tost, et amena une sien neveu que il avoit ,
que li princes disoit que il devoit estre hoirs ^ et roys et sires de^
la terre de par le conte Gautier de Brianne^ dont cils enfès^
estoit issus, non mie de son cors , mais de ses hoirs; et amena
la mère l'enfant avecques lui, qui estoit royne de Cypre, et
pour mètre pais en la tere , se il peust. £t quant il fvH-ent venu
à Acre, 11 prince fist semondre de par son neveu les chevaliers
dou pays qui tenoient dou royaume de Jhérusalem, et les
malstres de TO^ital et les maistres des maisons de religion à
un jour à Acre ; et quant il furent venu , H princes leur requist ,
de par l'enfEuit son neveu , que il feissent féauté à Tenfant corne
à roy et à seigneur dou royaume de Jhénisalem. Il disent que
il s'en conseilleroient. Et après plusieurs paroles, li maistres dou
Temple et li maistres de l'ospital Notre-Dame des Alcmans,
et li chevalier dou pays qui tenoient dou royaume, et la corn?
< Qui en était exelii. — - ^ DtgôM : i * ka printif. ^ * flôirs : béritier. ^
discorde. — 3 Cretois : Grecs. — > * j?n/è« : epfant,
* On appelait ainsi les habitants nés d'un père Cranc et d'uue mère sy-
rienne. Voyez ci-de86Ufc
308 LETTBE
muigne des Gennevois et H Ëspaigneui disent qu'il n'en feroient
neent , car il n'estoit mie hoirs de la terre , aîns en estoit hoirs
Il fils Goirat' ; car Colras avoit esté fils de la fille le roy Jehan
d'Acre, qui estoit H drois* hoirs de la terre. Quant li princes vit
qu'il y avoit discort^ et que il ne povoit mettre pals en la
guerre, il ot conseil que il meist bail 4 de par son neveu l'en-
fant. Li prince fist bail de la terre le seigneur d'Arsur, et li
bailla huit cens François qui estoient ou pays un an à ses sou-
dées^, pour lui aidier. Et li commanda que se li Hospitalier
et la commuigne des Genevois et li Espaigneu) ne venoient à
merci , que il leur feist tout le mal que il porroît ; et que il
n'espargnast mie l'avoir le prince , car il en baîlleroit assés.
Après ces choses, li princes en r'alaen sa terre, car il ne povoit
mettre pais entre les crestiens, si très- vilainement s'entre-guer-
roient^. Quant li princes fn partis d'Acre, la guerre fu plus
griés? et plus honteuse qu'ele n'avoit esté devant^. Et de-
dens cel an que la guerre dura , furent arses par celé guerre
quatre-vint naves, ou plus, chargies de tous avoirs et de mar-
chandises, au port d'Acre. Et tout cel an ot9 bien quarante
engiens^ qui tous getoient aval la cité d'Acre sur les maisons
et sur les tours et sus les toumeles , et abatoient et fondoieut
jusques en terre quan^ue eles consuioient '^ ; car il y avoit
assés tel dix engiens qui ruoient * * si grosses pierres et si pesans,
que eles pesoient bien quinze cens livres, au pois de Cham-
paigne : dont il avint [que] presque tous les tors et les for-
teresces d'Acre furent toutes abatues, fors seulement les mai-
sons de religion. Et furent bien mors de celé guerre vint mil
homes, que d'une part que d'autre, mais assés plus de Genevois
et des Espaignois ; et furent découpés et par mer et par terre y
et rendirent toutes les tours que il tenoient dedens la cité
d'Acre ; et îwreaaX toutes abatues jusques en terre. Et passèrent
• Colrat : Conrad. — » Droit : lé- ' Criés : acbarné«. — • Devant :
gitime. — 3 DUeort : disaension. —
* BaU : bane. _ & A sa solde. — e se
faisaient entre eux la guerre. —
auparavant. — ^ Ot ; il y en t. —
10 Tout ce qu'elles atteignaient. —
^^Auoient : lançaient.
DE JEAN PIEBBE SÀBHASIN.
309
par dessus les espées à ceus de Yenîsse et de Pise, et s'en alèrent,
par pais faisant , à la dté de Sur. Et fu la cité d'Acre si fondue
par celé guerre^ que ce fu une cité destruite par guerre des
crestieas et des Sarrasins. Adont ' estoient li an de Tincama-
tion Mostre-Seigneur mil deus cens cinquante-neuf.
Comment les Commains desconfirent les Sarrasins , et des
chastiaus que li crestien garnirent contre eus.
Après ces choses vindrent nouvelles en la cité d'Acre et ou
pays d'entor, que li Tartarins avoient fait trois osts > de leur
ge&t , et que li uns des os estoit aie vers la cité de Comenie ;
et qiiânt il vindrent à l'entrée de la terre de Comenie , li Gom-
main distrent qu'il metroient tout pour tout et que il se corn*
batroient à euls. Li Commain s'assemblèrent et se misent en
conroi^, et si assamblèrent aus Tartarins, et li Tartarin à
euls. Crueuse bataille et doulereuse et merveilleuse et longe
ot entre eus , car de tous ces deus ost où il y avoit tant de gens
n'en demora mie granment que tout ne fussent mort et occis;
mais en la fin furenjt vaincus li Tartarin, et s'enfuirent au
miex qu'il porent^ et laissièrent tout leur hamois, et se repu-
sent 4 par buissons et par taisnière et par repostailles ^ au
miex qu'il porent, et peu escfaapa qui ne fussent mors ou pris.
Li autres os qui s'en venoit vers la terre de Surîe, avoit jà con-
quis et soumis en leur poesté ^ le royaume de Perse et la très-
noble et très-puissant cité deBaùdas? ettoute la terre qui estoit
entor, et avoient occis le caliphe qui est appelé apostole ^ des
Sarrasins, iet la terre de Mède et celé d'Arsice 9 et celé de,
Galdée et de Tusquice et de Halape et de Hamans, et la Ghamele
et Gésaire le grant , et la terre et la cité le Vieil de la Mon-
taigne , et àssés autres terres et de provinces et de royaumes
qui tous sont de Sarrasin , et la terre de Géorgie et d' Ar-
* Adont : alors, r- * Osts : armées.
-~ 3 £a bataiUe, et ils attaquèrent les
Tartares, et les Tartares attaquèrent
les Comans. — * Repusent : cachè-
rent. — 5 Repostaille» ■* retraites. —
• Poesté : pouvoir. — ' Bandas :
Bagdad. — * Apostole : pape. — ^ De
Médic et d'As»yrie.
310
LBTTâE
ménie» qui sont terres àéi etesdem; et D^avoil pi«a « dettioré
de terres ^ar tout lé pays et près et loiog que A h^evaeiOBk
toutes conquises ôû destruitesr, ôti qu'des ne fussent siHnnîses
à euls par treus > et par ffsjoÉ fotriers 3, paf gfafi» services d'or
et d'argent, d^omcsr et de armes, et autres services assés qœ
près vausist^ nûix qu'il fuissent tout mort. U n'avoit demoré
en toute la terre de crestieiis que presque tous ne fuissent sou-
gis^ à euls. Il conquisent presque toute la terre , et estoit toute
perdue se n estoit aucun fort' chaste); car M Sarrasin es-
toient jà au-devant d^'eUR H éâgardèrent^ que il gamiroient le»
plus fors chastiaus , et gamiroient les TempKers sept des pfais
fors chastiaus que il eussent , et lî Ospitalfer» deits ^ et li Ospï*
taliers des Alemans un, et la cité d*Aere et la cîlé de Sur qui fu-
rent garnies de commun. Bien leur seftibfoît que toutei b
terre ne se porroit mie tenir. Cil cha^el qui furent garni leur
grevèrent moult durement , car il ne povoknl trouver soddoiers
qui entrassent dedens, s*il n'avoient soldée 7 à lenx vdenté;
car il ne véoient ^ mie comment il peussent esdaeper ecoftre ki
grant plenté 9 de Târtarins coin fl véneit.
Comment H Sarrasin deseanfirent malement les Tartarins^
et que H tartarin ^enfuirent
U sotidadft de Babttokke et d'Egypte et de Damas furent
tous eifiréés, et lî Sarrasin aiusi de ces nouvdes. Li soudans
semondC ** trestoiit son pooir de gens à armes^ et laissa sa terre
à garder à un anûraut que il cuîdoît que il fust loyaus envers
lui ; maifi^il li fumout desloians en la fin. Li soudans s'esmut ' '
et passa les désetn qui sont entre Egypte et Surie , et s'en vint
▼ertf Damas. li autre Sarrasin qui estoient entor s'assam-
blèrent ave» lui, ^ disoit<^»i que il estoit ^> einc soudàns. II se
» Pren : itfoa, «««•«wap* -* « Treu»:
tribata. -— a Lomien : loyMc. —
< f^awist : Tttlùt. — » Soucis : sujUa.
— ' Esgardèrent : décidèrent. —
' Soldée : solde. — " Féoient : voyaient.
— 9 Pleni4 : multitude. ■*• •• 5fi-
monst : convoqua. — >> ^esmut : se
mit en marcIie. — " Qu'il y avait.
DE JEAN PIEBB£ SABRASTN. 31 1
coDieHlèrent et mandèrent atas cfestiensque il se f^onâbatiçs^t
aveeques euls encontre les Tartadne. là cre^iea se coBseiU
lèrenty et li plus * s'acorda que il $e i^oipbatw^ut avecques
les Sarrasins; et 11 nudstves de TOspital NostrQ*D^B)e des Ale^
mans disque ce ne seroit mie l)o&, car il les avoient esprour
vés assés de fois , et n'aveit xoie i^anmeoi; « que li Soprasin q^
tenoieot mie trives ans er£3tiens si bi^ ppm il d^uss^t, aiiu>
y mesprenoint asaés de fois; et qite se il se çomtotoi^ avecr
ques les Sarrasins «ncentiie les Xartarins, ^ U T/artarin es*
toient vaincu , et li crestien qui ne seroient mie n^ors m l)a«^
taillé seroient tous las et euls et leur chevaus. Se celé grant
plenté de Sarrasins qui estolt leur couroit sus, légièremeot '
seroient tous li cresCiai qui sirotent domoré de la bataille ou
mors ou pris. En tele manière seroit toute la tene que li ères-
iien tenoient perdue. Quant il cirent ce, tous s'acordèrent à
ce conseil, et reoaandèrent au soudant qu'il ne 3e combaterofent
oue avecques euls; mais nul^ oiaus ne leur vcndroit par devers
les crestieos, ains les çonforteroi^nt et aideroient de viandes et
sauf aler et ^auf venir, et seroient tpus asseur par devers^ les
creatijsns. Quant li soudan oîrent ce , il sM acorderent bien. Il
disent que ce nç demorroit mie qu'il ne se combattissent , car
il ii'avoit assés ^ens. 11 ordenèrent lor bataille, et s'en alèrent
tout droit vers les Tartarins ^ que on disoit que il estoient vers
^jete. Quant li Sarrasin estoient aproicclé des Tartarins et il
virent leur point 4, i| se misent tout en conroi ^ pour combatre,
et coururent sus aus Tartarins et assamblèrent à euls viguereu-
sement, et li Tartarin se rassamblèrent ausi à euls moult
bardiement. Si grant fais ^ de gens avoient d'une part et d'autre,
que ce estoit grant merveille à veoir. Longue et annuieuse fu
la bataille, et moult y ot de gens occis d'une part et d'autre.
£n la fin furent desconfis et vaincu li Tartarin. Ainsi se
combatirent-il par trois jors et en trois pièces de terre , et à
' lÀ jifiw « Jle plus grand nombre. — i rement .* fa.cilemeat. — * Lear tempf.
3 OranmmU : j|raii4«mcat. — ^ Légiè- I — ^ En r«n«. . «fa<« ; «QUitvdes.
312 LETTRE
toutes les trois fois furent li Sarrasin desoonfis. On esma '
qu'il Qt bien occis en ces trois batailles cent mil Tartarins.
Après celé tierce * bataille li Tartarin s'enfuirent, et ne sel-
on mie bien qu'il devinrent. Aucunes gens disent que il s'en
estoit fui jusques à un lieu moult loin que 6n af^le aus
froides laues, et que il avoient mandé à leur sdgneur grant,
qui estoit roys des Tartarins, leur desoonfiture, et qu'il leur
envoyast seeors et ajue. car il estoient presque tout m(Nrs.
Que 3 il leur remanda que il béoit à ^ &ire, ce ne savons-nous
mie encore.
Comment cil d'Egypte murdrirent^ le sotidan, leur seigneur,
et que li crestien s'en revindrent à grant meschie/^ de
Jhérusalem,
Quant le pays fu vuidié des Tartarins , fors 7 de ceuls qui
mors estoient, desquels la terre estoit toute couverte, li Sar-
rasin s'en départirent et s'en r'alèrent en leur pays. Li soudans
de Babiloine , par cui effors ^ ceste besoingne avoit esté faite,
s'en r'alèrent en Egypte. Li amiraus à cui il avoit baillé sa terre
à garder, avoit fait grans conspirations et grans conjurations
contre lui. Ne demora mie granment après ce que il cuida estre
tout en pais et tout asseur, que il fu murdris, et fîsent li Sarra-
sin autre «oudan, et disoit-on que il l'avoient fait de cet ami-
raut meismes par cui li autres soudans avoit esté murdris. Li
crestien n'en furent lié 9, car il avoient trives à '^ lui ; et quant
il fu murdris et mors, la trive fu faillie et tout li pays en guerre :
par quoi li crestien qui estoient en Jhérusalem en pèlerinage ,
desquels il y avoit grant plenté en diverses terres , perdirent
moult de lor gens et de leur choses; car li amiraus qui gardoit
la cité , quant il oït que li soudans estoit murdris et mors , fist
fermer les portes de la cité et y mist boine garde , que nuls
• Esma : estima. — ^Tierce : tro4- | ^Mesehitsf : malheur. — ''Fors : k
sième. — » çne : ce que. — < Voulait. 1 l'exception. ~ » Par les efforts do-
— ^Murdrirent : mirent & mort, — * quel. — »L« : Joyeux. — ««^ : atcc
DE JEAN PIERRE SABBASIIN.
313
n'i peust passer ne issir, se par son congié non ' . Li crestien
qui estoient en la cité en pèlerinage et par tréu * et par rachat
n'en porent issir, ains les detindrent grant pièce ^, que^ il n'en
voloit nul laissier aler. Tant firent en la fin ii crestiens , que
il les laissa aler. Quant il orent assés eu de damage, il s'en re-
vindrent par grans périls, au miexque il porent, tout ensamble
en la terre des crestiens qui est seur leur marine ^. Plusieurs
fois furent assaillis entrevoies ^, et perdirent assés de lor gens
et de lor hamois et de lor avoir. Et disoit-on certainement que
tous ces agais ? et ces assaus leur avoit fait faire li amiraus de
Jhérusalem, par cui congié et cui conduit s, par grans rachas
que il avoient donnés, il estoient au saint sépulcre aie; et à
grant meschief 9 et à grant painne il s'en revindrent. Quant li
crestien les virent , s'en furent moult lié >® et moult joiant ,
selon les aventures qui leur estoient avenues , ot en mercièrent
et loèrent moult hautement Nostre-Seigneur. Adont " estoient
li au de l'incarnation de Nostre-Seigneur mil deus cens et
soixante-un.
< Ni sortir, si ce n'est par sa per-
mission* — 3 Tréu : tribut. — ' Long-
temps.— < Que: car. — ^ Marine :mtr,
— < En chemin. — ' Àgais : embnscadet.
— 'Parla'permission etle sanf-condnit
duquel. -^ B JUesehUif : souffrance,
mal. — i<>Ils en furent très-Joyeux. —
" jédtmt : alors.
FIN DE LA LETTRE DE JEAN-PIERRE SARRASIN.
27
i.J
c'est Cl Lk LETTRE OUE U ROIS THIEBAUT DE
RATARRE ENVOI A A L'fiSVBBQUfi DE TBURES.
( Heures de Mai^irieHtej fèratte de Cfaàrtet d'AnJonii Mi^ de la BibDcyllièqiie
de Salate^GenevièiTe, k»»4«« B0. L 2Ï, taHk» 198 recto.)
Tibaut, par la gtâce de Dieu, toîë de Navân^, de âiaiii-
pagne et de Brie coeûs pa[la]zins9 à mesure O, évesque de Thunes,
saluz et lui tout. Sire , j'é receue vostre lettre, en laquele vous
iQe priez que nous vous feissons asavoir Testât de mon chier
seigneur Louys , jadis rois de France. Sire, du commencement
et du miliu savez-vous plus que tioas ne fesons; mes de la fin
vous poon-nous tesmoignier par la veue des eauz ', que onques
en toute nostre vie ne veimes si sainte ne si dévote fin en
homme du siècle ne de religion , et autel * avon&rnous oï tes-
moignier à touz cens qui la virent. Et sachiez, sire, que dès
le dimenche, à eure de nonne , jusques au lundi après tierce,
sa bouche ne cessa de jour et de nuit , par toutes parties, l'es-
pace de deus eures, de louer Nostre-Seigneur et de prier pour le
pueple quUl avoit là mené ; et là où il avoit jà perdue une partie
delà parole, crioit-il aucune foiz en haut : Fac nos. Domine,
prospéra mundi despicereet mtUa ejusadversaformidare^ et
molt de foiz crioit-il en haut : Esto, Domine, plebi tue
sanctificator et custos. Après Teure de tierce , il perdi ausi
comm[e] du tout la parole; mes il regardoit les genz molt dé-
bonèrement et sourrioit aucune foiz; et entre eure de tierce
et de midi fist ausi cum semblant de dormir, et fu bien
> Eauz : jtux, — ^AuUl : pareiUe chose.
315
316 LETTEE DU fiOI THIBAUT A l'ÉVÊQUE DE TUSCULUM.
les eauz clos l'espace de demi-iiu. Après il ovri les euz et regarda
contre le ciel, et dist cestvers : IrUroibo in domum ttiam,
adorabo ad templum sanctum tuum, Onques puis il ne
parla; et entour eure de nonne, il trespassa. Et dès l'eure qu'i
trespassa, jusques en laidemaîn qu'en le fendi, ilesloitausit
biax et aussint vennauz s ce nous sembloit, com il estoit en
sa pleine santé ; et sembloit à molt de genz quU vossit * rire.
Après, sire, ses entrailles furent portées à Mont-Royal, en
Tesglise près de Paleme, là où Nostre-Sires a jà commencié à
fere molt de granz miracles porlui, sicum nous avons entendu
par Tarcediacre de Paleme, qui Ta mandé par sa lettre au roy
de Seeile. Sires, li cuers de lui et li cois demeurent encore en
l'oost : H pueples en nule manière ne veut soufrir qu'il en feut
porté*.
.'Aussi beaa et anssi Termeil. — • ' Qa'îl yoalAt.
* Une lettre semblable, miiis plus étendue, a été publiée par D. Martene,.
le P. Daniel et dans la Bibliothèque des croisades, Voy« l'Histoire des
croisades» de Michaud, 4» édition, tom. V, pag. 90. Voyez encore XHistoin
littéraire du la France^ Xom. XXF, pa«. 808-810.
LES
REGRÈS DE LA MORT S. LOYS.
(Manuscrit delà Bibliotliéque impériale, ancien fonds du Rot, n» 7218,
. folio 540 verso, coL 4.)
L*en dit que tout à tens huche ' cil à la porte^
Qui mauvèses noveles à cels dedenz aporte.
Orez ' d'une novele qui trop me desconforte :
Drois est ensevelis, et léautez est morte.
le di que droîz est mors et léautez estainte ,
Quant 11 bons rois est mors, la créature sainte^
Qui chascun et chas.cune fesoit droit à sa plainte,
Li mieudres ^ rois qui onques éust espée çainte.
A cui se porrbnt mes les povres genz clamer 4^
Quant li bons rois est mors ^ tant les seut ^ amer ?
La turtre ^ de sim[dece, le coulon 7 sanz amer
Por aler afu sépulcre voloît passer la mer.
Diex soufiErï por lui mort, il Ta por lui soufferte :
A cui qu'en soit li preus^, à nous en est la perte;
Et Diex li a la porte de paradis ouverte.
Diex a batu le mont 9, je cuit '*>, por sa déserte".
' HvLcher : appeler. — * Orez : ( voua )
apprendrez.— ^Mieudres : meiUenrs.
avait coatome, soMaU — ^ Turtre
tonrterelle. ^ ^ Couton : colombe :
pigeon. — ' Preus : profit. — ' Moni ,
< Clamer : réclamer. — « Seut : ' monde». — '• Cuif : crois. — » » Pour
ravoir mérité.
317 2T.
318
LBS BBGBETS
Por uoz péchiez, je croi, le nous à Diex toloit ' :]
11 nous a bieii raoustré que son oès * le voloit
Or taruève ^ li bons rois ce que fcre soloit^ :
U essmiçoit les humbles, les orguillex fouloit.
Hé! bon roi Loéys, ci de pesme ^ noTéte.
Enoor s*à Dieu pléust, fust nostre viebdie.
Je ne cait ne ne eroi, par la Yirge pueele.
Que plus bénigne roi montast onqoes sus sele.
Hé! b<m roy Loéys, Tostre grant léauté
Valoit miex c*un trésor ne c'nne réaulé.
Se Diex n'i met conseil,^ Taurons mes autri ^.
Vos estiiez {dus simples «fans prestres à Fantel.
Hé ! bon roi Loéys, miréor ? de justice.
Mondes * de toz péchiez, de tote couToitise,
Soustenaus et colombe 9 de toute sainte TgUse,
Quant Tos avons perdu, toz biens nous apetise <*.
Hé! bon roi Loéys, malbaillis " est li mondes.
Diex, je ne gart " Féure que tu toz nous confondes.
Ql n'i est mes >' qui ert purefiez et mondes.
Sainte Yglise pert une de ses meillors espondes >4.
Hé! bon roi Loéys, Tostn estaMineaM^
Mainte ame pécherresse ont mise à sauvement'^
Vos ne voliiez mie o'on jurast laidement :
Or revendront arrière li vilain serement.
Hé I bon roi Loéys, si oon *^ j'ai entendu^
* ToloU : enltTé. — — ^ Oè$ :
nM(e,gré. — s Trueve > trouTc. —
* SoloU : aTait coatuma , êolebai. —
» Petme : très-maayai8e,|ieMima. —
• jiut«l : tel, pareU. — 1 Mtreor:
miroir. — • Monde» : pur, mvndus.
— ' Soutien et colonne. — " Jlpé"
iite : d«Tient petit. — « MalhaUlU :
maltraita. — »* Gari : regarde. —
«» Hès : pUs. — «< Espondes : piliers.
— ^^Sauvemeni : salât " 5< con .•
ainsi que, comni^.
DE LA MOBÏ I^H BAlUt LOUIS. ^fQ
Vos aviiez les boules ' et les g6us deafaièu.
Maint se sont par le geu au déàble reuén,
Et maint fils de preudomme en a esté pendu.
Hé ! bon roi Loéys, eil Diéx qui fout pârdocie
Vous mete en paradis 6on la meOlOi' persone
Et tout le meillor roiqui jamès port * cordfièl
Li povre soufretous vivoient de ta done^.
Hé ! bon roi Loéys, en tostre
N'avoit ypocrisie ne prodif^lâié*
Vous estiiez si plains de gratut humflité
Que nus hom ne pooit 4 covrir la vérité.
Hé! bon roi Loéys, hom de fortiae eréanee ;
N'avint mes en roiaome aosi grant meschéanoe ^.
Je ne sai comment Diex fu de si ^aiit soufifranee
Qu'il a si guerroie le roiaume de France.
Hé!bonit>i Loéys, mal lor est avenu^
Qu'il auront en lor gueule Mu sovent et meou.
Hé ! bon roi Loéys, bien vous est souvenu
Du &meillex ^ repestre et de vestir le nu.
Hé ! bon roi Loéys, ($ôiù diverse JOAiée !
En poi d'eure est fortune ehangie et bè^rtiée '.
Vous estiiez li pains qui smivoît la fornée :
Or nous est sainte Yglise malementatornée^.
Hé ! bon roi Loéyiï, la téfe avez tenue
Au porfit des barons et de la gent menue;]
> BmOea : iMltf, danaM •» > Port X \ maUieiir. •— «famêUlex : affame. —
nal homme ne poaTait.—^lf«Mfc^aM<; I n^e : anrnfée.
920
LBS BHGfiBTS
Et s'entre voz barons dvoit descouvenne.
Vous i metiiez pais et acorde tenue.
Hé ! bon roi Loéys, de vous ne me puis taire.
Diex! qui nous vengera de la mort députaire'?
Hé ! Mort, que n'es-tu chose que Fen péust desfaire?
On te féist assez vilonie et contraire.
Hé ! Mort, que n'es-tu chose que l'en péust tuer ?
Qui n'i péust ataindre, il i vousist ruer*.
Hé ! Mort, Diex te maudie ! jà ne te quier ^ amer,
Que tu me fez d'angoisse et d'ire tressner 4.
Mort, tu es plus corant que n'est mie levrière.
Moift^ tu es plus tomanz que n'est leus de teanière ^ ;
Tu es li ars ^ qui tret 7 et devant et derrière.
Tu getes à la fonde * et puis à la perrière 9.
Mort, tu fiers l'un soz paume et l'autre de retrete.
C'est cil *® qui plus tost part, que dl qui miex se guete.
Nus n'a si sa tor close que tu ne truises frète ".
Tu nous as ce lolu dont nous avons soufrete'*.
Mort, contre ton cop n'a noie ame garison >3.
Tu fiers > ^ l'un en apert «^ et l'autre en trahison.
Je porroie bien mètre ma teste en atison '^
Que fere ne péusses ausi grant mesprison.
Mort, tu as hui '? le monde malement coroucié ;
Tu as hui, Mort, non mie tant seulement blecié
' Députaire méehante. —
^ Ruer : jeter, lancer. — ^Çuier :
TCBK. — * Trettuer : suer, — * Tes-
nière : tannière. — • jirs ! arc. —
' Tret : tire ■ Fùnde : fronde. —
* Perrière : espèce de madiiDc de
guerre. — '• Cil : celni. — « ' Frète :
brisée. — i^ Soufrete : «oaffrance,
besoin. — '^ Carieon : garantie. —
'< Fiers : Frappes. — '* Eu apert : on-
Tertement. — '<^ jitison : gage —
" Nui : anjoard'hui.
n
DE LA MORT DE SAINT LOUIS.
Celui par qui les tors estoient adreeié ' ;
Il ert ^ à toz biens fez : or as tout dépecié.
aât
Hé ! Mort, tu ne porroies pas fère maintenant..
Tu as pris de. mal fère ton quaresme-prenant .
Tu n'eusses pas fet autel désavenant ',
Se tu eusses pris du mont le remana9t4
Et lessie la proie que tu en vas menant.
Mort, tu es de mal fère forment esvertuée.
Tu as nostre soleil couvert de ta nuée :
Fai du pis que tu pues, fai toute ta buée ^ :
Jà par moi ne sera blanchie ne curée.
Mort, je ne tendrai plus à toi reson ne conte.
Bien sai que tuit morront et li roi et li conte.
Riens ne vaut ceste vie, n'i a que paine et honte.
Li uns trébuche aval , lors quant li autres monte.
Et cil qui Fortune a mis el son^ de saroe;
Puet estre toz séurs qu'il charra? en là boe.
Aus riches de cest monde fet Fortime la moe^
Qui plus aiment denier qu'il ne font nule chose.
Hé! bon roi Loéys, plains de toutes bontez,
Entre les mauves riches ne dois estre contez,
lu n'es pas de ta mort abessiez, mes montez ;
Mes li siècles en est malement ahontez ^.
La Mort, qui vous est douce, nous est dure et amère;
Ele nous est maitastre, mais ele vous est mère;
Ele vous est bien large, et à nous trop avère 9.
• AâxetM : Ttàreaséa. — » Sri :
étaU, — i TeUe inconTenance, —
* Retnauant : reste. — * Buée :. les-
glYe. — « Au sommet. — ' CAarra. .•
cherra, tombern. ^^Ahcnie» : honni.
— 9 Avère : Aj&ré.
8Î2 LB8 RSGBETS
Vous estes eoronez el règne > Dieu le père.
Vous estes ooronez en la gloire célestre,
Si veez * Dieu le père, et le filz à SA àeSM.
Hé ! bon roi Loéys, tous i devez bien êstre :
Que plus léaus^ de tous ne puet de fattie neutre.
Toz jors avez, bon rois, léaoté màiiiteaoe,
Vous avez le sentier et la voie tenue
Où Tostre Sauvéor fist à cels sa venue :
Tout bien et toute joie vous en est avenue.
Hé ! bon roi Loéjrs, gentiz holn et bénignes.
De jor en jor devient H mondes si malignes
Que il estoit de vous ausi comme toz dignes,
£t Diex, quant il vous prent, nous en monstre les signes.
fié! bons rois Loéys , assez avons à brère < :
Qui pert son bon signor, léal et débonère.
Il a bone achoison, ce m'est vis, de dud fère.
Ghascun pooit en vous prendre bon examplère.
Hé! bons rois Loéys, filz la roîne Blanche,
Jà ne vous tint de dire chanson ne rotruange^.
On se boutastou cors ^ d'un coutel dusqu'au manehe,
Si qu'il nous fiist de vous remèse ? aucune branche.
De vous avons tel branche qui moult nous recx)nf orte :
C'est vostre filz Phdippe^ qui toz biens nous enorte*.
Nostre sires doit estre, droiz et reson l'aporte.
La branche régnera, puis que la cime est morte.
» DuM U tmumt de. -^' Bl voas i pèee de poétie. — < Oa le mit an
voye». -- *L4au9 : loyal. — * Brirê : I corpj. -. f HmèM : rettie. — •BMrte :
crier, pUiurer. ^^IMrmmge, et* 1 exhorte.
DE LA IfORX DS SA|NT LOUIS..
Par rèson et par droit doit Phesjippes biea Cere,
Qu'il en a longuement eu bon e^amplère,
Et ]i fîlz tout adè» ' doit au père retrère \
On dist et dire seul ^ : « Qui de bons est, bien flère 4. »
Hé ! bons rois, toz li mondes c'onques en cbeval sist
Il féist bon duel ^ fère, se li deuls riens vousist ^ ;
Et je moustraîsse bien que d# voim me chau3ist7,
Que^ jamès ma conplainte ne mon dit ne ÛMisistQ.
Bons rois, il nops eovieot nostre duel oublier,
Quar nul duel , ce me semble, ne puet frujçtefier ;
Mes chascuns erestiens devroit por lui prier
Et lessier la complainte, le duel et le crier.
Ahi ! mort palasine ^®, Diex f envoit grant me^chief " !
Pris as par a^tipe " le ridie roi el cbief ^^.
François maie voisine ont en toi, par mon chief !
Meuglé as lor cuisine et lessié le relief.
Tu nous as abevrez de venin entecMez^^,
Et nostre flori pré as noalement fauchié,
Quar tu as nostre mestre hors du mont arrachié.
Gordelier sont outré, boni et v^goingnié ' ^
Mort, qui la gent desprises '^, et orgu^leuse et iele '7 .
Tu as fet tel justice dont le cuer mi sautele'^.
Contre le roi t'es pri^, sa mort molt nos rapele«
Molt avoit biau servise toz jors en sa ehapcle.
Chapele de Paris, bien ères '9 maint^^e ;
333
I Toui adès : toujours. — ^ Retrère :
ressembler, — ^Stut : a coutume, 90«
let, — * Flère: tcnt. — ^Duél: deaU.
~> 0 FwsUi : vaiftt. — ' St j'énase
bien montré qae d9 vous je me «on-
ciais. — • Que : car. -^^ Ftnulst :
naaqaftt^ — lO PeUasine : palaMne,
princeese. — ^^ JâesekUf : maibear.
— " Âatine : haine. — '3 A la tête.
— >^ EnUtehies: erapoitonné , inioagiéa'
tus, •*— '* Fergoingnié : vilipendés. —
w Desprises : méprises. — ■' Fêle :
dare. -* *' Sauleie : tressaiUit. •—
<9 Mre» : èUà»,
324
LES REGRETS
La Mort, ce m*estavîs, fa f<!t deseourenue :
Du miex de tes amis t'a lessâé toute nue.
De la Mort sontplaintis' etgrant gent et menue.
Mort plus ville que chien, Diex t'abate et asomme !
Quar ce qui n'est pas tien prcns-tu, ce est la somme.
Ta as pris, je sai bien, du mont le plus preudomme.
A lui ne féist rien l'apostoile de Ronmie '.
I^rs, qui me fez mesconte, la gent mes en ahan ^,
Dame-Diex te dôinst^ honte et te mete en mal ani
Tu as pris le bon conte, sire Jehan Tristan.
Ne cuit qu'à cheval monte nus hom si plains desân.
Mort, tu as pris l'oisel avoeoques Toiseillon :
C'est le biau damoisel ; Jehan Tristan ot non.
Droiz fu comme on rosel, iex Tairs ^ comme âiucen;
Dès le tens Moysel ne nasqui sa façon'^.
Ahi ! Mort refusée et de pute 7 value.
Tu n'es pas alosée ', dehait 9 qui te salue!
Quar molt douce rousée as aus François tolue ^^
Tu as fet osée ; jà tf ères absolue ' * .
Mort, sainte Yglise plaint mult durement sa perte.
Jacobins as ataint à ceste descouverte.
Nus hom plus ne te crient **, saches c'est chose certe'^
Quant nostre bon roi saint as pris et sanz déserte '4.
Mort, puis '^ le vendredi que Diex fu martirez.
Ne fu puis^ je te di, fi siècles si irez >^,
Que Judas le vendi aus Juys reniez :
* Plairitis : plaintifs. — ^ Le pape.
— 3 jfhem : peine, toannent. —
* Doinst : donne, {svbj,), — * Yenx
brillante. — « Façon : figure. --
''Pute : petite. — *'Mo9ée: eetlmée.
^ 9 Maliiear à. — »» Toiue : enlevée.
-^11 Ta ne seras pas absoute. —
" Crient : craint. — . *3 certe : cer-
taine. — > >< Sans ravoir mérité. —
• *^ Pids : depais. — ><< Le monde si
chagrin.
I^ LA MOHT J>E SAINT LOUIS. Z2^
Tant est abastardis li mons * et empirez.
Mort, ne t*eu esbahis, se France est abosmée * :
De lor gonfanonier lor a fetdessevrée^.
S'autres cinq cens milliers eusses mis à Tespée,
Je réusse molt chier, jà n'en fusses blasmée.
Les granz mortalitez as ennostre gentfète :
Cest molt grant cruautez, aumosne ert par lui fête.
François se sont vantez qu'il ont de toi soufrète ^ ;
Joie et jolivetez * est de France retrète ^.
Mort, tu sez bien trahir la gent, mult est enferme ;
On te doit bien haïr , je te di et afferme.
De France as fet partir le bon roi ainz 7 son terme
Qui tu veus assaillir, fols est s'il ne s'enferme.
Riens ne vaut enfermer contre toi, Mort amère.
Nus ne te doit donner, tu ne fus pas avère
De passer outre-mer por prendre nostre père.
Bien le doivent amer jacobin et tuit frère.
•
Mort, qui tu as souspris mult a mauves ostel ;
Tu as nostre roi pris qui n'estoit pas mortel ;
Porpre et maint drap de pris a mis sor maint autel ;
De donner fii espris, ouques hom ne fu tel.
Hé! Mort, qui te porroit aus mains tenir ou prendre,
Certes, on te devroit en feu ardant esprendre,
Quar cel qui Dieu servoit as-tu pris sanz atendre
Qui bien i pensseroit, li cucrs li devroit fendre.
« Mons : monde. - ' ^bos- \ france, beâoin. - ^ /o/ivetes ; gaieté.
mée : conaternée. — 3 Dessevrée ; — « Retrete : retirée. — Atnz .
■éparatioa. — < Sovfrète : souf- l avant. ^^
BIST. DE SAIIST LOUIS.
326 LES BEGBETS DE LA MORT DE SAINT LOUIS,
Tut cordelier preudomme prie de bon corage s
Por nostre roi Phélippe et por tout son baruage ^ ,
For toz cels qui mort sont en icelui voiage^
Que Diex en ait merci, qui nos fist à s'ymage.
Expliciunt les ^ Regrès au roi Loeys,
' Corage : cœur. — 'Et ponr I toM tei 1»aroaa. — • ' Fin des.
POÈME ANGLO-NORMAND
LA BATAILLE DE MANSOURAH.
(Ms. du Musée Britannique , BiUiotlièqiie GottonienM. Jaliuf, A. V
folio 176 verso ; imprimé dans les Excerpta histonca^ pr^ JOuitruHon
€f Bnglish History, London : printed by and for Samuel Beniley.
M. DGCC. XXXI., grand in-80, pag. 64-84 ; et réimprimé dans le Nou-
veau Recueil de contes, dits^ fabliaux, etc., publ. par Achille Jubinal.
Paris, chez Cballamel, 1842, in-8°, tom. II, page 359-355. )
K.y vodra de doëi e de pité oier très-graimt
De bon William Long-Espée, ly hardy combatant ,
K.e fust oscis en Babilone à la quarame-pemant,
K.e od.leroi Louys alat, o son host mut graunt,
A un chaste] de Babilone , Musoire est nomée ,
K.e touz jours en peinime sera renomée,
Por ly rois qe fust pris en celé chevachée ,
E les altres chivalers kî furent de sa meignée,
E ly counte de Artoise, sire Roberd li fers.
Ceo fu par son orguile , tant fu surquidersî
Qui voudra de deuil et de pitié ouïr très-grande (histoire, écoute
celle) du bon Guillaume Longue-Épée, le hardi combattant, qui
fut tué en Babyione à carême-prenant, qui avec le roi Louis ala,
avec sa très-grande armée,
A m château de Babyione, Mansourah est nommé, qui toujours
en terre payenne sera renommé, à cause du roi qui fut pris dans^cette
expédition, et des autres chevaliers qui furent de sa maison,
Et du comte d'Artois, sire Robert le Fier. Ce fut par son orgueil,
327
828 POÈME ANGLO-NOBlf AND
£ meinz altres esquiers e pniz chivalers
1 perderunt la vie, tant unrnt desturbers !
£ meint homme vailant i avoit dunqe oscis.
£ ]y bon AYillam Long-£spée , li ehivaler hardiz,
A le qarame-pemaut del Incamacione
Mil e deus centz qarant-noef aunz parnime,
Qant le count de Artoîse dust passer le flume ,
£ntere £gipte e Babiloine et od ly meint homme ,
£ ly meistre du Temple od tôt sun graunt poars ,
Le vailant comit Willam e ses chivalers
Assailleront les herberges à Sarazins malurez
Ke dehors la Musorie furent herbergez.
Meint i avoit Sarazin iUoqe dimqeosciz.
De tut pars les herbergez furent asailiz ,
Kar les krestiens les unt ateinz et huniz
£ de lur espées trenchant detrenché touz vifs. .
De treis mil Sarazins e sinqecentz e plus, à mun quider,
tant il foi présomptueux I Et maints autres écuyers et preux cheva-
liers y perdirent la- vie, tant eurent d'embarras!
Et maiat honune vaillant il y avait alors tué, et le bon Gaillaume
Longue-Épée, le chevalier hardi.
Au carême prenant, (l*an) de rincamation mil deux cent -qua-
rante-neuf nommément, quand le comte d'Artois dut passer le fleuve
entre l'Egypte et Babylone , et avec lui maint homme,
Et le maître du Temple avec sa grande puissance, le vaillant
comte Guillaume et ses ehevaliers assaillirent les logements aux Sar-
rasins maudits qui dehors Mansourah furent logés.
Maint Sarrasin il y avait là tué. De toutes parts des logements ils
furent assaillis; caries chrétiens les ont atteints et honnis, et de leurs
épées tranchantes taillés en pièces tous vifs.
De trois mille Sarrasins et cinq cents et plus, à mon avis, qui
sua LA BATAILLE JDE MANSQUBAH. 32!)
Ke furent illoqe ateioz ne pout nul esehaper ;
Fust monté ou à peé, ne fust si fort e fer
Ke ne perdist la teste, saimz plus losenger,
Fors dedenz la Mosoire qe donqe avcint entré,
Castel fort, bien wami e très-ben estoré.
Dedenz fîist ly soldan, qe par Mahun out joré
Ke graunt desturber freit cel joure à la kristienté.
L*ost des knstiens est remu arère ,
Ly meistre du Temple, chlvalere à frer,
E ly count de Artoise despleie sa banère ;
Illoqe vout demorer en mesme la manère.
£ ly count Long-£spée hardiz e pruz ,
E ly qens de Provynce, chivaler estuz ,
£ ly count de Flaundérs , à pé e cbival muz,
Sunt illoqe demoré à reposere touz.
Delacerunt lur heaumes pur eaux aventéir ,
Atirerlur armes, lurchivaux provender;
Aeisunt lur-mesmes, mult aveint graunt mester ;
furent là atteints, ne put nul échapper; fùt-il monté ou à pied, il
ne fut si fort et fier, qu'il ne perdit la tète, sans plus de détour,
Excepté ceux qui alors étaient entrés dans Mansourah, château fort,
bien garni et très-bien approvisionné. Dedans fut le Soudan , qui par
Mahomet avait juré que grand embarras il ferait ce jour à la chré-
tienté.
L^armée des chrétiens s'est portée en arrière, le maître du Temple,
chevalier avec (ses) frères, et le comte d'Artois déployé sa bannière;
là il voulut demeurer de la même manière.
Et le comte Longue-Épée hardi et preux , et le comte de Provence,
chevalier téméraire, et le comte de Flandre, (et) nombre à pied et à
cheval, sont là demeurés tous à se reposer.
Ils délacèrent leurs heaumes pour s'éventer, arranger leurs armes,
faire manger leurs chevaux ; ils se mettent à Taise eux-mêmes, ils en
28.
330 POÈME ANGLO-NQBMAND
Tant aveintcombatu, n'ont talent [de] jaer ;
Conseillunt ensemble cornent vodreintov^rer,
S'il deveint alere avant, ou illoqe demorer.
En dementers ceaux qe vodreunt gayner ,
Tumerunt aies herbergesetroverunt graunt aver,
Mult plus qe ma lange ne saehe demustrer ;
De or e de argent troverunt graunt plenté,
Plus qe poûnt porter qant fîist assumé.
IJoe gente conseilerunt tôt pleinèremt^t
Demorer jesqes à tanqe qMl aveint plus de gent ,
K'il pussent aler plus assurment
Le Musoire prendre e aver à talent;
Qar mult aveint le jour ben espleité ,
Sarasinz osciz e de lur herberges chacé ,
Chevaux e armes, or et argent wainé ,
£t Sarazins oscis , décopé e détranché.
Et si Dieu plest de gloire, la mâtine ont pensé
Le Musorie aler plus près. Qant lur gent unt assemblé ,
avaient grand besoin ; ils avaient tant combattu qu'ils n'ont envie de
jouer; ils tiennent conseil ensemble comment ils voudraient agir,
s'ils devaient aler en avant ou là demeurer. Pendant ce temps-là ceux
qui voulurent gagner, retournèrent à leurs logements, et trouvèrent
grand avoir, bien plus que ma langue ne saurait démontrer ;
D^or et d'argent ils trouvèrent grande abondance, plus qifils ne
peuvent portor quand il fut pris.
Certains conseillèrent tout uniment de demeurei* jusqu^à ce qu'ils
eussent plus de monde, qu'ils pussent aller avec plus d'assurance
prendre Mansottrab et Tavoir à leur gré j
Car ils avalent le jour beaucoup marché, tué des Sarrasins et
cliasséde leurs logements, chevaux et armes, or et argent gagné,
et Barrasins tué, découpé et taillé en pièces. Et s'il plait à Dieu de
gloire, le matin ils ont pensé d'aller plus près de.Mansourali. Quand
SUR LA BATAILLE DE MANSOURÀH. 3 Si
Dist li count de Artoise : « De folie parlez.
Nus ne créum Sarazin [ ki] de mère soit uez ;
Nous prendroms le chastel tôt à noz voluntez,
U 11 serunt oscis qe leinz senmt trovez.
En €el manière le poûms tuz avérés. »
Dist li meister du Temi^e , li bon chevaler :
K Mult serreit profitable ici demorer,
Nous-mesmcs reposer , noz nafrés mediciner
£t nostre sire le roi eutre eongé passer,
Et nous entur li trestouz herberger,
Et de touz partes le chastel de nostre ost asséger.
En dementers les gines pommes adresser
Pur abatre meisons e murs aqasser,
Et H soldan prender od tôt sun graunt poar :
Jà mur ne meison ne lur avéra mester,
Q*il ne soint démangiez od espeiez de asser.
En cel manère les poûmes touz aver.
Nous eomes mester de repos, nous avomes travailez.
Mer Dieu de gforie ! ben avomes espleitez ;
Honuré soit le roi Jhésu , qi si bien nous ad eadiez !
leur monde ils ont assemblé, le comte d'Artois dit : « De folie vous
parles. Nous ne craignons Sarrasin qui de mère soit né; nous pren-
drons le château tout à nos volontés, ou ils seront tués (ceux) qui là
seront trouvés. De cette manière nous les pouvons tous avoir. »
Dit le maître du Temple, le bon chevalier : « Il serait très-profi-
table dld demenr^r, de nous reposer nous-mêmes, de soigner nos
blessés et de mettre notre sire le roi à même de passer ( la rivière), et
de nous loger tous autour de lui , et de toutes parts assiéger le châ-
teau avec notre armée. Pendant ce temps-là nous pourrons pointer
les engins pour abattre les maisons et briser les murs, et prendre le
Soudan avec sa grande puissance : ni mur ni maison ne leur sera
d'aucun secours, quMls ne soient mis en pièces avec des épées d'acier.
De celte manière noua les pouvons tous avoir. Nous avons besoin do
repos, nous avons fatigué. Mère de Dieu de gloire! nous avons.
332 POBHE ANGLO-NOBMAND
Sâunz li n^ussumes rea conqis ; il ^ soit hoQurez ! »
Dist li count de Artoise : « Avoi , dan Templer !
Totes jours pelé de low volez od nous porter.
Vous dussez par reson avant touz aler,
Doner alters «isample de bene travaiter. »
Li meister du Temple respount curtoisement i
« Pelé de low ne portumesnent, ceo sevent bone gent.
Jà ne serrez si prest, ore vous alez-ent :
Nous seroms le primers , si le verret cornent. »
Dist le count Long-Espée : « Overomes sageiment.
Sarazins sunt fel e finis e feiouns gentz.
Li meister dist son avis e mult savemeat ;
Ke mult seet de guerre e bien nous aprent. »
Dist li count de Artoise, qe mult fust surqiders :
« Ben poez estre Engleis itel conseilers.
Ne lerromesjà por voz ditez ne j^or voz deners,
Q'en irromes qere Sarazins par tere e par mers. »
bien travaillé ; honoré soit le roi Jésus, qui si bien noas a aidés !
Sans Ini nous n'eussions rien conquis ; qa*n en soit honoré ! »
Dit le oomte dUrtots : « Holà , sire Templier ! toujours peau de
loup vous voulez avec nous porter. Vous deviez par raison avant
tous aller, donner aux autres exemple de bien travailler. »
Le maître du Temple répond courtoisement : « Peau de loup m
portons-nous pas, ce savent les honnêtes gens. Vous ne serez ja-
mais aussi prêts , maintenant allez-vous-en : nous serons les pre-
miers, et vous verrez comment. » IHt le comte Longue-Épée :
« Agissons sagement. Sarrasins sont cruels et sournois et félonnes
gens. Le mattre dit son avis et très-sagement; car il sait beaucoup
de guerre et bien il nous apprend. »
Dît le comte d'Artois, qui fut très-présomptueux : « Un pareil
conseiller peut bien-être Anglais. Nous ne laisserons pas pour vos
paroles ni pour votre argent que nous n'aillons chercher les Sarra-
SUB LÀ BATAILLE Dfi MÀUSOUBAH. 333
Dist le count Long-Espée, qe fust touz jours légers;
Qant il oie le mot, tôt li changa le qores :
« Ore vous tirez mainetenant, qar jeo vois monters. '
Jà ne serrez si prest, jeo serra li primers
De launce e d*espée eneontrereles ennemis fers. »
Lacerunt lur heaumes e lur chapeaus de fer,
La Musoire voleant prendre e de soldan aver,
Par le counseil li qens de Artoise qe fu surqtder.
Le meister du Temple brace le chivaux ,
£t le count Long-Ëspée dépli les sandaiix.
Us sunt les primers , ils erunt mult vaillauns ;
Si entreruut la Muroise corn lur propre estais.
Qant ils furent dedenz entré , si com poent,
Les Sarazins les portez touz les garderunt,
Et touz en la Muroise estreitement gaitœunt,
Por oscir les kristiens, si fere le poent.
Lesserunt chaier les portez, qe très-bien fu gardé ;
sins par terre et par mer. » Dit le comte Longue-Épée, qui fut
toujours léger; quand il ouit le mot, tout lui changea le cœur :
«Tirez-vous maintenant (à l'écart ), car je vais monter. Vous ne
serez jamais aussi prête, je serai le premier de lance et d'épée contre
les ennemis fiers. » Ils lacèrent leurs heaumes et leurs cliapeauiL
de fer, Mansourali ils veulent prendre et avoir du Soudan , par le
conseil du comte d'Artois qui fut présomptueux.
Le maître du Temple éperonne le cheval, et le comte: Longue-
Épée déplie les cendals*. Ite sont les premiers, ils étaient très-
vaillants; ils entrèrent à Mansourah comme dans leur propre log»s.
Quand ils forent dedans comme ils pouvaient, les Sarrasma gar-
dèrent toutes les portes, et tous en Mansourah étroitement veiUèrent
pour tuer les chrétiens, si faire le pouvaient.
Ils laissèrent tomber les portes, qui très-bien tarent gardées; et
* Son étendard.
234 POteB ANGL0*N0B1IAND
Si unt trestous les kristieos dedenz les murs feimé.
Devant eaux fu le flum parfDode , longe e leé»
Derère la porte colioe qe trèshbien fa barré «
D'ambe pars les murs de haut père tailé.
Sarazins de totes pars les unt environé
Des ares turcois reddes, des dars envenomé
E d'espées longes debone ascer furbé,
E des gros pères, qe urent assez plenté.
Dunqe les Sarazins à noz douèrent graunt colé.
Et les vileins, par sinqe ensemble, à gros pères alèrent
Et des marteaux pesaunz les noz esqassèrent,
A noz firent graunt damage e ren esparnièrent.
Pur les asauz des kristiens qe les asailèrent ,
Les unt dedenz asailli e lur graunt poare.
Si Dieu ne prenge cure , ore unt graunt mestère ;
Trestouz plenèrement ne purrunt eschapore
Saunz eaide de Dieu qe tôt poet govemere.
En mileu de Musorie hy ad une chimine graunt ,
ils ont tooft las chrétiens dedans les murs fermé. Devant eux fut
le fleuve profond , long et large, derrière la herse qui très -bien fut
barrée, de deux côtés les murs de hautes pierres de taille, les Sar-
rasins de toutes parts les ont environnés ( et attaqués) des arcs
turcs raides, de dards envenimés et d'épées longues de bon acier
fourbi, et de grosses pierres, qu'ils eurent assez ea alxmdance. Alors
les Sarrasins nous donnèrent de grands coups.
Et les vilains, par cinq ensemble, avec de grosses pierres allèrent,
et de pesants marteaux (d'armes) les nôtres brisèrent» aux nôtres
ils firent graat dommage et rien n'épargnèrent. Poar les assauts des
chrétiens qui les assaillirent.
Ils les ont dedans assaflli et leor grande puissance. Si Dieu n'en
prend cure, maintenant ils ont grand besoin ; tout complètement ne
pourront échapper sans aide de Dieu qui tout peut gouverner.
Au milieu de Mansourah il y a un grand chemin de la porte jus-
SUR LA BATAILLB DE MANSOURAH. 335
De la porte jesqes à la flume tôt avalant :
Là se combatent les chivalers vaillant.
Meint teste de Sarazin le jour i sunt senglant.
Li count de Artoise sor son graunt destrçr,
L'eschel de sa launce perça le primer ;
N*avoit qore ne corage plus demorer;
Tant fu fort asailli de fer e d'asser,
Le primer q'U encontra à tere fist tumber ;
Puis s'enturûa vers le flume, si s'en voit naier.
De ce qeo li qens fist plus ne vous soi dire ;
Sa aime est en enfer , en graunt martire.
Li meister du Temple fViUam fùst nomé.
De launce se contint e ton terrist d'espée,
De Turcois e des ameireux ferment fu naufré :
Pur ceo entre les Sarazins graunt crei est levé.
Ben qiderunt les Sarazins aver eibaï ;
Mes mult fîi pruz e vaillant e de qore hardi ,
Mist la maine à Tespéeqe très-bene fii furbi;
qu'au fleuve tout en descendant : là se battent les chevaliers vailiauts.
Maintes tètes de SarraBin le jour y;sont sanglantes.
Le comte d* Artois sur son grand dextrier, perça le bataillon le pre-
mier de sa lance ; il n'avait ni cœur ni courage déplus demeurer ; tant
Ait fort assailli de fer et d'acier, que le inrenner qu'il rencontra à terre
fit tomber ; puis il s'en tourna vers le fleuve, et voulut se noyer.
De ce que le comte fit plus ne vous sais dire; son Ame est en en-
fer, en grand martyre.
Le roattre du Temple Guillaume fut nommé. Sa lance il tint et
bien frappm d'épée , des Turcs et des émirs fortement il fut blessé.
Pour cela entre les Sarrasins grand cri est levé»
Bien crurent les Sarrasins l'avoir étonné ; mais fort i( fut preux et
vaillant et de cœur hardi , il mit la main à Tépée qui très-bien fut
S36 POÈUE ÀNGLO-NOBMAND
f
De treis Turcois , haute gentz , abati le crie ,
Qe ^tre les amireux bien furent oï :
De Fespée trenchaunt les fendi parmi.
Un Sarazin vint curant, qe léger fii à peé;
Porta un cutel en sa maine , qe fu envenimé ;
Hausa la coverture de son chival armé ,
Si le dona grauntcoup à la destre costé.
Lymeis&r senty multben qemalement fu naufre,
Si voleit férir un amirel qe mult fu renomé ;
Soen chival li failli , qar à la morte est liveré.
Le chival chet à tere , li meister remist à peé.
Un frer vint curant ^ qe fcen fu munté ;
Bailla à meister son chival , qe très-bien fu armé.
Li meister munta vistement , unqes ne fu si leé ,
Et prist sa launce en sun poin d'asser bien ferré ,
Curt à un amerel sur un féraunt munté,
Par mi le corps li féri ; ne pout aver duré.
Le corps chet à tere , sa aime prist le maufé.
De Dieu soit-il beneit , qe tiel coup ad doné !
fourbie ; de trois Turcs, lisTutes gens , il abattit le cri , qur entre les
émirs forent bien ouis : de Tépée tranchante il les fendI par le mi-
lieu.
Un Sarrasin vint courant , qui léger fut à pied ; en sa main il
porta 'un couteau, qui fut envenimé; il haussa la couvertore de son
cheval armé, et il lui donna grand coup au c6té droit. Le maître sen-
tit très-bien que mauvaisement il fut blessé, et il voulait frapper
un émir qui fut très-renommé ; son cUeval lai faillit, car à la mort il
est livré. Le cheval choit à terre, le maître resta à pied. Un frère
vint courant , qui bien fot monté ; au mattre il donna son cheval,
qui très-bien fat armé. Le maître monta vitement, jamais il ne fut
si joyeux, et il prit en son poing sa lance bien ferrée d'acier ; il court
à un émir sur un cheval monté, parmi le corps il le frappa; il ne put
avoir durée. Le corps choit à terre, le diable prit son ftme. De Dieu
soit-il béni, qui tel coup a donné !
SUB LA BATAILLE BE HANSOUBAH. 337
Le chival recuili par la reine ^ le frer apela^
Qe oreinz qant il fu à peé ; si bien li muntac
Le frer mist peé en estru e munta le féraunt.
Geo vit un pain félun, si vint traversaunt;
Parmy le corps^ desuz le bras, li mist Tespée trenchaunt.
L'aime en portseint Michel en pays, chauntant,
Où serra en glorie od Jhésu tout-pussant.
Li meister brocha son chival , qe fort est e léger;
Curt à un amirel qe mult est f el e fer ;
A la kristiene gent out feet desturber
Et unqor fra, si y poet; mes n'avéra poar.
Et li meister li féri de sa launce reddement ,
En fausa ses armes tôt plénièrement,
Encontre le piz le sava tôt dreitement,
Freit morte 11 abati , ceo virent plus de cent.
Un Sarazin vint curant , son ami très-cher^
Un amirel félun qe out à noun Beder,
Le cheval il arrêta par la rêne, il apela le frère quiuaguère était à
pied ; maintenant il y jnonta.
Le frère mit pied en Tétrier et monta le cheval. Cela vit un payen
félon et il vint traversant ; par le milieu du corps, dessous le bras,
il lui mit répée tranchant. L'âme en porte saint Michel, en chantant,
dans un pays où elle sera en gloire avec Jésus tout-puissant.
Et le maître éperonna son cheval, qui est fort et léger ; il court à '
un émir qui est' fort cruel et fier; à la chrétienne gent il eut fait de
l'embarras, et encore il en fera, sMl peut; mais il n'en aura pas le pou-
voir.
Et le mattrc le frappa de sa lance raidement, et il en faussa ses
armes complètement, contre la poitrine il le sauva tout droit , il l'a-
battit froid mort, cela virent plus de cent.
Un Sarrasin vint courant, son ami très-cher, un émir félon qui
eut à nom Beder y avec une lance raide son ami il voulait venger,
29
3S8 POÈME ARGLO-nORM/^ND
Od .launce red son ami voleit venger ,
Si voleit le meister par mi le corps douer ;
Mes le Long-Espée' ne vont plus demorer,
Ly et Sun graunt chival fist à tere tumber,
Curt à cel amirel un chimin tut pleiner,
Si coup la teste e si remeu le destrer.
De li fu le meister très-ben aqité.
Avant curt sun chival joins e leé.
Un Sarazin le sein od un dart envenomé,
Si fist le meister un plaie qe fu large e leé.
Le meister senti mult bien qe à la morte fu naufré,
Curt à les faerberges où furent herbergé ;
Gonfès e repentaunt e acumené,
Morut tut en haste, n*out plus demoré ;
Sa aime fu richement à Dieu présenté.
•
En cele eschele fu oscis sire Roberd de Ver,
Qe mult fu pruz e hardi e vaillant chivaler.
Desuz ly fu osciz sun cheval léger,
A peéremist à tere li bon chivaler.
et il voulait au mattre par le corps (des coups) donner; mais Longue-
Épée ne voulut plus demeurer, lui et son grand cheval il fit à terre
tomber, il court à cet émir un chemin tout droit, et il lui coupe la
tète, et emmène le dextrier.
De lui fut le maître très-bien libéré. En avant court son cheval
joyeux et gai. Un Sarrasin Patteint avec un dard envenimé, et fit au
maître une plaie qui fut large, et profonde. Le mattre sentit bien
qu'à mort il fut blessé, il court aux logements où ils furent hébergés;
cottfès et repentant et après avoir reçu la communion, il mourut
bien vite, sans plus de retard ; son âme fut richement à Dieu pré-
sentée.
£n ce bataillon fut tué sire Robert de Ver, qui fut très- preux et
hardi et vaillant chevalier. Sous lui fut occis son cheval léger, à
pied resta par terre le bon chevalier.
SUB LÀ BATAILLE DE MANSOUBAH. 339
Il estut près un mur e combati mult forte.
Diz-set Sarazins entour ly jurent mort ,
£t d'espée les oscist qe bon fu e trenchaunt ;
Ben lur mustre le jour qe pruz fu e vaillant.
Tan ad combatu à peé qe ne pout avant ;
Là murra son corps, sa aime à Dieu chantant.
Ore lerrums de touz ceaux, si dîroms avant
De le hardi chivaler, le meilur combatant
Qe pur la krestienté, puis le temps Rolant,
Ne combati en armes chivaler vaillant.
jCeo fu le count Long-Espée , qe mult fort combati *,
Avant ceo q'il fu mort , mult cher se vendi.
Il passa une alter eschele, et alter sinqe od lui ;
Avant qe vint le vespre , martir se rendi.
Un templer fîi le primer, sire fVynwund fu sun noun \
O le count Richard fu qant il ferma Scalon.
Iloquefuresceufrer,de ceo avoit-il le noun.
Sa pruesse se fist nomer sire ïf^ymound de Scaloun.
lise tint près d'un mur et combattit très-fort. Dîx-sept Sarrasins
autour de lui furent couchés morts ,
Et il les tua d'épée Cpii fut bonne et tranchante; bien leur montre
ce jour que preux fut et vaillant. Tant il a combattu à pied qu'il
ne put plus (aller) avant; là mourra son corps, son Ame (ira) à Dieu
en chantant. A présent nous laisserons (de parler) de tous ceux-là,
et nous dirons en avant du hardi chevalier, le meifleur. combattant
qui pour la chrétienté, depuis le temps de Roland, combattit en
armes chevalier vaillant.
Ce fut le comte Longne-Épée, qui très-fort combattit; avant qu'il
fut mort, très-cher se vendit. Il passa un autre bataillon, et cinq
autres avec lui; avant que vint le soir, martyr se rendit.
Un templier fut le premier, sire Wymound fut son nom; avec le
comte Richard il fut quand il fortifia Ascalon. Là U fiit reçu frère,
dé cela avait-il le nom. Sa prouesse le fit nommer sire Wynwtmd
d* Ascalon .
340 POÈME ANGLO-NORMAND
Ë sire Roberd de Widele , ke mult vaillaunt fu^
£ sire Rauf de Henefeld , par la grâce Dieu ,
Qe maint Sarazin oscist d'espée mulu.
Ki eut Sarazin ke si hardi fu
Qe en champ le entendit eut de vertu.
Mi sire Alexander GifTard , li pruz chivaler ,
Qe touz fu en armes vistes e léger,
Ceo apparust à un jour qantvoleit profiter,
Prendre congé à Sarazins pour eaux encumbrer.
Sire Johanne de Bretain, sun chivaler nori^
Qeesteit de Rohan, e nent de Normandi ,
Qant sun seingneur dust eaider cum seingneur et doni ,
En le flum tant tost se mist, neé se rendi.
Avant chivacherunt muit très-durement ;
Avant qe furent mors , oscierunt plus de cent.
Des Sarazins soldées firent mult martirement.
Checun curt à un amirel de qor hardiment ,
Mort les abaterent , ne vaut nul garnement.
Et sire Robert de Widele , qui très-vaiilant fat, et sire Ralph de
Kenefeld , par la grâce de Dieu, qui maint Sarrasin tua d'épée émou-
lue. 11 n*y eut Sarrasin qui si hardi fût qu'en campagne l'attendit
(et) eût du courage.
Messire Alexandre GifTard, le preux chevalier, qui tout fut en ar-
mes vite et léger, cela apparut un jour qu'il voulait profiter, prendre
cougé des Sarrasins pour les embarrasser.
Sire Jean de Bretagne , son chevalier élevé (par lui), qui était de
Rohan, et non de (Rouen en) Normandie, quand son seigneur il dut
aider comme seigneur et maître, dans le fleuve tantôt il se mit, et se noya.
En avant ils chevauchèrent très- vigoureusement ; avant qu'ils
furent morts, ils en tuèrent plus de cent, des Sarrasins mercenaires
ils firent grand martyre. Chacun court à un émir de cœur hardi-
ment, morts ils les abattirent, (rien) ne vaut nul équipement.
SUB LiL BATAILLE DB MAMSOUBAH. 341
Por la mort amireaux grauQt cri est levé.
Les Sarazins solde», la gent maliuré,
Manaoentferemait; par Mahun unt juré,
James n'avèrent repose jesqes soint ben venge.
Sarazins y-furent derer e devant ,
E donèrent graunt coleies à la gent vaillant ,
E il fererunt arer, ne mi com enfant,
O espées de asser, ge furent mult trenchant ;
Qar lur launces furent despessés en garant.
Ferm tenderent ensemble li bon cbivaler,
Checun près alter solom lur poar ;
Qant qe poaint ateindre firent demorer
Mort ou detrenché, saunz nul merci aver.
Les krestiens vount les Sarazins chasaunt
Com leverers freint bestes vers le boiz fuant.
Ëntour ces sinqe chivalers sunt environez ,
Un graunt ost des Sarazins de gent eschumengez ;
Pour la mort des émirs grand cri s'est élevé. Les Sarrasins merce-
naires, la gent maudite, menacent fièrement ; par Mahomet Ils ont
juré que jamais ils n'auront de repos jusqu'à ce quMIs soient bien
vengés.
Sarrasins y furent et derrière et devant, et donnèrent grands coups
à la gent vaillante, et ils frappèrent arrière, non pas comme des en-
fants , avec des épées d'acier, qui furent bien tranchantes ; car leurs
lances furent dépecées en quartier.
Ferme ensemble tinrent les bons chevaliers , chacun prit un autre
selon son pouvoir ; tout ce qu'ils purent ateindre ils firent demeurer
mort ou taillé en pièces, sans nulle merd avoir.
Les chrétiens vont chassant les Sarrasins comme lévriers feraient
des bètes vers le bois fuyant.
Autour de ces cinq chevaliers est rassemblée une grande troupe de
29.
S42 POÈME A.NGL0<NORMÀND
Des chivaux e des armes ben sont estorez.
Qant veint les chivalers, nmlt simt esmaez.
Sire Alexander Giffard dit à son seingnour :
« Sire, q'est tun conseil , pour le Dieu amour,
De celé ost des Sarazins qe nous veint entour ?
Dewom cy demôrer ou fiier de poour ? »
Ly count respoundi dunqes de mott[t] hardi qor :
« Issi deist jescun de nous sa pruesse mustrèr.
Jà com les chênes les îrrum encontrer.
Pur Tamour Jhésu-Krist ci volumes dévier.
« Pur l'amour Jhésu-Krist venims en ceste tère
Nostre héritage par pruesse conqère ,
Celé joie celestiene , por nul altre affère.
Ci ne venims détenir ost ne nule guère.
« Mes, sire Alexander Giffard^ si vous poez eschaper,
Vous qe gardez mes bienes e estes mun chivaler.
Enter mes gentz si départez mun aver
Qe ma aime soit resceu en joie tôt primer.
Sarrasins, de gens excommuniés; de chevaux et d'armes ils sont bien
approvisionnés. Quand les chevaliers (les) yoient, ils sont bien embar-
rassés.
Sire Alexandre Giffard dit à son seigneur : « Sire , quel est ton
avis, pour Tamour de Dieu , de cette armée de Sarrasins qui vient
autour de nous? Devons-nous ici demeurer ou fuir de peur? Le comte
répondît alors de très-hardi cœur :
« Ici doit chacun de nous sa prouesse montrer. Comme des chiens
(qu'ils sont) nous irons à leur rencontre. Pour Tamourde Jésus-Christ
ici nous voulûmes nous détourner.
« Pour Tamour de Jésus-Christ nous vînmes en cette terre notre
héritage par promesse conquérir, cette joie céleste, (et) pour nulle
autre affaire. Ici nous ne vînmes pour maintenir armée ni nulle guerre.
« Mes , sire Alexandre GifTard, si vous pouvez échapper, vous qui
gardez mes biens et êtes mon chevalier, entre mes gens distribuez de
telle sorte mou avoir que mon ame soit reçue en joie tout d'abord.
SUR L^ BATAILLE DE MANSOIIRÀH. 343
« Donez à povm» religious, pur moi chaunterunt,
E à povers Engleis q'en le ost combaterunt^
£ à povers malades qe graunt mestier en UDt ,
£ à mesaulx e orphanyns qe par ma aime prierunt.
« Donez pur ma aime mon or e mim argent ,
Mon trésor e mes armes donez à bon gent ,
£t trestut mes alters bienes donez si sagement
Qe od moi iez la joie od Dieu omnipotent. »
Un cbivaler de Norm[a>idie qe fu en1a meingne
U bon count Willam de Long-Espée
£ à qi mon sire Willam avoit mult fié ,
£n haut cria , si dist : « Sire , par charité ,
Sire , ce dist-il , fuums utre ce flum si leé :
Tant y vient des Sarazins, ne puroms aver doré, w
— « Ne fuerai , se dist le count Willam Ijong-Espée :
Jà à chivaler engleis ne serra reprové
Qe pur poour me fui de Saraziu maluré.
Jeo vinqe cy por Dieu servire, si li plest à gré.
« Donnez aax pauvres religieux qui pour moi chanteront, et aux
pauvres anglais qui en Parmée combattront, et aux pauvres malades
qui grand besoin en ont, et aux lépreux et aux orphelins qui pour
mon ame prieront.
« Donnez pour mon ame mon or et mon argent , mon trésor et
mes armes donnez aux bonnes gens, et tous mes autres biens donnez
si sagement, que avec moi vous ayez la joie avec Dieu tout- puis-
sant. »
Un chevalier de Normandie qui fut de la suite du bon cx)mte Guil-
laume Longue-Épée , et à qui messire Guillaume avait grande con-
fiance, en haut eria et dit : « Sire, par charité, sire, dit-il , fuyons
outre ce fleuve si large : tant il y vient de Sarrasins (que nous) ne
pourrons avoir durée. » — « Je ne niirai , dit le comte Guillanmc
Longue-Épée. Jamais à chevalier anglais il ne sera reproché que par
f>eur je m'en fuis de Sarrasins maudits. Je vins ici pour Dieu servir,
344 POBHB ÂNGLO-MOKM ÀND
Pur ly voil mort suffrir, que par moi fu pené;
Mes avant qe soi mort me vendrai chère marché. »
— « Si vous ne voilez aler, ce dist le chivaler,
Jeo me vois en haste , ne voile plus demorer. »
— « Va-t-en, se dist le coont , qe avez en penser
Vous-mesmes melter à hunt, n'i ad qe sojorner. »
11 curt à son bon chival qe très-bien fu armé ,
Si se mest en le flum , l'éwe ad enporté.
Li e sun chival nea de son bon gré.
yalme fu tantost au Deble comandé.
£t memt alter Fraunceis se nea le jour :
De la vie perdre tant en aveint poour.
S'ils se fussent combatu por le Dieu amour,
Lur aimes fussent en joie od leur créatour.
Le count manda à frer Richard si s'en vout aler,
Et à sire Rauf de Flaundres , qe mult Tama cher,
Et à sire Roberd de Widele, le hardi bacheler,
sMl lui vient à gré. Pour lui je veux mort souffrir, car pour moi il fut
supplicié; mais avant que je sois mort, je me vendrai cher marché. »
— « Si vous ne voulez vous en aller, ce dit le chevalier, je m'en
vais en hâte, je ne veux phis demeurer. » — n Va-t'en , dit le comte ,
qui avez dans la pensée de vous mettre vous-même à honte, il n'y a
pas de temps à perdre. »
Il court à son cheval qui très-bien fut armé, et il se met dans le
fleuve , l'eau Ta emporté. Lui et son ciieval nagea de son bon gré.
L'ame fut tantôt au diable recommandée.
Et maint autre Français se noya ce jour-là : de perdre la vie tant
ils avaient peur. S'ils eussent combattu pour l'amour de Dieu, leurs
âmes fussent en joie avec leur créateur.
Le comte manda à frère Richard s'il voulait s*en aller, et à sire
Ralph de Flandre, qui lui fut très-attaché, et à sire Robert de Widele,
suit LÀ BATAILLE DE HANSOUEAH. S4â
£t à sire Richard de, Guise qe porta son baner :
« Vole-vous aler-ent e lesser moi demorer?
Avant qe m'en alase lerraî la teste coper. »
Trestouz respondèrent en ire très-graunt
Qe se ne feissent mi pur homme q'est vivant :
A Dieu nous seit en aïe e seint Jorge le vaillant !
Dist chescun pur sei, à Dieu me comand. »
Pist lecount dunqes, li bon Long-Espée :
« Tenoms ferm ensemble, si averoms tut wainé ;
Tant com purroms endurer, ne serroms dampné ;
Si nous serroms oscis , nous serroms touz savé.
Les Sarazins unt environé les chivalers vaillant ,
Ben armée, ben monté od les espées tranchant,
A peé et à chival, derer e devant.
Li noumbre ne savoit dire nul homme vivant.
Mon sire Richard de Guise qe porta le ^er ,
Et le bon Long-Espée, li hardi chivaler,
le hardi bachelier, et à sire Richard de Guise qui porta sa bannière :
« Voulez- vous vous en aller et me laisser demeurer? PlutM que de
m'en aller je me laisserai la tète couper. »
Tantôt ils répondirent en très-grand chagrin qu'ils ne le feraient
pas pour homme qui est vivant : « Dieu nous soit en aide et saint
George le vaillant ! dit chacun pour soi, à Dieu je me recom-
mande. »
Alors dit le comte, le bon Longue-Épée : « Tenons ferme ensemble,
et nous aurons tout gagné ; tant que nous pourrons endurer nous
ne serons damnés; si nous sommes tués, nous serons tous sauvés. »
Les Sarrasins ont environné les chevaliers vaillants , bien armés ,
bien montés avec les épées tranchantes, à (Hed et à cheval, derrière
et devant. Le nombre n^en saurait dire nul homme vivant.
Messire Richard de Guise qui porta la bannière, et le bon Longue-
Épée , le hardi chevalier, entre la grande presse quand il se dut tour-
346 POBMB ANGLO^NOAHAND
Entre le graunt prese com il se dust turaer,
La senestre maine lui fu copé doimt porta le baner :
De ces moyngnus le rescust e sotemt le baner,
Cum hardi e vaillaunt e vigruz bachiler.
Et sire Rauf de Heufeld, le hardi conahatant ,
Pur Tamur Jhésu-Crist mult vendi cher sun sanqe.
Et sire Roberd de Wadele , le prus chivaler,
Qe onqes ala en ost son seingnur eaider,
Et frer Richard de Ascalon, U noble guerrcr,
Mult déservi ben ce jour la joie du celé aver.
Lur chivaux furent oscis , si esturent à peé ,
Reddement se combaterent por Tamur Dé.
Sire Alexander Giffard est ben eschapé ;
L'or e l'argent qe à lui fu bailé ,
A qilli ensemble les chivaux e les ad chargé ;
Si se prent le chimin vers Damout la cité.
Il saut en le flum , q'e^ longe e leé ,
Ariver vont à Diote, com est ^eomencé
A son seingnur fieu le bon Long-Espée,
ner, U main gaochs lui fut <XHipée dopt il porta la bannière ; de ses
moignons il la reçat et soutint la bannière, comme hardi et vaillant et
vigoureux bachelier.
Et sire Balph de Henfeld » le hardi e<wbalta&t» pour Tamour de
Jésua^hiiflt très-cher vendit son saag.
Et sire Robert de Widete, le preux chevalier, qui jamais ala en
guerre son seigneur aider, et frère Richard d' Ascalon, le noble guer-
rier, fort bien mérita et jour^là la joie du ciel avoir.
Leurs chevaux forent tnéa, et ils furent à pied; raide ils se com -
battirent pour l'amour de Dieu. Sire Alexandre GifTard est bien
échappé; Tor et l'argent qui h lui fut baillé, recueillit avec les che-
vaux et les a charefe; et il prend le chemin .vers Damiette la cité.
11 saute en le fleave , qui est long et large , arriver il veut à Diote ,
comme il a promis à son seigneur lige le bon Longne-Épée, pour
SÙB LA BATAILLE DE MANSOUfiAH. 347
Pur départir son aver com Tout comandé.
Si tost com il furent en le flum entré ,
L(â Sarazins félons les unt ben esgardé ;
Le fu grégeis, qe fost chaut, sur eaux unt geté ,
Si les unt ars en poudre , ne remîst un peé.
Mult fortement fiist le coont des Sarazins mené ,
Oscîr ne poant son chival, si ben fust armé ,
Ne a tere trer le poant H Taillant duré ;
Mes del estru senestre fu le peé copé.
Mult graunt doel fu de ce corps qe issi fii manglé.
Qant senti le count qe sun peé fu perdu ,
De son bon chival à tère est descendu ;
Frer Richard apel de Aschalons : « Qù est*tu?
Aïez or, frer, nous avoms ore perdu. » '
Le frer fust mult vaillant, ne se retraist arère,
En conforta le count ben en sa manère :
tt Ne vous esmaiez , sire , Dieu ora ta prière ,
£t sa douce mère qe li ad tant chère. »
partager son avoir comine il l'eut commandé. Aossitèt qu'ils furent
dans le fleuve entrés, les Sarrasins félons les ont bien regardés; le
feu grégeois y qui fut ekaud, sur eux ils ont jeté, et il les ont réduits
en oènâres, il n'en resta pas uo pied. Très-fortement fut le comte des
Sarrasins mené ; tuer ils ne purent son cheval , tant il fut bien armé,
ni à terre ils ne purent le tirer» le vaillant fini ; mais de l'étrier gauche
fut le pied coupé. Très-grande peine (ce) fut pour ce corps qui ainsi
fat moUlé.
Qnand le comte sentit que son pied fut perdu, de son bon cheval
à terre il est descendu ; il appelle frère Ricliard d'Ascalon : » Où es*
tu ? An secours maintenant, frère » nous avons (tout) perdu. »
I^ frère fat fort vaillant, il ne se retira pas en arrière, mais recon-
forta le comte bien à sa manière : « Ne vous tourmentez pas, sire, Dieu
ouïra ta prière, et sa douce mère qu'il cliérit tant. »>
i
S48 POÈMB ANGLO-NOHMAND
Frer Richard de Ascalon son chival out perdu ,
Maint pleie en le mond Dieu avoit-il resçu.
Et sire Roberd de Wadele se combati tant ,
Plus ne pout endurer, à Dieu s'en va od tant;
Et sire Rauf de Henfeld, sun compaingnon vaillant^
Mult bêle compaingnie teint en tut son vivant.
A Sarazins firent-il maux e les demanglèrent
Et asez se vendirent cher eynz qe morèrent.
Sur les espaules le frer se poale Long-Espée,
L^espée trenchant en sa maien : ne out qe un peé .
Toiuc ceaux qe pout ateinder la teste ad copé ;
Ne esparnia haut ne bas , si ben fust armé.
Un soldan dit à count : « Rendé-vous hastiment .
Ne poez aver duré enconter tant de gent.
Rendé-vous en hast , si vous dirra cornent
Voster corps saverai e sanera de tonnent. »
A ceo respound le count e haut voiz escrie :
Frère Richard d'Ascalon son cheval eut perdu , mainte plaie an
nom de Dieu avait-il reçue.
Et dre Robert de Wadele combattit tact qu'il n'eu put plus en-
durer, à Dieu il s'en va alors; et sire Ralph de Henfeld , son compa-
gnon vaillant , fort belle compagnie tint de tout son vivant.
A Sarraâns firent-ils maux et les mutilèrent, et assez (se) vendi-
rent cher avant de mourir.
Sur les épaules du frère s^appuya le Longue-Épée, l'épée tranchant
en sa main : il n*eut qu'un pied. A tous ceux quMl put attemdre la
tète 11 a coupé; il n^épargna haut ni bas, si bien fut armé.
Un Soudan dit au comte i « Rendez-vous bien vite, vous ne pouvei
lutter contre tant de monde. Rendez-vous en hAte , et je vous dirai
comment votre corps je sauverai et guérirai de tourment. »
A cela répond le comte et à haute voix s'écrie : « A Dieu ne plaise
SUB LA BàTATLLB DB M4NS0UBAH. 349
<t Jà ne place Dieu , le filz seint Marie,
Que jammès eutxe crestieus à nul jour soit oîe
Qe jeo me rende à Sarazins tan qe com ai la vie,
S*il ne soit à lur testes coper od ma espée forbie. »
Dunqe dist le soldan, ke out à npun Mescadel:
« Si ceo ne facez, de Sarazins cruel
Vous frai tôt détrancher com char pur mettre en cel.
Jà ne vous saveraî tun seingnur, q'est si bel. >^
£n haut cria le count e dist hautment :
« Ore vous savez, si vous poez, vîlen pudient;
James à vous ne altre por manance ne pur turment
Ne refuserai Jhésu-Grist un Dieu omnipotent. »
Dunqe fîist le count mult forment asailli , .
S'il refert arer od espée fiirbi ,
Détrenche les Sarazins qe sunt entor lui ,
Et totes hures en haut voiz por Dieu merci,
Dunqe dist le count à son cher compaingnon,
Qe hardi fust e vaillant, frer Richard d'Escalon :
le fiis de sainte Marie que jamais entre chrétiens, jamais il soit ouï que
je me rende aux Sarrasins tant que >'ai la vie, si ce n'est pour couper
leurs tètes avec mon épée fourbie. »
Donc dit le Soudan , qui eut à nom Malek Adel : « Si cela ne
faites , de Sarrasins cruels je vous ferai tailler en pièces comme chair
pour mettre en sel. Ton seigneur, qui est si beau , ne te sauvera pas. »
En haut cria le comte et dit hautement : « Maintenant sauvez-
vous, si vous pouvez , vilains puants. Jamais à vous , pour menace
ni pour tourment, je ne renierai Jésus-Christ, un Dieu tout-puis-
sant. 9
Donc fut le comte très-fortement assailli; et il frappe à son tour
( en ) arrière avec épé^ fourbie , il taille en pièces les Sarrasins qui
sont autour de lui , et toujours à haute voix il remercie Dieu.
Donc dit le comte à son cher compagnon, qui hardi fut et vaillant,
30
S&O POÊMB ÀMeLO-NOBMAND
« tenoms ferm ensemble tant com nous vi?om ,
Si vendums cher nostre vie cinz qe nous mourroums. »
— « Volunters, dist \i frer, par Jhésu le filz Marie !
Janunès vous défaudra tanqe corn ai la vie. »
Amdeux le bones vaillanz fenn ensemble se tindrent ,
Por bien férir lur enemys nule re ne se feindrent.
Li vaillant count de Salesburi fiist dunqe îrrez.
Eaux dieux furent asailli de Sarazins malurez.,
Trestouz les voleint trancher de lur bones espées;
Mes eaux arer fèarent cum vaillanz esprovez.
Li vaillant count hardi saut à un amirel,
Au fil de roi |d']Égipte, si out à noun AbraêL
De Sun espée trenchant li donne coupe novel ,
La teste 11 fendi en di^ix , le corps chet en le gravel.
Mult très-ben le seingna , sachez saunz faile.
Ben aparust qe sun espée fust de bon taile :
frère Richard d'Ascalon : « Tenons ferme ensemble tant que nous vi-
vons , et vendons cher notre vie avant que bous mourions. »
— « Volontiers, dit lefirère, par Jésus le fils de Marie! jamais je ne
vous ferai défaut tant que j*ai la vie. »
Tous deux les bons vaillants ferme ensemble se tinrent , pour bien
frapper leurs ennemis nullement ils ne manquèrent.
Le vaillant comte de Salisbury fut donc irrité. Eux deux furent
assaillis de Sarrasins maudits ; tous les voulaient trancher de leurs
bonnes épées; mais eux (en) arrière frappent comme vaillants
éprouvés.
Le vaillant comte hardi saute à un émir, au fiis du roi d'Egypte;
il eut à nom Abraël. De son épée tranchante il lui donne coup nou-
veau, la tête il lui fendit en deux , le corps choit sur le gravier.
Très-bien le saigna, sacbez-le sans manquer. Bien apparut que son
épée fut de bonne taille.
SUR LA BATAILLE BB MANSOURAH. 3ôl
La teste le fist trè-baut voler demeintenant ,
Le corps chet à sim peé, lesoldan véant.
Sa aime enporta Ruffini en enfem ebaataut.
Geo vit frer Richard, li hardi e alosé,
Qel coup le count douât à l'Amirel dévé ,
Tantost se mist avant en mesmes le chivaché,
Et sinqe Sarazins félouns il ad à mort liveré.
Un Sarazin félon vint sor cbival corrant ,
Une espée en sa maine, red fust tranchant;
A vaillant count dona un coup très-pesant ,
La maine destre li copa dont tint Tespée avant.
Dunqe fiist le gentil corps fèrement démembré.
Le peé senestre li fiist tolet, e la maine destre copé.
Qant avoit la main perdu, dunqes ce treist arer ;
A Jhésu-Crist onmipotent ilst une tid prière,
Qe, si ceo fust à sounpleisir, pur Tamour sa mère,
Vengement li donast de ceste gent amère.
La tète il lui fit voler très-haut à Tinstant même. Le corps tombe
à son pied, le Soudan ( le ) voyant. RuRini emporta son ame en enfer
(en) chantant.
Cela vit frère Richard, le hardi et fameuK, quel coup le comte donna
à l^émir insensé; tantôt il se mit en avant dans la même chevauchée,
et cinq Sarrasins félons il a livré à mort.
Un Sarrasin félon vint sur cheval courant, vm èpée en sa main ,
raide fut (et) tranchante; au vaillant comte il donna on coup très^
peâant , la main droite il lui coupa dont il tint Pépée en avant.
Donc fat le noble corps fièrement démembré. Le pied gauche lui (ut
enlevé, et la main droite coupée.
Quand il avait la main perdue , alors il se retira en arrière; à
Jésus-Christ tont-puissant il fit une telle prière, que, si ce fût à son
plaisir , pour Taraour de sa mère , vengeance il lui donnât de ces
gens amers.
353 POÈMB ÀUGLO-NOEMÂND
Le hardi corps e vaillaunt sur l'un peé saut avaunt;
A un Turcois féloun qi outà noun Espiraunt,
En la main senestre prist Fespée trenchaunt ,
£ le vis ou le mentoun li mlst avalaunt.
Un altre coup li dona tut en qermisaunt ;
Là main sinestre dount tint Fespé li fist voler avant.
Dunqes chet à terre le vaillaunt Long-Espeé,
Qe ne pout esteer plus sur Tun peé.
Sarazins currerunt mult joiouse e leé,
De lour espées trenchaunz li ount tut manglé.
Frère Richard de Ascalon , li hardi combataunt,
Sur le count chéi naufré e senglaunt ;
Pur tote la terre de Fraunce n'énst aie avant.
Quant vit mort le count, mort se rend à tant.
Sire Richard de Guise porta soun baner,
Vit son seignur morir^ le bon bacbeier ;
A plus tost qe il pout, saunz plus sojomer,
Chet sur seignur, si li leste détrencher.
Le hardi corps et vaillant sur un pied saute (en) avant; à un Turc
félon qui eut à nom Espiraunt, en la main gauche il prit l'épée
tranchant, et le visage avec le menton il lui mit en bas. ^n autre
coup il lui donna en escarmouchant ; la mahi gauche dont il tint l'é-
pée il lui flt voler en avant.
Alors tombe à terre ie vaillant Longue-Épée, qui ne put plus se
tenir sur un pied. Les Sarrasins crièrent fort joyeux et gais, de leurs
épées tranchantes ils Tout tout mutilé.
Frère Richard d^Ascalon, le hardi combattant, sur le comte chut
blessé et sanglant; pour toute la terre de France il ne ftt allé avant.
Quand il vit mort le comte , mort il se rend alors.
Sire Richard de Guise porta sa bannière ; le bon bachelier vit son
maître mourir; le plus tôt quUI put, sans plus tarder, il tombe sur son
seigneur et se laisse couper en morceaux. Le comte et le porte- ban-
SUB LÀ BATAILLE DS MANSOUHAH. 868
lÀ count e li baneour e ses bachelers ,
£ sire Rauf de Henfeld hardi e fiers,
E sire Robert Widele, qe li ama mult obiers ,
Toutz dnqe sunt occis^ li bons chevalers ;
Toutz cinqe ensemble furent ensi occis :
Jhésu les aimes ad en Parais.
nière' et ses bacheliers, et sire Ralph de Henfeld hardi et fier, et sire
Robert de Widele, qui l'aima très-fort, toas cinq sont taés, les bons
chevaliers.
Tous cinq ensemble furent ainsi tués : Jésus les âmes a en pa-
radis.
FIN.
30.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages;
AVANT-PROPOS a
DISSERTATIONS SUR JOINVILLE.
I . De la Vie 4e Joinville i
II . Des Mémoires de Joinville et de leur mérite littéraire. xliii
m. Opinions diverses sur Joinville et ses Mémoires. . . lxii
• IV. Tombeau et épitaphes lxxv
V. Cliâteau de Joinville lxxxv
VI. Des manuscrits des Mémoires de Joinville lxxxvui
VII. Des éditions des Mémoires de Joinville xcu
VIII. Sources à consulter xcviii
IX . Actes et documents concernant les sires de Joinville . ex
Appendice. Rapport de la chambre des comptes, daté du
mois de mai 1331 , relativement aux droits afférents
aux sires de Joinville lorsqu'ils étaient à la cour. . . cxx
X . Essai sur la généalogie des sires de Joinville cxxv
XI . Dissertation sur le Credo de Joinville cl
XII. Nouvelles recherches sur les manuscrits du sire
de Joinville , par M. Paulin Paris clxvui
»
HISTOIRE DE SAlNT LOUIS 1
APPENDICES.
Enseignement de saint Louis à sa fille Isabelle 249
Lettre de Jean-Pierre Sarrasin, Chambellan du roi de
France à Nicolas Arrode, prévôt des marchands de
355
85<S TABLE DES MÀTIÈBES.
Paris en 1289 et 1291, sur la première croisade de samt
Louis 253
Lettre du roi Thibaut à réyâque de Thunes 315
Les regrets de la mort de saint Louis. 317
Poème anglo-normand sur la bataille de Mansourah. ... 327
UWyeMTTYOFMICHIQAN
3 9015 02954 2738
(PlUWiJïD i)s t'AANCi